Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








Traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.
Ce texte a été publié en version originale dans le numéro 5 de BAT.


Cette traduction
a bénéficié
du soutien de

 
CLUB

Il est enveloppé dans un énorme manteau vert rugueux, un surplus militaire de quelque régime déchu — dans la poche intérieure, il y a une étiquette imprimée dans une langue indéchiffrable. Tout à l'heure il était content de l'avoir, parce que dehors la température tournait autour de moins dix, sans compter le froid qui venait du vent. Mais depuis qu'il est à l'intérieur le mercure a dû monter de trente-cinq degrés et le manteau est devenu intolérable. Il ne se souvient pas exactement d'où vient ce manteau, d'une petite amie ou d'un copain de chambre passager ou d'un dépôt d'objets perdus ou alors d'un magasin, mais ça n'a pas d'importance, il est envahi d'un désir irrépressible de jeter cet objet dans un coin et d'en être débarrassé. Il se retient de le faire parce qu'il sent obscurément, quelque part à la limite de sa conscience, que s'il faisait cela le manteau serait volé et il devrait affronter un calvaire de moins dix tout au long du chemin jusqu'à sa maison ou un autre endroit, protégé par son seul t-shirt.

La salle est probablement située dans un sous-sol, en tout cas elle a l'air d'un sous-sol car elle n'a ni fenêtres ni ventilation et les murs sont faits de parpaings de ciment nu. Le rituel d'entrée a peut-être inclus une volée de marches mais il n'en est plus sûr à présent. Le plafond n'est qu'à cinquante centimètres de sa tête. La salle n'est sans doute pas très grande non plus dans ses deux autres dimensions, mais cela aussi demeure flou car elle contient apparemment deux ou trois cents personnes, dans une obscurité presque totale, entrecoupée seulement de quelques rayons de lumière poisseuse et enfumée; un bruit gigantesque, tonitruant, émane du bout de la salle. Comme il se tient là, en retrait, il discerne une douleur et même diverses sortes de douleurs — la chaleur, le manque d'air, la foule qui se presse, se bouscule et ondule, l'alternance d'obscurité et de lumière blanche aveuglante et la torture monstrueuse du bruit — et pourtant, en même temps il se sent flotter, pas au-dessus de lui-même (pas assez de place pour cela) mais intérieurement, en un endroit où il peut choisir chaque élément de sa douleur et l'examiner sans passion avant de le replacer parmi les autres. En ce moment, il serait incapable de vous donner son nom, et certainement pas son adresse, à supposer qu'il en ait une. Il n'est pas sûr qu'il pourrait se tenir debout s'il n'y avait pas le mur de la foule. Il est tout simplement là, faisant face à elle et l'embrassant du regard, comme le font tous ceux qui sont de ce côté de la salle. Il allume une cigarette et cela a bon goût, même s'il a l'impression de fournir un effort insensé pour inhaler. Il tend deux doigts, ôte la cigarette de ses lèvres pour exhaler, avec un geste plus large que l'espace donné ne le permet, il sent un vague choc et il s'aperçoit qu'il a laissé une brûlure circulaire dans le dos de la personne devant lui. Cela le fait reculer, comme s'il s'attendait à recevoir un coup de poing en retour, mais l'autre n'a rien remarqué. Cependant le petit rond s'élargit, le vêtement est vraiment en train de brûler. Il ne veut pas que cela se passe. Il tend la main et tapote l'endroit de la brûlure et cette fois son voisin le remarque. Cette silhouette dont il ne peut voir la figure dans le noir tourne sur son axe, lance une bourrade à l'aveuglette et le frappe des deux bras en plein plexus solaire, il tombe en arrière sur quelqu'un qui le repousse vers l'avant. Il se cogne au type qui lui fait face, celui-ci répond par un coup de genou qui ne fait pas mal car il est amorti par le manteau vert, mais il est rejeté une fois encore en arrière, ensuite il ne sait plus très bien ce qui se passe. Il est secoué par une série de chocs et il se rend vaguement compte qu'une bagarre confuse se répand dans la foule aux alentours. Des bras se lèvent et des coudes volent, puis une canette de bière fait un arc de cercle dans l'air et sa tête est trempée. Au prix d'un effort énorme, il se propulse vers l'avant et sur le côté, tentant d'atteindre le mur et même s'il n'y arrive pas tout à fait, car il vient de se heurter à un gros corps indéracinable, il parvient à un endroit tranquille hors de la mêlée.

D'ici il voit un peu mieux. Par les interstices entre les têtes et les corps il distingue des fragments de personnes qui font face à la foule dans la zone éclairée au bout de la salle, il voit aussi des morceaux d'instruments, le manche d'une contrebasse, des cymbales sur pied, le tissu grenu de quelques amplis empilés, un micro. Une tête surgit devant le micro, un petit crâne en boule, des yeux en forme de signe moins. Elle ouvre la bouche et tousse, en tout cas c'est à ça que ça ressemble, et les instruments enchaînent, bam, bam, bam, bam. Un bruit de déchirure par-dessus un bruit de hachoir par-dessus un bruit de marteau, le tout à quatre-quatre. Le chanteur continue à tousser ou autre chose, on appelle ça comme on veut; les paroles sont indiscernables, leur sens est totalement perdu au profit de l'aboiement furieux de la voix et du gigantesque raclement de la sono. Chaque fois que la musique redémarre, elle déclenche dans la foule un mouvement compulsif — les têtes et les dos bougent davantage que les membres. Il sent cela plus qu'il ne le voit. De son point d'observation, la scène est réduite à une ligne de lumière brisée au-dessus du drap noir qui est son champ de vision, plus ou moins brisée par le fait que l'orchestre continue ou s'arrête de jouer. Mais par-ci par-là, peut-être à la lueur d'une cigarette, on peut distinguer des détails : un type très grand en blouson de nylon bon marché, les yeux fermés et battant la mesure du poing comme s'il était lancé dans une extase contemplative; deux petites jeunes filles aux courts cheveux jaunes pendues au cou l'une de l'autre et se balançant dans l'ivresse ou peut-être dans la douleur ou peut-être en rythme; un type avec un passe-montagne rabattu sur le visage, ne montrant que les yeux, le nez et les lèvres, ce qui le fait ressembler à un potiron de Halloween à l'envers; un grand gros torse nu et les nichons ballottants; une femme aux yeux et aux lèvres si surchargés de maquillage qu'on pourrait imprimer un bon portrait d'elle rien qu'en lui appliquant une feuille papier sur la face. Et tous ces personnages ont leurs doubles quelque part dans la foule. Un nombre réduit de styles reproduits à l'infini : les T-shirts blancs jaunis, les chemises blanches usagées sur le point de se déchirer en fils séparés, les jeans noirs, le cuir noir, le nylon noir, le rouge à lèvres noir, les manteaux sortant des ventes pour indigents, les manches de chemise pendantes ou hâtivement faufilées avec ce qui ressemble à de la ficelle de boucher, les collants pleins de trous comme des pièces de cent sous, les chemises de bowling criardes portant dans le dos des noms qui font une allusion comique à une autre version de la vie ou à une version antérieure, les bras maigrichons sans tonus musculaire et parfois décorés de brûlures de cigarette, les oreilles largement décollées du crâne, les tonsures faites maison qui laissent ça et là des mèches hérissées, quelques têtes éparses teintes en bleu ou en blanc, les seins minuscules qui pointent à travers des T-shirts impitoyablement serrés, les bijoux de motard et les bijoux mexicains et les bijoux fait d'anneaux de rideaux et d'outillage électrique, les slogans et les noms de groupes écrits au marqueur sur les chemises, vestes et pantalons, les lunettes de protection et les lunettes de soudeur, les écrase-merde, les chaussures pointues, les mocassins et les godasses orthopédiques.

Il n'enregistre que peu de chose de tout cela. En réalité, il s'en fiche, comme si la foule était du feuillage ou du mobilier. Il sue abondamment dans sa tente de laine verte, il se sent un peu défaillir, une floraison de points blancs apparaît de temps en temps devant ses yeux. Il se retient de perdre conscience en traitant la musique comme un objet solide contre lequel il s'appuie. Rien que le volume de celle-ci semble posséder une masse, une densité, un poids. Entre le moment où il est entré dans la salle et l'instant présent, la musique a changé pour lui, passant du vaguement agressif au vaguement intéressant, puis au sourdement lointain et devenant maintenant une série de barreaux sur lesquels il peut grimper et se reposer. Et il commence à ressentir le besoin de davantage de musique. Quelque chose le pousse en avant et il fend la foule, il bouscule et s'insinue alternativement, gagnant pied à pied.

À l'avant l'air est encore plus lourd. Ici les gens ont l'air d'avoir gagné un prix, qui consiste à avoir la vue libre sur au moins un mètre cinquante, ils sont libres d'encaisser de plein fouet le vacarme et la lumière. Plus il s'approche de l'avant de la salle, plus les gens qu'il repousse sur le côté lui rendent des coups et même si son manteau absorbe sans peine chaque bourrade, il doit se lancer dans l'espace ouvert comme à travers les flammes. Il peut finalement apercevoir ensemble les quatre types à longue figure qui sont à l'origine du boucan; leur expression varie, cela va du préoccupé à l'irrité ou à l'absent. Leurs copines et séides, avachis contre les murs latéraux, montrent ainsi que leur statut prime même celui des simples spectateurs du premier rang. Ils ont aussi obtenu des bières quelque part et ils boivent. Ce détail le rend furieux. Il a une terrible envie de bière et il sent bien qu'en cet endroit seule l'élite jouit de ce privilège. Ce qui commence à l'irriter, c'est la manière outrecuidante qu'ont ces quatre bonshommes de faire face à la foule, de posséder et manier des instruments de musique, d'avoir conclu un arrangement au terme duquel ils sont réunis, même endroit et même temps, et exhibent leurs instruments en synchronie, comme pour se moquer des ringards de la foule qui ne possèdent pas cet avantage. Il ne comprend pas pourquoi les corps passifs tout autour de lui permettent à cette farce de continuer sans entraves. Il a l'impression d'être le seul éveillé dans une salle remplie de dormeurs. Il se rend compte que la responsabilité lui revient, qu'il est chargé de la tâche de prévenir les autres du danger. Il s'avance et écarte d'un coup de coude le chanteur qui, attaqué par surprise, bascule en arrière sur les amplis. Il s'empare du micro. Le bassiste et le guitariste, ébahis, perdent leur élan et s'arrêtent dans un hoquet, tandis que le batteur, perdu dans ses pensées, continue comme un robot. Pendant une seconde, tenant le micro, il fait face au mur qui se trouve derrière le batteur, puis il se retourne. Il s'aperçoit que la foule se resserre sur lui. «Laissez-moi partir!» crie-t-il. «Laissez-moi partir!»

 

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