Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.

Alain van Crugten  

Alain van Crugten est né à Bruxelles en 1936. Il vit à Bruxelles.

BAT 6 : Ilia le bogatyr.
BAT 7 : Case départ.
BAT 23 : Je est un autre. Est-ce vrai pour le traducteur littéraire?
BAT 58 : Les Disparus
BAT 75 : Principessa, chapitre 2
BAT 101 : Bruno ou La grande hérésie précédé d'une Présentation de Bruno Schulz
BAT 153 : Magnus
BAT 156 : La vraie vie d'Ernest Hemingway
BAT 159 : Pourquoi retraduire Bruno Schulz ?

Et aussi les traductions :
BAT 6 : Le poète Ronald Hansen de Hugo Claus.
BAT 7 : Pour du beurre (cinéma) de Tom Lanoye.
BAT 9 : Plaisir défendu de John Tytell.
BAT 10 : Club de Luc Sante.
BAT 59 : Ce qui me manquera (les cathédrales) de Tom Lanoye.
BAT 64 : Only Lovers Left Alive (1-2) de Luc Sante.
BAT 65 : Only Lovers Left Alive (3-4) de Luc Sante.
BAT 66 : Only Lovers Left Alive (5-6) de Luc Sante.
BAT 87 : Troisièmes noces de Tom Lanoye.
BAT 133 : Je suis à toi de Kristien Hemmerechts.
BAT 153 : Trois fables pour passer l'hiver de Paul Verhaeghen.
BAT 158 : Les boîtes en carton de Tom Lanoye.
BAT 159 : Les oiseaux de Bruno Schulz.

Il est auteur des romans Principessa (Luce Wilkin, 2008), Bibardu (Luce Wilquin, 2005), Korsakoff (Luce Wilquin, 2003), Spa si beau (L'Âge d'Homme, 1999), Des Fleuves impassibles (L'Âge d'Homme, 1997; traduit en néerlandais et polonais), des nouvelles Stef et autres fictions (Luce Wilquin, 2005), Personnes déplacées (L'Âge d'Homme, 2001), de sept pièces de théâtre, dont Diable!, d'après "Le Maître et Marguerite" de Bulgakov (L'Âge d'Homme, 1994), d'une monographie, S.I. Witkiewicz-Aux sources d'un théâtre nouveau (L'Âge d'Homme, 1971), d'un roman pour adolescents Pourquoi pas moi? (Éditions Averbode, 2006) et de nombreux essais et écrits critiques.

Il est le traducteur de Witkiewicz (L'inassouvissement; Théâtre complet…), de Hugo Claus (Le Chagrin des Belges; Théâtre complet…) et de nombreux auteurs polonais, néerlandais, russes, tchèques et anglais (Rozewicz, Mrozek, Pankowski, Grochowiak, Tom Lanoye, J. Zwagerman, Zinoviev, Capek, Robert Nye).

LE SYNDROME D'IGOR SAKOFF
une fiction d'actualité d'ALAIN VAN CRUGTEN,
septembre 2004

Arnaud van Cureghem était content. Il avait une certaine tendance à être content de lui, mais cette fois cela lui semblait assez justifié. Lui qui chassait vainement la renommée littéraire depuis une dizaine d'années venait de remporter avec son dernier roman ce qu'on nomme généralement un succès d'estime. Abandonnant son rêve ancien de publier une oeuvre chez Grasseuillimard, l'éditeur qui régnait à Paris entre Seine et Saint-Sulpice, il s'était adressé à un éditeur belge et il s'en trouvait fort bien. Son roman, qu'il qualifiait lui-même de psycho-narcisso-pathologique, avait même obtenu un prix. Rien à voir avec le Médirenaucourt, mais un petit prix tout de même. Il avait fait quelques recherches dans le domaine de la psychiatrie, s'était intéressé à une pathologie bizarre, connue des toubibs sous le nom de Syndrome d'Igor Sakoff, et il avait échafaudé une fiction qu'il avait intitulée Igor Sakoff, tout simplement. Pourquoi pas? s'était-il dit, les types qui souffrent du syndrome sont des amnésiques fabulateurs, le romancier est un fabulateur itou, je vais donc en faire une double fabula, fabulons c'est fabuleux. Igor Sakoff vivait sa petite vie de bouquin belge. Et Arnaud était content.

Or donc, comme on dit dans les histoires vraies et les contes de fée, voilà-t-il pas qu'il vit un beau jour un entrefilet de journal qui le fit sursauter : chez Galligrasseuil allait paraître un roman parisien qui promettait d'être un énorme succès, son titre était Igor Sakov. Étrange, se dit Arnaud. «Vous avez dit étrange?» répondit l'écho intérieur. Arnaud van Cureghem réfléchit, cogita, médita, rumina. Le monde est plein de hasards aléatoires et fortuits, pléonasma-t-il. Il se rappela la phrase que lui avait dite un jour Will, un très vieux copain un peu sentencieux : «Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que ne peut en contenir ta philosophie.» Et il cessa de se turlupiner.

Pas pour longtemps. Trois semaines plus tard paraissait, à Paris également, chez Buffet-Fasquel, un autre roman dont la presse s'empara. Le titre donnait à penser qu'il s'agissait d'une histoire de serial égorgeur, mais Arnaud sursauta une nouvelle fois un lisant un article qui commentait l'oeuvre. Le journaliste s'extasiait sur la trouvaille de l'écrivain : "On y apprend que le meilleur remède contre le syndrome d'Igor Sakoff, c'est l'écriture. Et que le roman est la justification de l'amnésie!" Ah! comment ne pas être d'accord? se dit Arnaud. Mais tout de même, quel hasard, quelle surprise et quelle coïncidence! Et comme le monde est petit, comme disait ma vieille tante.

Arnaud se dit alors : «Bon, passons à autre chose. Igor Sakoff a fait son temps. Écrivons au sujet de… par exemple… je ne sais pas, moi… à propos des sans papiers, du métro, du cyclisme, du fast food, du fast foutre, des souffrances de l'adolescence, des joies de la vieillesse, de l'euthanasie des pigeons… écrivons au sujet de la vieille Russie, tiens, voilà un sujet que je connais et le prince Igor n'est pas Igor Sakoff.»

Mais il ne put retrouver sa tranquillité de naguère car, coup sur coup, parurent non seulement à Paris mais en Suisse, au Canada, en Algérie et au Bénin des romans en cascade, qui avaient tous en commun d'être l'autobiographie d'un homme souffrant du désormais célèbre syndrome. Des éditeurs du Vallespir, du Cabardès et de la Franche-Comté occidentale se précipitèrent dans le créneau, suivi par d'autres, établis à Montmorillon, Jurançon et Audun-le-Tiche. Parmi tous les auteurs régionaux qui exploitèrent le thème, le succès le plus grand alla à un certain Verbaud-Rinlaine, de Charleville-Mézières, un vrai cinglé alcoolique, d'après son éditeur, ce qui était déjà un motif suffisant d'intérêt.

Tous ces livres qui déferlaient portaient des titres divers : certains citaient le syndrome, d'autres pas, certains le nommaient syndrome d'Igor et d'autres syndrome de Sakoff ou Sakov. À Lausanne, un émigré hongrois dyslexique alla même jusqu'à parler du syndrome de Kovacs. Un certain Igor Salkov, poète ukrainien de Paris, monta sur ses grandes cavales poétiques et annonça son intention de faire un procès à trois éditeurs, ou plus si affinités. Libération en fit sa dernière page (c'était l'été et depuis deux semaines il n'y avait plus eu de catastrophe culturelle ou autre).

Mais personne ne parlait du roman d'Arnaud.

Arnaud tenta de se faire entendre des journaux littéraires, mais il ne fut pas écouté. Il voulut prendre contact avec l'animateur d'«Apostrophes», mais il apprit que l'émission n'existait plus depuis cinq ans. Pivot avait été remplacé sur les petits écrans par les journalistes Durand-Durant, des jumeaux à grosses moustaches, qui portaient chapeau melon à la ville. Il téléphona plusieurs fois à Durand et finit par le joindre, pour s'entendre répondre que son problème était du ressort de Durant et que Durant était absent. «Je dirais même plus, il n'est pas là», dit Durand. Quand il put enfin parler à Durant, celui-ci le confondit avec une star du rock belge, un dénommé Arno, et il l'invita en espérant un petit scandale de plateau.

Le quiproquo dura jusqu'au début de l'émission. Quand Durand-Durant le virent entrer sur le plateau, ils se rendirent compte qu'il n'était pas Arno, il n'avait ni l'accent d'Ostende ni l'air absent. Arnaud leur dit : «Mais si vous voulez, je peux vous chanter quelque chose : "Les Pieds de ma Mère", par exemple.
   — Non! s'exclama Durant.
   — Je dirais même plus : non et non!» confirma Durand.

Cependant, comme il était là avec son livre sous le bras et que l'émission commençait, on le fit asseoir au bout d'une table et on l'y laissa, en se gardant bien de lui donner la parole. Lorsque, après les mondanités d'usage, on commença à parler de livres, il sortit le sien et se mit à l'agiter, sans frénésie pourtant, mais la caméra changea aussitôt de plan.

Une discussion s'engagea sur la littérature russe, Arnaud voulut s'en mêler, quel heureux hasard, c'était sa spécialité. Aussitôt un des deux Durand(t) lui coupa le sifflet et s'empara du crachoir. «La littérature russe, heu, comment dirais-je, n'est pas, certainement, ni à coup sûr, à confondre avec, heu, la littérature, comment dirais-je, soviétique…» commença-t-il. Un écrivain russe, invité là pour faire nombre, ouvrit la bouche pour confirmer ou infirmer, mais Durant le fusilla du regard et Durand reprit le crachoir et le tint pendant quatre minutes dix-huit. Après quoi, il dit «Merci», on ne sut très bien à qui. Du regard, il passa en revue tous les invités et les chroniqueurs assis autour de trois tables et il donna la parole à son jumeau. «Il est d'une évidence, heu, criante, que, comment dirais-je, rien n'est évident, dit celui-ci, c'est pourquoi je vais demander à Jovyane de nous expliquer tout ça.»

Jovyane tenait chronique de littérature. «Jovyane, reprit Durant, pouvez-vous, heu, spécifier, en quelque sorte et comment dirais-je, votre positionnement sur cette, heu, question, vue par vous qui êtes, heu, spécifiquement et sans conteste, chroniqueuse littéraire?
   — Chroniqueuse littéraire, certes, si vous le dites, fit la dame avec un petit gloussement, mais si "chroniqueuse" est heureusement sans équivoque, je ne puis m'empêcher de regretter, au nom de l'égalité des sexes et des genres, que l'adjectif "littéraire" n'ait pas de féminin.»

Arnaud tenta de l'interrompre, non, il l'interrompit : «Ah, si le français était une langue slave…» Lui aussi se fit fusiller du regard, mais il ne le vit pas et continua : «Oui, en russe, tous les adjectifs ont une forme féminine. Dans la Literaturnaya Gazeta, vous seriez literaturnaya chroniqueuse.»

Josyane l'ignora et entama un long dithyrambe de ce qui serait à coup sûr LE livre de l'année, favori pour le prestigieux Renaugon-Médicourt, Igor Sakov, de Chérif Oto-Rhino.

Au bout de trois minutes, Arnaud n'en pouvait plus, il fulminait. Il se leva, jeta son livre sur la table devant les Durand(t) ébaubis et il quitta le plateau à grand bruit. Durand remonta ses lunettes sur son front et laissa tomber : «Ce monsieur inconnu a forcé sur le vin rouge ou le whisky» et Durant renchérit en remontant ses lunettes : «Oui, mais n'est pas Charles Bukovsky qui veut.» Les participants rirent et l'incident fut oublié vingt secondes plus tard.

Vingt secondes, c'est exactement le temps qu'il fallut aux vigiles pour s'emparer d'Arnaud, le traîner dans les couloirs et le jeter sur le trottoir.

Arnaud erra dans la ville. Il entra dans un bar et commanda un bourbon. Il fit ainsi trois bistrots, il absorba dans chacun d'eux plusieurs alcools, en changeant chaque fois de boisson, comme Maigret (n'est-ce pas le personnage le plus célèbre du roman belge, infiniment plus que tous les Sakoff et Sakov?)

Sortant de son troisième bar, Arnaud suivit longuement les berges de la Seine, jusqu'au moment où il arriva en vue de la TGB. Il gravit quelques marches, monta sur un parapet et se jeta dans le vide tête en avant.

Le lendemain, on parlait enfin de lui dans le journal. Le Parisien inséra en vingt-quatrième page, dans les faits-divers, un entrefilet intitulé : "Culture : la dernière histoire belge." Le texte était court : "Croyant apparemment plonger dans la Seine, un touriste bruxellois ivre fait une chute mortelle à la Bibliothèque Nationale."

 

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