Pour être simple, et même simpliste, disons qu’un écrivain est quelqu’un qui bien sûr écrit, mais qui surtout écrit pour être publié, le contrat d’édition pouvant être établi après coup. Internet sans doute a changé la donne, en permettant de se publier, au lieu d’être publié. La posture de l’autofiction dispose désormais des techniques de l’autopublication. Mais enfin un traducteur ne pratique pas l’autofiction, du moins dans un sens direct, et reste un praticien qui a obtenu un contrat de traduction rémunéré d’avance, pour se mettre à traduire ce qui peut être une œuvre qu’il a lui-même proposée.
Si, concernant les milliers de pages de James que depuis une trentaine d’années j’ai traduites, organisées, préfacées, commentées, presque toujours de ma propre initiative, après m’être assuré un éditeur prêt à me suivre, on parle d’identification ou d’empathie, ce suffrage pourrait flatter ma vanité avide d’homologation et blesser mon orgueil anxieux de singularité. Car, en réalité, s’il y avait eu pour moi, à travers la traduction, une identification plausible dans la littérature classique américaine, cela aurait été, non pas (faut-il le dire ?) avec Henry James (1843-1916), mais avec par exemple Katharine Prescott Wormeley (1830-1908), dont les traductions des épisodes de La Comédie Humaine ont, en 1895, abouti à une publication intégrale en quarante volumes. James adolescent avait fait dans le texte original la découverte passionnée et décisive de Balzac, et il en avait conclu que la façon d’en suivre les leçons françaises était, non pas de le traduire, mais de sonder librement son propre génie de romancier américain. A contrario, c’est afin de cesser de sonder ma propre individualité d’écrivain que j’ai navigué à la surface, ou plongé dans les profondeurs, des océans jamesiens.
En 1978, Joaquim Vital (1948-2010), directeur-fondateur des alors toutes nouvelles éditions de La Différence, me proposait de publier trois manuscrits que je lui avais soumis (Lazare Définitif, Ruptures d’Innocence, Sauna), avec, pour l’ensemble, un à-valoir qu’il me verserait en un certain nombre de mensualités. Les livres parurent au bout de plusieurs mois, certains de mes lecteurs trop bienveillants avaient pensé déceler dans ma manière novice une influence de Marcel Proust et de Henry James ; Proust, soit, je m’en étais saturé, y ayant eu accès dix ans plus tôt par la fameuse première édition en poche ; mais, James, je n’en connaissais rien d’autre que l’existence. « Comment, vous n’avez jamais rien lu de James ? Vous devriez. Cela vous intéressera sûrement. »
D’un autre côté, les mensualités de mon à-valoir s’étaient depuis longtemps terminées ; on m’informe que traduire est pour un écrivain, qui tient à la liberté de ses horaires, une bonne façon d’avoir des revenus maigres mais réguliers ; on me communique une petite liste de nouvelles inédites de Henry James ; je vais à la bibliothèque de Beaubourg pour y jeter un coup d’œil dans l’édition intégrale Edel en 12 volumes ; et, dès les premières phrases de la nouvelle que je choisis comme au hasard, The Diary of a Man of Fifty, je sens que c’est fait pour moi, ou que je suis fait pour cela. Je la traduis aussitôt sous le titre de Retour à Florence, qui est celui de mon premier recueil, paru en 1983, et comprenant deux autres nouvelles italiennes (à l’époque, j’allais en Italie dès que je le pouvais, à Venise, surtout), La Différence n’ayant pas hésité à me suivre, en dépit de ma parfaite inexpérience de traducteur et d’angliciste. J’en fais peu après, et de ma seule initiative, une adaptation théâtrale. Par un subterfuge mondain, je parviens à y intéresser Simone Benmussa (1931—2001). Elle la monte en décembre 1985 dans la petite salle du théâtre du Rond-Point, avec, pour le rôle de la comtesse Salvi-Scarabelli, Arielle Dombasle.
Débute, par ailleurs, une période de relative prospérité pour La Différence, qui lance une collection d’œuvres complètes. Joaquim Vital me demande ce que je penserais de m’occuper d’une Intégrale James. Je lui réponds que ce serait écrasant, trois fois Balzac et dix fois Proust en nombre de signes, mais qu’une Intégrale des cent-douze nouvelles serait sans doute concevable : il en existe à peu près le quart en traductions françaises, nous pourrions les reprendre, et je me chargerais des trois-quarts restants. Les reprises se sont vite révélées impraticables, pour des questions de droit, et surtout en raison du disparate des styles de multiples traducteurs en de multiples époques chez de multiples éditeurs. Et donc il a été décidé que je traduirais, organiserais, préfacerais la totalité, en quatre très forts volumes. Joaquim m’a proposé d’établir moi-même mon calendrier, et de me mensualiser pour cela, dans la mesure du possible, pour moi comme pour La Différence. Si l’idée de James venait de moi, la possibilité d’un Intégrale dépendait de nous deux. Il y a eu des péripéties, et une longue éclipse. Les deux premiers volumes ont paru en 1990 et 1992. Les deux derniers en 2008 et 2009. Mais c’est une autre histoire.
Car je ne propose ici que quelques lignes d’introduction à Edith et Henry, petit montage des lettres de Henry James et Edith Wharton(1862-1937), qui a été lu le 7 juillet dernier, avec talent et succès, par Marianne Basler et Jean-Philippe Puymartin (à vrai dire, l’initiative venait d’eux, qui avaient bien voulu faire alors appel à mes conseils), au Festival de la Correspondance de Grignan. Si je me suis d’abord intéressé à Edith Wharton, c’est pour l’important chapitre qu’elle consacre à Henry James dans son autobiographie de 1934, A Backward Glance, que j’ai titrée Les Chemins parcourus, pour ma traduction parue en 1995. Bien sûr, traduisant par la suite plusieurs de ses romans, de ses nouvelles, et même deux courts essais, j’ai cessé de considérer Wharton dans le miroir de James, et j’ai progressivement pris la mesure de sa puissante originalité. Cependant, je n’ai pas changé d’avis sur la signification de certaine anecdote rapportée par le grand jamesien Leon Edel (1907—1997). Voici ce dont il s’agit.
Le jeune Edel, ayant entrepris ses travaux sur James, dont il devait faire sa carrière, en commençant par une thèse soutenue à La Sorbonne, rencontre au début des années 1930 Edith Wharton dans son château de Saint-Brice-sous-Forêt. Il l’interroge sur Walter Berry, mort en 1927, sur qui il aimerait rédiger une étude. Berry a été l’ami de cœur et d’esprit de Wharton, son premier lecteur et conseiller littéraire. D’abord elle se méfie, craignant que son visiteur ne soit à la recherche d’anecdotes indiscrètes. Mais elle est vite rassurée par l’évidente probité intellectuelle de ce jeune érudit. Toutefois, elle lui déclare : « Walter était un homme remarquable, un brillant juriste et un grand lettré. Mais pourquoi voulez-vous lui consacrer un essai, alors qu’il n’a rien écrit ? » Edel lui répond : « Parce qu’il a très personnellement connu les trois écrivains majeurs de notre temps : Marcel Proust, Henry James, et vous-même. » Wharton alors lui rétorque dans un éclat de rire : « Non, je ne suis pas de ce genre d’écrivain ! »
Il y a dans sa réaction à la fois la vérité objective de sa lucidité, et la vérité subjective de sa volonté. Le génie signifie une dissolution des frontières entre la vie quotidienne et la vie imaginaire, une fusion de l’être dans l’œuvre ; c’est un état créatif qui n’est pas celui d’Edith Wharton, et dont d’ailleurs elle aurait refusé pour elle-même le fatal déséquilibre, curieusement issu d’une synthèse, au lieu de l’équilibre paradoxal d’une dissociation. « Mes deux vies, divisées entre ces mondes également réels quoique totalement distincts, ont ainsi marché de concert, pareillement absorbantes, mais entièrement isolées l’une de l’autre, depuis ma petite enfance », note-t-elle dans Les Chemins parcourus. Et, à propos de James, elle écrit avec simplicité : « Je n’ai jamais connu d’écrivain dont la conversation et les livres se prolongent et se complètent à ce point. Le talent est souvent semblable à une excroissance ornementale ; mais la qualité vaguement appelée génie rayonne d’habitude dans l’ensemble du caractère. »
Avant d’avoir écrit, Edith Wharton était pratiquement un personnage féminin typique d’un roman de Henry James. Se mettant à écrire, dans le sens où James l’a très intuitivement et très efficacement engagée, elle est devenue son double féminin ; ou, plus exactement, la forte part féminine du tempérament de James et la forte part masculine du tempérament de Wharton se sont reconnues l’une l’autre en images renversées, avec un puissant attrait, et parfois de l’agacement, voire de l’hostilité, réciproques. Et puis il y avait non seulement un reflet, mais une rivalité. Pour ce qui est du monde concret, Henry est perdant : il guide Edith sur une ligne romanesque où elle obtient des succès de vente qu’il ne connaîtra jamais ; il lui présente William Morton Fullerton, avec qui depuis un certain temps il se livre à un jeu distant de séduction : et Fullerton devient l’amant de Wharton. En ce domaine sexuel, une féminité psychique ne peut évidemment pas l’emporter sur une féminité physiologique. L’issue de la rivalité est tout autre, bien entendu, pour ce qui est de la postérité intellectuelle et littéraire.
Considérons maintenant la position du traducteur confronté à ces deux phénomènes en miroir, la substance vivante et synthétique de l’art de Henry James, et l’élégance analytique et dissociée de la méthode narrative d’Edith Wharton. Je dirai ceci : confiez deux chefs-d’œuvre de James, par exemple The Turn of the Screw ou The Beast in the Jungle,à deux traducteurs également « compétents », vous obtiendrez en français deux résultats très différents, même s’ils peuvent être considérés de valeurs égales. Confiez deux œuvres remarquables de Wharton, par exemple The House of Mirth ou Ethan Frome, aux mêmes traducteurs français compétents, les résultats ne seront guère dissemblables, par la forme comme par la valeur. C’est une façon de dire que James se prêtera toujours à d’indispensables retraductions, qui sont, selon les époques, des réinterprétations, comme s’y est prêté, et s’y prêtera toujours, Shakespeare ; et qu’il n’est pas nécessaire de retraduire Wharton, d’autant plus que les traductions françaises de ses œuvres majeures ont été établies de son vivant, et sous son contrôle (ce qui n’est pas plus le cas de l’œuvre de James, que ce n’a été le cas de celle de Shakespeare.)
Or, voici le paradoxe. Quand il a affaire à un style de génie, le traducteur « compétent » sent aussitôt que les choses n’auraient pas pu être écrites autrement dans la langue originale anglaise, sans complète défiguration ; et c’est là justement que, lorsqu’il y a plusieurs solutions possibles et valides de transcriptions en français, ces solutions sont radicalement différentes. Quand le traducteur compétent s’affronte à un style fonctionnel, par la clarté et l’élégance, il sent que les choses auraient pu être écrites un peu différemment en anglais, avec une même élégance et pour une même fonction, et sans véritable dénaturation ; et donc, s’il trouve deux ou trois solutions de transcriptions possibles en français, ces transcriptions restent équivalentes.
Mais le style n’est pas tout. James, étrangement, n’y attachait pas une importance primordiale. Ce qui lui importait avant tout, c’était la solidité, la rigueur, de la construction, de la structure, de la composition. « Ce livre reste quelque chose qui vous fait grand honneur, bien qu’il soit mieux rédigé que composé », écrit-il à Wharton après avoir lu The House of Mirth (Chez les heureux du monde, dans la traduction de Charles Du Bos, qui ne nécessite sûrement pas d’être refaite). Or cet intérêt, ou ce désintérêt, pour la composition, est flagrant, lorsqu’on se mêle non seulement de traduire, mais d’adapter. J’ai adapté pour la scène, ou pour la radio, et même pour l’opéra (j’ai conçu pour le compositeur Arnaud Petit un livret fondé sur The Beast in the Jungle) plusieurs nouvelles de Henry James. Dans tous les cas, j’ai été contraint de retrancher, mais je n’ai rien ajouté, et j’ai suivi scrupuleusement la progression de la nouvelle originale, en employant uniquement son texte, c’est-à-dire ce texte-là dans ma traduction. « Vous y trouverez peut-être à reprendre, mais rien à désirer », constatait Joseph Joubert à propos de la prodigieuse nouveauté du jeune Chateaubriand. On peut en effet, suivant les contraintes de l’adaptation, trouver à retrancher dans une œuvre de James, mais rien n’y manque jamais.
Tout récemment, j’ai adapté pour une réalisation radiophonique une très étonnante fantaisie d’Edith Wharton sur un amour paternel fantasmatique, His Father’s Son, Fils de son père (étonnante en effet, et pratiquement unique parmi les romancières, est l’empathie de Wharton avec la « psychologie masculine »). Là, j’ai estimé utile, pour mon adaptation, non seulement de retrancher, mais aussi d’ajouter, d’interpoler, et surtout de restructurer. Peu importe : la puissance du fond, à défaut de la perfection de la forme, est, cela va de soi, entièrement le fait de l’auteur, Edith Wharton. Elle en avait conscience, même et surtout lorsqu’elle riait royalement, impérialement, à l’idée de ne pas être « du même genre d’écrivains » que Henry James et Marcel Proust.
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