Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
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1. Les jeudis de Coronmeuse

Paul Verlaine venu faire une conférence à Liège, on lui suggéra une promenade sur les quais de la Meuse.
   «La Meuse? Merci bien! Je l'ai déjà vue à Charleville», répondit le poète.
   Pourtant, ce n'était pas la même. Il y a loin de la jeune Meuse de France au fleuve solennel et opulent du pays de Liège. Pas plus que la Meuse de Dinant ou de Namur ne ressemble à celle de Liège. Du côté de Namur, ce sont encore des eaux de plaisance. Les habitants ont des rapports intimes avec le fleuve. Ils s'y baignent. Ils savent les endroits poissonneux ou dangereux.
   À Flémalle, la Meuse s'engage dans un long défilé d'usines. Atteignant Liège, elle se déploie, comme chez elle.
   C'est une vieille histoire. La Meuse a façonné cette ville, déterminé ses contours et ses sociétés. Elle donna sa forme baroque à un grand boulevard. Et elle créa deux sortes de Liégeois : ceux d'en deçà, ceux d'au-delà. "Outre-Meuse", autres mœurs.
   Et puis, à Herstal, la rive gauche retrouve une apparence de campagne. Dans les années cinquante, un terrain vague s'étendait entre la place Coronmeuse et l'esplanade Albert-Ier. Les enfants qui jouaient là-bas regardaient les péniches disparaître au loin. Où allaient-elles? On racontait aux enfants la suite de l'histoire : Maestricht, Rotterdam, la Meuse écartelée devant la mer. De quoi rêver infiniment.

Ce terrain vague conservait des vestiges de l'Exposition de l'Eau, inaugurée au printemps 1939 — dernière grande fête de l'avant-guerre.
   Au-delà du Palais des Sports et du Palais de l'Allemagne, quelques pavillons dépérissaient parmi les broussailles, tel ce cirque en béton, qui avait enfermé des ours bruns. Les attractions d'une saison se mouraient depuis des années, de mort naturelle, dévorées par les ronces et les herbes folles.

De l'Exposition de l'Eau, nos parents gardent un souvenir terrible et magnifique. Elle marque la limite de leur jeunesse.
   Ma génération — baptisée par la bombe atomique — trouvera peut-être bien désuet le thème de cette exposition. En fait, il s'agissait de célébrer, "malgré la sombre conjoncture internationale", l'achèvement du canal Albert.
   Les journaux liégeois de l'époque offrent de singuliers contrastes. Le 22 mai 1939, cette triple manchette :

OUVERTURE TRIOMPHALE DE L'EXPOSITION DE L'EAU
LE PACTE GERMANO-ITALIEN EST SIGNÉ
INCIDENTS À DANTZIG

On voit des messieurs en habit, affairés à discourir, à couper le ruban, à prendre la pose. Et, tout en poursuivant la sinistre chronique de Dantzig, chaque édition relate les festivités du "Gay Village Mosan". La fosse aux ours est flambant neuve. Vive l'Exposition de l'Eau! Tandis que la guerre menace, à Coronmeuse on se la coule douce. Le ciel est mélangé; "le diable marie sa fille".
   Fin juillet, Léopold III inaugure la statue du roi Albert. De justesse. En août, les masques à gaz et les sacs de sable apparaissent. Enfin, le 1er septembre, ce titre :

LA POLOGNE ENVAHIE ET BOMBARDÉE

Il y a encore des photos du fleuve à la une, mais elles montrent une autre catastrophe : le soir du 30 août, la foudre a touché le pont ferroviaire du Val-Benoît, dont les piliers, en raison des événements, avaient été minés le matin même; l'explosion a fait onze morts.
   Les vacances sont coupées net : rentrée peu ordinaire, qui inquiète les petits et les grands, les écoliers et les soldats du royaume. Le 2 septembre, les journaux annoncent, discrètement, la fermeture momentanée de l'Exposition. Les convives ont quitté le banquet dare-dare. Mais l'on ne débarrasse pas; on attend leur improbable retour.
   Les ronces, les épines et les arbustes poussent dans le Parc des Attractions.

Après la guerre, les gamins des rues ont découvert le domaine oublié.
   L'étrangeté et l'ampleur du décor les inspiraient. Leurs rêves y couraient sans frein. Là où les adultes ne voyaient qu'un dépotoir anarchique, les enfants disposaient d'un pays immense et varié, avec son désert traversé d'une piste, ses montagnes, sa jungle et ses temples. Les fantômes des ours de 39 venaient peupler le cirque délabré. Tel autre pavillon figurait tantôt Fort Apache, tantôt un blockhaus à Guadalcanal, tantôt le vaisseau du capitaine Hornblower, selon le film hollywoodien du moment.

Pour ma grand-mère, mon frère et moi, ce territoire s'appelait la «brousse». Le terme avait-il cours en dehors de notre trio? Je ne sais pas.
   Ma grand-mère — on disait «Mammy» — habitait une très vieille maison de la place Coronmeuse. Nous étions des petits garçons du centre de Liège; pour jouer, nous avions le choix entre le Parc d'Avroy et le Jardin botanique.
   Mais la «brousse», c'était mieux, c'était loin : le bout de notre monde.
   Le jeudi après-midi, nous prenions le tramway pour Coronmeuse. Et tout seuls! Maman descendait avec nous la rue Saint-Gilles, nous faisait traverser le carrefour, et rappelait les consignes. Il fallait guetter l'arrivée du tram 1 — le 4, bifurquant tout à coup vers le pont Maghin, nous aurait égarés dans les quartiers d'Outre-Meuse. Il suffisait de demander : «Deux terminus.» Le mot de passe. Et si jamais un monsieur nous présentait des bonbons, nous devions carrément les refuser. Cette dernière mise en garde me laissait perplexe : à quel mystérieux poison maman songeait-elle?
   L'identité du tram jaune apparu sur le boulevard d'Avroy demeurait, un instant, indécise. Jean-Paul, mon frère aux yeux de chat, était toujours le premier à savoir.
   Nous nous casions juste derrière le wattman. Sages, silencieux, nous savourions le spectacle : n'était-ce pas la ville qui avait basculé, notre fenêtre restant le point fixe? La courbe du boulevard de la Sauvenière finissait en beauté : nos deux cinémas préférés, le Carrefour et le Crosly, face à face. Place Saint-Lambert, la voiture se vidait à grands coups et revenait du sang neuf : les habitants du quartier du Nord. Place Saint-Barthélemy, passait la maison de notre seconde bonne-maman.
   Les clochers étaient d'autres points de repère. Notre courte histoire s'y rattachait. Né dans une cave, au temps des V1, j'avais été tenu sur les fonts baptismaux de Saint-Barthélémy. Jean-Paul avait eu droit à l'église Sainte-Foy, moins fameuse; en revanche, c'est un fiacre qui conduisit le bébé à la cérémonie, dans Liège occupée par les Allemands.
   Nous nous montrions du doigt l'Écran du Nord (le Corsaire rouge y avait vécu). Puis défilait l'interminable rue Saint-Léonard. Parfois nous restions les derniers passagers. Il y avait des arrêts surprises sur ce chemin tout tracé : le wattman achetait son journal, ou embarquait au vol quelque fiancée…
   Tout au bout de la rue, nous apercevions l'ouverture. Nous débouchions dans Coronmeuse, avec sur la gauche les deux terrils, sur la droite la «brousse» et puis le fleuve deviné — les grands espaces, le chien et loup entre la ville et la campagne.
   Sautant sur la terre ferme, nous galopions vers la façade familière. Attention au tram 5 qui pouvait surgir! Le 5 ignorait la halte de Coronmeuse et s'esquivait par une allée bordée de peupliers, dont nous ne connaissions que le commencement. Ferions-nous jamais ce voyage?

Dans la «brousse», Jean-Paul décidait : «Toi tu es le mauvais. D'accord?»
   Donc, j'étais le Rochefort de d'Artagnan, le sergent Garcia de Zorro, le prince Jean de Robin des Bois. Je pouvais prendre l'avantage à certains moments du duel, mais il me faudrait tôt ou tard rouler dans l'herbe et expirer, accomplissant mon destin de frère cadet.
   Ou alors je proposais : «Si on disait qu'on attaque ensemble?» Jean-Paul et moi tendions une embuscade à Mammy (dans le rôle du général Custer). Quand Sitting Bull et Crazy Horse surgissaient des talus, elle feignait la surprise, appelait un peu au secours, se laissait poignarder. Et nous dérobions à «Longs Cheveux» son chargement : tartines, fruits, chocolats. Nous devions néanmoins attendre l'heure du goûter pour partager ce butin.
   Ensuite on regagnait le pays civilisé.

Mammy allait trahir. Sitôt franchi le seuil de sa maison, celle qui avait joué notre jeu redevenait la vieille dame intraitable. À elle de commander… On parlait devoirs et leçons. Étions-nous prêts pour demain? Découvrant nos bouches et nos genoux immondes, elle décidait de nous infliger le supplice du bain.
   Elle enlevait sa montre, retroussait ses manches, rassemblait ses maigres forces pour nous faire plier la jambe ou tendre le bras. Finis les capitaine Blood, d'Artagnan, Zorro, Cochise, et finis les princes félons : évanouis dans la «brousse». Nous n'étions plus que des enfants, toujours perdants. Nus, désarmés, nous tempêtions, nous implorions : «Pas la brosse!…» Rien à faire : Mammy nous rabotait la peau, tout en promettant de ménager les bobos. «Pas les cheveux!…» Elle nous inondait la tête.
   Et puis, apaisés, parfumés, coiffés en écoliers modèles, nous dînions. Papa venait nous chercher en auto. Le voyage retour, par les quais, était fulgurant.


2. La chambre indienne

"Ma grand-mère raconte. L'enfant qui se retourne, c'est moiParfois, nous pouvions loger à Coronmeuse… Nuits héroïques! Car c'était la maison des trésors et des énigmes. Ainsi, le grenier, traversé de poutres colossales, imprégné de cette âcre senteur de poussière humide — "l'odeur du temps", en quelque sorte — recelait une extraordinaire collection d'armes : pistolets et fusils à silex, boulets de canon, arquebuses, tromblons, cottes de mailles, hallebardes, armure de samouraï… Toutes pièces authentiques. Ici, notre imagination était surpassée par la réalité.
   Changeant de toit, certains samedis soirs, nous nous trouvions plongés dans un siècle révolu. Pas besoin de pyjamas : Mammy conservait pour ces occasions les chemises de nuit qu'avaient portées mon père et mon oncle (et peut-être bien d'autres enfants, avant eux). Je riais en découvrant Jean-Paul affublé d'une robe blanche à liseré rouge. Je montais sur la chaise de la salle de bains pour contempler mon déguisement dans une glace.
   «On va au théâtre du Lion d'or», annonça un soir ma grand-mère. Émoustillés, nous la suivîmes. C'était un piège. «J'ai dit : au théâtre du lit où on dort.» Elle nous entraînait vers notre chambre d'adoption, au deuxième étage. Mais nous n'avions pas sommeil!
   Dans ces cas-là, tous les prétextes étaient bons pour gagner quelques minutes : «J'ai soif… J'ai oublié de ranger mes jouets… Je dois faire pipi…» Et si la vieille dame nous avait accordé un sursis exceptionnel, nous nous serions montrés dociles comme jamais.
   La "nuit blanche" : une liberté des grands personnes dont nous comptions user beaucoup, notre tour enfin venu. Nos nuits de gosses étaient si noires! À peine Mammy nous laissait-elle une tranche de la lumière dorée du couloir.
   Je la rappelais.
   «Qu'y a-t-il encore?
   – Pourquoi es-tu fâchée?
   – Je ne suis pas fâchée, mais vous devez dormir tout de suite, pour être bien disposés demain.
   – J'ai peur de faire des cauchemars!
   – Dites bonsoir au Petit Jésus et fermez les yeux.»

Au bout d'un moment, on s'évadait. On était des spectres longeant le corridor…
   Le retour de Mammy déclenchait une fuite effrénée. Elle pinçait un fantôme en flagrant délit; et l'autre, plus vif, avait disparu sous des couvertures qui n'étouffaient pas son rire.
   Elle frappait dans ses mains. Penaud, je grimpais sur mon lit.
   «J'ai rien fait, moi! disait l'édredon bosselé de mon frère.
   – Plus un mot!»
   Vraiment, nous ne comprenions pas ce culte de la "bonne nuit". Ma grand-mère croyait non seulement aux vertus, mais aux charmes du repos. «J'aimerais mieux être à ta place», confiait-elle en me bordant.
   Son pas s'éloignait.
   Blottis dans les ténèbres, nous bavardions encore. Et j'écoutais les bruits intermittents de Coronmeuse : le trajet des voitures sur un sol mouillé, la grinçante manœuvre du tram en partance.

«Jean-Paul…»
   Pas de réponse.
   «Jean-Paul…»
   Alors j'entends mon frère qui se tourne sur le côté et qui avoue, dans un soupir :
   «Je dors…»

Le matin, avant même de s'habiller, on reprenait l'exploration de ce deuxième étage.
   Au fond du corridor, une chambre nous éblouissait. Celle-là n'était point consacrée au sommeil. Nous l'appelions la chambre indienne.
   Épaisse, immense, merveilleuse, une peau d'ours s'étalait sur le plancher. Et aussi, ornant les murs : une tête de mouflon empaillé, une tunique à franges, un tomahawk, deux paires de mocassins, les uns couverts de petites perles rouges et les autres de perles blanches… Voilà l'inventaire de ce musée, dont Mammy était la gardienne et nous les seuls visiteurs.
   L'ours avait encore ses longues griffes. «Un grizzly, disait Mammy. Un ours gris des Montagnes Rocheuses, très très dangereux.» Nous l'apprivoisions; sa fourrure était toute caressante. Nous chaussions les mocassins (les rouges pour mon frère, les blancs pour moi). Le pesant tomahawk devenait entre nos mains le plus beau jouet du monde — mais l'arme des Sioux fut confisquée quand Jean-Paul, revêtu de la tunique de daim, voulut l'éprouver sur mon crâne.
   Dans un coin de la pièce, il y avait une malle, vert foncé, cadenassée, tellement grande que mon frère et moi aurions pu sans doute nous y cacher ensemble. Une étiquette ronde était collée dessus. Nous lûmes : Canadian Northern Railway.
   Un trophée n'avait pas trouvé place dans la chambre indienne. C'était, suspendue dans le vestibule, une tête d'élan, ou, pour mieux dire, d'orignal. Cette créature gardant l'entrée de la maison, avec ses cornes démesurées, sa barbiche de démon, son mufle massif, son regard froid, épouvantait ma sœur cadette.
   Mais pourquoi ces animaux royaux d'Amérique étaient-ils exilés à Coronmeuse? Et le tomahawk, comment Mammy s'en était-elle emparée?
   Petits garçons avides, nous allions l'inciter à raconter, par bribes, une histoire vraie — car elle donnait une réponse loyale à presque toutes nos questions.
   Nous entrouvrîmes la porte de sa jeunesse, sans savoir que cette porte avait été condamnée.

Mammy avait vécu, au début du siècle, dans l'Alberta, province de l'Ouest du Canada. Oui, elle avait rencontré des Indiens. Oui, elle avait habité tout près d'une forêt où les ours et les loups des contes de fées existent bel et bien. Et un jour elle nous montra deux albums de photographies…
   Et ces images évoquent, à leur manière, nos films d'aventures, nos jeux, nos rêves. Voici un groupe de cavaliers. Voici quatre peaux d'ours séchant au soleil : les dépouilles d'une famille massacrée (le papa, la maman, les petits), tendues sur une cabane en rondins. Voici un grand trou dans le flanc d'une colline. Cet homme qui se profile devant une tente est armé d'un fusil; et cette légende : Juillet 1912. Au crépuscule. Vallée de la rivière Saskatchewan. Notre tipi. Voici une lance décorée de plumes. On dirait qu'elle vient de se ficher dans le sol. On dirait le défi d'une tribu hostile. Août 1912. Vallée de la rivière Kananaskis. Montagnes Rocheuses. Et voilà, justement, un Indien à cheval. Il est vu de dos. Il porte un chapeau au lieu de plumes. Mais je distingue ses tresses noires. L'Indien Jacob cherchant un endroit propice pour notre campement d'une nuit. «C'était l'éclaireur. À cette époque, les Indiens ne faisaient plus la guerre, dit Mammy.
   – Là, c'est qui?
   – Le papa de ton papa.»
   Je scrute la photo de ce cavalier moustachu. Je cherche son regard. Première rencontre avec un inconnu qui me touche de près : mon grand-père. Mammy lit la légende : Mon cheval Tibi. Elle ajoute : «Un poney indien, très intelligent et de pied sûr.»
   Elle tourne la page.
   La ville de Frank, à moitié détruite par un éboulement dans la montagne qui la surplombe. On se sent peu en sécurité.
   Ensuite, l'antique locomotive, équipée d'une cloche et, à l'avant, de l'engin en demi-cercle parfois appelé «chasse-bison». Sur la ligne en construction vers la mine de Nordegg.
   Nous contemplons la grand-rue d'une ville de l'Ouest : un sol boueux, des trottoirs de planches, des chevaux harnachés, rassemblés devant une baraque à l'enseigne "Kirby Driscoll Co. General Merchants". Préparatifs de départ de Rocky Mountain House pour la mine.
   Et maintenant, des étendues blanches, d'épaisses forêts de pins enneigées, un traîneau tiré par deux chevaux sur une rivière gelée — «la meilleure route qui existait alors» — des hommes en longs manteaux de fourrure, un enfant accroupi près d'un pêcheur… «On faisait un trou dans la glace et on attrapait des truites», indique ma grand-mère.
   Elle prend le second album, pareillement orné d'un profil de sachem sur peau de daim. Les héros de ce livre sont deux petits garçons, comme nous. L'aîné s'appelle John. C'est mon père, et je vois d'où lui vient son prénom de cow-boy. John dans sa nouvelle voiture, Calgary, 10 mai 1913 — John qui rit — John à quatre pattes dans les herbes — John debout, les premier essais de marche, août 1913, Red Deer — John faisant "doudouce" à son papa… Ces naïfs commentaires chantent un air connu. Mais le cadre est étrange : des maisons en bois, des lacs, des chevaux encore.
   Une jeune femme en robe longue apparaît sur plusieurs images.
   «C'était moi.»
   Revoici l'hiver. John a grandi, il joue à la guerre parmi les pins. Sur la plupart des photos, un bébé désormais l'accompagne. John pousse son petit frère dans la neige (là-bas, même les landaus sont montés sur patins). Et le nouveau venu entreprend à son tour, au fil des pages, le cycle prodigieux : premiers sourires, premiers jeux, premiers pas…
   Un chasseur et un jeune garçon posent derrière un ours abattu. Oui, cette photo représente la mort du grizzly de Coronmeuse. L'homme à la carabine n'est pas mon grand-père, qui a seulement tenu l'appareil — j'aurais préféré le contraire! L'enfant blond s'appelle David («le premier ami de John»). C'est Mammy qui a tracé la légende : Nordegg 1917. Ours tué près de la maison.
   Elle referme son album; nous poursuivons l'interrogatoire :
   «Le papa de papa, c'était un cow-boy?… Un trappeur?
   – Ni l'un ni l'autre : un ingénieur des mines. Il cherchait des gisements de charbon dans les Montagnes Rocheuses.
   – Maintenant, où est-il?
   – Au ciel.
   – Comment s'appelait-il?
   – Ernest.»

Ainsi, nous descendons d'un pionnier de l'Ouest. Le grand-père absent, c'était un prospecteur de charbon au pays des chercheurs d'or, un intrépide cavalier des Rocheuses, bivouaquant sous un tipi au bord de la Saskatchewan. Presque un tueur d'ours.
   La chambre-musée de Coronmeuse, la chambre sans lit, c'est la sienne.
   Et notre Mammy a été témoin de tout cela! Notre éclaireur dans la «brousse» a parcouru les terres indiennes, pour de vrai. A-t-elle vu les derniers troupeaux de bisons? A-t-elle entendu le hurlement des loups, les nuits d'hiver, comme dans Croc-Blanc ?
   Mammy évite de nommer l'aventurier moustachu de l'album. Elle dira «le papa de ton papa», jamais «mon mari». De même, elle reste muette sur les circonstances de sa mort, à Calgary, en 1917 (il avait trente-huit ans). Nous ne concevons pour lui qu'une fin violente : écrasé dans l'éboulement d'une galerie minière, par exemple.
   Le Far West et puis le paradis, sans transition : quelle destinée! Ernest : éternel jeune homme, comme les héros de nos livres d'images.
   En vain nous demanderons la clé de l'énorme coffre de voyage, échoué dans la chambre indienne.
   Mammy est si secrète. Dans le tram qui l'emmène vers la rue Saint-Gilles — jour après jour, elle vient surveiller nos devoirs — notre grand-mère demeure longuement impassible, telle une vieille squaw. Quand elle arrive à la maison, toute chargée de fruits et de bonbons, vacillante, vaillante Mammy, quand elle nous retrouve enfin, son regard gris s'éclaire.
   Elle s'acharne — comme si sa vie en dépendait — à nous inculquer l'orthographe, et son index court de ligne en ligne, inflexible, infatigable. Elle rattrape notre regard qui papillonne. Elle modère nos impatiences. Surveiller nos devoirs, voilà son devoir.
   Quand nous lui lançons :
   «J'ai pas envie!»
   Mammy rétorque immanquablement :
   «Fais-le sans envie…»
   Et cette formule résume sa philosophie.
   Le travail fait, le cartable rangé, elle joue avec nous. Comme nous. Elle est contente. Elle participe à nos bavardages, nous confiant peut-être un secret de petite fille, un souvenir de son enfance à elle.
   Et puis la vieille dame s'en va dans la nuit, replongée dans sa rêverie mystérieuse.

Marthe, la jeune femme brune des photos du Canada, ne ressemble guère à ma grand-mère. Le dessin de la chevelure est le même : une raie médiane, qui souligne la régularité des traits. Mais le regard de Marthe reflète une quiétude absente chez Mammy.
   Marthe la Canadienne est une reine, une jeune mère émue, éblouie quand l'un de ses gamins s'accroche à sa main pour oser quelques pas. Ernest se révèle lui aussi dans ces images-là : elles sont l'œuvre d'un amoureux, sachant guetter un sourire de gosse et capturer, à la seconde, l'expression du bonheur sur le visage de sa femme.
   Cette Marthe en robe longue du début du siècle — est-elle vraiment Mammy? — incarne pour nous la femme forte de l'Ouest. Celle qui agite la cloche de l'école. Celle qui fait le coup de feu dans la ferme assiégée par les Comanches. Celle qui intimide John Wayne, lui tourne le dos et s'en va, furieuse, en soulevant à pleines mains le pan de sa robe. Celle qui, à la fin, accompagne le héros sur un boghei, en partance pour une autre terre vierge, un avenir commun.

Dans notre passion du Wild West, Mammy puise ses meilleurs arguments d'éducatrice. Elle nous prépare, comme à de jeunes Canadiens, d'énormes assiettes de porridge brûlant, noyé de lait. Et nous devons avaler ça jusqu'à la dernière cuillerée, si nous voulons devenir «grands et forts comme les hommes de la Police Montée». De même, lors du bain, pour faire honte aux enfants rétifs, elle raconte : «Les papas indiens plongeaient leurs petits, tout nus, dans l'eau glacée des lacs.»
   À notre demande, Mammy nous enseigne des rudiments d'anglais. Ainsi, nous savons dire : I am a boy, I am not a girl, formule orgueilleuse, que lui a sans doute inspirée sa prédilection pour les petits garçons. Elle n'est jamais satisfaite de nos th. «Poussez la pointe de la langue entre les dents.» Elle nous apprend le Tipperary.

   It's a long way to Tipperary,
   It's a long way to go,
   It's a long way to Tipperary,
   To the sweetest girl I Know!…

Et nous la sentons émue par le vieux chant des Tommies
   
   Good-bye Piccadilly,
   Farewell, Leicester Square,
   It's a long way to Tipperary,
   But my heart's right there.

…Comme si ce "long, long chemin" était le sien. Comme si son cœur était là-bas.
   Mammy a vu — «de ses yeux, vu» — Buffalo Bill; toutefois cette rencontre survint à Liège, en 1905, lors de l'ultime passage du cirque du colonel Cody. Nous apprenons qu'un jour, à l'issue d'un combat singulier, Buffalo Bill tua et scalpa le jeune Cheyenne Yellow Hair; et que, plus tard, sur son cheval blanc, il se mesura à la course avec une locomotive (je ne sais plus qui l'emporta? la bête, je parie!). Mammy raconte les victoires et les malheurs de Sitting Bull : comment le grand chef et ses trois mille Sioux, traqués par la U.S Cavalry après la bataille de Little Big Horn, trouvèrent refuge en Alberta.

L'Alberta n'a peut-être pas le prestige du Montana, l'État américain voisin. Mais les deux régions se confondaient jadis dans l'immense territoire des Indiens Blackfoot.
   Les villes de l'Ouest canadien mentionnées par Mammy — Red Deer, Nordegg, Rocky Mountain House — ont laissé peu de traces dans la légende. Ce ne sont pas Tombstone, Dodge City, Fort Laramie. Mais leurs noms sonnent pareil.
   Red Deer, Nordegg, Rocky Mountain House… Ce Far West méconnu devient notre seconde patrie, celle où nous nous retranchons, un jour de désarroi, celle où nous irons, certainement, quand nous serons grands, pour y exercer de mirobolants métiers.

Bientôt, à l'école, Jean-Paul et moi passons pour Canadiens. Si un camarade m'interroge plus avant, je nuance : «J'ai du sang canadien.» S'il le met en doute, je lui jette à la tête : I am a boy, I am not a girl! L'autre semble impressionné; il bat en retraite.
   Du reste, le jour de l'"exercice d'élocution", je fournirai des preuves : frémissant, le petit conférencier déposera sur le bureau professoral le tomahawk, les mocassins, quelques photos, qui passeront de mains en mains et confondront les sceptiques.
   Il arrivera au maître de nous parler du Canada. À ce mot, je tressaille sur mon banc, comme si j'étais appelé. Le cœur serré, je brûle d'intervenir.
   Canada : ces trois notes chantent en moi.

Et maintenant je l'avoue à mes anciens copains, j'usurpais cette origine exotique. Ernest était allé chercher fortune dans les Montagnes Rocheuses à une époque où les ingénieurs belges partaient nombreux (pour l'Égypte, le Congo, la Russie, la Chine…). Son aventure au Far West ne dura pas plus de cinq ans.
   Mais quelle aubaine pour ses petits-enfants!


3. Le livre bleu

Il y avait d'autres habitants dans la vieille maison : si Mammy disposait des derniers étages, avec la chambre indienne et le grenier-arsenal, sa sœur Jeanne et son beau-frère Eugène régnaient sur tout le reste.
   Jeanne la fluette, l'économe et généreuse Jeanne eût détesté se trouver dépeinte dans un livre. J'en parlerai peu. Elle passa dans ce monde sur la pointe des pieds, pour ne déranger personne. Ne la dérangeons pas.
   Eugène Frisée, c'est une autre histoire. Ce directeur de charbonnage avait deux passions : le souvenir des disparus, la compagnie des enfants. Il servait ainsi d'intermédiaire entre deux univers extrêmes.
   Pour la visite traditionnelle au cimetière de Sainte-Walburge, sur les hauteurs de Liège, notre grand-oncle était le guide; lui seul connaissait le chemin des trois tombes familiales. Je le revois, nous précédant de quelques pas, ses grosses mains nouées derrière le dos. Tante Jeanne et Mammy, avec leur perpétuel chapeau, leur renard argenté autour du cou, étaient frileuses et graves, comme à l'église.
   Le groupe faisait halte en face d'une tombe et chacun s'absorbait dans sa prière. Pour ma part, je récitais tout bas un Notre Père, un Je vous salue, Marie, le long Je crois en Dieu. Le silence s'éternisait. Jamais je n'aurais osé y toucher. J'épiais mon père. Lui qui souriait toujours, il semblait, dans le recueillement, un autre homme. J'observais Mammy. De quoi était fait son silence à elle? Eugène enfin se signait, fermant la parenthèse.
   Et puis, penché vers nous, le vieil oncle nommait les habitants du caveau. Ils ne nous disaient rien, ces Alfred, Joséphine, André. Nous n'avions pas connu le timbre de leur rire, les nuances de leur regard. Comment aurions-nous pu les aimer? Il n'y avait aucun mort dans notre vie. Le monde entre nos bras restait un objet intact.
   J'apportai une fois au cimetière mon matériel de dessin, car le maître avait demandé, en guise de devoir de Toussaint, de faire le croquis d'une tombe. Heureusement la nôtre était spectaculaire, avec ses flambeaux sculptés dans la pierre, et ses guirlandes, dans le goût de la Belle Époque. Assis sur un caveau voisin, j'accomplis cet étrange devoir, sous l'œil d'Eugène.
   Ensuite, on allait jusqu'à la sépulture, plus modeste, de la famille Frisée; et l'oncle nous présentait ses ancêtres, en retraçant du doigt les dates presque effacées.
   La troisième halte était attendue des messieurs et des petits garçons (il y avait une pissotière dans les parages). Autre étape bienvenue : les marchands de marrons chauds à la sortie du cimetière. Eugène offrait un sachet à chaque enfant. La première brûlure au palais marquait nos retrouvailles avec la vie.
   Enfin, toute la famille se serrait dans la voiture et gagnait Coronmeuse, pour un très bon déjeuner.

Oncle Eugène avait disparu dans sa cave. Cérémonieux, il revenait déposer sur le buffet la bouteille de Bourgogne choisie. «En attendant, on va s'offrir un petit porto», disait-il à mon père. Les enfants, déchaînés, se poursuivaient d'une pièce à l'autre. La sarabande finissait toujours dans les larmes. Ma soeur cadette, victime d'un croc-en-jambe, courait «le dire à maman». Cajolée, chatouillée par Eugène, la fillette mêlait des rires à ses pleurs; elle en oubliait l'origine de sa colère et s'arrachait aux bras du vieil homme pour rejoindre ses méchants frères.
   Eugène s'insinuait dans la cuisine où Jeanne et Marthe s'affairaient. Il soulevait les couvercles des casseroles; ayant humé des fumets de marcassin et de compote d'airelles, humble, presque suppliant, il demandait : «C'est prêt?» Et il se faisait expulser par les dames irritées.
   Eugène avait une théorie : «Mon estomac s'ouvre à heure fixe. Le moment dépassé, c'est fichu, la tirette s'est refermée.»
   Alors, il se couchait par terre, les bras en croix, nous entraînait, Jean-Paul et moi, à faire de même, à crier avec lui : «Nous sommes morts! Morts de faim!» C'était pour rire, et Jeanne et Marthe se mettaient en colère.

Tous les après-midi, les dames de Coronmeuse se retiraient dans la «grande chambre», au premier étage, dont les fenêtres donnaient sur le Quai-de-l'Île-aux-Osiers. Ce paysage était serein : quelques péniches endormies dans le Bassin; des pêcheurs isolés, pétrifiés; un chien cabriolant sur une vaste pelouse, trop loin pour qu'on entende ses aboiements; et, tout au fond, un rideau d'arbres géants, qui dissimulait le fleuve. Ce paysage, découpé dans des carreaux multicolores, participait à la magie de la «grande chambre». En s'avançant sur le balcon, on pouvait voir aussi la masse ocre du Palais des Sports, dressée devant la «brousse».
   Et venait l'heure des somnolences, des silences, animés parfois du halètement d'un remorqueur à vapeur, rompus par un froissement de journal, par une courte phrase : «Tiens, Un Tel est mort.»
   C'était dit d'un ton tranquille. La mort était quotidienne dans cette maison. Les vieilles connaissances s'en allaient les unes après les autres, comme des feuilles au vent d'automne. On n'en faisait pas un drame.
   On passait à d'autres rubriques. Moi, je levais les yeux de dessus mon livre d'images et me laissais bercer par le tic-tac nonchalant de l'horloge à balancier — Eugène la remontait chaque soir, dans un bruit de chaînes. J'aimais cette présence au fond de la «grande chambre».
   Vers trois heures, les dames sirotaient leur tasse de camomille, dont le seul nom nous faisait bâiller. Certaines mœurs des grandes personnes étaient décidément barbares : la tisane jaunâtre de Tante Jeanne et Mammy, nous la trouvions, dans son genre, tout aussi écoeurante que l'âcre vin rouge d'Oncle Eugène. Et puis, quelle fantaisie prenait le vieil homme de s'entourer d'un nuage de fumée! Ses cigares étaient cependant l'instrument de jongleries sensationnelles : Eugène pouvait produire, sur commande, de parfaits ronds de fumée, que nous regardions s'envoler et lentement se défaire. Ou bien, ayant aspiré un grand coup, il nous montrait «la porte de l'enfer» : sa bouche béante, qui exhalait d'abondantes vapeurs.
   «Tu es ma canne», disait-il à ma sœur aînée lorsque, en promenade, il se reposait sur l'épaule de la fillette.
   «J'ai des pattes d'ours», expliquait-il, si nous nous étonnions de l'épaisseur de son porte-plume réservoir, de la largeur de son alliance, ou du poids de sa montre de gousset.
   Au cours d'une conversation dans la «grande chambre», le vieil homme vint à évoquer le souvenir de Mélanie, sa mère. Et il se mit à pleurer, et rien ne pouvait l'arrêter. Ces larmes d'ours nous stupéfièrent.

Mammy disait : «Mais oui, j'ai vécu sous le règne de Léopold II… Petite, je faisais mes devoirs à la lumière d'une lampe à pétrole… J'ai connu les premiers tramways, tirés par des chevaux…»
   Ces histoires-là forçaient notre admiration. Mammy était tellement, tellement vieille! Dans quel abîme sa mémoire plongeait-elle? Elle m'aurait annoncé : «J'ai vu passer Napoléon dans son carrosse…», que je l'aurais admis avec le reste.
   «Nous habitions le quartier de Sainte-Marguerite», disait-elle encore. Et je décelais dans sa voix comme une vibration d'orgueil.
   Elle me le montra, son fameux quartier. Un soir que nous revenions de Bruxelles en auto, j'aperçus derrière la vitre, loin du champ de marguerites radieuses que j'avais imaginé, une longue rue en pente, luisante sous la pluie, une banlieue grise.
   Dans leurs moments d'abandon — joie ou colère — Tante Jeanne et Mammy s'exprimaient en dialecte wallon. Écoutées, elles revenaient au français en cours de phrase, avec un petit sourire de fillettes prises en faute. Elles consentirent à me révéler quelques locutions wallonnes (des plus juteuses), mais me recommandèrent de ne pas les employer. Et je voyais bien qu'elles s'en délectaient! C'étaient les mots qui couraient les rues, de leur temps, les mots proscrits à l'école, ceux qu'on n'oublie pas.
   Un jour, Tante Jeanne me chantonna à l'oreille en scandant du pied :

   As-tu vu Bismarck,
   Sur le pont, sur le pont,
   Qui jouait aux cartes
   Avec son cochon?

Cette petite chanson satirique, Jeanne la tenait de sa maman et ne l'avait plus entendue depuis soixante-dix ans. Elle venait de s'en ressouvenir, en ma présence.

Nous avions réclamé une histoire; Oncle Eugène, sans se faire prier, s'était muni d'un livre à reliure bleue ; installé dans son fauteuil, il nous hissait tous les deux sur ses genoux. La tête blottie contre son épaule, j'étais au comble du bien-être. Le premier conte était le plus terrible et le plus séduisant : La Barbe Bleue. Deux filles «parfaitement belles», un plancher «tout couvert de sang caillé», une clé vivante, un grand coutelas, et cette Barbe Bleue, qui avait la voix caverneuse d'Oncle Eugène. D'où vient que la clé du cabinet n'est pas avec les autres?… À ces mots, mon cœur s'arrêtait. Quand le monstre signifiait à sa femme : Je vous donne un demi-quart d'heure, mais pas un moment davantage, nous savions que commençaient les pires minutes, ponctuées du tic-tac imperturbable. Le dialogue haletant des filles trouvait d'autant plus de résonance en nous que notre petite sœur s'appelait Anne. Nous voyions le soleil poudroyer et l'herbe verdoyer, et ce paysage était le Quai-de-l'Île-aux-Osiers. Le drame se déroulait ici-même. Le souffle d'Eugène sur notre nuque nous faisait frissonner, et quand notre oncle s'exclamait Descends donc vite, ou je monterai là-haut! nous voulions déguerpir, mais ses bras nous gardaient prisonniers. Cela ne sert de rien. Il faut mourir. Un jour Jean-Paul, n'y tenant plus, fit pipi sur le pantalon du conteur.
   Une autre fois, quand nous aurions un grand loisir, Eugène lirait L'Oiseau Bleu, l'interminable récit de Madame d'Aulnoy, riche de péripéties, de personnages baroques, d'incantations :   

Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.

Bleu était donc le temps, bleue la barbe de l'assassin, bleue la reliure du livre-fée qui changeait notre Eugène en Ogre, en Loup, en petite vieille…
   C'était fini. Saoulés d'images, nous sautions sur le sol. Eugène, engourdi, nous demandait de l'aider à s'extirper du fauteuil, et nous étions fiers de lui prêter main-forte.

Car cet homme paraissait détenir toutes les clés du monde. Ingénieur des mines, il pouvait nous guider dans les tréfonds de la terre, où était son règne, et il connaissait aussi le chemin des pays de légende.
   Les scènes mythologiques ou bibliques peintes sur les murs de son bureau servaient d'amorce à de nouveaux récits : les oreilles d'âne du roi Midas, Loth et sa femme fuyant Sodome en flammes…
   Eugène se régalait de rimes classiques. Le Songe d'Athalie était devenu, pour nous trois, le prétexte d'un jeu. Quand notre grand-oncle déclamait, de sa voix formidable :
   Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
   Ma fille…
   Nous détalions !
   En achevant ces mots épouvantables,
   Il dressait ses pattes d'ours et marchait sur nous.
   Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
   Et moi je lui tendais les mains pour l'embrasser;
   Il nous coinçait dans son bureau.
   Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
   D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
   Il nous tenait!
   Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
   Que des chiens dévorants se disputaient entre eux…
   Il faisait mine de nous manger tout crus, avec des grognements. Et je riais!
   Ou encore il nous saisissait par les mains, l'un après l'autre, pour quelque voltige. Quand il me déposait, le sol tournoyait. Je vacillais. Je tombais de bonheur…
   Nous étions aimés.

Une fois par semaine le maître de Coronmeuse recevait dans son bureau «l'homme à l'œil rouge». Tous deux, assis dans d'énormes fauteuils, se grisaient de genièvre, dégustaient de petits cubes de chester parsemés de sel de céleri. Derrière la porte, nous entendions des explosions de voix. J'entrai. La paupière tombante du gros bonhomme, formant une tache écarlate, fascinait mon regard. On aurait dit un rendez-vous d'anciens pirates. Ils employaient des mots à ma portée, mais dans un sens qui m'échappait («actions, obligations, intérêts, mines d'or, valeurs canadiennes…»). Leur breuvage avait l'apparence de l'eau. Ils m'y firent tremper les lèvres, pour voir ma grimace. L'homme à l'œil rouge se tordait.
   Les compères m'oublièrent et se remirent à échanger leurs secrets. Je m'en allai. Tante Jeanne m'accueillit dans le vestibule par ces mots inattendus : «Ne t'en fais pas. Ce ne sont que deux idiots.» Elle ajouta, comme pour elle-même : «Ce qu'Eugène peut m'énerver!»

Sur un meuble du bureau d'Eugène, était le buste d'un garçon souriant : André, «le frère de votre papa».
   Jeune homme aux grandes espérances, André avait été arrêté dans sa course, un jour de novembre, à dix-sept ans. Nous savions peu de chose de cette courte vie : venu tout enfant du Canada, comme papa, André avait habité Coronmeuse; il avait dormi et il était mort là-haut, dans notre chambre du samedi soir.
   L'étrange famille : un jeune grand-père enseveli au Far-West; un oncle de dix-sept ans, changé en statue, comme la femme de Loth.
   Après que nous étions couchés, Eugène allumait sa lampe de bureau, chaussait ses lunettes rondes et se mettait au travail. Le garçon souriant lui tenait compagnie.

En face du bureau d'Eugène, c'était «la pièce où l'on n'allait jamais» : le «petit salon», obscur et froid comme une chapelle, encombré d'un piano, d'un paravent, de fauteuils, de divans, de plantes vertes, de lampes à pétrole, de vases de cristal sur napperon, de porcelaines biscornues.
   Sacristine de ce temple, Jeanne y faisait la ronde, empêchait ses petits-neveux de bondir sur les fauteuils ; Jeanne astiquait, arrosait, aérait… Les radiateurs ici étaient glacés. Le couvercle du piano restait presque toujours clos. Si nous demandions à Mammy de s'installer sur le tabouret tournant, elle se récusait. «J'ai su jouer, jadis, mais mes vieilles mains ne le veulent plus», disait-elle avec un léger trouble. Dès lors, à quoi servait le petit salon? À quel culte était-il dédié?
   Nous dénichions au-dessus du piano un épais volume noir : un album de photographies, daté de 1878, et dont la couverture montrait un ange aux ailes déployées. Les portraits, glissés à l'intérieur des pages de carton, apparaissaient dans des sortes de lucarnes. Nulle légende n'avait été inscrite. Nous observions des visages moustachus, que le col raide semblait paralyser. Les dames arboraient, avec un demi-sourire, d'extravagants chapeaux. Et tous ces enfants sages, ces enfants-images, nous n'en aurions pas voulu dans nos jeux; leur air morose ne nous disait rien.
   On les avait costumés en grandes personnes pour la visite chez le photographe. Nantis d'un cerceau, d'une canne ou d'une ombrelle, garçonnets et fillettes s'étaient mis au garde-à-vous dans le salon de pose. Mais ne leur demandez pas un «beau sourire» en plus.
   Nous identifiâmes enfin quelqu'un : notre Jeanne, âgée d'un an. Si comique! Déposée au creux d'un fauteuil à fleurs, elle avait gigoté pendant la prise de vue, et son image était floue. Plus loin, dans le portrait d'un vieil homme à barbe de Dieu le Père, je crus retrouver les grands yeux gris de Mammy.
   La plupart de ces personnages blêmes du petit salon nous regardaient en face, comme s'ils voulaient parler. Mais c'étaient de pauvres spectres, des morts aux yeux ouverts, prisonniers d'un album noir.
   Du moins ces visages étaient-ils encore aimés, au temps de Coronmeuse, car ils représentaient pour Marthe et Jeanne de très doux souvenirs. Maintenant que les vieilles dames, à leur tour, sont parties, les fantômes de leur enfance n'ont même plus de nom. Nul ne peut plus raconter le livre noir marqué d'un ange.
   La belle saison venue, Eugène nous ouvrait la porte du jardin. Finies les lectures dans la «grande chambre»; finis les songes. Les premières fleurs perçaient, les insectes remuaient la terre. Nous retrouvions la vie.
   C'était un humble jardin de ville, aux murs chargés de vigne vierge, au sentier en forme de huit (dont j'ai dû faire, à vélo, plus de mille fois le tour). Une porte scellée avait donné accès à la ruelle qui longeait la maison. Cette ruelle conduisait chez M. Müller, l'épicier aux bocaux d'alchimiste bourrés de bonbons, personnage tout inoffensif bien qu'il portât le nom d'un ennemi de Tintin.
   «D'accord, mon jardin n'est pas grand… Mais quelle hauteur!» disait Eugène avec un geste allant jusqu'au ciel.
   Pour le vieux sédentaire, ce rectangle de végétation était un résumé suffisant de la nature. La «brousse» d'en face décourageait déjà ses mauvaises jambes. Il n'irait jamais en Amérique : c'était la lune.
   Eugène nous dit le nom du lilas enjôleur, sitôt fleuri, sitôt menacé, et du sombre noisetier qui attendait son heure; il nous montra des plantes orientales : l'aucuba, et le fuchsia, dont les clochettes pourpres ne servaient à rien d'autre qu'à éclater entre nos doigts, dégageant un sang blanc et amer. (Nous aurions préféré un cerisier! Un jour de juin, nous mîmes quelques noyaux en terre, sans trop d'espoir.)
   Eugène chassait avec nous les fauves de son jardin : limaces, coccinelles, cloportes, vers de terre. La bête à bon Dieu trottinait le long de ma main jusqu'à ce que, soudain, excédée, elle ouvrît les ailes et s'échappât.
   Des petites libellules voltigeant au fond du jardin, Eugène assurait qu'elles n'avaient pas plus d'une journée à vivre, que la tombée de la nuit les anéantirait. On les appelait d'ailleurs les «éphémères». Je regardais évoluer ces bestioles, si jeunes et si vieilles à la fois, dont la raison d'être consistait à tournoyer pendant quelques heures dans un rayon de soleil, au fond d'un jardin poussiéreux.

Un matin de janvier 1953 — je n'avais pas tout à fait huit ans — nous trouvâmes maman en larmes à la table du petit déjeuner. Comme tous nos regards l'interrogeaient…
   «Oncle Eugène est mort.»
   Ce fut le départ d'une journée folle, où les grandes personnes allaient beaucoup sangloter, devant des enfants abasourdis. La mort : voilà donc le point faible des adultes, l'événement terrible, le seul capable de les désespérer, et qui nous semblait ne pouvoir survenir qu'au cours de la nuit, c'est-à-dire en notre absence.
   «Vous prierez bien pour lui», ajouta maman.
   Qu'était-il arrivé?
   Le vieil homme avait dû prendre froid en revenant de Bruxelles (chaque mercredi, jour de Bourse, il faisait ce voyage en train). Il avait pourtant bien mangé ce soir-là; il s'était mis au lit, il avait souhaité la bonne nuit à Jeanne avec un gros baiser sonore, comme d'habitude, et il était mort très vite.

Dimanche dernier, notre départ de Coronmeuse avait coupé une séance de lecture; Eugène avait alors placé un signet dans les Légendes du Val d'Amblève, en promettant la fin du récit pour notre prochain rendez-vous. Il nous laissait en plein mystère… Comment allions-nous pouvoir patienter toute une semaine?
   Ce dimanche-là, Eugène avait fait d'autres projets : nous irions visiter le Musée d'Armes, nous y admirerions, dans la cour intérieure, de vrais canons du temps des mousquetaires. Liège était si intéressante! Nous regagnerions Herstal à pied, en traversant la Batte, le marché des quais de la Meuse, où Joseph, un nègre célèbre, ancien combattant, bardé de décorations, vendait des bonbons appelés «caraboudja». «Si vous avez un beau bulletin, on passera lui serrer la pince…»

Ce jeudi soir, toute la famille embarqua dans la voiture pour une visite imprévue à Coronmeuse. Maman annonça en cours de route que nous pourrions revoir Oncle Eugène, «mais seulement si nous le voulions».
   Bien sûr que je le voulais! Oncle Eugène, mon parrain, ne m'appartenait-il pas? Et — sans doute pour embêter Jean-Paul, que je devinais moins assuré — je me fis fort de donner un baiser au défunt. L'inquiétude de mes parents m'inspirait une vague pitié. Moi, j'étais tranquille. Je n'avais jamais douté d'Eugène. Dans la voiture qui filait vers Coronmeuse, je me sentis le chef d'une famille désemparée.
   Une lumière insolite filtrait à travers les volets du «petit salon». Une noire tante Jeanne nous ouvrit la porte ; elle prit soin d'embrasser tout le monde. Nous passâmes sous la tête d'orignal, grand sphinx du vestibule. Quelques visiteurs inconnus étaient assis dans la salle à manger.
   Accoudée à la table, une jeune dame brune sanglotait éperdument. On nous poussa vers elle. «Vous êtes ses petits-neveux? Il vous aimait tant!» fit-elle. Et les larmes jaillissaient sur le joli visage.
   Je ne devais plus jamais rencontrer la dame brune, mais je n'oublie pas son regard tourmenté. Cette apparition d'un soir, cette belle éplorée, «plus pâle que la mort», n'était-elle pas la femme de Barbe Bleue, en personne.
   «Tu veux dire au revoir à Oncle Eugène?» me demanda mon père.
   Je le suivis. Et je vis, près du piano du petit salon, mon oncle étendu sur un lit.
   Telle était donc la destination de cette pièce inhabitée.

Je m'approchai. Eugène portait son costume de cérémonie. Un chapelet liait ses énormes mains. Il avait l'air grave, ce soir-là, presque sévère, pour une fois, le vieux plaisantin, le vieux pirate.
   …Oncle Eugène, explique-moi donc ce qui se passe. Tu vois, je ne suis pas encore au lit. Toi, qu'est-ce que tu fais là, couché dans le petit salon, tout habillé? Tu dors ou quoi?
   Je tends les doigts vers ce front. Cette froideur de marbre, inattendue, me remplit d'effroi. Des larmes me viennent. Et je fuis le salon maudit. Dans le vestibule, quelqu'un arrête ma course, quelqu'un me recueille, Mammy. Celle qui nous aime et ne nous embrasse guère. Mammy me serre contre elle, passe sa main dans mes cheveux, sans rien dire. Je continue de pleurer. C'est déchirant et doux.

Nous partîmes. Et alors que la voiture, quittant les quais, allait s'enfoncer dans la ville, maman s'exclama : «Mon Dieu! Où est Anne?» On avait oublié la petite sœur. L'auto rebroussa chemin. Tout tournait de travers.
   Le lendemain, à l'école, les deux Canadiens arborèrent un crêpe sur la manche du paletot. Cet insigne — ce noir emblème de flibustiers — nous distinguait de tous nos camarades. Nous avions fait je ne sais quelle traversée et nous en étions fiers.
   Et puis nous escortâmes Eugène au cimetière de Sainte-Walburge, dont il connaissait si bien la géographie.
   Le vieux monsieur abandonnait ses amis les enfants, mais c'était pour rejoindre sa chère famille des ombres, Mélanie, sa maman, et puis André, l'adolescent au sourire timide. Eugène devait être heureux, ému, dans ses habits du dimanche.
   Et tandis que le cercueil était descendu à l'intérieur du caveau, j'imaginais son âme qui s'échappait au dernier moment et filait droit au ciel, comme une fusée.
   Désormais, je saurais à qui parler lorsque nous reviendrions ici; j'avais un premier comparse au paradis.
   Je grandissais. L'autre soir, à Coronmeuse, j'avais touché du doigt la froideur infinie de la mort, et j'avais éprouvé, dans l'étreinte silencieuse de Mammy, toute la tristesse et toute la tendresse de la vie.


4. Je grandissais

C'était Tante Jeanne qui, soir après soir, remontait l'horloge d'Eugène. Souvent, Mammy soliloquait dans la cuisine, se donnant des ordres à elle-même. À table, les sœurs se disputaient la salade, sans en avoir l'air. «Sers-toi, je prendrai le reste», tranchait Marthe quand il n'en restait plus que quelques feuilles. Toutes deux nettoyaient leur assiette, chattes gourmandes (cela s'appelait «faire plat net»). Elles restaient cependant sur leur faim, comme on le leur avait appris.
   De notre côté, nous faisions des razzias dans la boîte à bonbons de Tante Jeanne. «Quand il n'y en aura plus, il n'y en aura plus!» disait-elle, scandalisée, en me voyant déballer mon sixième chocolat. Nous savions bien qu'il y en aurait toujours, que cette boîte était magique : une corne d'abondance.
   Un été, Mammy eut une attaque, et je devins son garde-malade, lui préparant force jus d'orange, multipliant les petits soins. Je ne regrette pas de l'avoir choyée, à mon tour, pendant deux ou trois jours.
   Un téléviseur fut introduit par mes parents dans la «grande chambre». Tante Jeanne se méfia du nouveau venu, pourtant peu envahissant. La télévision belge, débutante, faisait relâche un jour par semaine, bénéficiait du "relais de Paris" un autre soir, diffusait de longs "interludes". Mais quand elle s'y mettait, la machine infernale déversait chez Tante Jeanne, par torrents, tous les malheurs du monde, ou bien montrait des films violents, des westerns (des «pif-paf», disait la vieille dame avec mépris).
   Jeanne n'aimait que Sissi, ne rêvait que de valses de Vienne, vibrait au "quadrille des lanciers" de sa jeunesse. Jadis, toute légère, toute menue, elle avait dansé à merveille. Mais un père trop sévère, puis son ours de mari ne lui avaient guère permis d'assouvir cette passion. La vieille dame conservait un regret de tous ces bals manqués.
   Quand elle s'astreignait à s'asseoir devant le téléviseur, Jeanne tricotait, pour ne pas perdre tout à fait son temps. Bientôt elle bâillait et elle s'assoupissait, bouche ouverte.

Un après-midi, dans la «grande chambre», j'assistai malgré moi à une scène troublante : Mammy, qui ne m'avait pas entendu entrer, berçait sur ses genoux mon petit frère de deux ans; et voilà qu'elle embrassait l'enfant et qu'elle lui disait : «Tu es le seul qui m'aime!» J'entends encore cette voix plaintive, brisée, mais vide de larmes. Tu es le seul qui m'aime! Et le bébé ne pouvait pas recueillir la confidence essentielle.
   Je m'esquivai. Aurais-je dû aller bravement vers Mammy, lui témoigner mon affection? Mais cette phrase était si inattendue, si cruelle pour nous tous! Comme si j'avais ouvert par mégarde une lettre qui ne me serait pas destinée, je venais de surprendre un lourd secret. En le montrant à Mammy, n'aurais-je pas ajouté à sa confusion? Peut-être ai-je eu raison de partir sur la pointe des pieds?
   Du reste, sur le moment, cet aveu de solitude m'avait plus étonné qu'ému. J'étais trop heureux, alors, pour le comprendre. Je ne pouvais me douter que le cri de détresse de Mammy allait un jour être le mien.

Nous avions renoncé aux promenades dans la «brousse», dont nous connaissions désormais les limites. Mon frère aîné fit sa communion solennelle. Il n'était pas peu fier de ses cheveux brillantinés, de sa cravate, de son veston de jeune monsieur (contredit par les culottes courtes), du gros stylo dépassant la poche. Sa vie d'homme commençait à merveille. On donna un banquet. Y avait-il de quoi chanter victoire? C'était la mort de l'innocence que l'on célébrait. Moi, je m'endormis dans un fauteuil avant la fin de la fête, en suçant mon pouce, paraît-il. Mauvais présage. Mon tour venu, on aurait du mal à m'arracher à l'enfance.
   Mon frère entra au collège et eut sa chambre personnelle. Sa voix passait au grave : on ne le prenait plus pour une fille quand il répondait au téléphone; il n'en fut pas fâché. Jean-Paul allait son chemin, sans se retourner. Il ne me sera plus possible, dans ce récit, de dire «nous» pour lui et moi. De formidables événements s'annonçaient : désormais, ce serait chacun pour soi.
   Mon frère devint la proie d'étranges appels, que je ne percevais pas. L'une de ses premières sirènes fut peut-être la "femme-serpent" de la kermesse, cette dame en maillot devant laquelle je le vis blêmir, un soir. Son mal inavouable, il l'attribua aux beignets ingurgités sur le champ de foire.
   On le fit parler grec et latin; il s'en vantait, mais ne me disait pas quels soucis lui causaient ces deux idiomes; il connut la peur du lendemain, la hantise de l'«interro», le doute… Comment sortirait-il jamais du collège? Il mesura l'étendue et la complexité du territoire qui le séparait encore du Canada de ses rêves.
   Il éprouva pourtant des joies : quand papa l'emmenait tout seul en voiture, et qu'il lui cédait le volant. La vitesse le grisa, l'indépendance du pilote l'enchanta. Jean-Paul avait trouvé ses bottes de sept lieues. Il n'eut plus qu'une hâte : accéder à ses dix-huit ans. Prendre le large.

Je grandissais aussi, mais j'étais moins pressé. L'évolution des aînés me rebutait; ces anciens caïds de mon école primaire, je les avais vus changer de semaine en semaine : une ombre de moustache naissait, incongrue, sur un visage enfantin; les poils blonds sur les jambes devenaient des pattes d'araignée ; le front se couvrait de stigmates.
   Ces adolescents m'apparurent tels les Sioux de la colonisation : épaissis, avilis, et, pour tout dire, malheureux. Leurs chahuts évoquaient les dernières rébellions indiennes. Les garçons de treize ans étaient battus d'avance. On les retrouvait parqués dans la grande cour du collège, épiés de toutes parts, dominés par la peur.
   Ils m'ignoraient, et je le leur rendais bien.
   Quelques mois après mon entrée au collège, je me mis à renâcler, je refusai de m'engager plus loin dans cet univers sinistre et de subir les métamorphoses de ses habitants. Je grandissais, et je n'en avais plus envie. — Et voilà peut-être la rançon d'une enfance comblée.
   Je me privai des friandises de tante Jeanne; puis je repoussai les fruits de Mammy, le porridge du matin, et tout le reste. Je dépérissais. J'avais dit non à la vie. Qu'adviendrait-il de moi? On verrait bien.
   Un soir torride de juillet, devant Mammy, je heurtai plusieurs fois ma tête contre un mur de ma chambre. Cet élan théâtral ne fit pas peur à la vieille dame. Elle avait une grande expérience du malheur. Elle pouvait comprendre le mien, bien qu'il fût imaginaire. Un rien pouvait me sauver. Il suffisait de me prendre pour ce que j'aillais devenir. J'avais besoin d'être respecté comme un homme. Je n'en pouvais plus d'être jugé, jaugé, analysé, manipulé.
   Ce soir-là, Mammy évoqua un personnage auquel je ne songeais plus guère : Oncle Eugène. «Qu'aurait-il pu te dire à présent?» Elle fit bien : le visage du vieil homme, qui résumait toute une existence était confiant, souvent joyeux. Ce visage témoignait en faveur de l'espoir.
   Je repris ma route. Cependant j'avais perdu les instincts qui m'avaient permis jusque-là de m'orienter sans le savoir. Il me semblait devoir repartir de zéro, réapprendre à marcher, à parler, à inventer une manière d'être. Je tentai tour à tour des voies extrêmes : élève trop appliqué, je devins un cancre peu banal. Malgré tout, j'appréciais, dans la vie de collège, les innombrables rendez-vous offerts à l'amitié.
   Je reçus moi aussi d'émouvantes visites. Attendant le tram près du kiosque à journaux de Coronmeuse, je me désintéressais de la couverture du nouveau Tintin. C'étaient Gina, Martine, Kim et Lana, les stars d'alors, qui me fascinaient. J'avais honte de mes regards furtifs. Le départ du tram 1 coupait court à mes délices et à mes tourments. Tel fut, je crois, mon dernier jeudi de Coronmeuse; telle fut la fin un peu triste d'une époque qui avait eu de si beaux commencements.
   Ma grand-mère et Tante Jeanne quittèrent en effet la vieille maison, et l'on défricha notre «brousse». Parfois je revins seul du côté de Coronmeuse, à vélo, cherchant ce que je n'y pouvais plus trouver.
   Je retournai voir des westerns, pour tenter de saisir le secret de Burt, de Gary, de Kirk, de Gregory. Comment devenir leur pareil? Pourquoi mon existence était-elle si éloignée d'un film d'action, d'un film d'amour? Tout était simple dans cette lumière. Tout se brouillait dès que je sortais de la salle. Je m'accrochais à mes vieux rêves canadiens. Un jour je finirais bien par ressembler à Ernest l'aventurier. J'étais, après tout, du même sang.
   J'écrivis le scénario d'un western. Mammy, qui déclinait, trouva la force de le traduire en anglais. Je mis sous enveloppe les feuillets lignés d'écolier, couverts d'une écriture tremblée de vieille dame, et les envoyai à la M.G.M., sans me douter que la distribution proposée (cinq superstars) eût mobilisé Hollywood tout entier. Hollywood ne remua pas le petit doigt pour mon script. Mammy feignit de s'en étonner.
   Pour le Noël 1961, elle donna à chacun de ses petits-enfants le double des étrennes habituelles. Je crois bien que la vieille dame, sachant qu'il n'y aurait pas d'autre Noël, souhaitait se libérer de ses derniers sous. Dès février, en effet, elle tomba malade. Et celle qui s'était tant dominée se mit à délirer ; elle eut des caprices de bébé; elle quittait son lit de souffrance, passait son manteau sur sa robe de nuit, sans oublier cependant son chapeau (car elle était une jeune fille du XIXe siècle, une demoiselle comme il faut), et elle voulait partir pour de mystérieuses commissions. «Je vais chercher des gravillons», disait-elle.
   Peu avant de sombrer, elle m'avait confié : «Je n'ai pas envie de vivre plus longtemps.»
   De même qu'elle aimait se coucher tôt, elle serait satisfaite de mourir à présent, parce qu'elle avait fini son travail et que le soir tombait.
   La mort pour elle, c'était simple comme «bonne nuit».

Quelques années plus tard, à la faveur d'un déménagement, nous ouvrîmes la malle verte de Mammy. Il y avait là les deux albums du Canada, des photos éparses, des cahiers d'écolière, une coupure de journal, jaunie à l'extrême, et des dizaines de lettres. Certaines portaient une écriture serrée, harmonieuse et nette, qui allait me devenir familière. D'autres messages étaient de Marthe. Une enveloppe, adressée par elle à Ernest, n'avait point été décachetée.


5. François et Charlie

Mais tout cela est loin. Aujourd'hui, j'ai un important rendez-vous. Comme j'entre dans la cour de l'école, une petite fille agrippée à la barrière plante sur moi le regard le plus direct du monde, et elle annonce mon arrivée :
   «Le papa de François et Charlie.»
   François (cinq ans), tout à son rêve, ne me voit pas; il poursuit un Indien. Charlie (trois ans) vient vers moi.
   Dans la rue, ils consentent à me donner la main. Alors? Je brûle de savoir.
   «Qu'as-tu fait ce matin?
   – Rien du tout.
   – Elle est gentille Madame Geneviève?»
   Pas de réponse. Je les ennuie avec mes questions à contretemps. Pour eux, l'école n'existe plus. Charlie serre un objet dans sa main : une grosse bille bleue. Il me la tend et me conseille de regarder la vie à travers elle.
   « Pas mal.»
   Il a obtenu cette bille en échange du beau bison de plastique que je lui avais donné la veille. Les cours de récréation sont le lieu d'un commerce continuel : une statuette fluorescente contre une petite auto, un canif contre un pistolet de l'espace, une balle magique contre le Journal de Superman… Ce troc, dont les critères nous échappent, satisfait toujours les enfants. Corrigent-ils ainsi le choix de nos cadeaux?
   Charlie s'arrête pile : il a oublié son bricolage dans la classe et prétend retraverser le boulevard tête baissée. Je suis obligé de le hisser sur mes épaules.
   Et voilà que nous formons un être neuf, un monstre à deux têtes. L'échafaudage nous arrange : lui, le nez au vent, «plus grand que tout le monde»; et moi, plus fort qu'avant, plus solidement ancré dans le sol. Notre couple vertical appelle le regard des jeunes passantes. Les jolis sourires qui s'éveillent à notre approche, vont-ils au père ou à l'enfant? Ou aux deux ensemble? J'en prends quelques-uns pour moi. Nous arrivons à la maison. Je dépose mon fardeau. Je pousse la porte devant les petits garçons.
   Demain — c'est mercredi — je leur montrerai Coronmeuse.

Une forêt croît sur les terrils ; les wagonnets n'y font plus leur va-et-vient de fourmis. En face, la « brousse » a disparu. On a rasé depuis longtemps les ruines de l'Exposition de l'Eau. Je m'engage sur une morne pelouse, plantée d'arbrisseaux. Je me retourne :
   «Vous venez?
   — C'est ça, Coronmeuse?» rétorque François. Le cadet, farouche, préfère sucer deux doigts. Mauvais signe. Pourquoi ai-je voulu cette promenade?
   Nous gagnons l'esplanade Albert-Ier, où rien ne change. Le Roi Chevalier regarde droit devant lui, homme-phare, départageant les flots de la Meuse et ceux du canal. François et Charlie escaladent les pieds nus des statues géantes. Tiens! on s'amuse… Ils s'ébattent dans l'air du large, brandissent leurs pistolets imaginaires : ce ne sera pas facile de les décider à rentrer. Ils observent les chalands, s'approchent dangereusement du bord. Je ne suis pas rassuré.
   J'éprouve à mon tour les inquiétudes de Mammy. S'aventurant dans la «brousse», elle assumait pour Jean-Paul et moi, insoucieux, la peur des grands chiens fous, des lignes à haute tension, de l'eau profonde et glacée.
   De nous trois, c'était elle, pourtant, qui prenait le plus de risques. Chancelante, elle s'épuisait à nous suivre. Nous culbutions, le sang coulait, les larmes giclaient… Et nous repartions bien vite, contents d'être décorés d'un nouveau pansement. Mammy, quant à elle, ne pouvait se permettre aucun faux pas. Elle allait du côté d'un gouffre. Ses jours étaient menacés et nous avions la vie devant nous. Les mots qu'elle nous apprenait, elle les prononçait pour la dernière fois.
   A-t-elle trouvé ici la pure allégresse qui maintenant monte en moi?

Après la mort de Marthe, Jeanne s'est hâtée de suivre l'exemple de sa sœur aînée. Et puis Jean-Paul a transformé mes parents en grands-parents. L'ère des naissances succédait au temps des adieux.
   Dans cette effervescence, j'oubliai Coronmeuse, je perdis de vue la tombe aux torches de pierre, mystérieuse demeure sur la colline de Sainte-Walburge.
   Mais voilà que François et Charlie vont déjà à l'école, voilà qu'ils exigent sans cesse de nouvelles histoires et posent des questions sur tout. Voilà que l'enfance, inespérée, revient sonner à ma porte.
   C'est le moment de rendre les cadeaux reçus autrefois. Après avoir mené mes fils à Coronmeuse, je leur lirai le livre bleu d'Eugène, pour qu'ils aient bien peur; je leur apprendrai le Tipperary et les autres chansons de la grande chambre…
   C'est l'occasion aussi de combler les vides. Je visiterai avec mes garçons le Musée d'Armes, pour que s'accomplisse un projet lancé par Eugène en son dernier dimanche.
   Je rouvre le coffre de voyage, qui m'intriguait là-haut, dans la chambre indienne. J'examine les épaves d'une vie, recolle de mon mieux quelques morceaux.
   Découvrirai-je ce que taisait Mammy?

 

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