Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA VACHE

Hors-la-ville, la trame unie des jours et des nuits fait songer à la mer. Sans commencement ni fin, elle accepte pour seule cadence les pulsations de l'obscurité ou de la lumière, et celles aussi d'un spacieux murmure qui rejoint les eaux du silence. Mais il arrive parfois qu'en certains moments désignés par les mains secrètes du destin, éclate la fleur d'un éclair, d'un cri ou d'un événement. Le temps semble alors s'arrêter, cédant la place au désordre des choses et des hommes frappés par l'insolite.
   L'autre semaine, la paix de mon village fut ainsi troublée. Des fermiers du coin avaient acquis une belle vache enceinte qu'on leur avait amenée tard dans la soirée. Ils l'avaient aussitôt jointe à leur troupeau qui passait la nuit dans un pré au centre duquel se creusait un puisard. Le lendemain, à l'aube, la fermière découvrit avec horreur que la vache, dépaysée par ces lieux inconnus, était tombée au fond du puisard en s'y rompant le cou. Des fenêtres de ma chambre, j'ai pu suivre le déroulement d'un drame, anodin au premier abord, mais qui se colorait d'heure en heure d'une douloureuse et grandissante étrangeté. La barrière du clos, demeurée grande ouverte comme un portail d'église, laissait passer les gens du village. Ils s'amenaient nonchalamment l'air de rien, les mains dans les poches, et s'assemblaient autour du puisard par petits groupes à la fois précautionneux et désinvoltes. Ils se penchaient au-dessus du trou, pliaient un peu les jambes et ricanaient silencieusement au spectacle de la mort. Puis ils faisaient les cent pas en fumant une cigarette, désireux de prolonger en ce lieu leur présence inefficace, avides d'échanger avec autrui les pensées qui leur venaient sur la bêtise humaine, la dureté des temps, la guerre prochaine et le prix du bétail. Enfin ils s'en allaient sans hâte. Et d'autres venaient les relayer, non pas pour monter autour de la vache une garde funèbre, mais seulement pour tenter de nourrir un peu, si peu, l'immense, l'insatiable curiosité qui dévore le coeur de tous les hommes. «Êtes-vous allée voir la vache?» me demandait-on. J'étais tentée, mais j'ai résisté. Je me bornais à regarder de loin. Le boucher du village est venu à son tour, dans un but utilitaire : il fallait retirer la morte de sa fausse tombe. Il a secoué la tête. Il a haussé les épaules. Il a aussi fumé une cigarette, puis a conclu en fin de compte qu'il n'était pas outillé pour s'occuper d'exhumation. Lorsque les faibles et les forts, les gais et les mélancoliques, les bons et les méchants, les oisifs et les surmenés eurent pris largement leur part de fatalité, la nuit est descendue sur la prairie désertée. L'herbe était très verte, gorgée de fraîcheur. Par-delà les haies obscures, les vergers semblaient porter au sommet leurs délicates structures hivernales. L'église avec son doux carillon, les maisons aux façades encore chaudes de jour. Un lien bizarre unissait à présent, dans la solitude rétablie, le paysage harmonieusement calme, la nuit et la vache invisible. Je continuais à guetter la margelle du puisard : il me semblait que je pouvais voir la mort monter vers le ciel noir, en une vapeur terriblement présente, aussi lourde et dure qu'une gigantesque colonne de pierre que rien n'eût pu détruire.
   Quand le jour est revenu, le défilé a repris, mais les visiteurs s'attardaient moins longtemps, déjà fatigués d'un événement dont s'éteignait la fraîcheur. Et la vache restait au fond du trou. Enfin, au troisième jour, avec une sorte de discrétion rapide et comme honteuse s'est amené un camion muni d'une grue. C'était l'heure du déjeuner. Il n'y avait personne dehors. Les corneilles tournoyaient autour du clocher, et la grue a commencé sa besogne. Des chaînes criaient rythmiquement, soutenues par l'effort de trois hommes bâtis comme des armoires. La vache est apparue à fleur de sol. Avec une prudence presque humaine, le bras de fer de la grue a déposé sur l'herbe, à côté du puisard, son colossal fardeau. Ensuite le camion est parti. On n'imagine pas la place que peut tenir une vache enceinte, couchée sur le sol, quand elle est morte. Le beau mufle, à peine taché de sang, reposait sur une patte repliée. Une des cornes s'était brisée dans la chute, et le ventre maternel, soyeux et comme encore gonflé de vie, abritait une double mort qui conférait des dimensions imprévues, terrifiantes et solennelles à l'atmosphère environnante. Les nuages aussi étaient morts, et les vieux toits, et les fumées qui s'échappaient de ces toits, et les chemins qui montaient à travers bois vers la colline. La terre entière était morte. Et voici que brusquement, comme pour donner un sens plus rigoureux encore à la mort de la mort, dans le silence assoupi de la mi-journée a surgi d'entre les arbres, par-dessus les clôtures et les fossés, la meute des enfants du village. Ils accouraient, vifs et légers, revêtus encore de leurs petits sarraus d'école. Ils venaient juste de terminer leur repas, mais ils avaient encore un moment avant de retourner en classe. Ils voulaient profiter vraiment de leur reste de liberté, ils voulaient voir la vache. En s'approchant de la masse monstrueusement paisible, ils parurent d'abord décontenancés. La morte n'étant plus une créature à leur échelle, il fallait reconsidérer le problème de leurs communs rapports. Un cadavre de vache, est-ce la force ou la faiblesse? L'aîné, un garçon de quatorze ans, s'est enhardi pour donner l'exemple : il a fait le tour du tas blanc taché de noir, le plus près possible, mais sans oser le toucher. Et son geste fut comme le signal d'ouverture d'un ballet singulier, minutieux, quoiqu'encore plein de méfiance. Les filles se montraient plus audacieuses dans leurs figures : elles se rapprochaient toujours davantage de la vache, la frôlaient même de leurs frais petits tabliers bleus, et elles se mirent soudain à crier, à sauter, comme si le mortel contact les traversait d'une insupportable piqûre de vie. Alors les garçons, galvanisés, prirent subitement le dessus. L'un d'eux décocha un coup de pied en plein ventre du cadavre. Les filles hurlèrent, et tous s'égayèrent parmi les buissons. La surexcitation qui s'emparait d'eux, au lieu de les mobiliser intérieurement, écartelait leurs membres, leur corps et décomposait chaque trait de leur visage pour les métamorphoser en marionnettes éperdues. Ils revinrent aussitôt sur leurs pas, comme s'ils avaient risqué, tournant le dos à l'animal, de perdre quelque signe impondérable émanant de l'animal. Ils avaient peine à croire à une mort véritable, sans recours, sans résurrection, aussi abominable et ensorcelante fût-elle. Cependant, malgré la peur qui les agitait, ils voulaient aller jusqu'au bout de leur question : "Vache, es-tu morte ou feins-tu de l'être ? Vache, le veau que tu contiens dans ton ventre continue-t-il à respirer ? Ce n'est pas lui qui s'est cassé le coup en tombant au fond du puisard. Il n'est pour rien dans l'accident, ton veau. Tu l'as entraîné, ton veau, dans une aventure qu'il n'a pas voulue, qu'il déteste peut-être." La vache demeurait un monument de pierre, comme l'église qui se dressait, muette, au-delà du chemin des vergers. Le garçon hardi rechargea de nouveau, avec fureur cette fois, et il asséna un chapelet de coups de pied furieux. Le silence parut écraser un instant la prairie, puis les cris reprirent, aigus, presque délirants. La plus jolie fille du troupeau, avec ses cheveux fous et ses joues frottées d'air, arracha sa chaussure pour la lancer en plein front de la bête. La fièvre montait. Chacun cherchait une manière plus libre et plus raffinée de prouver sa force, son adresse. Les aînés se mirent à décrire des cercles autour de la vache, les mains tendues pour toucher. À partir de ce moment, chacun voulut toucher, surtout les plus petits qui fuyaient à toutes jambes, se laissaient tomber sur l'herbe, et s'y roulaient en poussant des gémissements. Le garçon hardi baissa soudain la tête; on eût dit qu'il se recueillait. Avant que les camarades aient pu réagir, il bondit sur la vache et s'y tint une seconde en équilibre, pareil à une statue du triomphe juchée sur un affreux piédestal. Le succès fut foudroyant. Sûrement, cette fois, la morte outrée allait renaître pour se venger. Les innocents tourmenteurs coururent se cacher en tremblant dans les broussailles et, lorsqu'ils y eurent déposé leur terreur sacrilège, ils revinrent en masse, lavés de leur bref passé de bourreaux. C'est alors qu'ils sentirent tous, obscurément, l'imminence du moment suprême où il leur faudrait se surpasser. Ils revinrent vers la vache, sur la pointe des pieds, au milieu d'un silence impressionnant, presque recueilli. Ils se surveillaient du coin de l'oeil. Lequel parmi eux se couvrirait de gloire? Un garçon? Une fille? Le plus frêle ou le plus robuste? Les yeux brillaient, et leurs dents et leurs cheveux, et leur corps tout entier frémissait de crainte et d'espoir. Ce fut Coco, le fils du boulanger, qui trouva. Il pressentait sans doute que son exploit le classerait, d'emblée et pour toujours, dans la somptueuse catégorie des cracks. Il se détacha du groupe, vint vers la tête, tel un léger torero qui médite une passe définitive; puis s'immobilisa, le regard planté en plein front de la morte. Ensuite, sans hésitation mais avec une sorte de négligence gracieuse, presque lassée, il saisit la corne de la vache et tira. Un peu, très peu. Il recula à peine. Le trophée lui resta dans la main, sanglant. Les enfants s'écartèrent, frappés de respect, contenant quelques instants encore les cris d'horreur et d'émerveillement qui leur crevaient déjà la gorge. Coco demeura immobile une seconde, la corne brandie, puis il la lâcha en donnant à son visage l'expression idoine : dégoûtée un peu, curieuse un peu, et dévastée d'orgueil. Coco est un enfant superbe, aux beaux yeux noirs, aux genoux vigoureux. Après cela, les choses se terminèrent très rapidement, comme il se doit lorsque les sommets sont atteints. Dans le lointain retentit la cloche de l'école qui rappelait ses ouailles. Avec une vivacité d'où n'était point exclue la peur d'un châtiment céleste, la meute des enfants quitta les lieux un peu plus vite qu'il n'eût fallu. Dès que le ciel et la terre furent redevenus parfaitement paisibles, la vache mutilée parvint à reprendre son sommeil au point exact où il avait été troublé.

 

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