Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit du néerlandais par Alain van Crugten.

Lisez en néerlandais
Wat ik zal missen (kathedralen)

 
CE QUI ME MANQUERA (les cathédrales)

(interminable et assourdissant carillon d'église)

Oui! Bon Dieu, oui! Naturellement.

Quoi?

C'est ça qui me manquera le plus! Oh, Dieu du ciel!

Hein?

Qu'est-ce qui ne va pas?

Les cathédrales. Les cathédrales!

Bon, et alors?

Ce sont elles qui vont me manquer le plus!

Quoi?

Qui ça?

Les cathédrales! Nos solides, nos puissantes cathédrales!

Qu'est-ce que c'est que ça?

(le carillon s'arrête)

Elles vont tellement me manquer.

Hein?

Nos cathédrales! C'est ça qui va me manquer le plus…

Ah.

Au lit? Le dimanche matin? Sous la couverture, du Cachemire ou quelque chose de ce genre? Un oreiller bourré de duvet venu d'un fjord du Nord? Des draps de soie d'Extrême-Orient? Tu es couché là, tu attends… Alors, ça vient? Et puis tout à coup, inattendues malgré tout, les voilà qui commencent à carillonner, à carillonner…? On est content d'être couché, tant nos cathédrales peuvent être envahissantes à l'oreille. Y a-t-il jamais eu dans l'histoire des hommes quelque chose qui puisse rivaliser avec nos cathédrales, quand elles carillonnent par un dimanche de printemps? Quand, même du fond de son lit, on sent les violettes? Quand on entend les pinsons devenus fous voler çà et là vers leur nid de gazon tendre et d' herbes fraîches? Bon Dieu! Comme nos cathédrales carillonnent alors! Comme si… Comme si un gigantesque portail s'ouvrait, quelque part, on ne sait où! Un grand portail secret et doré! Il s'ouvre lentement, ce lourd portail d'or, il s'ouvre tout grand et le monde fait son entrée. À cheval! Un nouveau monde ! Il entre en galopant, il a le regard guerrier! Un monde autre et meilleur s'annonce! Juste et belliqueux comme un libérateur, sur un chemin de pétales de roses! C'est ainsi que nos cathédrales résonnent au printemps! (il pleure)

Et alors?

Quoi?

Hein?

Oui, alors quoi, tes cathédrales?

Oui! Les cathédrales! Nos cathédrales!

Moi, je préfère l'hiver. Les hivers de ma jeunesse… On n'avait pas de chauffage central en ce temps-là. On n'avait rien. Et c'était bien. On l'a oublié, ça. Que ça peut être bien de ne rien avoir. On l'a perdu, ce rien délicieux. Et en échange on a quoi? Le vrai rien. Regarde autour de toi. Ça ne s' améliore pas. Mais en ce temps-là? Bon Dieu! Tous les matins des fleurs de givre sur nos vitres. Et à côté de nous, sur la table de nuit, l'eau qui avait gelé dans le verre. Et chez grand-père elle avait gelé avec son dentier dedans.

Bon, mais lui, il n'avait vraiment plus rien, alors!

Il avait les cathédrales. Nos cathédrales!

Oui, oui, oui, on y reviendra, à tes cathédrales… Donc, tu reluques les fleurs de givre sur la vitre? Et tu entends dehors la neige qui craque? Sous les semelles des bigotes qui veulent à tout prix aller à la grand-messe?… Tu entends les traîneaux qui crissent et le bruit de sabot étouffé des canassons qui les tirent? Tu entends des sonnailles qui tintent et des enfants qui crient? Mais toi, tu es tout enroulé sous la laine…

Du Cachemire?

Non.

Du Chili?

Mais non! La laine des moutons qui ont vécu de l'autre côté de ton propre village! De la vraie laine. En ce temps-là on n'avait pas grand-chose mais on avait de la vraie laine. Et toi, tu es dessous. Bien au chaud. Un jour de congé, un dimanche, rien à faire, rien d'obligatoire. Le rien magnifique! Le rien savoureux!Et pourtant tu pousse un juron. Car tu dois pisser! Tu dois vraiment pisser très fort! Ta vessie va éclater! Mais tu hésites à te lever parce qu'il fait un froid de canard hors de ta forteresse faite de vraie laine, de duvet de canard et de tes propres pets. C'est ce que les Esquimaux disent, tu savais? «Chacun aime l'odeur de ses propres pets»…

(riant) Ils doivent le savoir.

(idem) Tu parles!

(idem) Dis donc! Les Esquimaux?

(idem) Avec tout leur foie de morue?

(idem) Oui, le foie de morue! Et du foie grillé avec des tranches d'oignon! Donc, tu es là, couché, dans le parfum de tes pets! Dans le rien délicieux de ta jeunesse! Et tu ne veux pas! Tu serres tes cuisses sans poils! Tu refuses! Tu es trop bien là! Tu crains que ton derrière ne fasse qu'un bloc de glace avec l'émail de ton pot de chambre! Et il n'y a pas de w-c à ton étage! Il n'y en a même pas dans la maison! Dans le temps ça n'existait pas! On n'avait rien dans le temps!

Des cathédrales! On avait des cathédrales!

Oui, j'y reviendrai. Avec beaucoup de chance on avait un w-c par famille! Un seul petit w-c, dehors! Sur un morceau de terrain vague qu'on appelait jardin! Il était là, ton w-c! On n'avait rien de rien dans le temps, même pas un w-c dans la maison! Rien, qu'on avait!

On avait…

Oui, oui, j'y reviens! Tu avais donc un w-c, dans un soi-disant jardin et la plupart du temps il servait à cinq familles! Tu devais aller aux w-c? À la dernière minute? Il y avait parfois toute une file qui attendait devant toi! Voilà que les voisins avaient de nouveau la diarrhée! Ne me raconte pas d'histoires avec ton «dans le temps»! Je connais tout ça, j'y étais, moi! Tu étais couché là, en train de jurer sous ta laine, ta vraie laine, notre laine, tu avais un terrible besoin de pisser et tu pensais : nom de Dieu, je reste couché! C'est mon droit! Je refuse! Je préfère crever! (se lève, enfiévré) Mais alors elles arrivaient! Elles arrivaient!

Les cathédrales?

Mais non! Les odeurs! Ces odeurs!

Encore des pets?

Mais non! Les inoubliables odeurs de l'extérieur! Le voisin d'en face, un boulanger, vidait son four. Tous ce qu'il espérait vendre un peu plus tard aux bigotes après la messe. Tout frais, tout chaud, tout craquant! Toute notre rue était envahie par les odeurs les plus enivrantes! On n'avait pas grand-chose avant, mais qu'est-ce qu'on avait comme odeurs enivrantes, putain! La cannelle, les raisins grillés, les pistolets frais, les couques au beurre! De vraies odeurs! Tout le quartier en était plein! Moi, je salivais dans mon lit, sous ma laine, ma vraie laine, notre laine, et je pensais «merde» et je jetais ma couverture! Je ne sentais même plus le froid, tant ces odeurs de la rue étaient entêtantes. Je sautais dans mon caleçon et je descendais l'escalier en trébuchant et je sortais en boitant, la douleur dans la vessie! Mais je n'allais pas pisser! Non! non, non! J'allais chez le boulanger! Un vrai boulanger! Avec du pain qu'il mettait au four lui-même, de la pâte pétrie de ses mains, des couques qu'il faisait une à une en tordant la pâte en forme de huit et qu'il badigeonnait de jaune d'œuf au pinceau, un vrai boulanger! C'est chez lui que j'allais en boitillant, je traversais la rue et tout à coup la cathédrale se mettait à carillonner!

Les cathédrales! Nos célestes cathédrales!

Oui! Oui! Et le boulanger me donnait un morceau de cramique frais, comme ça, par pur bon voisinage et, je peux te l'assurer, pendant ce temps notre cathédrale carillonnait. Pendant que je fourrais ce morceau de cramique dans ma bouche. Et pendant que, pieds nus dans le froid perçant, je me mettais finalement à pisser à grand jet. Que, gémissant et mastiquant, je pissais, en soupesant avec bien-être ma gaillarde dans ma main droite. Pendant qu'une vapeur montait devant mes pieds nus, pendant que les odeurs de neige fondante et de pain frais et de raisins grillés se mêlaient à l'odeur de mon urine matinale — ma jeunesse, ma force, mon espoir, mon tout, tout cela contenu dans cette unique odeur d'urine jaillissante et dans le poids rassurant de ma gaillarde matinale. Je peux te l'assurer : ça, c'était du plaisir! On n'avait pas grand-chose dans le temps, on n'avait rien, mais on avait du PLAISIR!
   Tu en vois encore, au jour d'aujourd'hui, du plaisir?!

 

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