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EDITH ET HENRY. MONTAGE ET TRADUCTION

Lu le 7 juillet 2013 au Festival de la Correspondance de Grignan, par Marianne Basler et Jean-Philippe Puymartin.

(À vrai dire, l’initiative venait d’eux, qui avaient bien voulu faire appel à mes conseils.)

(Musique)

Edith (d’un ton d’abord grave) :
   La première fois que je le vis, j’étais encore muette en présence de la grandeur, et je n’ai jamais douté que Henry James fût grand, quoique je n’aie pu tout à fait deviner sa grandeur véritable avant de connaître l’homme aussi bien que ses livres.
   (D’un ton plus léger. Rumeurs d’un dîner mondain)
   Cette rencontre eut lieu chez Edward Boit, le brillant aquarelliste. Boit et sa femme, tous deux Bostoniens, et vieux amis de mon mari, ont vécu de longues années à Paris, et ce fut là qu’un jour ils nous invitèrent à dîner avec Henry James. J’avais de la peine à croire qu’un pareil privilège me fût accordé, et je ne pouvais envisager qu’une seule façon de le mériter : mettre ma plus récente robe de Doucet, et tenter de paraître la plus jolie possible ! Je peux encore voir cette robe : elle était vraiment jolie ; d’un rose fané, brodée de perles irisées. Mais, hélas, elle ne me donna pas le courage de parler, ni le pouvoir d’attirer l’attention du grand homme. La soirée fut un échec, et je rentrai humiliée et découragée.
   Une année ou deux plus tard, à Venise, en 1889 ou 1890, la même occasion se présenta à moi. Un autre ami de mon mari, Ralph Curtis de Boston, eut l’heureuse idée de nous proposer de rencontrer Henry James, qui, je pense, séjournait soit chez lui-même au Palazzo Barbaro, soit chez la vieille amie de Robert Browning, Mrs Arthur Bronson. Une fois de plus je pensais : comment me rendre suffisamment jolie pour qu’il me remarque ? Eh bien, cette fois, j’avais un nouveau chapeau : un magnifique nouveau chapeau ! J’étais presque sûre qu’il était seyant, et je sentais que si seulement le Maître me le disait, j’aurais alors le courage de laisser éclater mon admiration pour Daisy Miller et pour Portrait de Femme. Mais il ne remarqua ni le chapeau ni celle qui le portait ; et notre deuxième rencontre échoua aussi pitoyablement que la première.
   Quant à la rencontre qui finalement nous rapprocha, nous étions tous deux incapables de nous rappeler à quelle date elle avait bien pu se produire. Tout ce que nous savions, c’est que ce fut soudain comme si nous avions toujours été amis, et comme si nous allions, ainsi qu’il me l’écrivit en février 1910, « de plus en plus n’être jamais éloignés ».
   (reprenant son ton plus grave)
   L’explication de cela, bien sûr, était qu’entre-temps je m’étais trouvée, et que je n’avais plus peur de parler avec Henry James des choses qui nous intéressaient tous deux ; et que lui-même, toujours si bienveillant et hospitalier envers les jeunes écrivains, employait aussitôt sa faculté magique d’extirper la personnalité profonde de ses interlocuteurs.
   
Henry :
   Lamb House, 17 août 1902.
   Chère Mrs Wharton, Je viens de demander aux éditions Scribner’s de vous envoyer un roman de moi, assez prolixe, mais pas trop désespérément pesant, je l’espère, qui paraîtra à la fin du mois (une chose intitulée The Wings of the Dove),et je me trouve désirer beaucoup ne pas vous en parler, sans pouvoir le faire plus amplement. Cela m’est particulièrement venu à l’esprit, je vous assure, du fait que j’ai récemment lu The Valley of Decision, que je l’ai lu en l’appréciant tellement, et en recevant une impression si profonde, que je ne peux guère vous expliquer pourquoi j’ai laissé passer tant de semaines avant de vous écrire.
   Je pense en vérité que c’est parce que votre livre donne trop de choses à dire, et le nombre de réflexions qu’il m’a inspirées durant ma lecture, et le nombre de remarques, sur le ton de la plus haute sympathie, de la plus haute critique, du plus haut respect et, généralement, de la participation la plus intime, que j’ai prononcées, de page en page, pour votre oreille absente, se sont accumulées dans ma conscience au point de me rendre pratiquement impuissant. En présence d’un livre aussi nourri, accompli, réfléchi, si délicatement étudié et si brillant et intéressant d’un point de vue littéraire, je sens que vous en féliciter chaleureusement ici couvre bien la question.
   Cependant, en parler en deux mots ne lui rend nullement justice, et donc permettez-moi de vous infliger crûment mon désir de vous exhorter sérieusement, tendrement, intelligemment, tant que vous êtes jeune, libre, experte, exposée (aux illuminations), par quoi je veux dire tant que vous avez une pleine maîtrise de la situation, de vous exhorter, dis-je, à traiter le Sujet Américain. Il est là, autour de vous. Ne le laissez pas passer : ce sujet immédiat, réel, le nôtre, le vôtre, celui du romancier qu’il réclame. Emparez-vous de lui, tenez-le bien, et laissez-le vous tirer là où il voudra. Il tirera plus fort que des sujets plus tarabiscotés, et c’est un mérite en soi. Enfin, FAITES NEW YORK ! L’expérience de première main est précieuse.

(bruits de New York en 1900)

Edith :
   Le destin m’avait plantée à New York, et mon instinct de narratrice me conseillait d’employer le matériau à portée de main, et qui m’était le plus familier. Maintenant, mon problème était de tirer parti d’un sujet, le New York élégant, qui, plus que tous les autres, semblait entrer dans une catégorie condamnée pour son manque d’intérêt. Mais il se présentait à moi, dans sa platitude et sa futilité, demandant à être traité comme le thème qui se prêtait le mieux à ma main, car j’y avais été plongée dès l’enfance, et n’aurais pas à l’étudier dans des carnets de notes ou des encyclopédies… et pourtant !
   Pourtant, la difficulté était d’extraire d’un tel sujet une signification humaine générale. À quel égard pouvait-on dire qu’une société d’oisifs irresponsables avait, dans le vieux malheur du monde, une portée plus profonde que ne pouvaient le supposer les personnes mêmes qui la composaient ? La réponse était qu’une société frivole ne pouvait acquérir une signification dramatique qu’à travers ce que détruisait sa frivolité. Ses conséquences tragiques tenaient à son pouvoir d’avilir les personnes et les idéaux. Bref, la réponse fut mon héroïne, Lily Bart.

Henry :
   Lamb House, 8 novembre 1905.
   Vous ne pouvez pas dire que je vous aie bombardée de lettres, et j’aurais été navré de vous donner l’occasion d’une plainte de ce genre. Donc, je n’ai cessé de me répéter : « Non, non… pas encore ! » La limite que je m’étais fixée était la parution du dernier chapitre de The House of Mirth. « Quand j’aurai lu cela », me suis-je dit, « j’écrirai ». Il y a une demi-heure, ou moins, j’ai posé le Scribner Magazine de novembre, et maintenant je n’ai plus de scrupules.
   Laissez-moi vous dire tout de suite que j’admire beaucoup cette fiction, et en particulier les trois derniers numéros ; j’ai trouvé qu’elle était menée d’une main forte et élevée, avec une touche admirable ; c’est un ouvrage absolument supérieur. Il y a des choses à en dire, mais elles sont, pour certaines, de l’essence de votre donnée new-yorkaise, et de plus vous vous les serez très certainement déjà dites vous-même. Ce livre reste quelque chose qui vous fait grand honneur, bien qu’il soit mieux écrit que composé ; il est certes d’un bout à l’autre extrêmement bien écrit, et çà et là très « magistralement ».
   J’aimerais que nous puissions en parler en automobile : je me suis de nouveau promené en auto, un petit peu, depuis notre merveilleux retour d’Ashfield ; mais sans conversation de cet ordre. Il y a cinquante choses que j’aimerais dire ; et je pense que la meilleure façon de le faire serait de retourner aux États-Unis pour y donner une conférence sur « La question du roman de mœurs en Amérique, et sa terrible difficulté ». Si je le fais, je rendrai hommage à l’ample portrait et la grande réussite de votre Lily Bart.

Edith :
   Parfois, ses plaisanteries n’étaient pas dénuées de méchanceté. Je me souviens d’un moment pénible, durant une de ses visites, où mon mari lui demanda imprudemment s’il avait lu « la dernière nouvelle d’Edith », parue dans le Scribner’s. Mon cœur chavira. Je savais que James était toujours embarrassé quand on sollicitait son « avis » en présence de l’auteur. Dans le cas présent, il répliqua aussitôt :

Henry :
   Oh oui, mon cher Edward, j’ai lu ce petit texte… bien entendu, je l’ai lu. (Silence) Admirable, admirable… une petite œuvre magistrale. (Silence) Naturellement, ce ne doit pas être sans intention délibérée qu’une maîtresse aussi accomplie de l’art a donné à son sujet un traitement aussi curieusement conventionnel. Quoique, en l’occurrence, aucun traitement autre que conventionnel ne fût possible ; ce qui, on peut le concevoir, aurait pu vous conduire, après réflexion, chère madame, à écarter votre sujet comme… euh… totalement impropre en soi.



Edith :
   Ses derniers romans, malgré toute leur profonde beauté morale, me paraissaient manquer de plus en plus d’atmosphère, être de plus en plus détachés de cet air humain épais et nourrissant où nous évoluons et vivons tous. Préoccupée par ce problème, je finis par lui déclarer : « Quelle était votre idée en suspendant les quatre personnages principaux de La Coupe d’or dans le vide ? Quelle sorte de vie mènent-ils lorsqu’ils ne s’observent pas, qu’ils ne s’affrontent pas, les uns les autres ? Pourquoi les avez-vous dépouillés de toutes ces franges humaines que nous traînons nécessairement après nous dans la vie ? »
   Il me regarda avec surprise ; je m’aperçus que la surprise était pénible, et regrettai aussitôt d’avoir parlé. Après un silence de réflexion, il me répondit d’une voix troublée :
   
Henry :
   Ma chère, j’ignorais avoir fait une chose pareille ! 

(Bruits de moteur d’une automobile ancienne).

Edith (ton léger) :
   La première fois que je me rendis à Lamb House en automobile, avec mon mari (nous arrivions de France), James, qui était venu à Folkestone en train pour nous accueillir, insista pour s’asseoir à côté de notre chauffeur Cook, sous prétexte que les routes à travers les marais de Romney formaient un réseau tellement compliqué que seul un vieil habitant de la région pouvait nous guider jusqu’à Rye. Le résultat fut que nous tournâmes en rond jusque bien après le crépuscule, alors que Rye, bien visible sur sa colline conique, se trouvait juste devant nous et que Cook aurait pu très aisément nous y faire parvenir à temps pour le thé.

Henry :
   Reform Club, 4 avril 1906.
   Je ferai de mon mieux pour avoir préparé un agréable itinéraire, du genre que vous avez en vue, à la date de votre arrivée, et en fait pour vous accueillir à Douvres le 25. Avec ou sans itinéraire, je vous accueillerai.
   Si nous partons de Douvres dans la matinée du 26, je propose que nous roulions vers le sud à travers le Kent et le Sussex (nous devrons rester au sud de Londres), et que nous déjeunions ce jour-là à Lamb House. En ce cas, nous pourrions dormir, je pense, à Chichester, et ainsi faire route, par Winchester et Salisbury, à travers l’intéressant Somersetshire avec ses vieilles demeures (Montacute la splendide !), et par Wells, en chemin. Puis longer d’abord la côte du North Devon, et ensuite traverser le Devonshire par le sud pour terminer à Sidmouth sur la côte méridionale, Ilfracombe étant plutôt affreux. Mais ce n’est qu’une esquisse très sommaire.
   
Henry (ton railleur) :
   Lamb House, 11 juillet 1909.
   Quant à notre aquiline Edith, cher Howard, elle plane, pour l’heure, juste au-dessus de ma province ; et son télégramme matinal complétant son télégramme nocturne (d’hier soir) me conduit à espérer que son séjour chez moi durera au moins de demain jusqu’à mardi. Je crois même qu’il est écrit dans le Livre du Destin que je l’accompagnerai en automobile à Folkestone, où j’assisterai à son départ.
   Mais ces choses-là sont dans le giron de la Déesse elle-même. Les traces irisées de sa Dévastation, les lueurs phosphorescentes de son sillage, doivent maintenant s’éteindre peu à peu chez vous, mon pauvre ami, et je ne peux que vous souhaiter une cure de repos réussie, à la mesure du désordre provoqué !



Edith (ton amusé et un peu perfide) :
    Le plus absurde de ces épisodes eut lieu lors d’un autre après-midi pluvieux, où James et moi parvînmes à Windsor bien après le coucher du soleil. Tandis que j’hésitais, et que je sondais l’obscurité, James aperçut un vieillard branlant qui s’était arrêté pour nous regarder.



Henry :
   Attendez un instant, ma chère. Je vais lui demander où nous sommes. 



Edith :
   Et, se penchant, il lui fit signe d’approcher.



Henry : 
   Mon brave homme, auriez-vous la bonté de venir ici, s’il vous plaît ? Un peu plus près, voilà… Mon ami, pour vous le dire en deux mots, cette dame et moi-même arrivons directement de Slough, c’est-à-dire, pour être plus strictement exact, que nous venons de traverser Slough en chemin, car en fait nous venons en voiture de Rye, qui était notre point de départ, pour nous rendre à Windsor ; et, la nuit nous ayant surpris, nous vous serions fort obligés si vous nous disiez où nous sommes maintenant par rapport, mettons, à High Street, qui, vous le savez sûrement, mène au Castle, une fois qu’on a laissé à main gauche la rue qui descend vers la gare. Bref, mon brave, ce que je voudrais vous demander en un mot est ceci : en supposant que nous ayons déjà, ce que j’ai toute raison de croire, dépassé la rue qui descend vers la gare, qui, en ce cas, à vrai dire, se serait probablement trouvée, non pas vers notre gauche, mais plutôt vers notre droite, où sommes-nous maintenant par rapport à… ? 



Edith (d’une voix impatiente) :
   Oh, je vous en prie demandez-lui donc où se trouve King’s Road ! 



Henry :
   Ah ?… King’s Road ? En effet ! Très bien ! Pourriez-vous, en fait, mon brave, nous dire où, par rapport à notre position actuelle, se trouve exactement King’s Road ?



Edith :
   « V’s’y êtes » répondit le vieillard par la portière.
   
Henry :
   Lamb House, 16 avril 1908.
   Si la date du vendredi 24 vous convient, je peux absolument et délicieusement la confirmer. Je vous rejoindrai à Amiens, aussi tôt dans l’après-midi que le permettront les trains ce jour-là ; cette idée et ce qui s’ensuivra me ravissent. J’estime que nous pouvons accepter de ne passer qu’une seule nuit à Amiens et en être très contents. Voir la Cathédrale en fin d’après-midi sera du dernier raffinement. Et ce sera adorable d’avoir William Morton Fullerton : ayez la gentillesse de lui dire, avec toute ma tendresse, que cela m’enchante immensément. Je pense que la fin de semaine sera commode pour lui.



Edith (évoquant son amant William Morton Fullerton) :
   C’est le jour, ce 20 avril 1908, où nous devrions aller à Montfort l’Amaury, toute une journée à la campagne seule avec Morton ! Je me suis dit durant toute la semaine : « Je n’ai jamais connu dans ma vie ce que c’était que d’être heureuse (ainsi qu’une femme connaît le bonheur) même pour une heure seulement. Maintenant, enfin, je serai heureuse pendant toute une journée, parlant à cœur ouvert, disant pour une fois ce que je sens, et tout ce que je sens, comme le font les autres femmes.
   « Ah, pauvre âme close ! Y ai-je vraiment cru un seul instant ? Non, je savais trop bien que quand il s’agit de moi les Erynnies ne dorment jamais, hélas ! »
   
Henry (d’un ton grave) :
   Lamb House, 13 octobre 1908.
   Je suis profondément affligé de la situation que vous me décrivez et au sujet de laquelle ma capacité de conseiller ou d’éclairer me fait maintenant misérablement défaut. J’avance dans le noir ; je me tords la cervelle ; je grince des dents ; je ne prétends pas comprendre ou imaginer. Et pourtant, incroyablement pour vous sans doute, je suis tenté de dire : « Ne concluez pas ! » Une lumière peut encore absolument vous venir, je crois, bien que je ne sache pas du tout dire ce qu’elle pourra bien être. N’importe quoi est plus crédible, plus concevable, qu’une simple décision inhumaine. Contentez-vous d’être fermement vous-même et de suivre les mouvements de la vie. Cela maintient notre lien avec la vie : je veux dire, avec la vie apparente et immédiate ; derrière laquelle, pendant ce temps, la vie non apparente, plus profonde et plus sombre, où les choses nous arrivent réellement, apprend, suivant cette hygiène, à rester à sa place.

Edith (récitant d’un ton rêveur son poème Terminus, inspiré par sa dernière nuit d’amour avec Fullerton, le 4 juin 1909) :
   Merveilleuse fut la longue nuit secrète que tu me donnas, mon Amant, main contre main, cœur contre cœur.
   La faible lampe rouge, projetant ses ombres magiques dans la banale chambre d’hôtel, avec son triste mobilier impersonnel, allumait une flamme mystique au centre du miroir branlant, cette glace qui avait vu des visages innombrables… des visages indifférents ou fatigués, crispés d’impatience ou de chagrin, des sourires comme le tien et le mien, mêlés dans ce même miroir, tandis que tu m’aidais à défaire ma robe, et que nos lèvres unissaient leurs images…    J’étais contente de penser à ces autres, ces multiples anonymes, qui peut-être s’étaient également couchés pour aimer pendant une heure à la lisière du monde, cachés et pressés au milieu du tourbillon des voyages, du fracas et du sifflement des trains, des secousses des départs tout au long de la nuit…
   De même, entrelacés comme nous dans l’obscurité, ils ont senti le vent violent de la possession fouetter leurs membres, pendant que dehors la pluie noire de minuit martelait le toit de la gare.
   De même, une femme comme moi s’est réveillée seule avant l’aube, près du sommeil de son amant, à l’écoute de sa respiration, et du sifflet des trains quittant la ville pour s’enfoncer dans l’obscurité.
   Et, le cœur brisé, elle a pensé : « Nous devrons ainsi plonger dans le noir, filer sur les rails rigides de l’habitude, tirés par la main implacable du destin. Nous sortirons dans la vie, et la pluie, et l’aube grise et froide»…
   Oui, telle est la vie dans laquelle je retourne. Une autre aurait aussi bien pu le dire ; et elle aurait pu se pencher, comme je le fais, vers les lèvres assoupies auprès d’elle, pour y boire, comme je le fais, l’oubli.

Henry (ton résolu) :
   Reform Club, 5 février 1912.
   Je ne peux pas vous dire à quel point je vous soutiens au sujet de la réapparition de Teddy. Mais gardez bien, oui, à l’esprit, que tous ces phénomènes contiennent essentiellement le germe de leur propre rapide effacement, et si votre mari ne vient que pour détruire, il détruit, plus que tout le reste, sa propre durée, sa propre démarche, sa propre solidité ou continuité.



Henry (enchaînant, avec humeur):
   Carlyle Mansions, 24 mars 1915.
   Il y a quelque chose d’autre, mais qui me hante nettement trop pour que je me sente capable de l’aborder. Si ce n’était pas le cas, je vous confierais que j’ai eu le cœur brisé en apprenant de vous que Morton Fullerton ne s’en est pas bien sorti aux États-Unis, et qu’il revient à la suite de cet écroulement.
   C’est une affreuse petite douleur, que de se heurter ainsi de nouveau à son art exquis de ne pas réussir dans un domaine auquel ses trésors d’expérience et d’intelligence, de réalisations, de talent, d’ambition, de charme, de tout, contribuent incomparablement.
   S’il fait étape à Londres, et je ne vois pas comment il pourrait l’éviter, j’espère qu’il n’aura pas l’infamie d’y passer sans me le faire savoir. Mais quand quelqu’un est capable de choses pareilles… !

Henry (enchaînant, d’un ton grave et fatigué) :
   Lamb House, 14 janvier 1910.
   Très chère Edith, J’ai reçu de vous des lettres magnifiques et intéressantes et palpitantes et pourtant j’ai gardé le silence, ce qui, cependant, signifie seulement que j’ai été, depuis plusieurs jours, très ennuyeusement et « salement », c’est-à-dire très incommodément, indisposé, en n’étant guère capable de griffonner même une petite note au crayon. Depuis vingt-quatre heures je suis nettement mieux ; bien que j’aie éprouvé une réelle amélioration il y a une semaine et puis une déprimante petite rechute.
   Cependant, cette fois je pense que je suis vraiment sorti du tunnel, et d’autant plus que je suis à peu près en mesure de croire que j’ai élucidé une misérable obscurité ou perfidie dans mon état, ce qui était à peu près le pire de l’affaire. Je ne suis pas encore tout à fait fameux, mais je m’améliore, et, oui, je m’améliorerai encore plus. Mais, quand un tel état s’empare de moi, un complet effondrement interne et gastrique, le plus sombre écœurement, avec un complet dégoût de la nourriture et par conséquent une profonde inanition, et dépression, et incapacité pour tout, sauf pour la tombe, alors je peux seulement me blottir dans mon coin et y rester immobile, plein d’effroi à la seule idée de le quitter tant que de tels tourments me contraignent ainsi. Je me force tant bien que mal à du bouillon de bœuf et du vin cuit, dont je vous régale ici afin seulement que vous puissiez comprendre pourquoi je suis, ou j’ai été, si peu à la hauteur.
   Néanmoins, je vous en conjure, ne vous inquiétez pas pour moi, ou pour cela ; je travaille à mon salut, et vraiment je suis d’une patience presque incongrue. Je n’étais pas du tout fameux même quand je vous ai écrit la dernière fois, mais depuis j’ai subi une épreuve plus sinistre et plus mystérieuse que je n’avais prévu. J’espère que vous êtes maintenant installée chez vous, et relativement en paix. Tendresse à Morton. Votre fidèle, Henry James.



Edith (à la secrétaire de James, Theodora Bosanquet) :
   Rue de Varenne, 25 janvier 1910.
   Chère miss Bosanquet, Merci beaucoup de m’avoir écrit d’une manière aussi rassurante et détaillée sur l’état de santé de Mr. James. Je suis très heureuse qu’il ait décidé de se soumettre aux avis du médecin et en particulier d’avoir une infirmière. Merci également de m’avoir donné l’adresse du docteur Skinner, afin que je puisse lui demander des nouvelles une fois que vous serez partie. Croyez-moi votre très sincère Edith Wharton.
   
Henry (ton impérieux) :
   Lamb House, septembre-octobre 1900.
   Vous êtes éblouissant, mon cher Fullerton ; vous êtes magnifique ; vous avez plus que du tact ; vous êtes tendrement, magiquement, tactile. Mais vous n’êtes pas gentil. Voilà. Vous n’êtes pas gentil, et c’est votre inhumanité. Je ne sais pas si c’est calculé, mais le compte y est.… Alors, tenez-moi avec toute étreinte, serrez-moi avec tout serrement, pressez-moi avec toute pression, croyez-moi avec toute croyance.
   J’aimerais pouvoir vous aider, par exemple, en satisfaisant votre désir de savoir de « quel port », comme vous dites, je suis parti. Quoique cette question soit largement synthétique, je crois pouvoir d’une certaine manière y répondre.
   (musique)
   Le port d’où je suis parti fut, je pense, celui de la solitude essentielle de ma vie, et il semble en vérité être aussi le port vers lequel mon voyage finalement se dirige de nouveau ! Cette solitude (puisque j’en parle !) qu’est-ce donc, sinon la chose la plus profonde en chacun ? Plus profonde en moi, en tout cas, que n’importe quoi d’autre : plus profonde que mon « génie », plus profonde que ma « discipline », plus profonde que ma fierté, plus profonde, surtout, que les profonds retranchements de l’art. 



Henry (enchaînant, d’un ton un peu exalté) :
   Lamb House, 2 février 1910.
   Très chère, très chère Edith ! Mon rétablissement n’est que très progressif et je ne suis encore qu’une pauvre chose impotente ; mais aujourd’hui je me suis levé pour la troisième fois ; je veux dire que c’est le troisième jour où je me lève. Cependant eppur si muove ! Ceci n’est qu’un griffonnage bien désemparé pour vous dire que j’ai trouvé divines vos deux dernières lettres, celle arrivée hier, et le message précédent remis par l’intermédiaire héroïque de Morton ; mais je ne suis vraiment pas, absolument et définitivement pas, dans le besoin.
   Je suis sur une base financière très décente et aisée, avec une marge d’ampleur non négligeable, un solde très confortable à ma banque, et toute une année parfaitement assurée, même si je ne produisais aucun ouvrage. Voyez-vous, j’ai mon modeste revenu « indépendant » (ma part dans notre patrimoine, celui de mon père) et cette maison ; ce qui constitue ici une véritable aisance ! De plus, il se trouve que j’ai des arrangements fermes pour cette année (en vue de publication) qui représenteront, dès le moment où je me remettrai au travail, des versements plus importants que je n’en ai jamais eu. Et lentement, mais sensiblement, je me ressaisis.
   Absit omen ! Je serai de nouveau au travail dès, ou même avant, le 1er du mois prochain ; et jamais le feu du génie n’a brûlé plus ardemment ou impatiemment en moi. Donc, je vous en supplie, n’ayez pas de ces peurs sinistres, apaisez votre esprit angélique, et ayez confiance. Vous êtes prodigieuse et magnifique et je suis de plus en plus votre dévoué vieil Henry James.

Edith (d’un ton léger) :
   Château de Barante, 3 et 4 septembre 1912.
   Dearest cher Maître, Comment allez-vous et qu’avez-vous fait depuis que mon œil vigilant s’est éloigné de vous ? Je suis dans le château de Prosper de Barante, l’ami, l’amant, le cousin, le correspondant, ou tous les quatre, de presque tout le monde dans le cercle Staël-Récamier, et j’ai passé toute la soirée d’hier à lire Récamier, de Staël, Chateaubriand, et les lettres de Joubert, sans parler de prédécesseurs et de successeurs d’un égal intérêt, de Rousseau à Mérimée. Comme j’aurais voulu que vous fussiez là !

Suite le jour suivant, à Vic-sur-Cère, dans le Massif du Cantal :
   J’ai dû me précipiter tôt hier matin pour voir les premières éditions de mon hôte (dans une bibliothèque de 50 000 volumes !) et regarder de nouveau les portraits de famille et les miniatures des amours de l’irrésistible Prosper, depuis Corinne jusqu’à Caroline Murat ; et, après cela, il n’était que temps de sauter dans la voiture pour partir ; donc, mon projet de tout vous raconter au sujet de Barante a été coupé en deux. C’est un endroit merveilleux, à une cinquantaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, dans un immense parc d’allure anglaise, avec de grands chênes, et du bétail, et, depuis la maison, des vues incomparables sur toute la région du Puy-de-Dôme, le Mont-Dore, et ce massif du Cantal où nous nous trouvons maintenant.
   M. de Barante est un ami de Paris qui m’a toujours adjurée de passer à son château chaque fois que j’irais en Auvergne, et qui vaut vraiment la peine d’être vu là-bas chez lui, dans la gloire déployée de son grand-papa, dont il astique chaque matin avec zèle la moindre parcelle. C’est absolument le plus intéressant aperçu de « vie française de château » que j’aie jamais eu.
   Ne m’écrivez pas, mais portez-vous bien, et pensez très souvent à moi…
        
Henry (ton à la fois affectueux et affligé) :
   Lamb House, 18 novembre 1912.
   Chère Princesse Rapprochée, Mais je dois écrire, juste pour exprimer ma joie d’être de nouveau en communication avec vous. Je suis vraiment heureux que vous soyez de retour par ici ; cela me donne le sentiment d’être moins isolé. Toutes ces semaines en strict tête-à-tête avec un Herpès Zoster (je trouve que le nom précis de ce fléau a vraiment l’air aussi vicieux que la chose même !) ont beaucoup été comme une solitude dans le désert, loin de toute oasis, et de tout passage de caravane, avec un tigre insatiable s’en prenant sans répit à vos organes vitaux. Bien sûr tout travail a été complètement anéanti ; et cela n’a paru être qu’une goutte dans la bassine des chagrins.
   Cependant, j’ai enfin reçu un peu d’aide et de soulagement sous la forme d’une visite d’un jour, terminant tard dans l’après-midi, d’un ami de Londres admirablement gentil, Henry Head, l’éminent neurologue, et, comme par miracle, grande et suprême autorité pour ma cruelle maladie, qui a bien voulu venir, en acte de pure bienveillance et bonne volonté, pour m’ausculter et m’éclairer et m’instruire. Ce fut un indicible bienfait, car j’avais fini par me sentir absolument perdu dans la sauvagerie de la douleur.

(rumeurs de conversations mondaines, de pépiements d’oiseaux)

Edith :
   Par un bel après-midi de la fin juin 1914, je m’arrêtai devant le portail de la maison de Jacques-Émile Blanche, à Auteuil. C’était une journée d’été idéale ; des gens élégamment vêtus étaient réunis sous les ramures autour des tables de thé, ou bien déambulaient sur la pelouse bordée de fleurs. De larges bandes de myosotis bleus entouraient les buissons, des corbeilles surannées de giroflées jaune bronze constellaient le gazon, les roses grimpantes bourgeonnaient sur les piliers du porche. À l’extérieur, dans la rue tranquille, des automobiles étaient sagement rangées ; dans le jardin, il y avait un heureux murmure de conversation. Une saison exceptionnellement animée touchait à sa fin ; l’air était empli de nouvelles émotions littéraires et artistiques, et cette poussière d’idées dont l’atmosphère de Paris est toujours chargée étincelait comme des paillettes dans le soleil.
   Je rejoignis quelques personnes à une table et, tandis que je m’asseyais, l’ombre d’un nuage nous recouvrit, ternissant brusquement les fleurs brillantes et les robes éclatantes. « Vous n’êtes pas au courant ? L’archiduc Ferdinand vient d’être assassiné… à Sarajevo… où se trouve donc Sarajevo ? Sa femme était avec lui. Tous deux abattus par des coups de feu. » Un frisson parcourut l’assemblée. Mais pour la plupart d’entre nous, l’archiduc Ferdinand n’était rien de plus qu’un nom ; seuls un ou deux diplomates âgés hochèrent la tête et parlèrent à voix basse de représailles autrichiennes. Et si l’Allemagne sautait sur l’occasion ? Il y aurait davantage de détails dans les journaux du lendemain.
   La conversation reprit sur les sujets d’intérêt du moment… une nouvelle pièce, une exposition récente, les dernières acquisitions du Louvre… 

Henry :
   Lamb House, 19 août 1914.
   La vie continue, d’une certaine manière ; mais j’y vois un cauchemar dont on ne peut se réveiller, sauf en dormant. Je vais dormir, en effet, comme si j’étais exténué par l’action ; mais je me sens pareil à ces vieillards glacés des anciennes légendes, infirmes et impuissants, qui restent à la maison avec les femmes, tandis que les hommes valides sonnent la bataille.
   La saison ici est uniformément splendide ; et nous regardons incroyablement par-delà la Manche bleutée, cette bordure ravissante, en direction des proches horreurs qui sont perpétrées juste de l’autre côté.

Edith (d’une voix précise) :
   Grand Hôtel du Coq Hardi, Verdun, 28 février 1915.
   Dearest cher Maître,
   Au bout de près de six mois de la même activité, j’ai eu envie de m’échapper pour quelques jours, et aussi un grand désir de savoir ce dont ont vraiment besoin certains hôpitaux proches du Front, d’où nous parviennent des récits affligeants.       
   Il a fallu une bonne quantité de démarches et contremarches pour obtenir un laissez-passer, car il a toujours été bien plus difficile d’aller vers l’Est que vers le Nord, et plus particulièrement ces dernières semaines, en raison « des mouchards et des espions ». Quoi qu'il en soit, on m’a enfin accordé, il y a un jour ou deux, un splendide permesso, et j’ai immédiatement chargé l’automobile de vêtements et de médicaments, pour quitter Paris avec Walter Berry hier matin.
   (bruits de mouvements de troupes)
   Nous sommes d’abord allés à Châlons-sur-Marne, et c’était extraordinaire, à moins de quatre heures de Paris de se trouver, selon toute apparence, complètement en zone de guerre. C’est la grande base de l’armée de l’Est, et les rues pullulent de soldats, de véhicules militaires, et d’ambulances. Nous sommes allés voir un hôpital avec neuf cents cas de typhoïde, où tout manquait : un début déprimant, car même si j’y avais laissé tout le chargement de l’auto, cela n’aurait été qu’une goutte d’eau dans le désert. Mais j’ai promis de faire un rapport, et d’essayer de revenir avec davantage de fournitures la semaine prochaine.
   Ce matin nous avons quitté Châlons en direction de Verdun. À Sainte-Ménehould, nous avons dû obtenir l’autorisation de continuer, car le Grand Quartier Général ne peut pas en donner sans l’accord du commandement local. D’abord on nous a déclaré que c’était impossible ; mais le capitaine avait lu un de mes livres, donc il a dit au colonel que tout allait bien, et le colonel a répondu : « Très bien, mais filez vite, car de grands affrontements se déroulent près de là, et cet après-midi on doit évacuer les blessés du Front, alors nous ne voulons pas d’auto sur la route. »
   Une quinzaine de  kilomètres plus loin, nous sommes arrivés à Clermont-en-Argonne, dont vous avez lu des nouvelles : un des endroits les plus complètement dévastés dans cette région. Cela ressemble exactement à Pompéi, et j’ai eu le sentiment de devoir aller déjeuner à l’hôtel Diomède ! Au lieu de quoi, nous avons mangé du bœuf et des frites dans la cuisine de l’Hospice où Sœur Rosnay, cette admirable religieuse qui est restée auprès des blessés quand les Allemands sont arrivés, nous a réservé un accueil proportionné à toutes les choses dont elle a besoin pour le nouveau contingent de blessés qu’elle attend dans la soirée. Soudain, nous avons entendu le canon gronder tout près, et une femme est entrée brusquement  pour dire que nous pouvions voir la bataille si nous allions derrière une maison de l’autre côté de la rue.
   (Bruits lointains de canonnade).
   Nous nous sommes précipités, et là, depuis un jardin, nous avons regardé, au fond de la vallée, à environ huit kilomètres de distance, une éminence où des nuées blanches et des éclairs rouges jaillissaient partout sur les versants obscurs. C’était la colline surplombant Vauquois, où il y avait eu des combats désespérés durant deux jours. Les Allemands tiraient à partir du sommet sur les tranchées françaises, que nous n’apercevions pas, en raison d’une élévation du terrain ; et les Français menaient l’assaut, avec leurs propres éclairs et nuées au milieu de la colline. Et ainsi, nous avons vu la raison pour laquelle il devrait y avoir tant de blessés à Clermont ce soir.
   Nous avons repris la route pour Verdun après le déjeuner, en nous arrêtant à Blercourt pour voir un émouvant petit poste d’ambulance où les malades et les nerveusement détruits sont amenés tant qu’on peut les transporter. La plupart sont dans l’église du village, en quatre rangées de lits le long de la nef, et nous sommes arrivés au moment même où le curé sonnait les vêpres.
   (sonnerie de cloche d’église)
Puis il est allé revêtir sa chasuble ; il est reparu près de l’autel éclairé, avec son acolyte ; l’encens s’est mis à flotter au-dessus des têtes pâles sur les oreillers ; les villageois sont entrés dans l’église, et, debout entre les lits, ont chanté une étrange lamentation répétant à la fin de chaque vers : « Sauvez, sauvez, la France, ne l’abandonnez pas ! » C’était poignant.
   Pour compléter nos sensations (j’ai oublié de noter cet incident à sa juste place), nous avons vu ce matin une colonne de soldats défiler sur la route en se dirigeant vers nous, encadrée d’une petite troupe de cavaliers. Walter a dit : « Regardez leurs capotes ! Elles sont couvertes de boue ! » Et quand ils ont été plus près, nous avons vu que leurs capotes étaient gris pâle, et que c’était une centaine environ de prisonniers allemands, venant d’être pris dans cette forêt sombre où nous allions apercevoir, dans l’après-midi, des éclairs rouges. 
   Nous sommes arrivés à Verdun vers quatre heures, nous sommes présentés à la citadelle, où l’officier qui a vérifié nos papiers m’avait également lue (n’était-ce pas drôle ?) et s’est trouvé être Henri de Jouvenel, le mari de Colette Willy ! Il a été très aimable, mais très étonné que j’aie réussi à venir ici. Il a dit : « Vous êtes la première femme qui soit venue à Verdun ». Et, à l’hôpital, on m’a dit la même chose. La ville est morte ; presque toute la population civile a été évacuée, et la garnison, je suppose, est dans les tranchées. Le canon tonne continuellement à une quinzaine de kilomètres. Demain nous irons à Bar-le-Duc et puis nous retournerons à Châlons pour enfin rentrer. Je reviendrai dans quelques jours avec une masse de choses, maintenant que je sais ce dont on a besoin.
   Je devrai poster ceci à Paris, car il faut huit jours pour qu’une lettre parte d’ici. J’ai pensé que mes sensations de guerre pouvaient vous intéresser même sous cette forme hâtive.
   Votre dévouée Edith
   (bruits sourds de canonnade)
   Neuf heures du soir et le canon tonne toujours.



Henry :
   Lamb House, 5 mars 1915.
   Comment puis-je suffisamment accueillir et applaudir votre lettre splendide et palpitante, où, bien qu’elle me présente vos observations et vos impressions comme indiciblement sinistres, je vous vois, Walter et vous, de la même taille héroïque que tout ce qui porte le reste à son monstrueux maximum. Je vous envie plus que je ne puis dire d’avoir été exposée au spectacle et aux assauts de ces maxima, moi qui suis condamné, par mon âge branlant, et par une « méchante » infirmité, à de piètres et mesquins minima, alors que me trouver vraiment en contact plus étroit m’intéresserait terriblement, et m’inspirerait, et me bouleverserait (de la façon dont on veut être bouleversé).
   Cependant, puisque ma lamentable portion est ce qu’elle est, la meilleure chose, à défaut, est de vous entasser, Walter et vous, sur l’autel du sacrifice, de me repaître de votre bouleversement, et d’exiger de vous que vous m’en serviez toujours plus. Sur ce point, j’insiste, maintenant que j’ai goûté à votre état et à votre substance ; car votre impression est rendue à un degré si vivant et si touchant (en particulier ces vêpres dans l’église avec les lits tragiques dans l’allée) qu’elle arrache des larmes à mes yeux âgés. Quel luxe vorace que de pouvoir y retourner avec des fournitures, et les leur donner, là-bas, dans cette nef de douleur. Faites-le, faites-le, ma bienheureuse Edith, de toutes vos forces ! Et puis, et puis, « sauvez, sauvez la France » ! Ah, je la sauverais bien, moi, si je n’avais pas déjà été moi-même si tôt dévasté !
   Tout votre récit est sublime, et son intérêt, sa beauté, son effroi ne cessent de m’y ramener. Je me suis permis de le partager, pour le bien de la cause et la gloire (pour moi) de notre relation, avec deux ou trois amis choisis, dont l’un, je vous l’avoue franchement, a été le cher Howard Sturgis, absolument aussi cher que toujours en toute occasion, et que j’ai presque réduit à un flot de larmes, larmes de compréhension et de sympathie. Je les connais enfin, vos pages incomparables, par cœur ; et c’est ainsi vraiment que je me sens autorisé à vous en parler.



Edith (d’un ton grave) :
   Je n’ai jamais vu personne qui, sans être directement concerné par ces affreux ravages, en souffrît autant que lui. Il ne pouvait pas, comme moi, s’étourdir par un dur travail, même s’il fit tout ce que ses forces lui permettaient de faire, et fournit toute l’aide pécuniaire qu’il pouvait. Mais ce n’était pas suffisant. Son imagination dévorante n’était jamais en repos, et son angoisse dépassait ce qu’il pouvait supporter.
   Il voulut manifester la profondeur de son affliction, et le fit d’une façon personnelle et émouvante. Il aimait l’Angleterre, naturellement : c’était là qu’il vivait depuis une quarantaine d’années, qu’il avait créé la majeure partie de son œuvre, et noué ses amitiés les plus chères ; mais il aimait également l’Amérique, et le désir d’une plus grande entente entre son pays natal et son pays adoptif s’empara de plus en plus de lui à mesure qu’avançait la guerre. Après le torpillage du Lusitania, et l’inertie du gouvernement américain à l’époque, il ressentit le besoin de manifester par un acte visible et symbolique son indignation, et sa sympathie pour l’Angleterre. Le seul moyen qui lui fût ouvert, pensait-il, était de renoncer à sa nationalité américaine, et de se faire naturaliser anglais. Et il le fit.



Henry (d’un ton solennel) :
   Carlyle Mansions, 28 juin 1915.
   Mon cher Premier Ministre et Illustre Ami, Je me permets de vous déranger à propos d’un élément de ma situation personnelle, mais je vais le faire aussi brièvement et raisonnablement que possible. Je désire me proposer pour une naturalisation dans ce pays, c’est-à-dire changer mon statut de citoyen américain en celui de sujet britannique.
   J’ai assidûment passé ici une quarantaine d’années heureuses, les meilleures années de ma vie, et je sens que mon envie de témoigner, en cette période de crise, de la force de mon attachement et de mon dévouement à l’Angleterre, et à la cause pour laquelle elle combat, est devenue complètement irrésistible. Elle ne suscite enfin en moi absolument aucun contredit. Je ne peux en témoigner qu’en mettant au pied de la nation britannique mon allégeance explicite, matérielle et spirituelle, et en plaçant sur le plateau de son destin ma charge morale presque impondérable, « une pauvre chose, mais qui est mienne ». D’où cet appel respectueux.
   Dans ce but, comme vous le savez sans doute, il est nécessaire que quatre honorables sujets se portent garants de leurs relations amicales avec moi, de mon apparente respectabilité, et de ma capacité de parler et d’écrire l’anglais à peu près correctement. Ce que j’ose vous demander, c’est si vous accepteriez de me faire l’honneur d’être le plus éminent de ce groupe de gentlemen. Edmund Gosse a bien voulu consentir à en faire partie.
   Cela ne vous obligera, ai-je compris, à rien de plus contraignant que d’apposer votre signature sur un document que vous présentera mon notaire : l’affaire d’un instant. Et l’enregistrement de ma demande en sera alors d’autant plus rapide. Vous consacrerez ainsi mon choix, et vous satisferez et toucherez profondément votre très fidèle Henry James.

Edith :
   Mais la guerre lui porta vraiment un coup fatal. Il lutta contre elle pendant deux ans, puis se voila les yeux devant la perspective d’une destruction sans fin. C’était le geste d’Agamemnon se couvrant la face avec sa cape devant l’insupportable. Le nuage noir continuait de recouvrir le monde, et ce devait bientôt être pour lui un linceul. Peut-être fut-ce mieux ainsi. J’aurais aimé l’avoir à côté de moi le jour du défilé victorieux des armées alliées ; mais lorsque je songe aux massacres qui se sont déchaînés entre la date de sa mort et cette brève explosion de joie, je n’ai pas le cœur de regretter qu’il n’y ait pas assisté.

Henry :
   Carlyle Mansions, 24 avril 1915.
   C’est trop horrible et déchirant. Si les épouvantables conditions où nous sommes plongés cherchaient un stupide et hideux moyen supplémentaire de défigurer la vie et outrager la beauté, elles l’ont maintenant superlativement trouvé, et aucun autre coup brutal dans la sphère privée ne saurait provoquer davantage de stupeur à travers les larmes.

Edith :
   Son agonie fut longue et déchirante. L’attaque finale avait été précédée d’une ou deux alertes, chacune provoquant une diminution juste assez marquée pour que son intelligence encore vive pût s’en rendre compte ; et le sentiment de déchéance a dû être tragiquement aigu pour un homme comme lui, qui en avait si intensément épié les premiers symptômes.

Henry (dictant d’une voix à la fois résolue et épuisée, dans son lit de mourant, à sa secrétaire Theodora Bosanquet) :
   Lamb House, 8 décembre 1915.
   Je trouve que l’affaire de me rétablir est à peu près aussi intéressante et glorieuse que toute circonstance dont j’ai eu l’occasion de rendre compte, par quoi je veux dire que je la trouve aussi ennuyeuse et détestable. Ce n’est pas beaucoup mieux de découvrir dans sa propre carcasse de nouvelles ressources à exploiter, que d’en découvrir l’absence ; d’une certaine manière, le fait qu’elles soient nouvelles n’ajoute rien à leur intérêt, mais les rend plates et éventées, comme si on les avait depuis longtemps épuisées. Tel est sommairement mon état d’esprit, mais je suis sûr que je découvrirai plein de mondes nouveaux à conquérir, même si je dois être lésé de leur aspect amusant.

Edith :
   Hôtel Costebelle, Hyères, 11 décembre 1915.
   Chère miss Bosanquet, Votre lettre du 6 est arrivée à l’instant. Vous devez être écrasée d’anxiété et de responsabilités, et je suis vraiment heureuse qu’un membre de la famille arrive bientôt pour vous soulager. Cela aurait été un véritable réconfort pour moi de voir Mr James, ne fût-ce que pour quelques instants. Mais à présent ce serait de ma part une erreur de venir, et j’espère avec vous que le médecin interdira à quiconque l’accès de sa chambre. J’aurais aimé que la fin se produisît la nuit de cette première attaque ! Avec toute ma gratitude pour la gentillesse que vous montrez en trouvant le temps d’écrire. Très sincèrement vôtre, Edith Wharton.

Henry (dictant de son lit de mourant):
   Lamb House, 8 décembre 1915.
   Nous nous entassons dans quelque automobile ou autre et nous parlons et parlons tellement que voici ce qu’il en advient. — Oui, telle est la tournure des affaires publiques. L’affirmation suivante est absolument comme si nous l’avions déclenchée et avions donné notre impulsion et notre empreinte aux grands événements. Les Bonaparte ont une sorte de distinction d’airain qui s’étend jusqu’au bout de leurs doigts et forme une grande source de charme chez les femmes. Par conséquent, ils n’ont pas à s’en vanter après coup ; le destin les a situés beaucoup trop haut et n’importe quelle autre place serait triviale. On peut croire tout ce qu’on veut de la Reine de Naples ou de la Princesse Caroline Murat. Il y a eu de grandes familles d’escrocs et d’escamoteurs ; alors pourquoi pas celle-là en plus ? Notre admirable père nous a donné le ton. C’est le plus cher des hommes. J’aurais aimé par-dessus tout voir notre sœur glisser sa tête dans la couronne ; on a cette confiance ; et je l’aurais eue encore plus le jour où tout aurait été demandé. Mais nous trottons très bien. Tout en haut de l’escalier, là où les officiers sont postés, ce ne pourrait pas être mieux, mais je m’étonne du souffle qui si souvent me permet de passer. Nous sommes de retour, mais nous respirons du moins ensemble, et je suis votre dévoué…

Edith :
   On raconte qu’il a déclaré à sa vieille amie lady Prothero, lorsqu’elle vint le voir aussitôt après sa première attaque, qu’au moment même où il tomba (alors qu’il était en train de s’habiller), il entendit dans sa chambre une voix, qui n’était apparemment pas la sienne, prononcer distinctement : « La voilà enfin, cette chose distinguée ! » Cette phrase est trop magnifiquement caractéristique pour ne pas être rapportée. Il a vu s’approcher la chose distinguée, l’a affrontée, et l’a accueillie avec des mots dignes de tous ses comportements dans la vie.

Henry (dictant de son lit de mourant) :
   Lamb House, 12 décembre 1915.
   Chers et très estimés frère et sœur, J’attire votre attention sur les reproductions ci-jointes de plans et de dessins pour la décoration, ici, de certains appartements des palais du Louvre et des Tuileries, que vous trouverez adressés en détail aux artistes et aux ouvriers qui doivent les prendre en main. Je les confie à vos soins attentifs, jusqu’au moment où les questions relatives à ces importants travaux seront pleinement réglées. Quand ce sera réglé, je ferai de nouveau appel à votre zèle et à votre goût. Pour l’instant, la ligne à suivre est précisément tracée, et je vous prie de me faire exactement savoir d’étape en étape la tournure que prend le projet, et quel effet il peut être censé produire. C’est, vous verrez, d’une grande portée, d’une majesté insurpassée par aucun ouvrage de ce genre jusqu’alors entrepris en France. S'il vous plaît, comprenez que je considère ces plans comme pleinement achevés, qu’ils jouissent de mon entière approbation, que je m’oppose à toute correction ou distorsion, et qu’il ne peut être question de modification, sous aucun prétexte, ni économique, ni esthétique. Ce sera le cas pour tous les projets futurs de votre affectionné Napoléone.

Edith :
   Rue de Varenne, 1er mars 1916.
   Chère miss Bosanquet, C’était très gentil à vous de me télégraphier, et je n’ai pas besoin de dire quel soulagement m’ont apporté vos nouvelles… J’ai été tellement heureuse d’apprendre que la fin a été paisible et inconsciente. 
   Vous allez ressentir un grand vide maintenant ; mais vous garderez de chers et heureux souvenirs des longues années de votre collaboration avec un des hommes les plus sages et les plus nobles qui aient jamais vécu.
   Nous qui le connaissions bien savons à quel point il aurait été grand même s’il n’avait jamais écrit une ligne.
   Je vous exprime ma plus profonde sympathie, et j’espère que vous allez maintenant vous reposer au calme de la campagne pour songer à votre propre travail.
   Merci encore de la gentillesse avec laquelle vous n’avez jamais oublié que j’étais avide de nouvelles.
   Votre très sincère Edith Wharton.

(Musique)

Sources :
Edith Wharton, A Backward Glance, Appleton-Century, New York, 1934.
Henry James and Edith Wharton Letters (1900-1915), edited by Lyall H. Powers, Weidenfield and Nicolson, London, 1990.
Henry James Letters, edited by Leon Edel, Volume IV, 1895-1916, Harvard University Press, 1984.

Les œuvres de Henry James et d’Edith Wharton sont dans le Domaine Public.

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