Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
COMMENT ÊTRE BOURREAU D'ENFANTS?

Ma fille Christine a douze ans.
   Elle est venue passer ses vacances de Pâques auprès de moi et, comme je suis privée d'elle une bonne partie de l'année, je profite des moindres minutes de son temps pour combler la faim que j'ai de sa présence. Je ne la quitte pour ainsi dire pas des yeux, je la lis ou plutôt je la dévore comme on dévore une œuvre dont on pressent les richesses. C'est une belle petite fille, intelligente et passionnée, aussi nos rapports sont-ils toujours violents : bonheurs violents, fatigues violentes, tristesses ou calmes violents aussi. Je ne l'avais plus vue depuis un mois et j'ai découvert en elle une métamorphose extraordinaire : un petit buste encore tout grêle sur de solides jambes de poulain cavaleur, une maladresse incomparable de mouvements avec, à certaines minutes imprévisible, une poussée de grâce qui fait jaillir en moi une fontaine de sentiments divers, si mêlés qu'on ne peut les dissocier les uns des autres : amour, orgueil, crainte de l'avenir qui est déjà presque du présent, insatiable curiosité, et de plus, au plus profond, l'impression de se considérer soi-même dans un miroir. À propos de miroir, je la regarde se coiffer à la dérobée. Elle passe très doucement la brosse dans ses cheveux tout en parlant à son reflet.
   Je l'observe aussi quand elle commence sa toilette. Bientôt je m'écrie : «Tu fais exprès de perdre ton temps?» Et la voilà qui se cabre comme un petit cheval buté et elle me répond sur un ton de profonde surprise : « Mais je me dépêche!» Sa surprise est feinte ; en réalité elle me nargue, une lueur de défi au fond des yeux. Je connais, à ces moments-là, sa bouche à l'insolence étudiée. Quand je suis un peu énervée, j'ai envie de lui donner une taloche pour lui apprendre tout à la fois : l'obéissance, le respect, la rapidité et la souplesse, la bonne humeur. Il le faut parfois car, tout de même, nos enfants sont de curieux petits animaux à traiter avec douceur, bien entendu, mais aussi avec fermeté. Peut-être ai-je corrigé Christine deux ou trois fois depuis qu'elle est née — et quand je dis deux ou trois fois, je fais largement la part de mon autorité. Toutes les mamans me comprendront. Un corps d'enfant est une chose si belle, si respectable, que le fait de le frapper est non seulement un geste avilissant pour celui ou celle qui en use, mais un geste qui, personnellement, me rend très malheureuse.
   Pendant qu'elle évolue autour de moi avec une liberté si intime, une confiance si parfaite en moi, je songe à cette fillette de quatorze ans morte, le dimanche des Rameaux, sous le fouet d'un père sadique. Elle avait mis, pour préparer le repas, le tablier de sa mère, et le fou s'en est servi pour étouffer ses cris. Brusquement, mon imagination substitue le corps de ma fille au fantôme de la petite martyre ; j'évoque sa peau fraîche qui éclate sous les coups, sa bouche hurlante, son regard de bête traquée, ses forces qui décroissent. Le glissement du jeune corps vers l'ombre finale, lorsque la mort s'interpose entre le bourreau et sa victime… Et je souffre dans ma chair, jusqu'à ce que le calme revienne en moi, et que les images d'horreur s'éloignent.

 

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