Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Quatre nouvelles inédites de DOMINIQUE ROLIN ont été publiées dans Bon-A-Tirer:

Un air trop sauvage

La vache

Fructueux

Comment être bourreau d'enfants?

 
DOMINIQUE ROLIN ET LE PAYS NATAL (2/2)

Les années avec Robert Denoël

Tant dans la vie de la romancière que dans l'évolution de son oeuvre, la rencontre avec Robert Denoël sera déterminante. Nous en connaissons mieux la teneur aujourd'hui grâce aux lettres inédites de l'éditeur parisien à Dominique Rolin que celle-ci a données aux Archives et musée de la Littérature et dont elle permet désormais la consultation. Il faut y ajouter quelques réponses très intéressantes que la même institution a pu acquérir récemment(1).
   Allons à l'essentiel : à quarante ans, Robert Denoël devient à la fois l'éditeur, le directeur de conscience esthétique et l'amant de la jeune femme. Nous l'avons dit, Denoël est d'origine belge. Il naît à Uccle, au sud de l'agglomération bruxelloise, en 1902, dans une famille très nombreuse. Le père est enseignant. Alors que le jeune garçon a six ans à peine, parents et enfants — ils sont dix-sept! — s'installent à Liège. Robert y fera des études médiocres; il fonde une revue littéraire (Créer) avec entre autres Gilles Anthelme et Georges Thialet (alias Georges Poulet, le frère de Robert), publie quelques nouvelles et des chroniques. Mais en 1926, il quitte définitivement Liège pour Paris. Il y travaille en librairie, crée une première société d'édition dans le septième arrondissement ("Aux Trois Magots"), publie L'Âne d'or d'Apulée illustré par son ami l'écrivain et artiste belge Jean de Bosschère, publie ensuite Eugène Dabit (L'Hôtel du nord), s'associe à l'Américain Bernard Steele en 1930 — les éditions s'appelleront pendant quelques années les Éditions Denoël-Steele — et publie Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, en 1932. Après un épisode lamentable côté Goncourt, ce roman, poignant et hors normes, obtient le Prix Renaudot. En 1934 — et c'est dire l'acuité de son flair — Denoël sort Les Cloches de Bâle de Louis Aragon et l'Héliogabale d'Antonin Artaud. Suivent Mort à crédit de Céline (1934), mais également les violents pamphlets de ce dernier. En 1939 paraît le roman de la jeune Nathalie Sarraute, Tropismes.

Denoël est non seulement intelligent, plein de finesse et séducteur; il est aussi profondément ambigu, capable de manoeuvres et de doubles jeux. Jusqu'en mai 1940, par exemple, il publie une revue politique anti-allemande (Notre Combat) — ce qui vaudra à plusieurs de ses livres une place sur la "liste Otto" qui répertorie les ouvrages prohibés par les nazis — mais, en 1941, il fait paraître, outre Les Beaux Draps de Céline, un choix de Discours de Hitler. Il permettra la publication d'une collection antisémite, "Les Juifs en France", qu'il arrêtera cependant après quatre titres, début 1941. La même année, menacé d'asphyxie économique, il tente d'abord en vain de trouver des capitaux français; mais cède ensuite 360 parts sur 750 de sa maison à un éditeur allemand, Wilhelm Andermann, lequel lui accorde un prêt non négligeable. En 1942, il publie non seulement Mille regrets d'Elsa Triolet et Les Marais de Dominique Rolin, mais aussi Les Décombres de Lucien Rebatet. Ce qui ne l'empêche guère d'héberger et de cacher Elsa Triolet et Louis Aragon, d'entretenir d'excellents rapports avec Max Jacob, voire avec le "poète de la résistance" Pierre Seghers qui, tout comme Paul Colin, Paul de Man ou Edouard Didier, se chargera de transmettre lettres et colis de Denoël à Rolin, ainsi que le prouve la correspondance entre l'éditeur et la romancière. En février 1945, Denoël sera inculpé du fait de certaines de ses publications et de ses tractations avec Andermann, mais le juge d'instruction le laissera en liberté. Sa maison, elle, sera placée sous administration provisoire. Contrairement à Paul Colin — qui avait découvert et soutenu Dominique Rolin, à Bruxelles, dès le milieu des années trente —, Robert Denoël n'était à vrai dire ni fasciste ni nazi. La plupart du temps ses goûts et ses engagements plaident pour lui. Mais un opportunisme un tantinet cynique ne lui était sûrement pas étranger. Il a cru à la victoire allemande, du moins jusqu'en 1943(2).

Comment les choses se sont-elles jouées entre lui et la jeune Dominique Rolin? Le Parisien, né à Bruxelles et venu de Liège, était sans aucun doute sincèrement impressionné par le manuscrit des Marais que Paul Colin lui avait transmis. Il est hors de doute que ce roman possède — et possèdera toujours — un charme magnétique grâce à l'aura, lumineuse et dure, qui entoure les personnages de cette sombre histoire familiale; aura qui confère au récit une allure mythique totalement étrangère à la psychologie romanesque traditionnelle. Marqués par cette brûlure froide, les enfants du père Tord vont vers leur destin sous l'emprise d'un mal qui les surplombe et qui les habite en même temps. Aucune lourdeur ne freine le déroulement catastrophique et "cyclique" de leur histoire. Edmond Jaloux écrira que son originalité "consiste à donner un caractère d'irréalité suggestive et presque d'hallucination à de petits drames de la vie bourgeoise qu'auraient pu raconter un Duranty ou un Mauriac"(3). Les noms des personnages sont aussi étranges que leurs démarches et leurs brusques éclats : ils s'appellent Alban, Ludegarde, Ur et Barbe. La fiancée d'Alban porte le nom féérique de Mag. Tous semblent venir d'une forêt de Brocéliande qui se serait superposée à celle de Soignes près de Bruxelles. Pourtant, nous sommes très loin des recettes du fantastique, fût-il "réel". Parler d'un état de grâce, à propos d'un roman écrit dans des circonstances que l'on connaît mieux à présent, ne paraît pas exagéré.

Le 21 mai 1942, Dominique Rolin reçoit une première lettre de Denoël. Il l'invite à Paris "aux premiers jours de juin", pour le lancement du livre. Au même moment l'éditeur transmet des épreuves du roman à ses amis Jean Cocteau et Max Jacob. Si Cocteau dans sa réponse parle d'une "grande merveille", tout en prenant, lui aussi, Dominique Rolin pour un homme, Max Jacob envoie de son côté, le 10 juin 1942, une magnifique lettre à l'éditeur dans laquelle il se livre à une lecture métaphysique du roman, laquelle se place d'emblée bien au-dessus des meilleurs articles que le roman inspirera par ailleurs. Un an et demi avant son arrestation par la Gestapo et sa mort au camp de Drancy, Jacob remarque ceci : "La méchanceté humaine, selon Dominique Rolin (et quelle découverte!!) n'est pas une méchanceté d'action, comme assassinat ou guerre, méchancetés qui scandalisent notre hypocrisie, c'est une méchanceté négative : elle est dans les silences, dans les regards, dans cette sécheresse qu'aucun émoi ne peut remuer […]. Ce qu'il y a dans Rolin d'admirable c'est la vêture et la descente dans le concret, lesquelles arrivent au réalisme par un détour tel qu'on a l'illusion du vécu sans même savoir de quel pays il s'agit, de quelle époque, etc.

Le 11 juin 1942, Max Jacob adresse un mot personnel à l'auteur qui commence — on peut dire : fatalement — par "Monsieur, maître profondément admiré"…(4) Le lendemain a lieu le lancement du livre à la Brasserie Lipp, en présence de Jean Cocteau, de Robert Desnos, de Yanette Délétang-Tardif, de Denoël et de Dominique Rolin elle-même, flanquée d'Hubert Mottard, son "ivrogne de mari" comme elle le qualifiera plus tard. Entre-temps Rolin et Denoël s'étaient vus à plusieurs reprises en tête-à-tête, dans le bureau de l'éditeur. Le coup de foudre, si l'on en croit la romancière, fut immédiat et réciproque. Il s'ensuivra, pendant trois ans, une correspondance amoureuse clandestine, ponctuée de rares rencontres passionnées à Bruxelles et à Paris, doublée d'une autre correspondance, officielle celle-là et, comme on le verra, tout aussi importante.
   Un des hommes qui veilleront à ce que les lettres intimes arrivent à bon port est Paul de Man, un très jeune critique littéraire anversois, futur professeur à Johns Hopkins et à Yale; pendant deux ans, de 1940 à fin 1942, il écrira une série de chroniques littéraires dans Le Soir "volé", autrement dit dans le grand quotidien bruxellois sous contrôle allemand. De Man essaiera de faire l'impasse sur cet épisode gênant de ses jeunes années(5). Une de ces chroniques nous intéresse pourtant, puisqu'elle concerne Les Marais. Elle paraît une quinzaine de jours à peine après la sortie du volume à Paris. Nous ne nous arrêterons pas à l'analyse, intelligente au demeurant, de Paul de Man mais pointerons plutôt sa façon de confronter Les Marais à "l'extrême diversité" de "la prose française actuelle" (il cite Giono, Céline, Montherlant et Charles-Louis Philippe) tout en relevant le fait que ce roman est "un des meilleurs parus au cours de ces dernières années sous la signature d'un auteur belge". Cette confrontation à la tradition française (ou étrangère : Virginia Woolf et son roman Les Vagues sont cités à la fin du compte rendu) est bien entendu légitime et nécessaire pour mesurer l'ampleur d'une expérience esthétique qui n'a rien de régionaliste; reste qu'il est étonnant que le corpus littéraire belge ne soit pas un seul instant pris en compte par le critique du Soir, alors que plusieurs de ses chroniques abordent explicitement la situation des jeunes romanciers et le développement de l'édition en Belgique. Cela n'avait pas été le cas de Poulet qui, tout en esquissant une parenté possible avec l'Adrienne Mesurat de Julien Green, ne manquait pas de situer Les Marais par rapport à Mélusine, le roman onirique de Franz Hellens, voire même, à la fin du compte rendu paru dans Le Nouveau Journal, par rapport au roman d'Hubert Chatelion intitulé Sous-Dostoïevsky! Quant à Gaston Derycke, ténor de Cassandre, il commence son article dans cet hebdomadaire par un examen, intéressant, de la littérature féminine en Belgique et en France, rappelant entre autres le beau roman de Madeleine Bourdouxhe, La Femme de Gilles; il oppose ensuite, sans y attacher de jugement de valeur, la vision limitative et "focalisante" de Bourdouxhe à celle, plus poétique et "mythologique", de Rolin(6).

On ne peut bien entendu s'attendre à une attention identique de la part des critiques français (ils sont d'ailleurs généralement plus réservés à propos des Marais, ce dont Denoël se plaindra dans une de ses lettres). Çà et là ils font allusion — de manière bien singulière parfois — aux "racines" de l'auteur. N'oublions pas la lettre de Max Jacob pointant très justement ce "détour tel qu'on a l'illusion du vécu sans même savoir de quel pays il s'agit, de quelle époque, etc." (nous soulignons). D'aucuns parmi les commentateurs français vont accentuer cet aspect de l'oeuvre en mettant cette impression plus ou moins heureusement en rapport avec l'origine de l'écrivain. Une des meilleures lectures parues en France est celle de P. A. Fieschi, publiée dans La Nouvelle Revue française du 1er septembre 1942. (Avant la guerre, Fieschi avait été un collaborateur de Jean Paulhan, travaillant pour Mesures, la revue, on s'en souvient, qui avait couronné et publié Dominique Rolin en 1935). Vers le milieu de son discours ce critique croit pouvoir constater : "L'action pourrait se passer en France avec des personnages qui eussent pris des noms étrangers par gageure ou par fidélité à quelque ancienne patrie" (nous soulignons). La remarque ne manque pas d'être amusante, surtout lorsqu'on s'avise que, tout de suite après, il met Les Marais en rapport avec des oeuvres de la Suédoise Selma Lagerlöf, du Roumain francophone Panaït Istrati ou du Québecois Louis Hémon! Vers la fin de la guerre, en août 1944, dans la revue Panorama, Fieschi reviendra avec une indéniable ferveur à l'oeuvre de Rolin, à l'occasion de la parution du second livre de l'auteur chez Denoël, un long récit intitulé Anne la bien-aimée. De nouveau il fait état de son impression de dépaysement : "Quand on rencontre Dominique Rolin, écrit-il, on se sent transporté pour de bon dans ce monde de nulle part où mènent les seuls livres"; plus loin, revenant à un sujet qui décidément le préoccupe, il insiste : "… ce monde de Dominique Rolin, sans racines géographiques, mais si fortement concret que c'est celui où chacun d'entre nous a le plus vécu"(7). Inquiétante étrangeté et étrange familiarité, donc. Après guerre, René Massat, dans Les Nouvelles littéraires du 21 novembre 1946, parlera d'une "atmosphère d'un romanesque germanique […] en dehors du temps" à propos du troisième livre de Dominique Rolin, Les Deux Soeurs. À quoi semble faire écho Edmond Jaloux lorsqu'il reparle des Marais dans l'article déjà cité, paru dans Psyché en 1947 : "Nous lisons à la façon d'un conte fantastique ou d'un récit surréaliste une aventure qui relève de l'observation la plus banale et qui pourrait se passer à Bordeaux ou à Dijon ou à Gand, puisque Madame Dominique Rolin semble être Belge, ou habiter en Belgique"; quant à l'atmosphère lugubre qui imprègne l'univers oppressant des Deux soeurs, en ratissant large, il y détecte la présence "d'un pays, quelque part, qui fait penser à la Flandre ou à la forêt des Ardennes". Enfin, les deux héroïnes du livre, Ophélia et Godeliva Wolvenzang, sont considérées par Edmond Jaloux comme des "soeurs tardives de Maleine, de Sélysette et de Mélisande", ce qui est loin d'être faux, comme nous l'avons vu plus haut. Partout, curiosité tâtonnante et malaise se chevauchent.

Pendant la guerre, grâce à Denoël, Dominique Rolin a certes fait une entrée remarquée sur ce qu'il est convenu d'appeler la scène parisienne; elle n'y est pas encore intégrée. L'atmosphère de ses trois premiers livres et les consonances pour le moins étrange des noms des personnages (rappelons que ce phénomène de "germanisation" systématique des noms et des lieux ne marquait pas encore ses brefs récits d'avant-guerre…) induisent, provoquent même ces jugements et ces réticences. On n'est décidément sûr de rien avec elle. Une femme? Une Belge?? Il est vrai que malgré sa liaison passionnée et intermittente avec Denoël, elle vit et travaille toujours à Bruxelles, dans la situation conjugale peu enviable que l'on sait.
   Examinons d'ailleurs l'attitude de Robert Denoël par rapport à cette question de l'origine et du caractère "belges" de l'oeuvre naissante. On peut en suivre l'évolution dans la correspondance, au sein de laquelle alternent, je l'ai dit, les lettres intimes, autographes, et les lettres officielles, soigneusement dactylographiées pour la plupart. Ainsi, un mois après le lancement à Paris, Denoël fait parvenir à la jeune romancière une lettre "clandestine", en réponse à celle apportée par Paul de Man, où il lui dit sa passion amoureuse et la nécessité pour elle de s'arracher "à tant d'horreurs"; le même jour il envoie au domicile conjugal, avenue du Cor de Chasse 34, à Boitsfort, un feuillet dactylographié à l'en-tête des éditions, où il se dit ravi de l'article de Paul de Man, paru huit jours plus tôt à Bruxelles. Il est toutefois, affirme-t-il, "désolé qu'il n'ait pas paru dans un journal de Paris, la «résistance» de la critique française lui paraissant «vraiment curieuse»". Se renseignant sur la "distribution […] à Bruxelles" qu'il ne maîtrise pas, il lui communique dans une lettre suivante ses impressions à propos des nouvelles parues dans Cassandre que l'auteur venait de lui faire parvenir. Denoël pense que ces textes ne sont pas au point, n'auraient aucune chance de succès en France, puisqu'ils ne respectent pas, dit-il, la "norme française" que l'éditeur réfère automatiquement aux noms de Mérimée et de Maupassant. "Vos nouvelles", conclut-il, "sont d'une toute autre inspiration, elles s'apparentent aux grands Anglais et aux Russes. Je me demande d'ailleurs, ajoute-t-il, ce que la masse des lecteurs de Cassandre a pu penser"(8). Remarque étonnante, mais symptomatique de l'attitude double d'un éditeur français d'origine belge : le ton et la texture des récits de Rolin ne correspondent pas à la soi-disant norme française; on les mettra donc en rapport avec des influences étrangères, certes vérifiables, mais qui ont aussi pour fonction de dénier (ou de dévaloriser) une éventuelle "spécificité" belge; enfin, il présuppose que les lecteurs de Cassandre avaient, eux aussi, suffisamment introjecté la fameuse "norme" pour se sentir perturbés par l'univers de Dominique Rolin…
   Pareille attitude se modulera différemment encore lorsque quelques semaines plus tard Denoël reçoit, lit et annote le deuxième manuscrit que Dominique Rolin lui fait parvenir, celui d'un roman qu'elle intitule La Vallée des larmes et qui plus tard, en 1944, recevra un titre moins chargé : Les Deux Soeurs. C'est un livre, il faut en convenir, atrocement sombre, tout en longueurs et à la limite de la caricature du romantisme "gothique". Si l'on en croit le Journal de Jean Cocteau, Colette n'aurait pas aimé Les Marais parce qu'elle trouvait le livre "noir exprès"(9). Qu'eût-elle dit des Deux soeurs? Denoël, lui, comprend vite qu'elle est en train de se fourvoyer dans une morbidité trop systématique et peu crédible. L'histoire du château Wolvenzang (ce nom signifie "Chant des loups" en néerlandais, et il rappelle le Parc de Wolvendael — "Vallée des Loups" — à Bruxelles…) où s'affrontent jusqu'à la mort les deux soeurs et quelques autres protagonistes, est située à une époque indéterminée (19e ou 20e siècle?) et au coeur d'un pays flou, sans que jamais elle ne soit prise dans la magie très singulière qui était celle des Marais. L'intrigue s'enlise et s'étire. Denoël, dans sa lecture de la première version, dénonçait déjà cette insupportable "monotonie dans l'étrangeté et l'horreur" et cette "lenteur pénible" du récit. Il relevait invraisemblances et épisodes inutiles. Il s'attaquait enfin aux noms des personnages et à la langue du roman. Pour les noms, il reculait devant l'invraisemblable mélange de français pure souche (le domaine s'appelait encore "Chantelouve" dans le manuscrit de 1942…), d'allemand, de russe, de suédois, de finlandais et de néerlandais. "Je crois qu'il faudrait renoncer", écrivait-il, "à ces fantaisies patronymiques […] Il faudrait peut-être unifier ces noms, leur donner un aspect commun, les flamandiser tous par exemple?…"(10) Dominique Rolin suivra partiellement ce conseil, puisque dans le livre, qui paraîtra quatre ans plus tard, les soeurs ne s'appellent plus Ophelia et Louise Chantelouve mais… Ophelia et Godeliva Wolvenzang! Cependant une impression pénible subsiste : Dominique Rolin mettra des années avant de retrouver le niveau presque miraculeusement "donné" des Marais.

N'oublions pas toutefois qu'entre les deux romans du début, Denoël publie, avec une conviction pleinement justifiée, un récit de longueur moyenne, sans doute aussi sombre d'inspiration mais mieux rythmé et bien mieux construit : Anne la bien-aimée. L'histoire est celle d'une fille de la Mer du Nord, Anne Vogt, dont la déchéance progressive est en quelque sorte programmée par une ballade lancinante qu'elle ne cesse de se répéter jusqu'à son suicide par noyade(11).

Denoël est particulièrement sévère pour la forme et la langue de cette malheureuse Vallée des larmes. Trop d'emphase, dit-il, trop de gifles et de crachats, un abus d'images, des descriptions de paysages "humanisés"… "Pas une page", poursuit-il, "où l'auteur n'emploie la locution «on eût dit» au lieu de la forme directe […]. Pas une page où l'auteur n'abuse du participe présent, lourdeur que l'on trouve dans toutes les compositions françaises des jeunes lycéens belges" (nous soulignons). Enfin, il lui conseille d'éviter "les impropriétés comme bassinoire au lieu de bassine, des mots affreux et inventés comme «mornitude» et «fruiteux» par exemple"(12) . Le critique vise donc également le penchant au baroquisme et les défauts belges de la langue; ce qui ne manque pas de logique lorsqu'on repense à ses réserves exprimées devant les récits parus dans Cassandre. Il insistera d'ailleurs dans ses lettres intimes sur le fait qu'elle ne pourra se débarrasser de ces défauts, comme de son enfer personnel, qu'en venant habiter la capitale française : "Si tu étais à Paris, écrit-il, tout cela deviendrait assez simple, mais patience!"(13)
   Dominique Rolin reste cependant en Belgique où, en novembre 1942, elle rencontre l'éditeur Georges Hoyoux qui lui propose un livre de luxe à tirage limité, une édition de ses récits et nouvelles. Denoël, qui connaît bien Hoyoux, refuse : il estime le tirage trop élevé et le prix trop bas. Il protège bien entendu son investissement. En substance il fait comprendre à Dominique Rolin que publier maintenant chez Hoyoux — entendez : un petit éditeur belge — nuirait à sa carrière. Il accepte toutefois qu'elle fasse paraître un dernier conte dans Cassandre, le 1er novembre 1942. Il se montre également très heureux des projets de traduction néerlandaise des Marais et d'Anne la bien-aimée par Bert Parloor, un jeune écrivain et traducteur flamand, co-fondateur après la guerre d'un théâtre néerlandophone à Bruxelles. Ces traductions verront le jour en 1943 et en 1945, aux éditions Snoeck-Ducaju, à Gand(14).

Les deux institutions littéraires belges (francophone et flamande) commencent donc à reconnaître l'envergure de cette oeuvre naissante, que José-André Lacour présente le 6 mars 1943 à "La Cabane de Diogène", un club littéraire qui organisait rencontres et lectures d'écrivains belges francophones, chaque jeudi, dans une auberge ("À l'enseigne de la diligence") de l'Impasse Tête de Boeuf à Bruxelles. Parmi les invités qui succéderont à Dominique Rolin, mentionnons Louis Carette — condamné à la fin de la guerre, il se métamorphosera en Félicien Marceau… —, Michel de Ghelderode et Marcel Lobet(15). La même année, Claude Tchou des éditions De Kogge, lui demande une nouvelle pour un cahier qui, lui dit-il dans une lettre(16), réunira des "textes des meilleurs écrivains belges", à savoir… Marcel Lobet, Franz Weyergans, Arnold de Kerckhove et Franz Hellens. Ce dernier est censé introduire brièvement sa jeune collègue. Le projet n'aboutira pas mais prouve la pleine implication de Dominique Rolin dans l'activité littéraire belge de ces années de guerre.

Paris, en la personne de Robert Denoël, l'attire pourtant, d'autant plus qu'en février 1943 Denoël a reçu la visite de Marcel Carné dont le film devenu vite célèbre, Les Visiteurs du soir, venait de sortir (très exactement le 5 décembre 1942). Le cinéaste prie l'éditeur de lui céder les droits pour un long-métrage qu'il veut tirer des Marais, un roman, prétend-il, qui l'a profondément ému et enthousiasmé. Avec empressement Denoël annonce la bonne nouvelle à l'auteur et Cassandre, dans un de ses brefs potins, fait allusion à un projet qui tombera à l'eau, lui aussi, faute de budgets adéquats(17). Quelques mois auparavant, d'autres potins du même acabit avaient fait état des rumeurs selon lesquelles un prix important (Renaudot? Fémina?) était sur le point de couronner le roman… Pour ce qui concernait le Renaudot, Le Nouveau Journal insinua en octobre 1942 que la chance était minime, étant donné la nationalité belge de l'écrivain, obstacle infranchissable déjà relevé avec insistance par l'hebdomadaire parisien Comoedia! La réaction du Nouveau Journal trahit l'inconfort même de la position des auteurs belges de langue française : "Comme si Dominique Rolin ne relevait pas de la littérature française!" En quoi, P.W. [Paul Werrie], auteur de ces lignes, n'adhérait pas tout à fait aux positions de son "patron" Paul Colin, mais plutôt à celle de Robert Denoël qui, dans la lettre déjà citée du 3 juillet 1942, avait prétendu, à propos du même roman, qu'il "[prendrait] la place qu'il mérite dans la littérature française"… Cassandre, l'hebdomadaire de Colin, eut recours à son acidité coutumière : "On parle, pour le prix Fémina, de Dominique Rollin [sic]. Mais l'auteur des Marais est belge. La querelle Plisnier va-t-elle recommencer? Il y a tout de même une différence : Dominique Rollin [sic], elle, a du talent…"(18)

À vrai dire, dans ces ambiguïtés et dans ces tiraillements entre la Belgique et la France, il convient de tenir compte des éléments suivants. D'une part, Denoël, qui voit son amie cinq ou six fois par an, manifeste le désir de l'arracher à son enfer conjugal et à l'étroitesse du milieu belge; il exprime au passage, dans certaines lettres, la propre distance qu'il a prise avec le pays natal : "Ne dis rien à personne", lui écrit-il avant son arrivée à l'Hôtel Métropole à Bruxelles en mars 1943, "les gens voudraient me voir, m'inviter et tous ces Belges m'ennuient à mourir"; en septembre 1943, après un bref séjour de Dominique Rolin à Paris, il constate : "Te voilà maintenant à Bruxelles, et cette ville me paraît plus lointaine et plus étrangère que jamais." D'autre part, il ne bougera pas et ne fera rien pour lui préparer une arrivée éventuelle dans la capitale française. En mars 1943, il lui écrit une longue lettre significative : après avoir évoqué, avec une grande finesse sensuelle, leur rapport amoureux, il analyse assez froidement ce qui, malgré l'abjection, la lie encore à Hubert Mottard. Il devine la difficulté qu'elle aura à se séparer de lui. Il détecte justement en elle un "pacte avec l'angoisse" et écrit : "Plus tu regarderas en toi, plus tu verras avec quelle extraordinaire minutie, depuis des années, tu as favorisé les bizarreries de Hubert. Il a trouvé en toi un substitut merveilleux du milieu familial qui a créé sa névrose. Et toi, écrasée par ton enfance, pleine de peurs et d'angoisse, tu as trouvé en lui un excellent producteur d'angoisse et de peur." Autrement dit : elle n'est pas prête pour le divorce; elle doit, dit-il encore, le "gagner". On sent que Denoël n'a pas publié pour rien un certain nombre d'ouvrages psychanalytiques de premier plan : dans une autre lettre il taxe Hubert Mottard de "pervers polymorphe" et met en garde la mère contre les traumatismes infligés à sa fille de cinq ans dont, écrit-il, "l'inconscient" est en train de se modeler.
   Denoël incite également Dominique Rolin à perfectionner ses dons de dessinatrice et à apprendre les techniques de la gravure, particulièrement l'eau-forte. C'est l'époque où la romancière travaille aux illustrations pour l'édition de luxe des Marais que l'éditeur prépare. Plus tard celui-ci lui commandera d'autres dessins encore, pour une réédition du Bonheur des tristes, un roman de Luc Dietrich. Ce projet ne se réalisera point, pas plus qu'un autre, plus risqué. En réalité, Denoël n'est pas sans connaître Edouard Didier, directeur à Bruxelles des éditions de la Toison d'Or. Avec sa femme, Didier tient, dans la capitale belge, un salon politique et littéraire fort fréquenté depuis les années 30 déjà. Ses sympathies pour les tenants de l'Ordre nouveau sont connues. Sans toujours s'entendre avec lui, Didier n'est à l'évidence pas un inconnu pour le Dr. Hans Teske, lequel dirige le Referatschrifttum de la Propaganda-Abteilung à Bruxelles et contrôle donc largement la politique du livre en Belgique occupée; le souci primordial de Teske est bien entendu d'augmenter de manière significative, dans les traductions publiées en Belgique, le nombre de livres germaniques en général, allemands en particulier, au détriment des livres français. Teske est approché en 1942 par un journaliste belge féru de culture balte et finlandaise au point qu'il a changé son nom (à la consonance désagréablement sémitique : Jacques Baruch) en… Sulev Kaja! Sulev Kaja arrive à placer auprès des éditions de la Toison d'Or La Fermière de Heikillä, livre de contes d'un écrivain nationaliste finlandais du début du 20e siècle, Johannes Linnankoski(19).
   L'ouvrage connaît un succès non négligeable en Belgique francophone, à la suite de la vogue dont bénéficient alors les oeuvres de la Suédoise Selma Lagerlöf et du Norvégien Knut Hamsun. Dominique Rolin a lu cette littérature septentrionale et l'on peut se demander si les noms germaniques (ou germanisants) qu'elle donne en ces années à ses personnages ne sont pas partiellement tributaires de cette imprégnation… Toujours est-il qu'Edouard Didier songe à produire une nouvelle édition, illustrée cette fois, de La Fermière de Heikkilä; Denoël le sait et lui suggère d'engager Dominique Rolin à cet effet; à la romancière il conseille d'exiger de la part de Didier un atelier à Bruxelles et un contrat en bonne et due forme qui lui permettrait de prendre un long congé à la bibliothèque de l'Université de Bruxelles et de se consacrer, loin du triste appartement de l'avenue du Cor de Chasse, à l'écriture, au dessin et à la gravure. Denoël insiste : selon lui "Didierman" ou "Didier-longues-jambes" (c'est ainsi que les amants l'appellent dans leur correspondance!) lui doit de l'argent et ne pourra donc refuser les conditions suggérées. L'idée fait son apparition dans une lettre de juillet 1943 et ponctuera régulièrement les lettres échangées durant l'année 1944. L'atelier de gravure et le départ de la bibliothèque resteront du domaine du rêve, mais Dominique Rolin réalisera effectivement les dessins commandés; elle y travaillera jusqu'à la nausée puisqu'elle n'aime ni Edouard Didier, qu'elle juge mondain et superficiel, ni le livre finlandais, qu'elle estime inepte. Elle rencontre une ou deux fois Sulev Kaja qui met à sa disposition certaines pièces de sa collection d'objets folkloriques finlandais. Mais au bout du compte la libération empêchera la réalisation de cette édition illustrée. Les dessins, eux, se perdront.


La rupture. Le départ à Paris

Si, depuis juillet 1943, Robert Denoël paraît tellement soucieux du confort de son amie à Bruxelles, c'est qu'il a, depuis un mois ou deux, de bonnes raisons de ne plus la voir arriver trop souvent à Paris. Denoël est certes un séducteur, mais cette fois il a rencontré la riche Jeanne Loviton, qui a écrit sous le pseudonyme de Jean Voilier et qui est, au moment de leur rencontre, la maîtresse de Paul Valéry depuis 1937(20). Denoël s'enflamme pour elle, s'attache sincèrement à sa personne peut-on croire, quoique l'aide qu'elle est susceptible de lui apporter dans son entreprise en difficulté ne soit pas un facteur négligeable dans sa nouvelle liaison.

L'histoire à ce moment vire au drame. Pendant l'automne 1943, la romancière obtient un nouveau sauf-conduit pour se rendre à Paris afin de transmettre personnellement à son éditeur la gravure qui servira de frontispice à Anne la bien-aimée. Les amants revivent de grands jours et, au début du mois de janvier 1944, Dominique Rolin constate qu'elle est enceinte. Inquiet, bouleversé, Denoël lui conseille de s'adresser à un couple de ses amis à Bruxelles, les Foucart de Cotte; ceux-ci la mettent en rapport avec un médecin qui procède à un avortement. Ce sera toutefois le médecin de famille des Rolin qui se chargera d'arrêter une hémorragie qui aurait pu être mortelle en ces jours très difficiles qu'elle passe, la plupart du temps avec sa fille, chez ses parents (Denoël ne lui avait-il pas écrit le 24 novembre 1943 : "T'ai-je dit combien j'avais été heureux de ta réconciliation avec ton père?" Nous lisons ici la première trace, non négligeable, d'un rapprochement entre père et fille qui mettra encore quelques années à se muer en une authentique amitié). À en croire les lettres qui se succèdent cet hiver-là, Denoël paraît réellement affecté et se prétend même déchiré à l'idée, écrit-il, de "la beauté qui aurait pu naître". Quarante-deux ans plus tard, dans son roman Deux (Denoël, 1975), Dominique Rolin s'emparera de l'événement traumatique dans un raccourci fictionnel incantatoire, dont l'effet de vérité sera saisissant : "Le futur enfant est soumis à l'occupation. Le futur enfant est simultanément collaborateur et résistant. Le futur enfant subit les traîtres et les héros, les scènes de ménage, les centaines de milliers de fenêtres occultées qui sont autant de nuits rectangulaires incrustées dans l'immense nuit courbe, la cadence des marches bottées et des chants militaires. Le futur enfant représente un amour impossible, des lettres barbouillées par la censure, des laissez-passer, des rendez-vous clandestins […]."

Tout au long de l'année 1944 les contacts avec Paris sont souvent perturbés : à cause de la pénurie de papier et des coupures de courant dues aux bombardements, l'édition de luxe illustrée des Marais accuse du retard. Le livre, fort beau malgré les circonstances, sortira finalement des presses le 28 juin. Entre-temps Rolin achève les dessins pour le livre de Linnankoski, ce qui incite Edouard Didier, satisfait du résultat, à lui proposer d'illustrer également Les Falaises de marbre d'Ernst Jünger que l'éditeur bruxellois s'apprête à publier. Denoël, d'abord, se rebiffe : "Sois très prudente avec Didier, écrit-il le 28 juin, il me doit beaucoup d'argent et il ne paie pas." Dominique Rolin n'acceptera pas cette ultime commande. Pourtant Didier semble s'être acquitté de sa dette ou avoir au moins trouvé un arrangement, puisque c'est lui qui ira montrer à Denoël les dessins pour La Fermière de Heikkilä; de surcroît il promet à l'éditeur parisien, d'après un mot que celui-ci expédie à Bruxelles, que sa protégée "ne [manquera] de rien"! Denoël, du coup, se ravise et ne s'oppose plus au projet Jünger. Mais Rolin se méfie. En octobre elle constate que "Didierman" est de plus en plus à Paris : "J'ai l'impression, écrit-elle, qu'il essaie de se trouver à Paris pour le moment critique, et je serais de cette manière coupée avec lui." Edouard Didier ne reviendra plus à Bruxelles où il sera, en effet, condamné à mort par contumace pour faits de collaboration.

Quant à Dominique Rolin, elle sera, au lendemain de la Libération, convoquée au commissariat de police et interrogée sur ses connexions avec Paul Colin — abattu par de jeunes résistants en avril 1943 — et sur ses publications dans Cassandre. Elle ne sera, bien évidemment, ni arrêtée ni inculpée. Denoël, lui, se cache quelque temps, puis se présente spontanément à la police. Il sera inculpé mais pourra circuler librement.

Au printemps 1945, Dominique Rolin achève la nouvelle version de La Vallée des larmes que, dans une lettre du 19 mai 1945 à Denoël, elle hésite à appeler Vers la mort (ou Le Chemin de la mort), mais qui, on s'en souvient, recevra pour finir un titre neutre : Les Deux Soeurs. Elle apporte le manuscrit à Paris où elle constate que, contrairement à son habitude, Denoël ne lui a pas réservé de chambre à l'hôtel. Son amant-éditeur lui avoue alors sa nouvelle liaison. Malgré la cuisante blessure, ils continuent à travailler à l'édition du roman; ils échangent encore quelques lettres dans lesquelles ils se vouvoient à nouveau. Une de ces lettres, celle que Dominique Rolin, de retour à Bruxelles, lui écrit le 26 octobre 1945, est bouleversante. Elle commence ainsi : "Nos deux lettres se sont croisées, je suppose que vous avez la mienne, j'espère qu'elle vous est arrivée sans encombre. La vôtre a produit sur moi une réaction violente et délicieuse. Je me suis sentie de nouveau inondée d'une paix que j'avais perdue et je n'ai pas fermé l'oeil pendant la nuit suivante tellement j'étais joyeuse. Mais cette violence et cette joie qui étaient en moi, qui s'y cachent encore maintenant que je vous écris, ne peuvent pas jaillir, elles éclatent au-dedans de moi et risquent de me dévorer. Non, je n'ai aucune amertume, seulement mon existence a changé complètement d'orientation intérieure. Je suis comme un pommier — pardonnez-moi cette nouvelle comparaison avec un arbre, ce n'est pas un procédé, c'est une chose que je sens profondément. Mes branches s'élevaient toutes droites et tout à coup elles commencent à se tordre, à se nouer sous l'effet d'une douleur très grande, elles hésitent puis repartent dans une autre direction. Chaque fois qu'une souffrance me sera infligée, un noeud nouveau se formera, et c'est ainsi que peu à peu je serai la soeur d'âme des jolis pommiers torturés. Rassurez-vous cependant, cher, je suis encore capable de me couvrir de fleurs, de chanter et de rêver. Je pense qu'il ne pouvait en être autrement pour moi. Je voudrais seulement que vous me rassuriez sur un point : N'y a-t-il pas au dedans de moi un vice étrange de caractère qui écarterait de moi toute possibilité de bonheur durable? Vous m'aviez fait prendre l'habitude de me donner confiance en moi-même, et j'ai très peur de perdre cette confiance si lentement acquise.
   D'ailleurs vous êtes un peu triste, vous aussi, j'en ai l'intuition. Nous vivons sous l'empire d'un jeu de forces supérieures à notre volonté, tous tant que nous sommes. Nous ne pouvons rien et, même quand nous croyons forcer le sort, nous ne sommes que ses instruments inconscients. Oh ! je sais tant et tant de choses, si vous saviez. Parfois même il me semble être beaucoup plus âgée que vous : et vous n'êtes peut-être qu'un tout petit garçon aveugle. C'est pourquoi je dépose un baiser maternel sur votre front plein de soucis."

C'est ainsi qu'à la fin de la guerre une romancière, femme de 32 ans, blessée mais orgueilleuse et non dépourvue d'humour, affirme son extraordinaire volonté de joie et de création à travers les plus dures épreuves, volonté dont elle ne se départira jamais. Dans la brève lettre qu'elle fait encore parvenir à Denoël le 21 novembre elle formule son intention "de reprendre dès maintenant [sa] liberté" et elle termine par un vrai soupir : "Mon Dieu, cher, que j'ai hâte de sortir de la terrible médiocrité dans laquelle je patauge depuis si longtemps! Je suis bourrée de projets pour Paris" (nous soulignons).

Celle qui souvent prétend ne pas savoir, sait en vérité. Mais en profondeur. Et autrement. Étrangère aux discours assassins et à la bêtise — que l'écrivain radiographiera toujours avec audace dans les plus forts de ses romans ultérieurs —, une oeuvre s'écrira sans arrêt, se jouera, se mettra en cause; mais dès ces années de guerre une poétique particulière prépare une vision déjà tranchante, démultipliée, de ce qui tour à tour agite et fige l'humain dans son hébétude, dans sa lourdeur et dans sa catastrophe; une éclaircie s'y manifestera peu à peu aussi, subtile et musicale, susceptible d'illuminer le sujet et de le soustraire au pire. "Le tort, écrira-t-elle dans Trente ans d'amour fou, a la perversité de vous conduire à la raison en usant des plus affreux détours."

La lettre du 21 novembre sera la dernière : le 2 décembre 1945 Robert Denoël est abattu à Paris par des inconnus. Règlement de comptes ou crime crapuleux? Le nouveau choc est terrible et, pour ainsi dire, plus décisif encore que la rupture amoureuse; la mort de l'éditeur "révèle" Dominique Rolin à elle-même en lui donnant cet "influx de vigueur" dont parle Rimbaud à la fin d'Une Saison en enfer. En effet, le 11 décembre 1945, devant la tombe de Denoël, elle se fixe mentalement une date au printemps de l'année à venir, date à laquelle elle se jure de quitter son mari, Bruxelles et la Belgique, devenus totalement insupportables. Elle tiendra parole et se libérera effectivement. "Je m'arrache à un ici sordide, écrira-t-elle un demi-siècle plus tard. Comme un somnambule je me précipite vers un là d'incertitude aussi aveugle que sécurisant, provisoire."(21)


RÉFÉRENCES

   1. Sept lettres autographes signées de Dominique Rolin à Robert Denoël, datées du 31 juillet 1944; du 8 août 1944; du 25 août 1945; du 10 septembre 1945; du 19 octobre 1945; du 26 octobre 1945 et du 21 novembre 1945. Cet ensemble, donné aux AML par Madame Fellous-Loviton en 2003, a été répertorié en 2004. [Retour]
   2. Pascale Froment prépare actuellement une biographie de l'éditeur. Je la remercie pour les conversations agréables et pertinentes que j'ai eues avec elle. On peut, en attendant la publication de cette étude, se référer avec prudence à : Robert Poulet, Robert Denoël ou l'édition à qui perd gagne, Liège, La Lampe d'Alladin, 1981; Henri Thyssens, "Robert Denoël 1945-1995", dans Le Bulletin célinien, 14e année, n° 159, décembre 1995, p. 3-35; plus sérieux : Pascal Fouché, L'Édition française sous l'occupation, Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l'Université de Paris 7, p. 202-5 et p. 215-22; Pascal Fouché, "Robert Denoël le découvreur", dans Livres-Hebdo, 29 octobre 1999, p. 22-5. [Retour]
  3. Edmond Jaloux, "Dominique Rolin", Psyché, Paris, avril 1947, n°6, p. 472-9. [Retour]
   4. De cette dernière lettre, les AML possèdent l'original, autographe et signée. De la lettre de Max Jacob à Denoël du 10 juin, ainsi que du billet non daté de Jean Cocteau [3 ou 4 juin] ne subsistent que des copies dactylographiées par les soins de Denoël. Toutes ces lettres se trouvent dans le dossier ML 6606. La lettre de Max Jacob du 10 juin 1942 a été publiée dans la revue L'Infini, Paris, n° 24, Hiver 1988-1989, p. 127-8; celle de Jean Cocteau dans : Jean Cocteau, Journal 1942-1945. Texte établi, annoté et présenté par Jean Touzot. Paris, Gallimard, 1989, p. 605. Cocteau notera dans son Journal du 12 juin 1942 : "Déjeûner Denoël pour Dominique Rolin, l'auteur du livre Les Marais. C'est une toute jeune femme, ravissante, du type Madeleine Carlier. On est émerveillé qu'un livre pareil sorte d'une personne si fraîche et si bien portante" (p. 149-50). Cocteau dessinera le portrait de la jeune femme (reproduit dans l'édition du Journal). Après le retour de la romancière à Bruxelles, le 25 juin, Cocteau avoue avoir cru d'abord, lui aussi, que Dominique Rolin était un homme : "J'aime le livre de Dominique Rolin, Les Marais. C'est plein d'air; je croyais que c'était écrit par un grand homme et pas du tout, c'est une jeune mariée!" (Ibidem, p. 169). [Retour]
   5. Cf. Paul de Man, Wartime journalism 1939-1943. Édité par Werner Hamacher, Neil Hertz et Thomas Keenan. Lincoln and London, University of Nebraska, 1993. L'article consacré aux Marais s'y lit p. 248-9; il était paru dans Le Soir de Bruxelles le 7 juillet 1942. [Retour]
   6. Gaston Derycke, "Dominique Rolin", dans Cassandre, 2 octobre 1942, p. 7. [Retour]
   7. [P.A.] Fieschi, "Chronique des romans", Nouvelle revue française, Paris, n°343, 1er septembre 1942, p. 364-8 (la 2e partie de cette chronique était consacrée à L'Étranger d'Albert Camus); [P.A.] Fieschi, "Dominique Rolin et son oeuvre", dans Panorama, Paris, 2 août 1944. [Retour]
   8. Lettres de Robert Denoël à Dominique Rolin du 3 juillet et du 14 juillet 1942 (dossier ML 6606). [Retour]
   9. Cf. Jean Cocteau, Journal 1942-1945, p. 170. [Retour]
   10. Lettre dactylographiée de Robert Denoël à Dominique Rolin du 12 septembre 1942 (dossier ML 6606). [Retour]
   11. Dominique Rolin, Anne la bien-aimée, Paris, Denoël, "La Belle Étoile", 1944. Avec un frontispice de l'auteur. À en croire certaines des lettres de Denoël (dossier ML 7048), l'éditeur projetait un deuxième volume dans cette collection d'ouvrages à tirage limité, à savoir un choix de lettres de Rainer Maria Rilke. Mais Anne la bien-aimée semble être resté l'unique titre de la collection "La Belle Étoile"… [Retour]
   12. Lettre dactylographiée signée de Robert Denoël à Dominique Rolin du 12 septembre 1942 (dossier ML 6606). Il me semble que la critique contenue dans cette lettre trouvera un écho, presque quarante ans plus tard, lorsque Dominique Rolin condamnera avec vigueur la notion, fort répandue alors, de "belgitude"; elle jugera le mot "affreux, pingre, pointu et froid, restrictif, une sorte de péché de langage" ("Sang belge", dans Le Magazine littéraire, Paris, décembre 1990). [Retour]
   13. Lettre autographe signée de Robert Denoël à Dominique Rolin du 22 août 1942 (dossier ML 7048). [Retour]
   14. Dominique Rolin, Het Moeras, Gent, Snoeck-Ducaju en zoon, 1943. Dominique Rolin, Anne de welbeminde, Gent, Snoeck-Ducaju en zoon, 1945. [Retour]
   15. Voir le carton d'invitation à la soirée dans le dossier ML 6606. [Retour]
   16. Voir la lettre dactylographiée et signée de Claude Tchou à Dominique Rolin du 1er juillet 1943 (dossier ML 6606). [Retour]
   17. La lettre autographe de Robert Denoël est non datée, mais on peut la situer approximativement entre le 1er et le 15 février 1943 (dossier ML 7048). La coupure de presse de Cassandre (dossier ML 6606), qui n'est pas datée non plus, est très probablement du mois de mars de la même année. [Retour]
   18. Ces coupures de presse figurent, parmi d'autres, dans le dossier ML 6606. Charles Plisnier avait obtenu le Prix Goncourt en 1937 pour son roman Faux passeports; sa nationalité belge avait suscité quelques remous en France. [Retour]
   19. Ces renseignements proviennent non seulement des lettres de Robert Denoël et des quelques réponses conservées de Dominique Rolin, mais aussi de l'excellent travail de Michel-Benoît Fincoeur, "Le Monde de l'édition en Belgique durant la seconde guerre mondiale : l'exemple des éditions de la Toison d'Or", dans Leurs Occupations. L'impact de la seconde guerre mondiale sur la littérature en Belgique, Bruxelles, Textyles-CREHSGM, 1997, p. 21-55. [Retour]
   20. Cf. Henri Thyssens, op. cit., p. 16 et sv. À lire aussi : François-Bernard Michel, Prenez garde à l'amour. Les muses et les femmes de Paul Valéry, Paris, Grasset, 2003. [Retour]
  21. Dominique Rolin, Le Jardin d'agrément, Gallimard, 1994, p. 155. [Retour]

 

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