Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.
Lisez en anglais Forbidden Pleasure.


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PLAISIR DÉFENDU

Je n'ai vraiment commencé à lire sérieusement qu'à l'âge de douze ans, lorsque ma vue s'est mise à baisser. J'avais appris à lire quelques années auparavant, comme n'importe quel gamin, mais cette lecture-ci devint davantage pour moi : un acte de tromperie obsessionnel, une méditation sur les mots qui me laissait incertain et hésitant, tâtonnant à l'aveuglette dans les couloirs de l'étymologie et m'interrogeant sur les conséquences du langage. À cette époque, bizarrement, cette activité était à la fois malsaine et illicite pour moi.
   En fait, la lecture m'était défendue. Mes yeux étaient trop sensibles pour tolérer la moindre lumière. J'avais passé l'été précédent dans une biglerie perpétuelle, tentant sans succès d'amener de potentiels compagnons de jeu à partager les innocents plaisirs du sable sous la promenade en bois de Long Beach à Long Island, endroit frais et protégé du soleil aveuglant.
   Deux grands yeux bruns douloureux : irrités, affectés d'une démangeaison continuelle provoquée par un raclement sec. Chaque matin ils étaient fermés par une croûte de sécrétions coagulées et ils devaient être baignés avec une solution d'acide borique. Mon œil gauche était constamment en berne, la paupière pendait comme un parachute crevé. Souvent, lorsque j'étais éveillé, ma vision était brouillée par des écoulements de fluides cuisants.
   Toute aversion pour un élément aussi fondamental que la lumière pourrait suggérer une dimension métaphysique. Le terme scientifique d'"optique" dérive du mot grec qui veut dire "œil" et il est apparenté au mot "optimisme". Nous associons la lumière à tout ce qui est positif dans notre monde, à la connaissance, au bonheur, aux dons de la nature. Et de fait, bien que mon état fût d'ordre médical, il avait des origines spirituelles dont je n'étais pas conscient.
   Affligé d'un mal rare connu sous le nom de catarrhe vernal, le développement à l'intérieur des paupières d'excroissances qui empiètent sur la cornée, j'étais confiné à l'usage de la radio. J'attendais passionnément chaque épisode des Shadows, une histoire de spectres avec un héros nommé Lamont Cranston, ou alors The Lone Ranger, les aventures dans l'Ouest de l'homme masqué sur son étalon blanc, un prétendu hors-la-loi qui redressait les torts. Je pouvais aussi écouter les monologues matinaux de Jean Shepherd ou même occasionnellement Lord Buckley, ou encore me brancher sur Symphony Sid, qui jouait du jazz jusqu'à l'aube. Il y avait dans ces activités une liberté particulière, elles m'appartenaient exclusivement et échappaient au contrôle des parents. Hormis la radio et l'obscurité fraîche et tranquille, tout ce que j'avais était le lent passage des moments de la vie. Mener une vie sans ombres, derrière des stores vénitiens fixés par des bandelettes collantes que même une brise n’aurait pu déranger, et dans l’incapacité de voir, cela invitait à accéder à un espace intérieur habituellement étranger aux garçons de douze ans. L'un des moyens d'atteindre cet espace était la lecture, et elle m'était interdite parce que, bien sûr, elle demandait de la lumière et fatiguait mes yeux.
   Un handicap peut être la cause de curieuses compensations, or, j'étais aussi un cas de désobéissance caractérisée. J'avais déjà annoncé ma propension aux tours pendables à l'âge de quatre ans, lorsque j'avais jeté par la fenêtre le chapeau de ma grand-mère. La mère de mon père, Manya, une petite femme maussade qui boitillait en s'aidant d'une canne, souffrait d'un diabète à un stade avancé, qui allait d'ailleurs mettre bientôt fin à ses jours. Elle avait tous les droits à être d'humeur geignarde et irritable. Sa maladie et la fragilité qui en résultait étaient une provocation pour moi, et en envoyant valdinguer son chapeau orné d'un voile et de roses artificielles dans West End Avenue par une après-midi venteuse, je prenais le parti de la santé, de la mienne en tout cas. Je dois admettre que l'incident me valut dans la famille une certaine réputation de sauvagerie et qu'il ne fit rien pour ma santé.
   Ma chambre-prison était un lieu sûr; du reste, toute chambre à coucher est une sorte de sanctuaire. Lire, la nuit principalement, lorsque tout le monde était endormi, était un défi aux injonctions de ma mère et de l'ophtalmologue qui décidait, tous les trois mois, qu'il était temps de tailler dans les excroissances qui approchaient de ma cornée. Cette opération, que le docteur Chamlin minimisait en la nommant "procédure" fut l'aspect le plus terrifiant de ma jeunesse. Attaché par des lanières à une table d'opération, je devais regarder l'aiguille de l'anesthésie pénétrer l'intérieur de ma paupière, forant graduellement plus profond, fouillant et tranchant tout en lâchant son liquide. Des années plus tard, j'ai vu passer en un instant un tableau d'horreur tout à fait semblable dans les premières images d'Un chien andalou, un court métrage de Bunuel au début duquel un œil est tranché par une lame de rasoir et laisse échapper son contenu comme une énorme larme.
   Tout ce que je sentais durant la procédure était le grattement sec du scalpel qui ôtait l'excroissance. Une araignée méticuleuse était prise au piège dans mon crâne, engagée dans une sorte de lutte pour la liberté, kafkaïenne et paraplégique, afin de se glisser à l'extérieur par le portail de mon œil. Bien que l'opération ne durât que dix minutes, elle paraissait sans fin. Le docteur Chamlin était un petit homme qui ressemblait à l'acteur James Cagney. Impérieux, quasi napoléonien, il dégageait l'autorité et la maîtrise. Après sa septième tentative pour raser l'intérieur de ma paupière, il m'ordonna de rester dans ma chambre noire.

 

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