Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








Les deux premiers épisodes du feuilleton Retour à Calgary sont publiés dans BAT 8 et BAT 9.


L'Album Photos de Calgary paraîtra dans le prochain BAT.

 
RETOUR À CALGARY (suite et fin)

15. L'absence

Rendu à la civilisation, Ernest s'adresse à Marthe dès qu'il le peut. Dans sa chambre d'hôtel, dans le salon d'un restaurant, dans la salle d'attente d'une gare, sans relâche il noircit des feuillets. Et les gens qui observent l'étranger silencieux se demandent ce qui agite tant cette main, ce qui la fait trembler. Et les mots sont longs à atteindre leur but : trois semaines de train et de bateau.
   Rue Chéri, Marthe guette le facteur. Frémissante, elle recueille une lettre du Nouveau Monde. Elle va dans sa chambre de jeune fille. Elle lit :
   "Edmonton, le 17 novembre 1912.
   Ma chère Marthe,
   C'est dimanche et je passe mon après-midi dans ma chambre d'hôtel. Je viens de regarder encore les photos de toi et du petit bonhomme, et, pour attacher ma pensée à toi plus longtemps, je t'écris. J'ai ainsi l'impression de supprimer pour un court instant l'affreuse distance qui nous sépare…"

Durant neuf mois, Ernest demeura loin d'elle. Cette circonstance, qui mit ce couple à la torture, m'a révélé mon grand-père plus intensément peut-être que si je l'avais regardé vivre. Je sais tout ce qu'il a confié à sa femme au long de ces neuf mois : les mots de la tendresse, l'affliction dans la solitude, les questions angoissées sur la santé de l'enfant, les espérances du jeune ingénieur au sein d'un pays sans limites, ses projets merveilleux pour le printemps des retrouvailles…
   Grâce à ces lettres, Ernest et Marthe existent encore ici-bas. Il me suffit de les relire pour que la voix d'Ernest se réveille, pour que son cœur palpite de nouveau, pour que ses inquiétudes et ses joies renaissent. Les feuillets noircis forment un fleuve de vie, perpétuel, qui m'emporte quand je le veux.

Ai-je le droit de capter leur dialogue?
   S'apprêtant à quitter Coronmeuse, Mammy avait ouvert la malle de la chambre indienne. Au lieu de détruire les lettres d'amour — c'était le moment ou jamais — elle les avait classées; et sans doute les avait-elle relues, pour la première fois depuis quarante ans.
   Cependant, une enveloppe demeura close.
   Sur chaque lettre, j'ai trouvé une date inscrite au crayon, d'une main mal assurée de vieille dame. La même main avait noté, au dos des photographies, une date encore, un nom, un commentaire parfois.
   …Comme si Mammy nous avait préparé alors son cadeau posthume : la preuve tangible des aventures d'Ernest au Canada.

Il y a des envois de Calgary, de Red Deer, de Banff, de Westakiwin… Quelques-uns portent l'en-tête d'un palace nord-américain : King Edward Hotel à Edmonton, The Blackstone à Chicago, Château Laurier à Ottawa, Windsor à Montréal, Château Frontenac à Québec.
   Mon grand-père accomplit de nombreux voyages : en train, interminablement, à travers la Prairie; à cheval ou en traîneau dans la brousse.
   Martin Nordegg, directeur des Brazeau Collieries, l'a nommé ingénieur conseil du bureau de Toronto, et il songe à lui pour le poste d'administrateur général dans l'Ouest. De sorte qu'Ernest ne peut fixer Marthe sur la ville où l'on s'établira à son retour. Il se plaint du caractère imprévisible de Nordegg : "De ma vie, je n'ai rencontré un homme aussi moulin à vent que mon estimable Allemand." Il ne le désigne plus, avec humeur, que par un "N", d'allure impériale.
   Le port d'attache est un hôtel de Toronto. Ernest y mène une existence un peu morne : bridge et billard sont les distractions des soirées; le dimanche, il joue du piano dans sa chambre.
   "Et toi, écrit-il, tu me parais avoir joliment goûté cette exécution de la Troisième Symphonie de Beethoven, au Conservatoire de Liège. Ta suggestion d'approfondir ensemble l'étude d'une ou l'autre symphonie me sourit complètement. Et je t'achèterai un tabouret à dossier pour te faciliter la tâche de professeur…"
   Une photo montre Ernest sur la véranda du Marlborough Hotel : coiffé d'un melon, tout vêtu de noir, il a l'air d'un jeune veuf.
   Il participe à une fête dansante. "On ignora la scottish, la mazurka, et même la polka et la valse de chez nous, qui sont remplacées par les two-steps et les bostons. Je t'assure que je ne brille guère dans une salle de bal, ne sachant me mettre à danser toutes ces danses nouvelles. Mais cela m'est plutôt indifférent."
   Il se lie avec d'autres pensionnaires du Marlborough : "Mr Dowdell, un comptable qui a eu des revers en Angleterre et vient tenter sa chance au Canada; Mrs Hopps, veuve d'un professeur-écrivain de Londres.
   Elle a de quoi vivre, dit-elle, mais cherche néanmoins à ne pas dépenser son capital. Elle va probablement quitter sa place de correctrice dans un journal de Toronto pour devenir gouvernante-institutrice d'une petite fille issue d'une famille riche."
   À l'apparition de cette femme seule, Marthe a peut-être froncé les sourcils. Une aventurière? La photo reçue plus tard l'aura rassurée : Mrs Hopps est une lady victorienne, d'âge mûr, rigide des pieds à la tête, raide comme sa canne.
   Ernest écrit : "Ma vie actuelle présente tant de vide que parfois j'en suis bien fatigué. Hier, j'ai fait cinq heures de musique, seul, puis avec Mr Dowdell et Mrs Hopps qui chantaient de vieilles romances anglaises trouvées dans un album. Je ne suis pas fâché de repartir pour l'Ouest dans quinze jours, et je crois que je vais faire durer le voyage plus d'un mois, si j'y trouve un peu moins de mal du pays. Mais j'ai peur de t'avoir donné l'idée que je suis malheureux ici. Ce n'est pas cela. Je suis simplement morose à certaines heures, et ennuyé d'être toujours seul, quand je sais que j'ai toute une vie de bonheur à quelques centaines de lieues.
   Je t'envoie mes meilleurs baisers, mes baisers perdus!"

À Toronto, Ottawa, Edmonton, l'ingénieur se démène et se fait des relations : "avocats, agents du gouvernement, industriels, collègues puissants." Il songe à monter lui-même une affaire, plus tard, dans ce pays où tout commence.
   Il annonce à Marthe : "Je viens de constater que notre avoir récapitulé se monte à 80.000 francs. Nous pouvons dès à présent être rassurés au sujet de l'avenir, car si même je venais à disparaître, tu aurais de quoi passer tes vieux jours dans l'aisance et tu pourrais donner à notre fils une éducation complète."
   Il sait qu'il captive son interlocutrice en lui narrant ses découvertes :
   Je suis allé voir les charbonnages du parc Jasper, dans les Montagnes Rocheuses, sur la ligne du Grand Trunk en construction vers la côte. Cette ligne est à présent exploitée jusqu'à 500 km à l'ouest d'Edmonton, et de petites villes s'érigent peu à peu tout le long du parcours.
   C'est intéressant, je t'assure, de constater comme le chemin de fer ouvre cette contrée et provoque son développement rapide. On suit très bien les différentes étapes de la civilisation moderne. Ce sont d'abord des tentes indiennes, puis des cabanes construites au moyen de troncs d'arbres couchés et empilés, puis des maisons sans étage faites de planches rugueuses, puis des sortes de villas, et enfin des bâtiments en brique et en pierre, plus substantiels. Chaque ville de l'Ouest canadien laisse apercevoir des traces de ces différentes étapes de son développement.
   J'ai des problèmes de ce genre à résoudre à la mine de Nordegg, où une ville doit être érigée l'an prochain. La concession étant située dans la réserve forestière, on ne peut acheter le terrain, mais le gouvernement donne une licence permettant d'édifier des constructions. Il en résulte que nous aurons à bâtir toute la ville, y compris un hôtel, une école, la distribution d'eau, celle d'éclairage, etc., en plus des maisons d'habitation pour les ouvriers, les officials et leurs familles (un millier de personnes au début).
   Je viens de recevoir deux lettres de toi coup sur coup : l'une que j'ai trouvée en arrivant à Toronto, l'autre envoyée dans l'Ouest et ayant fait le voyage retour à ma poursuite."

Ernest décrit Toronto, la belle et grande ville, "excessivement riche", où Marthe résidera peut-être; il lui fait miroiter ses magasins.
   "Tout le monde paraît pressé. Les tramways sont aussi bondés que ceux de Stellarton après un concert à New Glasgow. Pourtant il y en a des quantités surprenantes. J'étais l'autre après-midi dans un bureau du douzième étage de la Traders Bank Building et, du balcon, je comptais à tout instant seize voitures de tramway visibles en même temps dans la même rue.
   Eugène Ysaye a donné deux concerts à Toronto cet hiver. Amundsen est venu faire un compte rendu de son voyage au pôle.
   John aura des compagnons ici, car je viens de lire un article exubérant où l'on déclarait que Toronto avait vu naître exactement mille enfants en janvier 1913. Tu connais assez les Canadiens pour savoir qu'ils ne sont pas hommes à laisser un tel record inaperçu."

Ernest a la révélation d'une musique inouïe.
   "Après dîner, nous sommes restés dans le salon de l'hôtel où un groupe de jeunes gens fredonnaient des chansons américaines, à mesure saccadée. L'un d'eux jouait du piano. Cela m'a intéressé de les écouter. Il faut toute une étude pour arriver à jouer ces morceaux à contretemps. Je m'en procurerai quelques-uns. C'est tout à fait différent de notre musique, mais cela présente une allure distincte qui me plaît assez."
   Voilà mon grand-père arpentant Chicago…
   "J'ai fait une longue promenade à travers la ville, sans en voir les limites, naturellement, bien que j'aie marché plus d'une heure dans la même direction. Je me suis finalement trouvé au milieu d'un parc garni d'allées goudronnées où les automobiles sont nombreuses. Ce parc est situé au bord d'un lac, semblable à une mer, et on y respire une brise rappelant la plage.
   Une chose me frappe à Chicago : la façon dont les moyens de communication entre les deux quartiers situés de part et d'autre de la rivière ont été compris et réalisés. Chaque rue aboutissant à cette rivière a son propre pont métallique, sur lequel passent chariots, automobiles, tramways et piétons. C'est formidable d'aspect, ces ponts n'étant qu'à trois cents mètres les uns des autres, et l'on est effrayé des sommes atteintes pour l'érection de ces travaux d'art.
   J'ai passé ma soirée d'hier au théâtre Olympic, qui présente la dernière invention d'Edison, le kinétophone.
   Edison est parfaitement arrivé à synchroniser les mouvements du cinéma et les sons du phonographe. On suit les paroles de l'acteur au mouvement de ses propres lèvres, et le bâton d'un chef d'orchestre paraît diriger absolument la musique, quelque rapide que soit le rythme. Et même dans un théâtre de grandes dimensions, on distingue et reconnaît très bien chaque bruit : un homme qui marche, un chien qui aboie, une assiette que l'on brise…
   Cependant, on n'est pas satisfait du son en lui-même. L'appareil nasillard altère suffisamment le timbre et la qualité de la voix du meilleur chanteur pour en détruire tout le charme. Néanmoins, c'est un important progrès réalisé. Si quelqu'un trouvait le moyen de restituer sur le phonographe le charme du naturel, l'invention serait parfaite en tous points."

Dans l'Ouest, Ernest s'émerveille comme un enfant — mais chacun, là-bas, se trouve en situation d'enfance.
   "Tout est intéressant, en plein bois, par temps de neige. Les traces de quantité d'animaux restent marquées sur le sol et je sais maintenant reconnaître l'empreinte que laisse un lapin, un lièvre, un écureuil, un orignal, une loutre, un chevreuil…
   Ordinairement, le lunch se prenait en forêt. On allumait un grand feu, et on préparait le thé avec de la neige fondue. On avait bien de temps à autre quelques brindilles de sapin, mais le grand air creusait tellement qu'on ne s'en apercevait guère."
   Ernest a voyagé un jour en automobile…
   "Bientôt elle s'embourba dans la neige, et nous eûmes à marcher deux kilomètres pour trouver une ferme qui pût nous procurer deux forts chevaux. Triste, hein! Après des efforts sans nom pour dégager l'auto en maints endroits, nous échouâmes à Leslieville, à 80 kilomètres de Red Deer. L'hôtel récent avait disparu, brûlé jusqu'au ras du sol. Le magasin de l'endroit avait heureusement des lits de camp pour mon compagnon et moi."
   Le traîneau est bien plus pratique. Au retour du Nordegg Claim, Ernest raconte, tout enjoué :
   "J'avais frété un traîneau et prévu victuailles, outils, couvertures, allumettes (ne souris pas, c'est très important). Nous avons battu les records de vitesse pour aller à la mine et en revenir. Le dernier jour, nous avons couvert 100 kilomètres, en changeant une fois de chevaux. Cela nous a pris treize heures, dont trois heures et demie d'arrêts pour les repas. Que dirais-tu de la traversée de Liège à Bruxelles en un jour et par quinze degrés sous zéro, assise sur le siège d'une voiture de maraîcher? Cela semblerait impossible en Belgique, n'est-il pas vrai? Et pourtant, les chemins y sont merveilleux en comparaison des routes (!) canadiennes, surtout quand celles-ci empruntent le remblai du chemin de fer en construction où les mottes de terre durcies vous secouent avec un brio sans égal. Non, cela n'a rien du doux glissement des traîneaux de luxe.
   Il y a des rampes à 35 degrés, où il faut sortir du traîneau pour aider les chevaux, ce qui vous essouffle un homme en un temps très court. Il y a des pentes dangereuses, où l'on n'ose rester assis de peur de l'accident. Puis, parfois, le sol n'est pas égal dans sa largeur, et le traîneau s'incline. Il faut alors prendre son élan et se jeter à plat ventre le plus loin possible du véhicule, tel qu'on le fait pour plonger dans la rivière.
   Croirais-tu que je n'ai pas eu froid du tout, bien que des glaçons de deux centimètres me pendaient à la moustache! Évidemment, je portais de quoi habiller trois hommes.
   Hélas! ma chère, tu ne pourrais guère m'accompagner dans ces pérégrinations à travers monts et plaines.
   Et cependant, je t'aurais tant voulue à mes côtés lors d'un certain lever du soleil, le jour où j'ai quitté la mine. Les pics neigeux se coloraient de nuances irisées d'une beauté prenante, et le contraste avec la vallée toute remplie d'ombre était d'un effet inattendu et merveilleux.
   Il faisait nuit quand notre traîneau a regagné Red Deer. Nous avons contemplé le ciel étoilé et reconnu la Grande Ourse, Vénus, le Triangle…Des étoiles filantes m'ont surpris souhaitant ton retour au Canada. C'est là le plus cher de nos vœux, n'est-ce pas?"

Et que dit Marthe?
   Il y a quelques années, j'ai lu en une nuit toutes ses lettres à Ernest. La plupart ont été perdues depuis lors (sans doute dans ces déménagements où les archives familiales risquent la mort). Elles ne sont plus pour moi qu'un souvenir de jeunesse. Je sais que Marthe répondait aux longs baisers, quelle se montrait mutine et tendre : proche de la petite fille de la rue de l'Ouest, à mille lieues de la vieille dame de Coronmeuse.
   Dans les lettres qui subsistent, elle relate les jours paisibles auprès de ses parents, rue Chéri. Elle parle peu d'elle-même. — "Cette indifférence que je t'ai toujours connue quand il ne s'agit que de toi", lui dit Ernest. Et en cela, Marthe ressemble à Mammy.
   Elle est aventureuse et confiante. Tout l'appelle au Canada : "Je viendrais te rejoindre, seule, si tu le désirais."
   Ces écrits éclairent par instants des personnages familiers, dont je ne sais rien (ceux peut-être de l'album noir de Coronmeuse). Marthe revoit d'anciennes compagnes de classe. J'ai ainsi des nouvelles de Lucy, l'une des signataires du "carnet de poésie" de 1901, la plus tendre. Non, Lucy n'est pas heureuse : son "Michaël" l'a abandonnée. "Je plains Lucy de tout mon cœur, commente Ernest. Elle ne méritait certes pas cette peine inattendue. Mais il vaut peut-être mieux pour elle d'avoir échappé à ce piètre monsieur, car Dieu sait ce qu'aurait été son avenir, toute sa vie!"
   Quand Marthe parle du déclin de son père, de ses errances au charbonnage de la Petite-Bacnure, Ernest répond : "Je suis vraiment peiné, pour toi et pour lui, de ce que la perte de sa mémoire s'affirme chaque jour davantage. Cela doit bien souvent t'attrister, toi qui as si bien connu ton père jouissant d'un esprit clair et puissant. Lorsque je le reverrai, je m'arrangerai pour l'impressionner avantageusement en soignant son faible, c'est-à-dire en lui offrant une caisse de cigares. Il ne me reconnaîtra peut-être pas, mais au moins il comprendra que je viens en ami."
   Il y a aussi des allusions à une "tante Nie", riche et méchante, sorte de fée maléfique, qui semble s'être opposée autrefois à leur union.

Le grand thème de leur dialogue, c'est le bébé qui, écrit Ernest, "sourit à tous, sauf à son pauvre père". Lettre après lettre, Marthe s'ingénie à le dépeindre.
   Elle envoie une photo d'elle et de John dans un encadrement en forme de cœur, avec cette dédicace : "Voilà ce que vous avez de plus précieux au monde. Est-ce aussi bien placé en réalité que sur la photo?"
   Ernest réplique : "Vous êtes placés mieux encore que sur cette même photo où vos deux images ne remplissent pas complètement le cœur, ce qui est contraire à la réalité."
   Triomphante, Marthe lui annonce des miracles.
   Ernest : "Entre nous, je ne puis croire que le bébé ait prononcé le mot «papa» deux fois, et j'ai bien peur que tu n'aies été le jouet d'une douce illusion, que tu me transmets pour me faire plaisir."

"Ottawa, le 10 janvier 1913.
   Je suis resté sans nouvelles pendant près de trois semaines, si bien qu'à Toronto j'en étais venu à m'intéresser aux arrivées des bateaux au port de New York, et j'ai souffert plusieurs déceptions en constatant que le courrier d'Europe ne m'apportait rien de toi… Mais il me semble que je suis en train de te gronder, ma chère femme; ce n'est pas dans ma pensée, car ta longue lettre a tout réparé. Je l'ai tout d'abord dévorée. Je l'ai relue posément, en m'arrêtant aux jolis détails que tu me donnes sur notre John. J'ai serré dans mon portefeuille ses cheveux blonds et soyeux. J'adore tes lettres, et bientôt elles cesseront à cause de notre réunion!
   Ainsi, ton fils a étrenné sa première culotte et il a, à sa manière, copieusement arrosé ce cadeau mémorable. Eugène n'a-t-il donc pas peur de ces douches intempestives? Un de ces jours, son ardeur de coiffeur va être rafraîchie! Mais on pardonne tout à un petit homme qui s'est décidé à gagner un quart de kilo par semaine.
   Marthe, je suis tout ému quand tu me racontes comme le bébé s'attaque à tes tresses, et je voudrais bien en faire autant moi-même. J'ai si souvent besoin de toi!
   À quand notre long baiser tant reculé! À quand notre prochain bonheur!

Ottawa, le 1er février 1913.
   Tu as donc commencé à lui donner du porridge. Et il l'aime? Il ne tient pas de son père à cet égard. On voit qu'il est canadien, le petit pendard!
   Pour son premier anniversaire, j'aurai une bouteille de champagne dans ma chambre et, avec quelques amis, je boirai à la photo qui orne une muraille. Cela m'amuse de dire bonjour à votre photo chaque fois que j'entre dans ma chambre; et je l'aperçois en m'éveillant le matin. Oui, ma chère, je te salue d'un sourire, tantôt gai, tantôt triste.

Chicago, le 19 février 1913.
   La meilleure nouvelle était le poids respectable de 7,3 kilos atteint par le bébé pour son premier anniversaire. C'est réellement un petit homme maintenant, avec ses trois dents, ses essais de conversation, ses gestes vifs de gamin. J'ai été content d'apprendre que tu avais fêté la date du 7 février en compagnie de Jeanne, d'Eugène et de tes parents. En Belgique comme en Amérique, on aura parlé de lui et bu du champagne en son honneur.
   J'ai beaucoup pensé au contraste des deux nuits du 7 février 1912 et 1913, l'une toute de souffrance, l'autre toute de plaisir. Je me vois encore errant dans l'escalier de notre maison de Stellarton, m'efforçant de rester près de toi et me sentant chaque fois obligé de te quitter parce que trop ému par tes gémissements, par tes supplications pour avoir du chloroforme, et par la profonde gravité de l'heure qui mettait en danger ce que j'ai de plus précieux au monde.
   Plus je vais seul, plus je me sens incomplet : jamais parfaitement heureux, jamais affreusement triste. Tout ce qui m'arrive me paraît d'essence provisoire.
   Neuf mois de veuvage, grand Dieu! C'est long et lourd à supporter. Mais quelle joie quand je te reverrai et quelle ineffable compensation!

Red Deer, le 3 mars 1913.
   Les journaux d'ici dépeignent la situation européenne comme très sombre, par suite de l'attitude de l'Allemagne et de la France au sujet des armements. Certains prédisent une nouvelle guerre entre ces pays, et cela m'effraie pour vous deux, car Liège serait probablement sur le chemin des armées conquérantes.
   Si une calamité pareille éclatait, le mieux serait que tu fuies au plus vite vers Anvers et le Canada."

"Red Deer, le 14 mars 1913.
   Dimanche dernier, je me suis promené dans Red Deer à ton intention; j'ai pris quelques photographies de cette ville où nous installerons peut-être note home.
   C'est la prairie canadienne, avec peu d'arbres et peu de collines.
   Red Deer compte 6.000 habitants et est promise à un essor rapide, par sa situation sur la ligne du Canadian Pacific Railway, à égale distance (150 km) d'Edmonton et de Calgary, qui ont chacune 70.000 habitants. Quatre heures de train suffisent pour se rendre dans l'une ou l'autre de ces villes.
   Claire, jolie, pleine de soleil et de blancheur l'hiver, Red Deer est maussade et sale au printemps, et quelconque en été.
   Les rues sont excessivement larges, comme c'est l'habitude dans l'Ouest, mais la brique et la pierre ont fait leur apparition plus qu'en Nouvelle-Écosse. Les gens se pavanent dans les deux rues principales où sont installés les magasins. Il y a, outre le chemin de fer, une rivière, quelques beaux édifices en briques, deux théâtres habituellement consacrés au cinématographe, mais où s'arrêtent parfois des troupes de passage, un ring où les messieurs s'adonnent aux douceurs du curling, puis des tas de résidences en recul du trottoir de bois.
   Tout autour, le Golden West étale ses richesses immenses de blé et d'avoine. Cette terre se travaille à la machine et l'on n'emploie pas de fumier.

Bonsoir, ma chère Marthe, et à bientôt de tes nouvelles. Tu dors à cette heure. Le bébé aura un sourire pour toi à ton réveil.
   Ernest."


16. Le bateau pilote

En avril enfin, tout se décide et tout se précipite. On habitera Red Deer. Ernest télégraphie à sa femme de prendre le premier bateau pour New York.
   Marthe reçoit encore une lettre à bord du S.S. Lapland qui approche de l'Amérique.
   Cette enveloppe-là a été ouverte d'une main fébrile. Je l'ai sous les yeux : le papier déchiré témoigne de l'émotion de ma grand-mère.

"Toronto, le 22 avril 1913.
   Ma chère Marthe,
   Je t'écris dans l'espoir que le bateau pilote t'apportera ma lettre, la dernière, une heure ou deux avant ton arrivée au port de New York.
   Les cinq jours qui nous séparent encore me paraissent devoir être interminables. Je vais jeudi soir à Ottawa. Et le vendredi soir, je prends le train pour New York…
   Le mal de mer t'aura-t-il épargnée cette fois? Avez-vous rencontré des icebergs? C'est la saison du Titanic; j'y pense souvent et m'inquiète.
   Si tu as reçu ma lettre à l'escale de Douvres, tu es déjà un peu au courant des raisons qui ont motivé mon télégramme. En tout cas, je réserve toute explication complémentaire pour notre tant désirée conversation. Comme ce sera doux d'entendre de nouveau ta voix! Et puis il y a le petit bonhomme qui va bientôt se mettre à parler et qui aura finalement attendu de revoir son père pour commencer à nous appeler maman et papa.
   Nous fêterons ensemble à New York nos quatre ans de mariage (la date de ton retour n'aurait pu mieux tomber).
   J'espère que John sera très gentil dans le train et que tu pourras jouir de cette traversée du Canada en longueur, en oubliant la monotonie du voyage et sa durée exagérée.
   J'ai acheté une maison à Red Deer, pour 5.000 dollars. Quant à M. Nordegg, tu le verras le mois prochain dans l'Ouest.
   Et maintenant, ma chère amie, prends notre John dans tes bras et monte sur le pont. Tâche de voir le quai d'embarquement et de me faire un signe de joie dès que tu m'auras reconnu. Je n'ai pas de jumelles, et je le regrette bien fort, car cela me fera perdre quinze minutes de bonheur. Mais mon cœur me dira vite où tu es, et je sentirai une impatience folle monter en moi en attendant l'accostement du bateau. J'ai rêvé de tâcher d'être admis sur le bateau pilote, mais je connais si peu New York que je ne vois pas bien comment m'y prendre. Il me faudra donc attendre au quai. Ce sera long, mais le bonheur de te serrer sur mon cœur me repaiera au centuple. Je t'adresse par lettre mes derniers baisers. Chante, ris et sois gaie comme moi, et si tu as une traversée pénible, oublie-la en pensant au charme de nous revoir et de nous aimer.
   Ernest."


17. Red Deer

Réuni, le couple redevient secret.
   J'ouvre un album de photographies, qui apporte quelques lueurs dans les ténèbres du passé. Les images saisies par Ernest devant la maison de Red Deer sont bien celles du bonheur; ses vœux s'accomplissent. John continue son irrésistible ascension : voilà qu'il se tient debout et, un de ces jours, il va s'élancer tout seul, vaillamment, à la conquête du monde. Puis Marthe et Ernest lui apprendront le nom de chaque chose.
   Le soir, après avoir mis leur enfant au lit, ils s'assoient côte à côte au piano, et recommencent leurs quatre-mains si longtemps interrompus.

Mardi 7 octobre 1913 : une lettre d'Ernest. Pour peu que le couple se disjoigne, je perçois des chuchotements. Une lettre de nulle part : griffonnée près de la ligne en construction dans la montagne.
   "J'étais sur le chemin du retour et déjà au camp numéro 8 quand j'ai reçu communication que l'Inspecteur des charbons du Canadian Northern était en route pour la mine. Naturellement, il est désirable que je l'accompagne, d'autant plus que cet examen de charbon est de première importance. Mon retour s'en trouve reculé d'une semaine."
   Le billet se termine ainsi : "Soigne-toi bien, sois vaillante et forte comme toujours, en attendant la venue de notre second enfant, une petite fille j'espère."

Faisons un pas de géant, jusqu'au 8 novembre 1915.
   "Je viens de passer une heure au cinématographe de Wetaskiwin. On y voyait entre autres tableaux un enfant de l'âge d'André, barbouillé à souhait. C'était tout à fait «petit frère» quand il s'essaye à nettoyer une assiettée de chocolat, et le bambin du cinéma lui ressemblait surtout dans ses chutes amusantes."
   La voilà, la "petite fille espérée" : un second gamin, aussi turbulent que John.
   Mais revenons en arrière, car ce temps est précieux.
   Fin 1913 : le fabuleux hiver canadien s'est emparée de Red Deer. De grands chevaux attelés à un traîneau attendent le prince John pour une promenade sur la glace de la Red Deer River — cette "rivière du cerf" tient son nom de l'appellation indienne Waskasoo Seepee; jadis, sur ses bords, les Cris guettaient le cerf.
   Février 1914 : le travail redouble à la mine. Ernest reçoit là-haut cette lettre de sa femme : "Sais-tu que, la première nuit où tu es parti, j'ai eu tellement froid au lit que je me suis réveillée, glacée, à deux heures du matin? J'ai essayé, mais en vain, de me rendormir. Je me suis alors relevée pour faire une friction à l'alcool, j'ai mis mon sweater et je me suis tout de même réchauffée et endormie. Donc, mon cher mari, dépêchez-vous de revenir pour me tenir un peu chaud.
   Te voilà donc à nouveau engagé dans une expédition d'homme des bois. J'envie ton traîneau, mais pas tes raquettes. Tout ce que je te souhaite, c'est que tu ne souffres pas trop du froid, et que tu me reviennes non gelé.
   Ici, la gelée continue. On a un ciel de printemps et un sol d'hiver."


18. L'homme qui devint une ville

Martin Nordegg avait promis à Sir William Mackenzie que, le jour où la première locomotive atteindrait la mine, 100.000 tonnes de charbon seraient prêtes à être chargées. "Cela prit trois ans, mais je tins parole", écrit-il.
   Le 1er mars 1914, les deux hommes font ensemble le voyage jusqu'à la mine, dans le wagon privé du président du Canadian Northern Railway. On photographie la luxueuse voiture arrêtée au pied du mont Colisée, avec Nordegg et sir William sur la plate-forme, et quatre officials, dont notre Ernest, sur la voie.

Reprenons les Mémoires de Martin Nordegg, où l'on voit un homme "devenir une ville" :
   "Les peintres inscrivirent mon nom sur la façade de la gare; je fis une demande à Ottawa pour la création d'un bureau de poste à Nordegg; les cartes de l'Alberta furent modifiées.
   Le grand magasin de la compagnie, le club des mineurs, une boucherie, une boulangerie, une laiterie, s'établirent au bord de ce lac où j'avais aperçu des oies sauvages, trois ans plus tôt.
   J'étais considéré sans nul doute comme un personnage important à l'ouest d'Edmonton. Les officiers de la Royal North West Mounted Police saluaient en moi un homme habilité à s'écarter du strict respect de la loi. Je n'abusai pas de cette tolérance, mais elle me fut nécessaire à certains moments.
   Deux policiers furent affectés en permanence à Nordegg. Je leur fis construire un cottage qui, selon leurs instructions, comportait une chambre blindée, avec des barreaux, pour servir de cellule.
   Dans les villas réservées aux officials s'installèrent le directeur de la mine, son adjoint, le médecin, le chef-comptable, le gérant du magasin et enfin moi-même. Ces six cottages, de même que l'hôpital, le club des officials et le poste de police, étaient bâtis sur le flanc de la colline surplombant la cité des mineurs. Le chemin de fer passait entre les deux secteurs.
   En choisissant cet emplacement, j'avais eu des appréhensions. Hélas! elles étaient justifiées : j'avais créé une caste d'hommes «supérieurs» et, plus encore, de femmes «supérieures». Car les dames de la ville refusèrent de se mêler socialement aux femmes habitant au-delà du chemin de fer. Et toutes mes tentatives pour ébranler leurs préjugés furent vaines.
   Un jour, assistant à une leçon, je fus convié à prendre le thé chez l'une de nos quatre institutrices. Elles provenaient toutes de bonnes familles de l'Est. Au cours de la conversation, je fus étonné d'apprendre qu'elles n'avaient jamais frayé avec les mères des enfants vivant sur la colline. Je mis mon point d'honneur à introduire officiellement les maîtresses d'école dans la «haute société» de Nordegg. Je convoquai aussitôt le leader de celle-ci, mais rencontrai une rebuffade.
   Voici comment j'arrivai à mes fins.
   Le cinématographe était terminé. À cette occasion, les dames organisèrent un bal, mais uniquement pour les habitants des cottages. Ceux-ci avaient réservé les trois premières rangées du cinéma, séparées des autres par un cordon. Moi, j'avais retenu cinq sièges au premier rang, ce qui intriguait les dames.
   J'avais invité les maîtresses d'école, en leur recommandant de préparer leurs plus belles toilettes et de ne parler de cela à personne.
   Le jour de la fête, j'allai les chercher moi-même. J'attendis que tout le monde fût en place dans la salle. Alors, j'offris le bras à l'institutrice la plus âgée, et, suivis des trois autres, nous fîmes une entrée pompeuse… Il me serait difficile de décrire l'expression du regard des ladies. Heureusement pour elles, la salle fut plongée dans l'obscurité. Pendant le bal, les messieurs firent danser les jeunes institutrices, et la glace fut rompue.
   Mais il n'y eut pas d'autre exception.
   La population de Nordegg s'accroissait à chaque arrivée du train. Des mineurs galiciens, polonais, italiens, roumains, s'installaient. Un Chinois apparut aussi et ouvrit une blanchisserie.
   La baignoire d'émail, qui équipait chaque maison, et dont j'étais très fier, fut utilisée par certains immigrants pour entretenir le charbon, et le water closet servit au bain du bébé. Le médecin et moi-même eûmes fort à faire pour les en dissuader.
   La plupart des mineurs avaient des poules et des cochons, qui troublèrent l'état sanitaire de la ville. Je lançai un concours du plus beau jardin. Ce fut presque un succès. Enfin, la façade des maisons avait une allure présentable, mais l'arrière restait une horreur. Alors j'appelai les institutrices à mon aide. Pendant les vacances, les enfants nettoyèrent les surfaces arrière. Et puis le rude hiver amena dans Nordegg des ours affamés, qui saccagèrent les bacs à immondices et les tas de rebuts des alentours.

Au printemps, une nouvelle menace surgit.
   Une lady venue d'ailleurs établit un camp de tentes qui constituait, en fait, un quartier réservé. La population féminine de Nordegg fut horrifiée et, pour une fois, unanime. Une délégation des deux parties vint me voir. En écoutant ses doléances, je dois avoir souri. Car il me fut rapporté que ces dames, loin d'être satisfaites de l'entrevue, restaient sur l'impression que je considérais les tentes comme un intéressant complément à la cité.
   Je leur avais cependant promis d'en parler aux gardes forestiers, bien que ce camp installé en dehors des limites de la ville (à environ un mille à l'est) ne fût pas sous ma juridiction.
   Le jour suivant, ces dames organisèrent une expédition du côté du red-light district. Elles prirent bien soin de marcher en rangs serrés, pour ne pas être contaminées. Et elles se mirent à observer avec beaucoup d'attention les allées et venues. Elles restèrent une heure entière, assises sur un promontoire. Mais fort peu de clients apparurent près des tentes, et, du reste, dès qu'ils apercevaient les dames postées en sentinelles, ils s'éclipsaient.
   J'avisai les officiers de police, mais ils refusèrent de se mêler au business de la propriétaire des tentes et de ses pensionnaires. Stuart Kidd, le gérant de notre magasin, entretenait lui-même de bonnes relations avec les jeunes femmes, car c'étaient d'excellentes clientes, qui payaient comptant.
   J'en parlai au chef forestier. Il me dit, après avoir inspecté consciencieusement les tentes, que leurs occupantes étaient tout à fait dans leur droit, pourvu qu'elles prissent des précautions contre le feu.
   J'appelai un policier qui passait par là, et lui demandai d'assister à notre entretien. Il me dit qu'il irait visiter ce secteur lui aussi, pour s'assurer qu'aucun règlement n'y était enfreint.
   Il me rapporta plus tard que les étrangères avaient de belles manières, qu'elles ne vendaient pas de liqueurs, et qu'il n'existait aucune loi interdisant à des ladies de camper dans un bois et d'y recevoir des gentlemen. Apparemment, il avait été fort bien traité là-bas.
   J'exposai les vues du policier et du chef forestier aux maris des plaignantes.
   Ce qui se passa dans leurs foyers, je l'ignore. Mais le camp devint, et resta, une grande attraction pour les dames de Nordegg, qui étaient si curieuses. Et le gérant du magasin me signala, avec une évidente satisfaction, que la vente de la marque de parfum utilisée sous les tentes s'accroissait énormément parmi la population féminine de la ville."
   (Fin du récit de Martin Nordegg)


19. L'ours tué près de la maison

Depuis la construction du chemin de fer à travers la Prairie, plus de deux millions d'immigrants se sont établis dans l'Ouest du Canada.
   Voilà que le mouvement se renverse. Les fils de ces jeunes hommes arrivés si plein d'espoir dans les terres vierges vont être envoyés sur les champs de bataille du vieux continent, avec les troupes britanniques.
   En août 1914, Ernest et Marthe habitent encore Red Deer. Ils resteront longtemps sans nouvelles de leurs familles de Liège, ville conquise.
   Pour Martin Nordegg, qui représente au Canada la German Development Co, les ennuis commencent. On le soupçonne d'envoyer des fonds dans son pays d'origine et d'aider les espions du Kaiser. "Les officials, surtout l'ingénieur belge et le médecin, me témoignèrent de l'animosité", notera-t-il dans ses Mémoires.
   En mai 1915, lorsque Rome rejoint les Alliés dans la guerre, les mineurs italiens de Nordegg (un quart de la population) défilent à travers la cité et hissent leurs couleurs à l'un des mâts érigés devant la maison de l'Allemand. Le lendemain, ce drapeau a disparu. M. Nordegg est accusé du sacrilège. Les Italiens déploient un autre étendard; des policiers monteront la garde. "Au matin, écrit Nordegg, comme je regardais le thermomètre à la fenêtre de ma chambre, je constatai avec stupeur que le drapeau avait encore été enlevé. La colère grandit contre moi…"
   Et, en juin, Nordegg est chassé de Nordegg.

C'est alors que Marthe et Ernest s'installent dans ce qu'ils surnomment par dérision la High Life Avenue.
   J'ai deux photos de leur jardin, avec le mont Colisée à l'arrière-plan. On distingue les blanches maisons des mineurs alignées dans la vallée. John, en petit uniforme de soldat britannique — qui ne songe à la guerre, en cette année 1915? — est juché sur le poney de son ami David. Sur une autre image, il joue avec un fusil à bouchon, dans un sous-bois. Sa maman ne le quitte pas des yeux. Car nous sommes à l'orée de la plus grande forêt du monde (chaque été, des enfants et des adultes se perdent dans ses profondeurs, peut-être à jamais). Et, quelque part dans cette solitude environnant Nordegg, habitent des animaux féroces. Une nuit, un étrange visiteur est venu gratter à la porte barricadée du cottage des Gheur; c'était un ours, et Mammy nous disait en riant : «Quelle frousse nous avons eue!»
   Le 10 décembre 1915, Ernest écrit : "Je profite d'une demi-heure d'arrêt entre deux trains pour t'envoyer de mes nouvelles. J'ai fait un bon dîner à l'hôtel Macdonald d'Edmonton, en écoutant de la musique. Ils ont un orchestre composé d'un violon, d'un violoncelle et d'un piano, qui ose s'attaquer à des morceaux difficiles. Une tirade («Profitons bien de la jeunesse… nous n'avons pas tous les jours vingt ans») m'a rappelé Renée et les dimanches après-midi que je passais en chanson chez mes parents, avec ma sœur au piano. Il n'y a rien comme la musique pour évoquer les souvenirs!
   Rencontré à Edmonton un monsieur qui connaît Martin Nordegg et l'a vu à New York, où il racontait des histoires de drapeaux, de perquisitions, et ses difficultés pour entrer aux États-unis.
   Je suppose que nos deux bambins continuent de saccager la maison. André a-t-il appris trois ou quatre nouveaux mots? John fait-il des glissades sensationnelles sur la neige fraîchement tombée? Je pars maintenant examiner une concession à l'ouest d'Edmonton. Je m'arrangerai pour rentrer à Nordegg au plus tard le vendredi 24. Je tiens absolument à passer les fêtes avec toi et les enfants, et j'aurai juste le temps d'installer l'arbre pour le matin du 25.
   Dis aux enfants que je dois rencontrer «Petit Noël», qui leur apportera beaucoup de beaux jouets s'ils sont bien gentils."

L'été suivant, Marthe séjourne avec les garçons au bord du lac Sylvan. Ernest, demeuré à Nordegg, lui décrit l'épanouissement de leur jardin : "Les nasturtiums sont beaux, mais si feuillus que les fleurs restent en grande partie cachées. Les nouveaux poppies commencent à s'ouvrir et apportent beaucoup de boutons. Deux fleurs de sweet peas sont visibles. Quelques bluets ont échappé aux ravages du cheval qui s'était promené dans le jardin. Les candytufts se couvrent de fleurs et sont splendides."
   Poppies, sweet peas, candytufts… Ces termes, qui leur en disaient long, sont pour moi lettre morte. Ils relèvent d'un code de la tendresse.
   Je me souviens que Mammy aimait beaucoup les fleurs et qu'elle était fière de les connaître toutes par leur nom. Elle me désigna un jour, au bord d'un chemin de campagne, la cardamine des prés, dont plus personne ne m'a parlé par la suite.

Noël 1916 : Ernest est souffrant (les suite d'une chute dans la mine, selon la tradition familiale). Il part se reposer au soleil de Los Angeles, avec sa femme. J'ai une réminiscence d'un récit de Mammy : elle qui raffolait des oranges nous disait avoir été éblouie par les grands vergers de Californie. «Ils n'étaient jamais clôturés, mais personne ne s'avisait de voler des fruits.»
   Après la fonte des neiges, gros émoi à Nordegg : un ours géant a été aperçu près des cottages. Sûrement un grizzly! M. Shanks, voisin des Gheur, prend sa carabine et part. Son fils David veut l'accompagner. On enferme les enfants : le petit David Shanks, et puis John, qui proteste : «Moi aussi j'ai un fusil», dit-il en brandissant son jouet.
   Une détonation dans la forêt. Tout le monde accourt. Ernest, qui a des instincts de reporter, se munit de son appareil photo. Il songe qu'il va enfin rencontrer le monstre des Rocheuses, dont ses compagnons d'expédition lui parlaient tant. Convalescent, il marche avec précaution.
   «Look! the grizzly!» s'écrie un gamin de Nordegg en montrant du doigt l'énorme bête affalée sur un tronc d'arbre. Shanks l'a eue du premier coup. Ce grand gaillard en salopette est tout intimidé par son triomphe. Il aimait mieux affronter l'ours que la vieille institutrice et ses cris perçants. Ernest demande aux curieux de s'écarter : il va photographier le chasseur avec son trophée. Le blond David rejoint son père et pose à ses côtés, l'air grave. Marthe porte «petit frère» dans ses bras. «Regarde… regarde le grizzly», lui dit-elle.
   …Une belle journée.


20. Au lac Brûlé

M. Shanks a donné la dépouille du grizzly à mon grand-père. C'est un cadeau d'adieu, car l'ingénieur belge va quitter Nordegg avec les siens; il dirigera l'exploitation minière du lac Brûlé (quelque deux cents kilomètres à l'ouest d'Edmonton). Une ville sera fondée dans ces montagnes. Toute l'aventure recommence.
   Cependant Marthe s'inquiète. Ernest est-il vraiment rétabli? Elle appréhende pour elle-même le temps des valises, des aménagements précaires, des longs parcours en train avec ses garçons turbulents (John a cinq ans et André trois ans). Cette maman a soif de certitude. Mais la sage Marthe admet que, tant que dure la guerre — incertitude première, dominant le monde — elle ne doit pas être exigeante.
   En avril, Ernest part seul pour le lac Brûlé. De son côté, Marthe fait un voyage de reconnaissance à Edmonton, où elle séjournera bientôt, en attendant l'achèvement de la nouvelle maison.
   Et c'est aussi le temps des lettres qui reprend.
   Le soir du 18 avril, dans sa chambre d'hôtel, Marthe écrit : "Les polissons sont endormis et je vais profiter du silence pour t'envoyer quelques mots…"
   Au même moment, dans le camp des mineurs, Ernest :
   "J'ai vu par le journal d'Edmonton que tu étais inscrite au registre de l'hôtel Macdonald, ce qui me fait croire que la première partie de ton voyage, seule avec les deux garnements, s'est bien passée.
   En ce qui me concerne, je me suis remis au travail avec plaisir. Toutefois, je m'aperçois que je n'ai pas encore regagné mon ancienne vigueur, et je suis obligé de raccourcir mes promenades dans la mine et de marcher doucement. Quand il s'agit de grimper, j'en ai vite mon compte, mais je grimpe quand même, ce que je n'aurais certes pas pu faire le mois dernier.
   J'ai une chambre dans les bureaux, où j'écris et où je dors. Le lit est confortable et, chose exceptionnelle pour un camp, contient des draps blancs. Je me suis acheté des vêtements d'ouvrier pour aller dans la mine et ménager les deux costumes que j'ai emportés.
   Il y a douze maisons bâties et vingt-quatre autres en cours de construction. Pour la nôtre, il me faudra commander tout le matériel, de sorte que je n'espère pas voir le travail commencer avant un bon mois.
   Alors je te propose de changer nos plans. Je pense maintenant qu'au lieu de séjourner à Edmonton, tu pourrais venir tout de suite ici, dans une maison provisoire. Nous serions logés au moins aussi bien qu'à Coronado, avec cette différence que la lumière électrique manque encore et que l'eau doit se prendre à un robinet installé à quelques pas. En outre, il n'y a pas encore de magasin et il te faudrait acheter tout au boarding camp.
   Je ne m'habitue pas à mon isolement actuel. J'ai dans le cœur l'image de toi et des deux petits bonshommes, réunis derrière la grille de la gare de Nordegg, agitant la main pour me dire au revoir. C'est presque une obsession.
   Un doux baiser pour l'anniversaire du 29 avril (huit ans de mariage!). Je t'attends.
   Ernest."

"Edmonton, le 24 avril 1917.
   Ma chère Marthe,
   M. Andrews, appelé dans l'Est, m'a télégraphié de le rencontrer sur le train de Vancouver et de l'accompagner jusqu'à Edmonton. C'est pourquoi je suis ici ce soir. J'en profiterai pour aller demain à Calgary où se discute le renouvellement d'une convention avec les mineurs.
   Ce voyage imprévu me fait manquer la lettre que j'espérais de toi à Brûlé.
   Le garçon-chef de l'hôtel Macdonald trouve nos enfants vifs et actifs; il prétend qu'il est impossible de refuser quelque chose à André quand celui-ci se met en tête de bien vouloir ce quelque chose. Cela me laisse supposer une petite scène lors de ton passage ici, il y a une semaine.
   Le matériel pour la maison va être commandé aujourd'hui ou demain. J'ai fait le plan d'un bungalow, que je joins à ma lettre.
   Il y a déjà plusieurs dames à Brûlé, et beaucoup d'enfants. Il nous faudra songer à ouvrir une école. J'ai fait la connaissance de Mrs Shepherd, la femme d'un employé. Elle joue au bridge et est de première force au piano. Son mari chante, d'une petite voix assez agréable. Mrs Shepherd est une grosse dondon, qui fait du cheval pour maigrir et qui adore les beaux quartiers de New York. Je suis bien sûr que tu ne l'aimeras guère, mais il vaudra mieux ne pas le montrer.
   Dimanche dernier, je pesais 137 livres, soit 9 livres au-dessous de mon poids normal. Mais c'est 5 livres de mieux qu'à Los Angeles. Hier et avant-hier, j'ai eu des maux de tête pour la première fois de ma vie. Par moment, lors d'un mouvement brusque, j'éprouve comme un vertige et crains de tomber. C'est un signe de faiblesse qui passera probablement avec le temps.
   La cuisine du camp ne me convient pas tout à fait, et je serai content quand tu seras arrivée à Brûlé. Comme marche l'emballage? Je suis honteux de te laisser toute cette besogne, mais il faut si longtemps pour se rendre à Nordegg et en revenir que je ne puis songer à aller t'y voir. Heureusement que d'ici huit jours, tout cela sera passé et que nous serons de nouveau réunis.
   Je t'embrasse tendrement. Dis à John et à André d'être bien gentils.
   Ernest."

Cette deuxième lettre va être devancée par un télégramme, appelant Marthe au Western Hospital de Calgary.


21. Calgary, le 3 mai 1917

Sur les événements qui suvirent, Marthe garda le silence pendant le reste de sa vie. Et lorsque j'interrogeai papa, son récit tint en très peu de mots :
   «Le 3 mai, après un séjour d'une semaine à l'hôpital, mon père mourut. Mammy et André l'avaient rejoint dès le début. Quant à moi, j'étais resté à Nordegg, chez les Shanks. Je ne suis arrivé à Calgary que le dernier jour.»
   John se souvenait surtout d'une frustration d'enfant : pourquoi l'avait-on laissé à l'écart?…

Dans le Calgary Herald du mois de mai 1917, trouverai-je quelque trace de cette disparition? Non. Le journal regorge de deuils, mais il s'agit des fils du Canada tombés en Europe. "Nos pertes en une semaine : environ 6.000 hommes", annonce la « une », qui présente une carte géante des fronts français, belge et britannique.
   Dans l'acte de décès de mon grand-père, il est dit :
   "Causes :
   -directes : affaiblissement du cœur;
   - y ayant contribué : hémorragie cérébrale."
   Le nom du déclarant, Stuart Kidd, je l'ai rencontré tout au long de la correspondance d'Ernest comme des Mémoires de Nordegg.
   Stuart Kidd est un homme de l'Ouest. Il assurait le ravitaillement de la réserve indienne des Stonies quand il a été recruté par Martin Nordegg, en 1910.
   C'est lui qui conduisit la première mission d'Ernest dans les Rocheuses. Il a montré à l'ingénieur comment seller un cheval et à se servir d'un revolver. Tout le monde l'appelait « Captain Kidd ». Ernest, pour sa part, l'a initié à la technique de la photo.
   Dans la cité nouvelle, Kidd l'éclaireur est devenu à la fois juge de paix, receveur des postes et gérant du magasin de la compagnie. À l'instigation de M. Nordegg, il a épousé l'une de ses vendeuses : une Écossaise toute rousse, qui s'empourpre cent fois par jour, et qui a fait modestement son entrée dans la ville haute.
   Il est l'homme de toutes les situations, celui qui aide les autres à vivre.
   Aujourd'hui, le pionnier au nom de pirate a mis son meilleur costume. Après l'enterrement sur la butte du cimetière de Calgary, il propose à Marthe d'accomplir pour elle les formalités à la mairie.
   Et puis Marthe regagne le cottage de la High Life Avenue.
   Elle y trouve une lettre : le dernier envoi, dont rien n'arrête la trajectoire.
   Heureusement que d'ici huit jours, tout cela sera passé et que nous serons de nouveau réunis. Je t'embrasse tendrement. Dis à John et à André d'être bien gentils.
   La belle écriture semble altérée; cette main avait peiné, pour une fois. La jeune femme détourne son regard du plan du bungalow esquissé par lui.
   Ernest!
   Mais il y a tant de choses à faire. Et à défaire… Décommander les matériaux de leur maison… Où Marthe pourra-t-elle aller? À Liège plongée dans la guerre, sa mère, Eugène et Jeanne savent-ils déjà? Les censeurs allemands ont-ils laissé passer son télégramme? Marthe ne veut pas pleurer devant les enfants. Il est grand temps de les mettre au lit. Que va-t-elle leur donner à manger demain? John n'aime aucun légume. Un jour, au déjeuner, son papa l'avait ligoté sur sa chaise, par jeu. Et le gosse, quel air sérieux! Marthe sanglote. Il ne faut pas!
   Et puis un employé de la mine de Brûlé apporte les objets personnels de l'ingénieur. « Il y avait aussi une lettre pour lui, madame. »
   Marthe reconnaît son propre message d'Edmonton, arrivé trop tard. Elle rangera avec les autres lettres, dans une malle, l'enveloppe fermée.
   Ce temps est fini, ces mots n'ont plus de sens.

Et le mois de mai suit son cours. Un matin, Marthe découvre une floraison dans son jardin; le jeune soleil, qui fut tant espéré, caresse son visage; André progresse et John se montre charmant… Tout vient contredire la mort.
   Les garçons semblent avoir accepté le nouveau départ de leur père, son voyage «jusqu'au ciel». Rien ne les étonne de celui qui les soulève comme plumes et les fait pirouetter, qui pénètre dans les entrailles de la montagne, qui connaît même « Petit Noël »… John demande cependant :
   «Papa ne reviendra jamais, jamais?»
   John aura sa vie entière pour ressentir l'absence. Aujourd'hui, il rit, il tempête, il joue à se battre avec son frère.

Juin 1917 : l'ultime photo de Nordegg. Marthe et les enfants pique-niquent dans l'herbe haute, près du lac aux oies sauvages. John et André ont fait des bouquets de boutons d'or. Marthe est insaisissable : l'ombre portée par son chapeau me cache son regard.
   Les revoici un an plus tard, à Montréal — Marthe a trouvé refuge chez son frère Georges. Un autre dimanche. On promène les enfants dans le parc Lafontaine. John est pétulant. André a acquis cet air timide que j'observerai sur ses portraits ultérieurs. Marthe n'est plus la même : toute vêtue de noir, et ce regard tellement désolé, tellement grave.
   Elle préfigure déjà notre Mammy.

L'été 1979, mon frère Jean-Paul quitta Vancouver pour explorer encore le vieux cimetière de Calgary. Il m'envoya la photo d'une dalle que la neige lui avait dissimulée la première fois; isolée dans l'herbe, elle porte cette unique inscription : PAPA.
   Était-ce la tombe recherchée? Marthe avait-elle fait graver sur la pierre le mot merveilleux que ses deux petits garçons ne devaient plus guère prononcer?
   Nous ne le saurons jamais.


22. Les enfants d'Ernest

Je regarde un journal en lambeaux : la Gazette de Montréal du mardi 11 novembre 1918, édition spéciale pour trois cents, que Mammy avait conservée dans ses archives. "L'Allemagne a signé l'armistice. Les hostilités ont cessé à 11 h (heure de Paris), 6 h (heure de Montréal)." Heure incroyable, moment béni. En Belgique comme au Canada, on chantera le Tipperary. Le 16 novembre, Marthe écrit à Liège : "Nous allons revenir."

Le 14 décembre, Eugène répond :
   "Ma chère Marthe,
   Votre bonne lettre vient de nous arriver et a été la bienvenue, est-il besoin de le dire?
   C'est une des choses qui nous ont pesé le plus pendant cette maudite guerre, que d'être privés de toute correspondance un peu digne de ce nom; car on ne peut évidemment appeler ainsi les cartes postales que nous échangions et dont le texte aurait pu être imprimé une fois pour toutes : il fait bon ou mauvais, la vie est chère, etc.
   Nous étions, bien sûr, au courant des défenses de correspondance édictées par notre paternel gouvernement général mais il y avait tant de défenses, et de toute espèce, qu'on avait fini par ne plus y attacher d'importance particulière. Tout Belge était devenu un délinquant « en puissance », comme on dit en physique, et ceux qui écopaient se paraient de leur condamnation comme d'un titre de gloire.
   Néanmoins, tout coup de sonnette un peu brusque, surtout le soir, nous faisait sursauter et je me souviens d'un jour où, appelé d'urgence à la Bergverwaltung, je m'étais muni de plusieurs lignes de chocolat pour le cas où mon absence se fût prolongée contre mon gré.
   Cela prouve au moins que nous avions du chocolat!
   Évidemment c'était devenu un objet de grand luxe (35 et 40 F le paquet) mais nous avions acheté pas mal de paquets au début; nous les ménagions avaricieusement, au point que nos voleurs en ont encore trouvé sept ou huit le 2 septembre dernier, jour néfaste dans notre histoire.
   Ce jour-là, un lundi, Jeanne s'était rendue chez une tante, rue de Campine, et j'étais allé la rejoindre vers six heures.
   En rentrant à Herstal, vers dix heures, nous constatâmes la disparition de toutes les choses transportables : vêtements, souliers, provisions, argenterie, bijoux, argent, etc. Il ne restait que les meubles.
   Inutile de dire la longueur de la tête que nous avons tirée; d'autant plus que nous savions qu'il ne fallait pas espérer retrouver les voleurs et que le remplacement était pratiquement impossible, soit par manque absolu, comme pour les draps de lit, soit par les prix insensés qu'on en demandait.
   La nécessité rend ingénieux : nous nous sommes tirés d'affaire, momentanément s'entend.
   Mais la vie au quai du Bassin nous était devenue particulièrement pénible : nous avions la phobie du voleur. Le moindre bruit entendu le soir était le signal d'une ronde, avec lampe de mine et canne en fer, à travers les différentes pièces, granges, remises.
   Aussi Jeanne décida-t-elle de rentrer dans le giron maternel et, depuis les premiers jours de novembre, nous sommes installés rue Chéri, 32.
   Vos caisses ne pourront donc pas trouver au quai du Bassin l'hospitalité souhaitée mais nous saurons bien trouver une place ailleurs pour les entreposer.
   Nous espérons, ma chère Marthe, que vous mettrez tout en œuvre pour nous revenir le plus vite possible. L'impression qui nous est restée de Jean ou John (comment dit-on?) ne nous est plus d'aucune aide pour nous le représenter tel qu'il doit être maintenant, et André, mon filleul, nous est tout à fait inconnu : il faudrait nous envoyer des photos, autant que possible des instantanés, quand ils font une bonne blague bien répréhensible, telle la mise à sac de la maison ou le sabotage des tuyaux.
   En attendant votre arrivée, je vais toujours m'informer s'il n'existe pas d'assurance contre l'incendie volontaire, le bris volontaire des meubles et autres dégradations analogues, pour qu'aucun souci ne vienne troubler notre joie quand nous verrons nos neveux dans leurs exercices.
   Quel dommage que notre pauvre vieil Ernest ne soit plus : nous nous étions promis tant de plaisir de son retour!
   D'autres aussi sont partis : R…, qui avait été aux charbonnages des Kessales avec lui, L…, un bon camarade de l'École des mines.
   Mais tout cela, c'est la vie, et, comme vous le dites, rien ne sert de se lamenter éternellement.
   Pendant la guerre, j'ai continué à travailler au charbonnage, à production réduite et avec des difficultés variées. J'en étais encore bien heureux car rien n'a été aussi terrible que l'inaction pendant toute cette période où nous n'apprenions d'une façon certaine (et toujours amplifiée) que les revers des nôtres. Le caractère de nos collègues métallurgistes et autres qui avaient dû cesser le travail s'aigrissait tous les jours.
   Malgré nos occupations, il y a cependant encore eu des moments de noire désespérance où nous nous demandions si nous n'allions pas devenir Boches et si, pour l'éviter, nous ne devrions pas aller casser des cailloux sur les routes étrangères, ce qui était particulièrement désagréable à deux vieux sédentaires comme nous, pour qui le déménagement de Liège à Herstal avait déjà dû faire l'objet d'un conseil de famille.
   Enfin le cauchemar est terminé!
   Nous avons eu à Liège, depuis le départ des Boches, des soldats de tous les pays alliés. Quelques Canadiens se sont particulièrement distingués le soir de l'entrée du Roi et de la Reine.
   Ils étaient une dizaine, officiers et autres, arrivés à sept heures place Saint-Lambert. Ovationnés par la foule, émus par quelques généreuses libations, ils réclamèrent la Brabançonne et la Marseillaise. Et la foule, qui recouvrait toute la place, se mit à chanter sous la direction de l'un d'eux institué chef d'orchestre. Ce fut ensuite leur tour avec le God save the King et un autre hymne anglais où revenait souvent "O Canada!" (votre air national?).
   La soif se faisant sans doute sentir, ils entrèrent au Continental, où nous étions. La foule y fit irruption et la séance recommença. Tout le monde était monté sur les tables, les garçons pestaient de ne pouvoir avancer, le patron craignait qu'on n'enlève sa verrerie. Bref, tous étaient enchantés!
   Vers neuf heures, en rentrant, nous rencontrâmes à nouveau nos Canadiens, toujours à la tête de quelques centaines de personne déambulant au son du Tipperary
   Je m'arrête, parce qu'il faut bien garder quelques matières pour mes prochaines lettres et parce que, si j'écrivais davantage, la paresse de ma femme s'en prévaudrait peut-être pour prétexter qu'il n'y a plus rien à dire.
   Bien affectueusement à tous,
   Eugène"

Pour sa part, Jeanne dresse l'inventaire des objets volés : "Toute l'argenterie, les beaux couverts de tante Nie… mes deux broches, mon bracelet, le collier de tante Nie (c'est une vraie malchance), les petites bagues en or, une montre en or et une épingle de cravate qu'Eugène venait d'hériter…" On devine que cette énumération met à la torture Jeanne la coquette.
   Elle se ressaisit : "Ce n'est qu'une perte matérielle." Elle sait bien que ses sœurs ont été tout autrement éprouvées : Marthe, veuve à trente-cinq ans; Clary, dont le mari est rentré du front de l'Yser avec une santé gâchée par la grippe espagnole.
   Mais l'obsession revient :
   "J'oubliais de te dire que notre jambon, quinze boîtes de sardines, six paquets de chocolat, du macaroni, tous les cigares d'Eugène…"
   Oui, Jeanne la parcimonieuse est anéantie devant ce pillage. Et elle conclut : "Je crois qu'il reste bien peu d'honnêtes gens sur la terre."
   Ensuite, elle annonce à sa sœur tous les décès survenus depuis la guerre dans les familles voisines ou amies. La liste est abondante. Et j'y trouve Lucy, l'une des compagnes de Marthe à l'école normale, l'une de celles qui lui avaient souhaité un très long bonheur.

Cette lettre qui franchit l'océan va rendre à Marthe un peu d'espoir. Elle indique le chemin, elle promet une famille pour John et André. Car ce que dit Eugène, à sa manière blagueuse, c'est : « Nous veillerons sur vous trois. Venez vite. »
   À quarante-trois ans, Eugène Frisée se résout à ne point avoir d'enfant. Mais il attend le paquebot d'Amérique qui lui apportera ses neveux. Cet homme a de la force, du savoir, de la bonne humeur à revendre. Cet homme est fait pour emmener un petit garçon sur ses épaules, et pour lui présenter le monde avec ferveur.

L'Atlantique demeurant infesté de mines, Marthe n'embarquera qu'au printemps 1919. Pendant cette traversée-là, interminable, elle sera plus que jamais victime du mal de mer.
   À Anvers, les diables qui surgissent du bateau et dévalent dangereusement la passerelle, étonnent l'oncle Eugène. Deux sauvageons, s'exprimant dans un sabir franco-anglais, comme des trappeurs de l'Alberta.
   Les arrivants s'installent rue Chéri, auprès de la grand-mère, Joséphine Bernard, de Jeanne et d'Eugène. Quand Marthe ouvre ses malles, sa sœur est effarée : « Mon Dieu! Pourquoi t'es-tu encombrée de ces choses? » La tête d'orignal occupe à elle seule une énorme caisse. Le sombre charme de la peau de grizzly se déploie.
   Marthe ne renie rien du Canada, mais elle a choisi le silence. Jeanne est allée prévenir le clan Gheur : « Il ne faudra pas lui parler d'Ernest. Elle a trop de chagrin. »
   Après six ans d'absence, Marthe ne reconnaît plus sa ville. Le pont des Arches a été dynamité. La rue de l'Ouest a reçu le nom du général Bertrand, héros de la Grande Guerre. La colline verdoyante de Sainte-Marguerite commence à se couvrir de maisons.

Un dimanche après-midi, les gens de la rue Chéri font visite à Erich et Greta, place Saint-Barthélémy. Pendant que les grands prennent le thé, les deux gamins, restés au jardin, creusent un trou dans la pelouse souffreteuse, soignée herbe par herbe. «Un trou d'au moins deux mètres.» Les grands découvrent avec horreur le travail de ces taupes humaines. Pour Greta la wagnérienne, c'est l'écroulement du Walhalla! Marthe ordonne à ses fils de remonter; méfiants, ils se terrent; Eugène ne parvient à les récupérer qu'en déposant au bord du trou deux pièces de vingt-cinq centimes.
   L'oncle, qui a renoncé depuis la guerre à ses moustaches kaiserlich, est un maniaque des cheveux coupés ras. Tous les quinze jours, il prétend tondre lui-même les garçons avec un appareil mécanique. Souvent l'engin se coince dans une mèche et l'enfant endure un supplice pendant que le coiffeur improvisé tente de le dégager.
   Sur les instances de Jeanne, on ira chez un vrai coiffeur : le vieux M. Turquin de la place Saint-Barthélémy. Pratique, le petit André lui dit : « Je vous en supplie, monsieur Turquin, coiffez-moi une bonne fois comme Erich! »
   …Un crâne tout nu éloignerait la tondeuse diabolique d'Eugène.

John et André se mêlent aux bandes de gamins du quartier du Nord. Ils fréquentent l'école communale, place de la vieille Montagne. (Où donc est-elle, cette montagne? Ils ne voient qu'une colline boisée, et c'est un pauvre bois de ville, décharné; on n'y va jamais.)
   Après la classe, on joue à «refouler», expression de gosses, qui veut dire : charges héroïques, tirs de cailloux, insultes, grandes revanches.
   John a donc rejoint le quartier des origines. Au siècle dernier, Pierre Gheur l'armurier avait tenu boutique rue Saint-Léonard. Et puis Alfred Bernard, la canne à la main, arpenta cette place de la Vieille-Montagne. Les « trois amis » furent les coqs de ce village.
   Et pourtant, le garçon va revendiquer une autre partie. Quand le fils du boulanger, le fils de l'ingénieur ou le fils du menuisier lui demandent :
   «Qu'est-ce qu'il fait ton père?»
   John avoue son état d'orphelin. Puis il brandit une arme magique. Le grand absent, c'était…
   «Un ingénieur canadien. Mon père cherchait des mines de charbon chez les Indiens…»

Voici venir la légende qui devait exalter notre enfance : cette gloire mystérieuse, née d'un deuil.
   John avait vécu nos rêves.
   Dans ses plus lointains souvenirs, John apercevait le Canada. Quelques images se détachaient, infiniment précieuses : un horizon de neige… la masse du mont Colisée… un homme jeune… Et jamais le jour ne se levait sur ce monde.

À mon tour je scrute ma mémoire.
   Papa nous racontait une histoire de Nordegg :
   «J'étais entré dans la forêt sans permission…»
   Et, avec le gros crayon bleu de son bureau, il dessinait une maison, des sapins, une silhouette d'enfant.
   «Je me suis arrêté pour faire pipi. Il y a eu un coup de feu. J'ai tourné la tête et j'ai vu un loup, abattu près de moi. Alors un Indien est sorti d'un buisson. Le canon de sa carabine fumait.»
   Un enfant désobéissant, menacé par un loup et sauvé par un chasseur indien : c'est une vieille histoire, version canadienne du Petit Chaperon Rouge. Je la rapporte telle qu'il me semble l'avoir entendue. Mes frères et sœurs en ont retenu des variantes. D'après Jean-Paul, le tireur se trouvait posté dans un arbre; selon Françoise, l'arme était un arc; pour Anne, l'Indien était Jacob l'éclaireur en personne; Pierre, enfin, croit même qu'il ne s'agissait pas d'un Indien, mais de Stuart Kidd l'approvisionneur.

En grandissant, les fils de Marthe se révèlent bien différents : John est rieur et candide, André farouche et ombrageux; l'aîné court les rues, l'autre s'enferme avec des livres. Et sans doute les deux frères cultivent-ils ces caractères contrastés, afin d'atténuer leur concurrence inévitable. Ils se sont réparti tacitement le terrain. Si John règne sur le Canada, André rêve chevaliers, spadassins, pirates.
   Les films muets, événements formidables, alimentent leur passion. L'idole de John, c'est Tom Mix. Le film d'André, c'est Les Trois Mousquetaires (version française, à épisodes, avec Aimé Simon-Girard, Armand Bernard, et, dit-on des meubles authentiques pour décor).
   Car ce tout jeune garçon ne s'intéresse qu'au passé. Pendant que ses camarades convoitent des animaux vivants, André demande à son oncle des armes anciennes, des coffres, des parchemins. Il hante les magasins d'antiquités, connaît tous les musées de Liège, fouille les répertoires d'état-civil à la recherche de ses ancêtres. Il va rassembler en peu d'années — grâce au «mécénat» d'Eugène — un trésor : livres du XVIIIe siècle, épées, carabines à silex, mousquets, tromblons, pistolets d'arçon, armure de samouraï, boulets de canon, hallebardes, cottes de mailles…

Certains dimanches, Eugène ouvre pour ses neveux les grilles du "Charbonnage de Belle-Vue", son étonnant domaine, au bord d'une étroite et banale rue de Herstal. John et André caressent les chevaux, poussent les berlines dans la cour déserte. Un jour, ils assistent à la remontée des mineurs. Surgissent, avec fracas, des masques troués par la blancheur des yeux. Eugène murmure : «Venez, les mineurs n'aiment pas qu'on les regarde.»
   L'oncle est devenu pour les deux garçons un père qui ne dit pas son nom mais qui assume pleinement ce rôle. Il répond à toutes leurs questions, encourage et récompense, apaise les chagrins. Il leur a lu des contes de fées.

En 1928, après la mort de Joséphine Bernard, Eugène installe son monde dans un immeuble de la place Coronmeuse mis à sa disposition par le charbonnage.
   La "Maison Breuer" est une élégante demeure bourgeoise, bâtie en 1765, dans le style Régence. Le toit à tourelles abrite un grenier géant. La façade est riche de fenêtres à petits carreaux multicolores. Dans plusieurs pièces, les murs sont tendus de toiles représentant des scènes de chasse ou de mythologie… André s'émerveille. Voilà bien le musée digne de contenir ses collections!
   Il demande s'il peut montrer la maison à ses amis.
   Il amène «ses amis», et ce sont des messieurs à binocle, barbe blanche : historiens, archéologues. André les écoute et les interroge… L'enfant au milieu des docteurs.

De ce temps de Coronmeuse, une lettre m'est parvenue.
   André, quinze ans, relate les nouvelles à son frère, qui séjourne en pays flamand :
   “Herstal, le 15 juillet 1929.
   Mon cher John,
   Après t'avoir laissé à Turnhout, nous sommes rentrés très vite, en trois heures à peine. Je n'ai guère conduit plus de trois kilomètres, par crainte des gendarmes et parce que les routes étaient fort fréquentées. À Gheel, nous avons manqué d'être accrochés par une Citroën, et mon oncle en a sué de bien grosses gouttes.
   À Herstal, une mauvaise surprise nous attendait : le feu avait pris dans la lampisterie du charbonnage et, malgré les efforts des pompiers de Liège, elle avait été détruite de fond en comble et les six cents lampes qui s'y trouvaient étaient perdues.
   L'incendie a été allumé, suppose-t-on, par des charbons rouges semés d'une locomotive ou encore par un verre formant lentille et qui aura fait brûler des torchons remplis d'huile.
   Ce qui inquiétait le plus mon oncle, c'était que, demain, les mineurs ne pourraient descendre, faute de lampes; alors, avec M. Lemaire, nous sommes partis en auto, à la recherche de lampes disponibles dans les charbonnages voisins.
   Malheureusement, les trois premiers gérants que nous voulûmes voir étaient partis, et mon oncle désespérait d'en trouver un chez lui, lorsque nous vîmes M. Demani qui en mit deux cents à notre disposition.
   Maintenant on avait les lampes, mais ce n'était pas tout, il fallait les nettoyer, les remplir pour demain matin, et il n'y avait qu'un seul lampiste.
   Alors, dans le besoin, on réquisitionna M. Lemaire, le gros nouveau chauffeur, le chef des réparations et encore quelques autres, qui passèrent la nuit au charbonnage.
   Aujourd'hui matin, je suis allé faire quelques courses : j'ai acheté la Chronique d'Adrien d'Oudenbosch, qui me paraît intéressante, et des caramels pour mon oncle.
   Je t'embrasse bien fort.
   André Gheur."

Et, d'une grosse écriture, pas encore formée, André répertorie ses acquisitions : antiquitésarmescuriositésgravureslivresmanuscritsmonnaies. À la dernière page du carnet, il note quelques résolutions (1. Boire après les repas — 2. Manger des oranges — 3. Ne plus lire dans mon bain).
   Il dessine des armes à feu : winchester, browning, colt, mauser, parabellum… Comme ces noms lui plaisent!
   On signale des vols dans le quartier; André prend ce prétexte pour demander le pistolet convoité. Eugène, échaudé par le cambriolage de 1918, cède au harcèlement de son filleul.
   Un jour de novembre 1931, André s'enferme dans sa chambre, pour étudier. Il s'installe dans son fauteuil de cuir et se met à lire, tout en maniant le browning, avec la désinvolture d'un connaisseur. Son bras glisse-t-il de l'accoudoir? Une balle le frappe à la tête.

Eugène s'était forgé le cœur d'un père : il va souffrir comme un père.
   Recevant la visite d'Erich, le maître de Coronmeuse confie à son vieil ami : «Nous étions trop heureux.»
   Oui, la joie régnait ici, et cet homme féru de mythologie croit à la jalousie des dieux.
   Oui, Marthe elle-même avait trouvé une sorte de sérénité auprès de Jeanne et d'Eugène. À dix-sept ans, André venait d'accéder à l'École des mines. Son papa eût été content.
   Et voilà que le demi-bonheur de Marthe est dévasté…
   Vingt ans plus tard, quand nous envahirons à notre tour la maison de Coronmeuse, nous découvrirons, dormant dans le ténébreux grenier, le trésor d'André. Une seule pièce manque à ses collections : le browning. Eugène l'a jeté dans la Meuse.

Est-ce à ce coup de feu que nous devons d'exister?
   Après la mort d'André, les liens se resserrent entre les familles de la place Saint-Barthélemy et de la place Coronmeuse. Tant et si bien qu'en juin 39, la deuxième fille d'Erich épouse le fils aîné d'Ernest. La réception a lieu dans un salon de l'Exposition de l'Eau, puis toute la noce embarque sur un bateau mouche, pour une excursion, par un soleil radieux. Au bout de l'été survient la mobilisation. En mars 40 naît une Françoise. En mai, John est fait prisonnier par les Allemands.

Marthe lui écrit :
   "Herstal, le 4 janvier 1941.
   Mon cher fils, depuis le 1er janvier, nous avons un hiver digne des hivers canadiens : neige, gelée, vent du nord qui vous perce jusqu'aux os. Il y a huit jours que je n'ai plus vu Françoise; il fait trop mauvais pour la sortir, et quand je suis allée chez vous au nouvel an, elle dormait. Ce fut un bien triste jour de l'an — mais malgré tout, je me suis accrochée à la tradition et j'ai fait quelques visites.
   Je compte bien aller voir Françoise demain. Si le temps est trop froid pour la promenade, nous jouerons ensemble avec des cuillers, ou des jouets, ou du papier.
   Hier, nous avions notre réunion bimensuelle d'amies; c'était chez Mme N…, et j'y ai vu la petite fille de son fils, prisonnier également; elle est du même âge que Françoise, elle n'a encore que deux dents, mais elle fait déjà des efforts pour marcher. C'est une vraie réunion de «grands-mères» et chacune a un conseil à donner ou une histoire à raconter. Mon cher fils, porte-toi bien et reviens-nous le plus vite possible.
   Maman."

De Breslau, en Silésie, John envoie de courts messages sur le papier ligné des prisonniers de guerre. Comme à l'école, il faut "n'écrire que sur les lignes et lisiblement" (Deutlich auf die Zelten schreiben!). La place étant mesurée, le prisonnier va au plus pressé : envoyez-moi du tabac, de grosses chaussettes, un chandail…
   John trace cependant ces mots qui me retiennent (et dont le caractère allusif a pu paraître suspect aux censeurs) :
   "Le 14 juillet 1941.
   Mon cher Oncle Eugène,
   Pour pouvoir te mettre vraiment au fait de tout ce que j'ai à te dire, il faudra bien attendre le jour heureux où nous aurons à nouveau une aimable «conversation du dimanche matin». Je rassemble donc quelques preuves susceptibles de t'intéresser. Quand on a déjà vécu plus d'un an dans un camp de prisonniers, on découvre l'homme sous son vrai jour. À côté de vertus parfois sublimes, il y a beaucoup de misères… Apprendre que tu avais conduit Françoise dans l'ancien bureau de son papa, place Coronmeuse, m'a fait grand plaisir. Rattacher les enfants au passé, leur constituer un «capital souvenirs», est tellement important! Je comprends si clairement pourquoi tu encourageais notre cher André dans ses recherches généalogiques ou archéologiques, et dans la constitution de ses collections de choses vieilles et belles. — Très affectueusement à tous. John."

John est libéré au printemps 1942. En signe d'adieu, ceux qui restent dans l'Oflag agitent aux fenêtres, non pas des mouchoirs de poche, mais des draps de lit. L'amitié, dans les camps, ne se mesure pas. Ces blancheurs qui frémissent sur la façade du baraquement bouleversent mon père.
   Il gardera toujours une nostalgie des deux années de captivité. «C'était le bon temps», dira-t-il. Une fête de fraternité. Dans la société des camps, où l'argent n'avait guère de sens, où comptaient d'abord la discipline personnelle et la tolérance, John était fort. La vie «normale», avec ses mensonges, son égoïsme, sa cruauté, le déconcertera bien davantage.
   On n'en est pas encore là. Après la naissance, en janvier 1943, de Jean-Paul, son premier fils, John s'est enrôlé dans l'Armée secrète. Il part pour les maquis d'Érezée, en Ardenne. Ses camarades le surnomment «le lieutenant souriant».
   Place Saint-Barthélemy, Greta reçoit quelquefois des officiers de la Wehrmacht venus de son village natal.
   Place Coronmeuse, jour après jour, mon autre grand-mère écoute la radio anglaise. Pas un instant Marthe ne doute de la parole de Churchill. Elle connaît les formidables ressources de l'Empire, pour avoir jadis traversé en train, avec son mari, les champs de blé du Golden West.
   Quand les sirènes ont donné l'alarme, et qu'une vague d'avions gronde au loin, Greta, réfugiée dans sa cave, frémit tout entière.
   Marthe reste impassible. Si même le bombardement des ponts, des nœuds ferroviaires, menace les habitations alentour, elle a confiance : «Ce sont des Canadiens aux commandes.»
   Un jour, on découvre Greta étendue près d'une fenêtre. Elle vient de voir un autre drapeau flotter sur la citadelle de Liège; les couleurs belges ont remplacé celles du Reich… Et Greta, fille des forêts de l'Eifel, a perdu connaissance.
   Marthe emmène Jean-Paul dans sa poussette, comme tous les jours, quand un camion marqué de l'étoile blanche surgit place Coronmeuse. Elle prend le petit garçon dans ses bras, elle lui dit : «Ce sont les Américains.» Un soldat noir saute du camion, juste devant elle… Tout sourire, majestueux comme un roi mage, il tend à Jean-Paul un paquet de friandises.
   Pour Mammy, quelle victoire! Les hommes «grands et forts» du Nouveau Monde sont venus sauver, choyer ses petits-enfants. Et Marthe a pu dire au soldat noir, avec un parfait accent, Thank you very much. Merci pour les bonbons, merci pour tout. Et puis Good-bye! Les larmes aux yeux.

Épilogue

Novembre 1981. Je vais refermer la malle aux archives. Mon voyage se termine.
   Voilà cent ans que Marthe est née, cinquante ans que le jeune André a disparu.
   J'écoute les cris de François et Charlie : est-ce qu'ils pleurent? est-ce qu'ils rient? Par la fenêtre de mon bureau, j'aperçois Agnès dans le jardin. Elle veille sur les dernières fleurs de la saison. Nous nous faisons signe.
   Mon père, lui aussi, est parti.

Je feuillette encore quelques livres.
   Dans le volume bleu des contes de fées, cette inscription sur la page de garde : École primaire de garçons — Distribution solennelle des prix — Un prix général est décerné à l'Élève Eugène Frisée — Août 1885. C'était le premier ouvrage que mon grand-oncle avait su déchiffrer. Et quand, ayant hissé sur ses genoux John et André, ou bien Jean-Paul et moi, il prononçait :
   Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne… Quand il arrivait à l'image de la Barbe Bleue levant son coutelas sur la jeune femme échevelée, Eugène renouait avec ses plus anciennes, ses plus chères émotions. Le livre-fée l'avait changé en enfant.
   J'ouvre La Prairie de Fenimore Cooper et je vois ces mots tracés par Mammy : John Gheur — Noël 1924. Cette année-là, le Père Noël voulait, le temps d'un roman, restituer au jeune exilé ses grandes contrées sauvages.
   Le livre de Marthe, c'est L'Imitation de Jésus-Christ. Autre bouquin miraculeux. «On l'ouvre au hasard, et l'on trouve toujours une réponse aux questions que l'on se pose», affirmait Mammy. Elle en lisait quelques pages chaque soir dans son lit, puis elle le glissait sous son oreiller, comme une arme qui la défendrait des cruels visiteurs de la nuit.

Et maintenant, la lettre qui était restée fermée :
   "Hôtel Macdonald, Edmonton.
   Mercredi 18 avril 1917.
   Mon cher Ernest,
   Les polissons sont endormis et je vais profiter du silence pour t'envoyer quelques mots avant notre départ, demain matin. Je me demande anxieusement comment tu vas depuis ton arrivée au lac Brûlé. J'espère que ton travail ne t'occasionne pas trop de fatigue et que tu as un bon lit. N'oublie pas les promenades et le repos en plein air; n'oublie pas que tu dois encore pendre grand soin de ta santé, pour toi d'abord, pour moi et les enfants ensuite.
   Ici, il fait froid; la neige fond au fur et à mesure qu'elle tombe sur les trottoirs : on ne voit que de fourrures et costumes d'hiver; mon chapeau fait presque tache dans le tableau.
   Il me semble que les deux gamins se querellent moins que d'habitude. Ce qui m'ennuie le plus, c'est d'être au restaurant avec eux deux; John veut apprendre à couper sa viande tout seul et petit frère veut beurrer son pain!
   En arrivant à l'hôtel, lundi soir, John m'a demandé si papa allait pleurer maintenant qu'il était tout seul au lac Brûlé. Je lui ai répondu que papa pleurerait sûrement s'il apprend que ses petits garçons sont méchants. Petit frère a évidemment demandé la même chose. Et à présent, dès qu'ils font les méchants, ils me disent : «Il ne faut pas écrire ça à papa!»
   John m'a déjà promis d'être bien sage dans le train, demain.
   Il a fait sa valise : c'est une boîte à souliers renfermant son singe, son lapin, ses candies et un mouchoir de poche et aussi un drapeau triangulaire acheté aujourd'hui.
   Et moi aussi, je vais faire mes valises; il me semble qu'elles se remplissent de plus en plus. Je ne puis dire que je me réjouis de rentrer à Nordegg, mais j'ai hâte que l'emballage soit terminé.
   Envoie-moi de tes bonnes nouvelles. Une grosse bise des enfants et mon tendre baiser pour toi.
   Marthe."

Quinze jours après, à l'hôpital de Calgary, leur dialogue fut interrompu.
   Marthe se trouva seule, toute seule au bout du monde, pour affronter l'inconcevable.
   Et c'est elle qui allait me recueillir dans ses bras, un soir à Coronmeuse. M'ayant vu franchir la porte du petit salon, où gisait mon oncle Eugène, Mammy s'était postée dans le vestibule. Présente.

Dis à John et à André d'être bien gentils : Ernest avait ainsi conclu l'ultime message à sa femme.
   Les garnements firent mieux : ils la sauvèrent du désespoir.
   Marthe vécut pour eux et par eux.
   Et, bien plus tard, après qu'André lui fut enlevé aussi, nous arrivâmes à son secours. Marthe retrouva en moi le profil d'Ernest, sa blondeur, en Jean-Paul son caractère intrépide. Nous étions plus forts que la mort. Sans le savoir, nous prolongions une histoire d'amour; non, Marthe n'avait pas rêvé ses huit années de bonheur.
   Elle promena tour à tour chacun de ses cinq petits-enfants dans un landau, à travers les parcs et le long des quais de la Meuse. Elle parlait gravement au bébé, comme s'il pouvait comprendre. Les passants s'étonnaient des bizarreries de la vieille dame.
   À chaque naissance, Mammy renaissait. Elle repartait de zéro, apprenait au nouveau venu à compter jusqu'à dix, jusqu'à cent, jusqu'à mille… Elle lui présentait les riches voyelles et leurs faire-valoir, les consonnes. Elle prononçait le nom trois fois nanti de la reine des voyelles : Canada.

Veuve, Marthe n'a plus jamais joué du piano. Après tant de quatre-mains, elle ne pouvait supporter que sa musique restât sans écho.
   Nos jeudis furent ses jours de fête. Et quand nous devenions des Indiens attaquant un troupeau de bisons dans la «brousse», Mammy n'avait nul besoin d'une métamorphose… Elle était une femme de l'Ouest, et nous pouvions à peine y croire.
   Alors, pour nous seuls, elle redit les noms du bonheur perdu : Red Deer, Nordegg, Rocky Mountain House. Elle raconta le «papa de papa».
   «C'était un cow-boy ou un trappeur?
   — Ni l'un ni l'autre : un ingénieur des mines. Il cherchait des gisements de charbon dans les Montagnes Rocheuses.»

Mais Marthe est devenue bien vieille. Lorsqu'elle assiste à nos ablutions et que son regard croise le miroir, je la voix froncer les sourcils. Comme elle se trouve changée! Ernest va-t-il jamais la reconnaître? Comme c'est long de vivre sans lui!
   Maintenant nous sommes grands et Mammy se sent si fatiguée. Elle doit partir, on l'attend.
   Elle nous dit doucement au revoir, avec des recommandations : «Soyez bien sages, soyez heureux.»
   Et puis elle se détourne.

Et voilà que l'espace et le temps ne comptent plus. Il n'y a plus d'océan qui sépare Marthe de son jeune mari, plus d'années sans lui qui s'accumulent sur ses épaules et qui font mal.

Voilà que les mots apportés par le bateau pilote de New York, en 1913, retrouvent un sens.
   Chante, ris et sois gaie comme moi, et si tu as eu une traversée pénible, oublie-la en pensant au charme de nous revoir et de nous aimer.
   Ernest.

 

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