Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







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de Retour à Calgary
(chap. 1-5).

 
RETOUR À CALGARY (2)

6. Une petite fille de la rue de l'Ouest

J'ai demandé à mon père de m'orienter dans les allées du vaste cimetière.
   Nous refaisons tous deux la «tournée d'oncle Eugène» (comme il dit). Et voici la tombe aux flammes grises. Les mots FAMILLE BERNARD-GRANDJEAN – CONCESSION À PERPÉTUITÉ sont inscrits sur la dalle. Je songe: Alfred, Joséphine, André, Eugène, Marthe, Jeanne. Nous nous recueillons.
   Mon père se signe, et cette conclusion me prend de court. Retrouvant soudain — derrière un mur — les trois personnages de Coronmeuse, j'ai tant de choses à exprimer.
   Au loin, une sombre pyramide domine la cité des morts… un terril abandonné.
   Cette histoire commence sous le règne absolu des charbonnages.

Ma grand-mère est née rue de l'Ouest, à Liège, en 1881. Son père, l'ingénieur Alfred Bernard, travaillait alors aux Houillères de Sainte-Marguerite.
   Colosse au regard impavide et aux moustaches de morse, M. Bernard n'avait que quelques pas à faire pour rejoindre, dès cinq heures du matin, le vieux charbonnage implanté dans le creux des collines. En passant devant l'église Sainte-Marguerite, il n'a pas tiré son chapeau (il est membre du Parti libéral). Petit-fils d'armurier, fils de graveur, Alfred Bernard ne connaît qu'un culte: les études, qui lui ont valu d'accéder à la bonne bourgeoisie.
   Le voici photographié avec une équipe de mineurs: il porte, comme les autres, un sarrau, un foulard à pois, une lampe accrochée au cou ; et pourtant, la main posée sur le pic, il a l'air d'un alpiniste vainqueur, pendant que les visages voisins expriment seulement la lassitude.
   Sa femme, Joséphine Grandjean, est issue d'une dynastie de boulangers. Au moment du mariage, elle avait vingt ans et lui bientôt quarante. Ils occupent une maison moderne de cette rue de l'Ouest percée à travers des prairies en pente. Plus tard, quand Alfred sera nommé directeur du charbonnage de la Petite-Bacnure, ils emménageront dans le quartier du Nord.
   Plus tard encore, en 1896, la paisible rue de l'Ouest deviendra soudain fameuse: des éboulements s'y produisent, précipitant plusieurs maisons dans un gouffre. Ces belles demeures ont été bâties au-dessus d'une galerie minière du XVIIIe siècle, dont la mémoire s'était perdue.
   Trois filles sont nées chez les Bernard: Marthe, Jeanne et Léonie; enfin Georges, le fils, est arrivé. Marthe est la mieux douée, Jeanne la plus gentille, Léonie la grognon, l'éternelle mécontente, changeant deux fois son prénom, devenant Lily puis Clary, pestant contre son sort (et le sort finira par lui donner raison: à dix-huit ans, elle se brûlera les mains, qui resteront à jamais marquées).
   Le fils Bernard, au lieu de fréquenter l'École des mines, jouera aux cartes dans les cafés. Jeune homme, il exhibera un visage glabre, dans un temps où tous les messieurs portent au moins la moustache. Y voit-il un moyen de braver son père? Les blancs-becs du début du siècle correspondent-ils aux chevelus de nos années soixante?
   De mon arrière-grand-père, je conserve un seul écrit, mais qui le dépeint bien: un billet adressé en 1900 à Marthe la préférée: "Je t'envoie, avec l'espoir que cela pourra t'être utile, quelques mots sur la vapeur, à lire bien tranquillement et avec attention. Ton père, A. Bernard."
   Autre relique: un vase de cristal commémorant sa mise à la retraite. À partir de là, Alfred décline. Sur des photos de famille, le vieillard a l'air absent. C'est un personnage du XIXe siècle égaré dans les temps nouveaux. Malade, il n'admet que Marthe à son chevet. Il déraisonne, il fait des fugues; on le retrouve errant près du charbonnage de la Petite-Bacnure, qu'il a autrefois dirigé. Il meurt en 1916, sans même avoir remarqué, tout autour de lui, la Grande Guerre.
   Alfred Bernard inaugure ainsi la "concession à perpétuité" qu'il a acquise à Sainte-Walburge. Sa veuve sera longue à l'y rejoindre : seule incartade de la douce Joséphine.

En 1919, la rue de l'Ouest prend le nom d'un général Bertrand. Le charbonnage de Sainte-Marguerite fonctionne jusqu'en 1959. Il cède la place à une sortie d'autoroute.
   Un morceau du terril subsiste aujourd'hui. Et l'on trouve, au début de la rue Sainte-Marguerite, un plus modeste vestige de l'ancienne vocation du quartier: une enseigne de tôle peinte, toute souillée, qui montre un mineur casqué, le pic appuyé sur l'épaule.
   C'est derrière chez moi: j'y fais parfois quelque course. Je m'attache à ce faubourg un peu triste, dont je découvre peu à peu l'histoire. Je comprends mieux la fierté de Mammy quand elle nous disait: «Moi, je suis de Sainte-Marguerite!»
   La lecture d'un très vieux cahier de devoirs m'a conduit jusqu'aux sources de sa vie… Et j'ai été tout dépaysé.
   En 1899, dans une composition française intitulée Ma maison natale, Marthe Bernard (dix-huit ans, déjà exilée de la rue de l'Ouest) écrivait :
   "Nous habitions en dehors du bruit de la ville, au pied d'une charmante colline, avec un petit bois bien ombragé.
   Aux deux côtés, des prairies qui, l'été, ressemblaient à d'immenses parterres de fleurs. À droite, la niche de notre vieux camarade Big. C'était un fidèle gardien et un compagnon de jeux intelligent ; il est mort depuis longtemps mais son souvenir reste au fond de notre cœur, comme celui d'un ami sincère. J'allais oublier le grand verger…
   Dans la salle à manger, la fenêtre s'ouvrait sur un paysage magnifique. L'air, imprégné du parfum des fleurs, pénétrait doucement et embaumait la pièce entière. Des oiseaux, perchés un peu partout, mêlaient leurs chansons multiples à nos joyeuses conversations…"

Certes, notre bonne élève a idéalisé le tableau. Mais l'écrivain Carlo Bronne — né rue de l'Ouest, vingt ans après Marthe — me confirme en partie son témoignage: "Il y avait, plus haut, des pépinières où j'ai bien souvent joué au cow-boy." Un autre ancien du quartier me décrit "un énorme talus en face de la maison, et au-dessus, un champ immense se prolongeant jusqu'à la rue voisine."
   Si ces visions d'enfance exagèrent sans doute les proportions, la campagne régnait jadis autour du charbonnage de Sainte-Marguerite. Un ruisseau, dévalant de la colline, actionnait les moulins de la rue de Hesbaye.
   Aujourd'hui, le cours de la Légia est souterrain, le petit bois, les vergers et les moulins se sont évanouis comme un rêve. On voit encore quelques jardins potagers, cultivés sur les flancs du vieux terril — la dernière verdure qui s'accroche.

Marthe poursuit:
   "L'hiver, les plaisirs étaient plus restreints, mais, en famille, on est toujours heureux. Je me rappelle avec une douce émotion nos soirées… Ma mère s'occupait de travaux manuels; mon père, plongé souvent dans une lecture sérieuse, n'entendait guère ce qui se passait autour de lui ; nous, en compagnie des grands-parents, nous inventions quelque jeu. Il me semble voir encore la figure réjouie de ces bons aïeuls qui, au contact de notre gaieté, se retrouvaient enfants pour un instant. C'étaient des histoires sans fin, des rires francs et joyeux, et l'heure du coucher arrivait toujours trop tôt à notre gré."
   Au passage, la jeune fille se souvient de la naissance de Léonie (Clary):
   "De grand matin, papa m'éveille doucement, me prend dans ses bras et me dit : « Viens, viens vite voir. » Il me conduit dans la chambre de mère et me montre un berceau tout blanc. Je saute, je gambade par toute la salle, je reviens contempler ce petit visage, je ris, je pleure, je crie. Mes parents ont beau me recommander le silence, je continue mon vacarme et il faut m'éloigner de ma nouvelle petite sœur."

Marthe termine sa rédaction en évoquant la mort de sa grand-mère :
   "C'était un vilain jour d'automne ; le ciel était tout gris, les jardins déserts, mon cher hêtre avait perdu sa parure et ressemblait à un squelette. Bientôt, on entendit le son lourd, lugubre, des cloches.
   Cette maison qui avait vu tant de moments heureux devint pour mes parents un sujet de douloureux souvenirs.
   Mon père résolut de quitter la campagne; le jour du départ est aussi l'un des plus tristes de ma vie. Je ne pouvais me séparer de ces champs, de ce beau ciel, de cette maison chérie, de mon hêtre aimé, qui, ce jour-là, vit couler des larmes bien amères. Il fallut se soumettre; je leur jetai un dernier adieu et le train me transporta loin d'eux."

Vive et passionnée, pas du tout pressée d'aller dormir: telle était cette Marthe trouvée dans un cahier de devoirs.


7. L'album de poésie

Le printemps 1901.
   Les Bernard habitent rue Chéri, non loin de la prison Saint-Léonard. Marthe, qui achève l'école normale, recueille quelques souvenirs de ses compagnes dans un somptueux «album de poésie», doré sur tranche, relié en crocodile.
   Clara, Louise, Rita, Juliette, Alice, Laure, Berthe et Lucy calligraphient tour à tour des poèmes d'Anaïs Ségalas, Edmond Rostand, Sully Prudhomme, Anna de Noailles, Mathilde Leroy, Jean Rameau, Catulle, Mendès et François Coppée.
   Ensuite elles s'adressent à leur amie.
   Clara exalte la récente fête de l'école, close par une représentation de L'Aiglon dans laquelle Marthe jouait le prince de Metternich.
   Louise fait allusion aux "belles leçons de science où nous n'étions sérieuses qu'à grand-peine, quand les bavardes s'attardaient à pérorer devant la porte du laboratoire".
   Rita raconte le cours de piano, où Marthe fait merveille.
   Juliette: "Pour cette vingtième année et toutes celles qui suivront, je te souhaite beaucoup de bonheur. Quand quelques-unes seront passées, je voudrais qu'un Michaël apparût à Liège et que vous puissiez être bien heureux ensemble. En outre, je te souhaite des fils charmants et une gentille fillette comme dans nos rêves de la promenade du Sart-Tilman. Écrit à la didactique, le vendredi à 10 heures, 3 mai 1901."
   Laure reprend ce thème: "Je te souhaite un beau Michaël qui te rendra très heureuse et te donnera autant de babies que tu le désires."
   Lucy, la plus tendre, a composé elle-même un poème, intitulé "Tristesse":
   Les larmes que l'on verse ont leur prix sur la terre,
   Dieu les compte là-haut dans l'éternel mystère…

   Puis elle confie à Marthe: "D'autres t'ont souhaité tant de bonheur et tant de belles choses que je ne sais plus ce que, moi, je pourrai bien te dire ! Car tu portes le bonheur avec toi, dans tes grands yeux, si doux et si profonds. Il est une chose que je te dirai, pas un souhait, pas un compliment, rien que la vérité: I love you."
   C'est le printemps, elles ont vingt ans, leur vraie vie va s'ouvrir.
   Une photo de classe me révèle le visage des signataires. Leurs mots ardents, leurs suaves prénoms promettaient mieux. Non, vous n'étiez pas très jolies, jeunes filles en fleurs du début du siècle. Je n'irai pas guetter vos ombres aux portes de l'école normale, rue Hazinelle. Il y a bien longtemps déjà que tout est dit pour vous. L'existence a-t-elle répondu à votre ferveur? Avez-vous connu "Michaël"?
   Marthe trône au centre du groupe. Elle est le soleil de sa classe. Une voisine — Lucy? — lui a pris le bras.
   Marthe: majestueuse et farouche; sûre de son destin, comme un général de vingt ans.

Je feuillette le carnet. Les saisons passent. Je vois des poèmes de Lord Tennyson, de Coleridge, recopiés par une Mildred Johnstone, une Rosamina Morgan-Brown. Pensionnaire à Londres, qui porte le deuil de la reine Victoria, Marthe Bernard s'éprend des traditions britanniques. Suivent quelques dédicaces en allemand: elle séjourne dans la lointaine Dresde, chez les jeunes filles en uniforme.
   Et puis des pages blanches. Son "Michaël" est apparu; il remplace tout.


8. D'où sort-il?

Ernest Gheur, ingénieur dans un charbonnage, a le regard clair, une moustache blonde, un sourire à fossettes, l'accent du quartier du Nord… Tel est l'homme qui fait battre le cœur de Marthe, la jeune fille accomplie; tel est celui qui retient ses "grands yeux, si doux et si profonds".
   Où se sont-ils rencontrés?
   J'ai posé la question à ma grand-tante de quatre-vingt-quinze ans, sœur d'Ernest, dernière survivante de cette génération. «Dans le monde», répond-elle: notion bien vague pour moi, très précise dans son esprit.
   D'où sort-il, cet Ernest Gheur? Et, comme dirait le vieil Alfred Bernard, que fait son père?
   J'ai poussé l'enquête dans les registres d'état-civil. Henri Joseph Gheur, son arrière-grand-père, était un menuisier originaire de Wandre, village sur la Meuse. En 1816, il épouse la fille d'un pêcheur liégeois et s'établit au quai d'Avroy.
   Leur fils Pierre devient l'un des innombrables artisans armuriers du quartier du Nord.
   Et, en 1852, arrive Hubert, fils de Pierre Gheur, armurier, et de Marie Dor, blanchisseuse, non mariés… Un enfant illégitime (ses parents s'uniront quand il aura cinq ans). Est-ce un secret de famille, ignoré d'Hubert lui-même, que j'ai tiré de ce vieux répertoire?
   Le père et les témoins ne sachant écrire, nous avons signé le présent acte, après que lecture leur en eut été faite, notait l'officier de l'état-civil sur l'acte de naissance.

La grand-tante me dit: «Il y eut une aristocrate parmi tes ancêtres: une d'Or, avec un petit "d".»
   La voilà notre aristocrate: Marie Dor, la blanchisseuse, la mère naturelle… On lui avait «doré la pilule», à ma grand-tante! Je n'ai pas voulu détromper cette demoiselle de presque cent ans.
   Celle qui fut la cadette fort choyée se retrouve aujourd'hui, de très loin, la doyenne de la famille. Elle a traversé tant et tant de deuils. «On ne devrait pas vivre si longtemps», me confie-t-elle sur son lit d'hôpital.

Hubert va à l'école. Le livre de sa première distribution des prix (1858), si imposant pour ses parents illettrés, sera précieusement conservé — de sorte que nous l'avons toujours, ce premier livre entré dans la famille.
   Hubert accède à la petite bourgeoisie: expert-comptable au banc d'épreuve des armes à feu. Son fils, Ernest (né en 1878), poursuit l'ascension.
   Cependant Alfred Bernard, directeur de charbonnage retraité, se résout mal à donner Marthe au fils d'un comptable. Le dragon de la rue Chéri semble oublier que, dans la course à la respectabilité, les Bernard n'ont qu'une génération d'avance sur les Gheur.


9. Les trois amis

J'observe trois jeunes messieurs de la Belle Époque, photographiés dans le coin ensoleillé d'un jardin, devant un mur couvert de lierre. C'est dimanche, car on rivalise d'élégance. Celui-ci arbore un canotier, celui-là un melon et une grosse chaîne de montre. Ils ont un cigare à la main. Ils viennent peut-être de déjeuner.
   Je retourne à l'image. Je vois une note de Mammy: "1908 – Les trois amis – Erich, Eugène, Ernest." Ce sont mes deux grands-pères, encadrant Oncle Eugène — le monde de mes aïeuls est petit.
   Dans le quartier du Nord, on les appelle «les inséparables» ou, bien sûr, «les trois mousquetaires». Trois de plus. Ensemble ils ont couru les filles du faubourg Saint Léonard. Ils ont chahuté dans les cafés. Ernest, le plus lancé, se mettait au piano et chantait des airs d'opérette ou de vieilles rengaines wallonnes.
   Maintenant, ils s'assagissent : chacun fait des projets de mariage.
   Si Erich a rencontré sa belle en Allemagne, les deux autres fréquentent du même côté: introduit par Ernest au 32 de la rue Chéri (la bien nommée!), Eugène s'est épris de la petite Jeanne.
   Ernest et Eugène sont d'éternels complices. Nés dans des maisons voisines, à quelques jours d'intervalle, ils ont achevé leurs études ensemble. Gheur a évité le service miliaire : il avait tiré un mauvais numéro, mais les économies de ses parents lui ont permis de payer un remplaçant. Frisée fut un conscrit de la citadelle de Liège qui, en outre, débutait comme ingénieur dans un charbonnage de Herstal. Une période épique. Tous les matins, le gros soldat dévalait, à pied, vers Herstal, et puis descendait de la colline, tenaillé par la peur d'un retard. Il a ramené de l'armée des tas d'anecdotes, qui se sont perdues, et cette chanson sur un air de sonnerie de clairon (elle résume ses journées bousculées):
   Allons, soldats, levez-vous,
   Pour éplucher les patates et les choux!

   Eugène, le malabar, moustache en crocs, aime la bonne chère et la plaisanterie. À coup sûr, il est le «Porthos» du trio. Il fait l'orgueil de son père, un contremaître, et de sa mère, la rude et vaillante Mélanie.
   Moi, je n'identifie guère ce jeune homme au chapeau boule, son air placide et content. L'oncle Eugène que je rencontrerai est un tout autre personnage. Les rides auront donné à ce visage sa vérité. La vie lui va bien.
   Quant à Ernest, c'est le plus souriant des garçons, et l'on recherche sa compagnie. Il peut aussi pleurer comme un enfant. Attaché aux charbonnages des Kessales, il se morfond, le soir, seul dans son appartement de Flémalle. Mais la photo d'une jeune fille orne sa table de nuit. Il a de grandes espérances.
Au premier temps de cette idylle, Ernest faisait des cachotteries. Quelle est donc l'élue? se demandaient ses deux camarades. Un jour sortant du café du Marronnier, place Maghin, ils ont aperçu Gheur dans le tram de Coronmeuse; et ce pendard souriait à la jeune personne assise en face de lui… La voilà! Elle ne leur échappera pas!
   Erich et Eugène se mettent à courir derrière le tram. Presque au bout de la longue, longue rue Saint-Léonard, le couple débarque et les poursuivants, hors d'haleine, constatent leur erreur: la mystérieuse demoiselle dans la voiture, c'était Renée, petite sœur d'Ernest.
«Ce n'était que moi», fait ma grand-tante, qui me raconte ses souvenirs à l'hôpital. «Ce que nous avons pu rire!» ajoute-t-elle.
   Et, soixante-quinze ans plus tard, elle en rit encore.

Les noces sont célébrées en 1909. La main de la mariée tremble sur le registre d'état-civil. Marthe a raté la signature de sa vie.


10. Erich et Greta

Erich, le troisième homme, n'a pas les diplômes de ses amis. C'est un riche négociant en porcelaine.
   Sa fiancée, Greta M., il l'a conquise in extremis. Cette jolie Allemande de l'Eifel se destinait au couvent, et quand Erich est arrivé dans son village, elle avait fini de marquer son trousseau de religieuse.
   Avec ce crâne déjà chauve — contrebalancé par une barbe noire — avec ce ventre déjà rebondi, ce regard de fakir, le portrait est presque achevé: il suffit d'enlever la barbe, et voilà mon grand-père maternel, tel qu'il m'apparaîtra.
   Erich, tout en rondeur, physique et morale, cultive une philosophie simple, à base d'opportunisme. Il dit, par exemple: «On n'est pas plus mal en enfer qu'au ciel… C'est une question d'habitude.» En attendant, il s'organise un paradis sur terre.
   Commerçant jusqu'au bout des ongles (qu'il garde fort longs), Erich traversera sans sourciller deux guerres et une crise économique. Son plaisir est de se montrer le plus malin, en affaires ou au jeu. Quand il réussit une belle opération financière, quand il souffle une dame à son adversaire, ses yeux pétillent.
   Tous les étés, Erich et Greta quittent la maison de la place Saint-Barthélemy et s'installent dans leur énorme villa jaune à l'entrée de Spa, en face de la résidence de la défunte reine Marie-Henriette — car on a bien manqué avoir pour voisine une reine des Belges: la «méchante», celle qui «cravachait ses domestiques», selon la rumeur locale.
   Et c'est surtout à Spa que j'observerai ce grand-père: impassible, immuable potentat, calé dans un fauteuil de velours. Chaque jour, à quatre heures, il ouvre la T.S.F., il se recueille, il suit les cours de la Bourse… Asturienne, Cofinindus, Kilo-Moto, Part de réserve, Rio Tinto… Ce message chiffré nous intrigue. Après quoi, bon-papa ira peut-être jouer au casino, en annonçant: «Je vais chez le menuisier.» Alibi pour rire.
   Greta, belle dame à voilette, musicienne passionnée, âme inquiète, nostalgique, charme les grandes personnes et effarouche les enfants.
   Les années passent. Erich est toujours là, dans ce fauteuil, savourant les miettes de l'existence. Il a tout un répertoire de bonnes histoires. Il fait pour ses petits-enfants des tours de cartes. Devant notre stupeur, ses yeux brillent. Jamais il ne révèlera ses trucs.
   Des «trois mousquetaires» du quartier du Nord, Erich mourra le dernier, et sa fortune s'écroulera bientôt comme un château de cartes.
   La villa géante de Spa, inadaptée aux temps nouveaux, sera laissée à l'abandon. En peu d'années, une jungle incroyable va remplacer la parfaite pelouse et les parterres regorgeant chaque été de belles fleurs rouges dont Greta prenait de vilaines photos. Un arbre habite désormais son salon. Un jour, le plafond s'effondre. La maison ruinée devient dangereuse. Seul un gros chat s'y aventure encore.


11. Départ

Je remets ma montre à l'heure glorieuse où le destin des trois amis s'est décidé.
   Juillet 1910. Erich, en vacances dans l'Eifel, chez sa fiancée, tarde à envoyer de ses nouvelles. Eugène Frisée prend la plume: "Vieux Mufle! Fais-toi une raison, que diable, n'écris pas tant! Le facteur est continuellement pendu au cordon de ma sonnette pour apporter les longues missives de Speicher…"
   Et le jeune homme chauve répond au camarade Eugène (qui s'apprête à épouser Jeanne Bernard): "Je crois que le titre de vieux mufle n'est pas assez fort pour me qualifier. Je te raconterai tout en détail lundi soir si tu n'es pas occupé rue Chéri… M. et Mme Gheur sont-ils partis ?…"
   Oui, Ernest et Marthe sont partis. Ils voguent à bord du S.S. Lapland de la Red Star Line, en route pour l'Amérique.
   Le couple a résidé un an à Flémalle-Grande, et l'existence dans ce village écarté de Liège lui pesait. On a offert à Ernest un poste dans un charbonnage canadien, établi en Nouvelle-Écosse, sur la côte atlantique. Marthe connaît parfaitement l'anglais : argument décisif. Les jeunes mariés sont convenus de ne parler que cette langue pendant la traversée.
   Marthe pourra être fière de son élève: débarquant à New York, Ernest possède déjà pas mal de mots, à commencer par les plus tendres. Il prononce fort bien darling.
   L'anglais va symboliser le véritable avènement de leur vie à deux.
   Georges, le frère de Marthe, émigrera lui aussi, dans leur sillage. En réalité, il fuira son père et le vieux monde qu'il incarne. Un océan ne sera pas de trop entre Alfred et lui. Si bien que Georges Bernard, enfin heureux, fera souche à Montréal.


12. La ville fantôme



La terre d'Alberta garde des empreintes de ses découvreurs les plus humbles, québécois ou britanniques: trappeurs, colons, chercheurs d'or, aventuriers de toutes sortes.
   Les noms des lacs innombrables, des cours d'eau, des montagnes et des collines, disent une péripétie du voyage (Lac du voleur de cheval, Shooting Lake, Rivière du pouce coupé), un animal aperçu ou abattu à l'étape (Fox Creek, Lac La Biche, Swan Hills, Lac du Loup, Panther Mountain, Bear Canyon), une rencontre peut-être (Crow Indian Lake), une femme (Frances Creek, Eva Lake, Christina River…).
   Au dos d'une de ses photos du Canada, mon grand-père avait écrit Gheur Creek, mais c'était sans doute par jeu. Je trouve sur ma carte une Liège River, mais très loin de Calgary, aux confins du Grand Nord, là où commencent les terres vierges, les étendues inimaginables, avec le fleuve Mackenzie, deux fois plus long que le Danube, avec le lac de l'Ours, plus vaste que les Pays-Bas.
   Mon grand-père avait-il laissé notre nom en quelque point de cette immensité? Sur une pierre tombale oubliée au fond d'un vieux cimetière?

En janvier 1979, mon frère Jean-Paul arriva dans l'Alberta. Il avait quitté Montréal trois jours plus tôt et, ce soir, il fonçait vers Calgary, sur la belle route Transcanadienne, à bord d'une «station wagon» où s'entassait toute sa famille.
   Westwards, Ho! était le cri des pionniers au siècle dernier. Jean-Paul découvrait enfin l'Ouest, pendant que ses plus jeunes garçons dormaient pêle-mêle dans la voiture, épuisés par l'interminable trajet. Mon frère avait chaussé ses bottes de sept lieues. Westwards! Et ce cri résonnait comme «espoir» à des oreilles françaises.
   Il s'émerveillait de lire sur les panneaux de signalisation l'un des noms qui l'enchantaient depuis l'enfance: Calgary. Plus que 100 kilomètres !
   À Montréal, Guy Bernard — fils de Georges, petit-fils du seigneur de Sainte-Marguerite — lui avait déconseillé d'entreprendre un tel voyage en plein hiver. «En tout cas, fais bien attention, lui avait-il dit. Arme-toi de pelles, de grille-neige. Prévois l'équipement spécial qui maintient l'huile du moteur à une température suffisante pendant les nuits où le thermomètre descend sous les -28 à -30 degrés centigrades. Arrête-toi avant la tombée de la nuit, pour te préserver des animaux…»
   Ces mises en garde n'avaient qu'excité son désir de partir. Le voyage se passait d'ailleurs trop bien. Jean-Paul avait rencontré un caribou au bord de la route, quelques bougies avaient cédé… Mais il aurait apprécié un peu d'aventure pendant sa première traversée du Canada. Son objectif était Vancouver, où il espérait trouver fortune.
   Il entra dans Calgary, fortin de la Police montée devenu, au bout d'un siècle, une métropole d'un demi million d'habitants. Il se gara devant un hôtel de la Blackfoot Trail (la piste des Pieds-Noirs), et ce nom le réjouit.
   Le lendemain, Jean-Paul entreprit une enquête. J'allais recevoir son journal de voyage, dont voici un extrait:
   "31 JANVIER 1979. En quelques coups de téléphone, nous obtînmes le renseignement-clé: Ernest Gheur, buried at St-Mary's Cemetery on May 8, 1917.
   Le conservateur du cimetière ne put localiser la sépulture, mais nous promit d'essayer de la trouver dès que la neige aurait fondu.
   Néanmoins, nous nous rendîmes au cimetière qui, par hasard, n'était qu'à cinq cents mètres de notre hôtel. Il faut vous dire que, depuis la découverte du pétrole et des sables bitumeux, Calgary connaît une formidable expansion. Des immeubles ultramodernes surgissent partout et des dizaines de chantiers sont en pleine activité. Près du centre, sur une butte, voici le vieux cimetière, tout blanc de neige.
   Il faisait très beau, ce jour-là, plein soleil, mais -20°C. Les cinq enfants cherchèrent avec nous, sans succès. Cette tombe comporte-t-elle une pierre verticale? Nous ne le pensons pas, car nous avons examiné toutes celles qui émergeaient de la neige. Enfin, nous étions tout proches.
   Nous avions l'impression, à milles lieues de notre pays, de nous trouver en terrain connu. Le passage de nos grands-parents à Calgary et la présence de cette tombe nous mettaient en confiance.
   Cette émouvante journée nous décida à pousser nos recherches et à nous rendre à Nordegg le lendemain.
   Je savais qu'Ernest avait participé à la création de la mine et de la ville de Nordegg, de 1912 à 1914, et qu'il y avait habité avec sa famille, de 1915 à 1917.
   On nous apprit que l'endroit était déserté depuis la fermeture de la mine, en 1955, à la suite du déclin du marché charbonnier. On nous dit que 89 personnes vivaient aujourd'hui à Nordegg et que plus rien ne s'y passait, vu l'isolement extrême du lieu (350 km au nord-Ouest de Calgary, vers les Montagnes Rocheuses).
   Ainsi, Calgary, la cité du pétrole, avait fait fortune, et Nordegg, née pour le charbon, n'était plus qu'une ville fantôme.
   Notre décision de faire ce détour allait être récompensée.

1er FÉVRIER 1979. Nous nous préparons à affronter les Rocheuses en la période de l'année la moins propice.
   Les deux principales villes de l'Alberta — Calgary et Edmonton — sont reliées par une autoroute, que nous empruntons jusqu'à Red Deer. Nous savons que les grands-parents ont vécu aussi à Red Deer, mais tenter de repérer leur demeure aurait pris trop de temps. Aussi, nous évitons le centre de la ville pour nous diriger plein ouest, droit sur les montagnes.
   Nous nous arrêtons à Rocky Mountain House pour l'approvisionnement en essence, huile, biscuits, boissons. Cette dernière halte nous fournit l'occasion d'étudier une carte sur bois détaillant la David Thompson Highway, qui passe par Nordegg. Le temps est ensoleillé, mais on nous prédit de la neige et des nuages, plus haut. Nous franchissons la rivière Saskatchewan du Nord.
   Nous avons hâte d'apercevoir ces fameuses montagnes évoquées si souvent par Mammy. Au-dessus d'une légère bosse de la route, quelques sommets nous apparaissent enfin, et les enfants crient de joie. Mais Nordegg est encore loin. Je force l'allure. Le ciel se couvre à mesure que nous prenons de l'altitude.
   Vers midi, nous arrivons à destination. La route continue tout droit; un poteau indique Nordegg vers la gauche, en direction du flanc des montagnes.
   Nous y voilà. Il neige, le ciel est bouché. À côté d'un petit lac, il y a quelques maisons de planches, sans vie, cernées par la forêt. Le silence est impressionnant. Nous avisons une bâtisse plus récente : le bureau de la poste et de la police. J'entre dans cette cabane. L'employée m'indique le plus ancien habitant de Nordegg.
   Nous nous rendons chez ce monsieur; il nous raconte être arrivé ici en 1925 (donc dix ans après Ernest). La mine était alors en pleine expansion. Depuis sa fermeture, en 1955, elle est interdite d'accès. Les maisons d'habitation ont été démolies, à l'exception de trois cottages, plus haut sur le flanc de la colline, mais qui sont complètement abandonnés.
   Le centre de la ville est également fermé au public, car les autorités provinciales l'ont transformé en camp pénitentiaire.
   Notre interlocuteur connaît notre nom. Il nous dit qu'un livre a été écrit par M. Martin Nordegg, mentionnant le travail réalisé ici par Ernest Gheur, son ingénieur conseil.
   J'ai appris ainsi que Nordegg, c'était aussi, c'était d'abord le nom d'un homme.
   Quelques minutes de recherche fébrile dans son fatras et nous mettons la main sur le livre. Au dos de la jaquette, une photo montre le premier train arrivé à Nordegg, en 1914. Et j'aperçois sur cette image Ernest, portant fièrement sa toque de fourrure. (Tu sais, Bernard, cette vieille toque d'astrakan qui a traîné à la maison pendant des années… Au fait, qu'est-elle devenue?)
   La police locale nous autorise à nous rendre sous escorte jusqu'aux maisons d'habitation sur le flanc de la colline. C'étaient, paraît-il, les cottages des autorités de la ville. Une demi-douzaine de belles demeures, toutes semblables, étaient alignées autrefois le long du chemin. Il en reste trois. Nous avons visité celle qui nous a paru dans le meilleur état. Est-ce celle-là qu'occupa notre famille? Nous ne pouvons le dire, mais nous sommes certains qu'elle a été au moins visitée par nos grands-parents, sinon habitée. Le grizzly de Coronmeuse a été tué tout près d'ici.
   J'ai fait un saut jusqu'à la mine désaffectée et j'y ai pris trois photos. Malheureusement, la neige cache bien des choses."

Jean-Paul venait de réaliser un rêve. Il en avait d'autres. L'homme pressé reprit sa route pour Vancouver.


13. Le lac aux oies sauvages

La route qui monte vers Nordegg — David Thompson Highway — est dédiée à l'un des derniers grands explorateurs nord-américains. À la fin du XVIIIe siècle, le cartographe David Thompson parcourut les abords de la rivière Saskatchewan pour le compte de la Compagnie du Nord-Ouest (rivale de la Compagnie de la Baie d'Hudson dans le commerce de la fourrure). De vieux Indiens Pieds-Noirs lui parlèrent d'un temps où le cheval était inconnu, où les tribus nomades disposaient seulement de chiens pour le transport de leurs biens.
   Les Pieds-Noirs étaient devenus les plus merveilleux cavaliers de la Prairie. Leur territoire s'étendait de la Saskatchewan du Nord jusqu'aux sources du Missouri, dans le Wyoming. Avec les Bloods, les Piegans, les Sarcis, ils formaient une confédération redoutable. Poursuivant les grands troupeaux de bisons, ils se heurtaient aux Cris et aux Assiniboines. S'ils toléraient la présence de l'homme blanc à leurs frontières, ils repoussaient ses tentatives d'intrusion.
   Car les coureurs de bois, partis de Montréal, s'aventuraient toujours plus loin. À bord de canoës, ils remontaient les rivières naissant dans les Rocheuses. Ils construisaient des fortins, hissaient le pavillon de leur compagnie. Ainsi furent fondées, en 1795, Fort Edmonton et, en 1799, la positions extrême de Rocky Mountain House.
   Pendant l'hiver, les Indiens déposaient dans ces comptoirs le produit de leur chasse: castors, renards, loutres, ratons laveurs, martres, visons… Après la fonte des glaces, les bateaux emportaient vers l'Est les peaux accumulées. Ils reviendraient avec un nouveau stock de marchandises destinées aux échanges.
   Tous les forts de la Saskatchewan étaient établis sur la rive nord: dans le territoire des Cris, amis des trappeurs. De l'autre côté de cette large et turbulente rivière, commençait l'empire des Pieds-Noirs.

Longtemps, les seuls foyers de colonisation dans ces immensités furent les postes de traite et quelques missions catholiques ou anglicanes.
   En 1870, la Compagnie de la Baie d'Hudson céda les territoires du Nord-Ouest au Dominion du Canada, moyennant quinze millions de dollars et un certain nombre de privilèges.
   Ottawa confia le pays sauvage à une force de police montée, qui obéirait à la devise (formulée en français) Maintiens le droit. Ces cavaliers de vingt ans, dotés d'une winchester automatique et parés d'une tunique écarlate, comptèrent dans leurs rangs quelques héritiers de l'aristocratie européenne: Prussiens, Autrichiens, Russes, Hongrois, que des histoires de femmes, de dettes de jeu, avaient poussés à l'exil. Les voilà transformés en preux chevaliers de la reine Victoria.
   Avec le déclin de la Hudson's Bay Company, des trafiquants basés à Fort Benton (Montana) avaient vu dans la vente de whisky aux Indiens du Canada une occasion de profits rapides.
   Ces hommes comptaient sans la puritaine Ottawa, qui dépêcha dans l'Ouest une petite troupe de Tuniques rouges, sous les ordres du colonel Macleod. Le détachement mit fin au commerce du whisky, établit un premier poste (Fort Macleod) et gagna la confiance du chef des Pieds-Noirs. Le tout en quatre mois.
   En 1875, le colonel installa un autre fort, au confluent des rivières Bow et Elbow. Il le baptisa Calgary, du nom de la demeure ancestrale de sa mère, en Écosse.

L'été 1881, le beau marquis de Lorne, gouverneur général du Canada, partit reconnaître son domaine. Il prit le Canadian Pacific Railway, qui n'allait pas plus loin que Portage la Prairie, dans le Manitoba. Puis, en chariot, il s'engagea dans les territoires du Nord-Ouest. Arrivé sur une butte près de Fort Calgary, il découvrit, barrant l'horizon, une muraille haute de quatre kilomètres: les Rocheuses. Il fit plusieurs croquis du prodigieux paysage. Le journaliste de son escorte écrivit: What a possession to Canada these glorious Alps!
   Lorne avait trente-six ans. Sa femme était Louise Caroline Alberta, quatrième fille de la reine Victoria. Elle avait dédaigné de grands partis européens pour suivre un Britannique, un sujet, et, pour comble, un ami de Gladstone, adversaire de Sa Majesté.
   En 1905, lorsque les territoires du Nord-Ouest furent constitués en provinces, l'une d'elle reçut le troisième nom de la princesse amoureuse: Alberta.

Le Canadian Pacific Railway avait atteint Clagary; un village de tipis et de cabanes naissait de long de la voie.
   Le premier numéro du Calgary Herald (31 août 1883) relate l'apparition du train. "Parmi la foule des spectateurs admiratifs, beaucoup n'avaient jamais vu une locomotive, d'autres n'avaient plus approché un chemin de fer depuis huit ou dix ans. Le train roulait à plus de 30 km/h."
   Ce journal fournit, sur le même pied, nouvelles mémorables et potins:
   "L'argent du traité sera payé demain aux Assiniboines. Les Sarcis recevront le leur le 10 septembre et les Pieds-Noirs le 25."
   "Dimanche, la parade de la troupe sera photographiée."
   "La prison a un seul occupant: un Indien appelé Bec-de-Lièvre, qui a poignardé un homme blanc l'hiver dernier."
   "Nous avons pu voir quelques beaux spécimens de «charbon anthracite», récemment découverts dans les montagnes."
   "Nous apprenons avec regret que R. Dixon, Esq., est sérieusement atteint d'une fièvre bilieuse."
   "La pose des rails progresse vigoureusement, à environ 15 km à l'ouest de Calgary."

S'attaquant aux Rocheuses, les ingénieurs du chemin de fer reprennent souvent le tracé des vieilles pistes indiennes. Avant de choisir certains passages dans la haute montagne, l'on observera le vol des aigles.
   En 1885, les deux tronçons de la ligne transcontinentale se joignent. Une nouvelle ère a commencé. Semaine après semaine, le train déverse dans l'Ouest des flots d'immigrants: Irlandais, Italiens, Suédois, Ukrainiens, Galiciens… Ce sont les homesteaders. Ils occupent un petit morceau de la Terre promise: 64 hectares, qu'ils défrichent, et dont ils deviendront propriétaires après trois ans. En marge de la photo de sa misérable hutte en torchis, un homesteader a écrit: The beginning of better things.

Avec les bâtisseurs du rail sont venus les prospecteurs de charbon. Leurs destins sont liés: il faut alimenter les locomotives qui sillonnent désormais la Prairie; et une mine n'est rien sans un chemin de fer.
   Voici l'Irlandais Nicholas Sheran qui, guidant un convoi de trafiquants de whisky, a découvert par hasard le premier gisement de charbon dans l'Alberta. Voici Sam Drumsheller, le magnat, filant dans sa cadillac 1912 sur une rivière gelée. Voici Martin Nordegg.

On sait peu de chose de la jeunesse de Nordegg. Né Cohen — ou Cohn — en Silésie, il a servi dans l'armée allemande. En 1906, il débarque au Canada, dont il ignore presque tout, comme beaucoup d'immigrants d'alors. Dans son nouveau pays, il se choisit un nouveau nom: Nordegg.
   Ce n'est pas un homesteader. Des banquiers de Berlin l'ont chargé de réaliser des investissements. Sa première soirée au Canada, il ne l'a pas passée dans quelque hôtel sordide, mais chez Sir Wilfrid Laurier, le chef du gouvernement, qui lui parle des découvertes de charbon dans l'Alberta.
   Nordegg rencontre également Marconi.
   «Voulez-vous savoir ce que je suis venu faire au Canada? lui demande l'Italien.
   – J'en serais heureux.
   – J'envoie des messages sans câble par-dessus l'Atlantique.»
   Nordegg songe à s'associer avec Marconi. Mais il part pour l'Ouest. Il devient le partenaire de William Mackenzie et Donald Mann, promoteurs du Canadian Northern Railway (le second chemin de fer transcontinental).
   À cette époque, le pays civilisé ne s'étend guère au-delà d'Edmonton et Calgary… Martin Nordegg va contribuer à repousser la frontière.
   Dans ses Mémoires(1), il a raconté comment il décela son principal gisement de charbon:
   "Les premiers blizzards annoncèrent la fin de la saison. Nous décidâmes de quitter les montagnes en longeant la rivière Saskatchewan, et de regagner Innisfail, sur la ligne de chemin de fer Edmonton-Calgary. Pour franchir la rivière, nous comptions utiliser le ferry de Rocky Mountain House.
   Le deuxième jour, venant des Bighorn Falls, nous suivions une piste de chasse sur le flanc d'une montagne qui ressemblait à un volcan éteint. J'étais seul, loin devant le convoi des autres cavaliers et des chevaux de bât, lorsque j'aperçus un joli lac. Quatre oies sauvages s'y étaient posées.
   Je sortis ma carabine mauser du fourreau pendu à ma selle, et je la chargeai. Quand j'eus atteint un point surplombant exactement les oies, je mis pied à terre et lâchai les rênes; le cheval resta tranquille. J'estimai la distance à 500 yards.
   Un genou en terre, je fis feu. Je vis l'éclaboussure sur le lac, environ vingt yards trop court, et, en criaillant, le quatuor s'envola vers le sud. Je tirai à nouveau. Sans succès. Je m'arrêtai, parce que trois coups de feu, c'était le signal de détresse.
   Je savais que le lent convoi ne pourrait arriver avant une demi-heure. Je m'assis et regardai autour de moi. Vers le nord: le mont Colisée, dont la masse rose, se détachant sur les verts, évoquait la forme d'une arène. À l'est: deux montagnes du Brazeau Range bornaient la vue. Au sud, c'était le lac, reflétant les nuages, et, plus loin, des collines ondulaient, couvertes de forêts de pins et de feuillus.
   La roche d'une des montagnes à l'est présentait des bandes horizontales et sombres, semblables à celles de nos gisements. Je me demandai si ces lignes n'étaient pas également l'indice d'une présence de charbon. Et plus je les observais, plus j'en étais persuadé.
   Quand le convoi me rejoignit, je priai l'ingénieur Hower de me prêter ses jumelles. Je leur dis que j'avais tiré deux coups de feu sur des oies sauvages. Ils les avaient entendus et se demandaient ce qui était arrivé.
   Je laissai le packtrain me dépasser. Alors je brandis les jumelles… Il n'y avait plus aucun doute. C'étaient décidément des strates de charbon. Je fis un dessin hâtif du lac et de la montagne aux lignes sombres. Puis je remontai à cheval et, au petit galop, je rattrapai le convoi.
   Je décidai de garder mon observation pour moi seul."

Nordegg s'empresse d'acquérir une concession dans les monts Brazeau, pour le compte de la German Development Co. Il télégraphie à Berlin, rencontre Mackenzie et Mann, et, après toutes sortes de péripéties, retourne dans l'Ouest, reprend le chemin de la «montagne au trésor», où un de ses hommes l'attend.
   "Dans le clair de lune, nous aperçûmes une mince spirale de fumée indiquant l'emplacement du camp de Stuart Kidd. Nous forçâmes nos chevaux fourbus et atteignîmes enfin le claim.
   Assis aux côtés de M. Kidd, je restai tard dans la nuit à contempler la flamme bleuâtre du feu. C'était du charbon — notre charbon — qui brûlait devant nous."

Étonnant Martin Nordegg: toujours vêtu d'une sorte d'uniforme militaire, tour à tour homme des bois et homme d'affaires, sans cesse en mouvement, traversant le Canada de part en part dans le pullman, sautant comme une puce, de Calgary à Toronto, puis de New York à Londres, et repartant pour l'Amérique après deux jours, par le même bateau.
   Étonnant Sir William Mackenzie, son partenaire: cet ancien instituteur (rien à voir avec la dynastie des politiciens canadiens) est devenu le tout puissant président du Canadian Northern Railway. Il est reçu à la cour de Guillaume II, et lorsque l'aide de camp de l'empereur le prie de patienter un instant, le président rétorque avec humeur : «Pas trop longtemps, j'espère!»
   Martin Nordegg recrute les experts qui examineront sa nouvelle concession. C'est à ce moment qu'il rencontre mon grand-père. Il notera dans son livre: "J'avais engagé Ernest Gheur sur la recommandation de la Société Générale de Bruxelles. Quand il arriva, je trouvai que sa connaissance des mines belges le rendait capable de s'adapter rapidement aux conditions canadiennes dans l'Ouest."


14. L'ingénieur belge

Nous sommes en 1912. John, mon père, vient de naître à Stellarton, en Nouvelle Écosse, où mes grands-parents sont établis depuis deux ans.
   Début juillet, Marthe et Ernest doivent se quitter. Que se passe-t-il? Le bébé dépérit et sa maman l'emmène à Liège, espérant trouver là-bas un lait qui lui convienne, et s'en remettant au génie du vieux médecin de la famille Bernard. Et tandis que Marthe franchit l'Atlantique avec son enfant malade, Ernest part dans la direction opposée: vers le lointain Ouest, où Nordegg l'a chargé d'une mission d'étude.
   À bord du bateau Laplan de la Red Star Line, Marthe griffonne ces mots:
   "Et toi, en ce moment, vis-tu en homme des bois, ou bien es-tu en pays civilisé? J'aurais bien aimé aller avec toi là-bas. J'aime toujours voir du nouveau — et puis nous n'aurions pas été à des milles de distance pour un temps indéterminé, et puis je n'aurais pas eu un long voyage à faire seule ou à peu près.
   Mon plus grand souci en ce moment est la santé du bébé. Vous comprendrez bien cela, monsieur mon mari et monsieur son père. Et mon plus grand vœu est qu'il soit bien potelé quand tu le reverras.
   Je me demande quand nous arriverons à Anvers. C'est la première fois cette année que le navire prend la route Nord. Good bye for the present. Je n'ai plus ni papier ni pointe à mon crayon (un crayon de bridge). Comme vous voyez, mon cher mari, toutes mes pensées sont avec vous!"

Une lettre d'Ernest parvient rue Chéri (l'adresse du temps des fiançailles, mais cette fois Marthe porte son nom à lui).
   Et ces mots rompent un grand silence.
   "Edmonton, le 1er août 1912
   11 heures du soir
   Ma chère Marthe,
   Je viens de rentrer à Edmonton. J'ai trouvé à la gare ton télégramme d'Anvers: Everything, Everybody Well. Love. J'en fus délicieusement heureux.
   Je vais te raconter mon incursion dans les Montagnes Rocheuses, sur laquelle tu aimeras avoir beaucoup de détails.
   Notre base de départ était Rocky Mountain House, une sorte de village provisoire. Il a fallu six jours pour atteindre la mine, à 110 km de là. J'ai pris diverses photographies, que tu recevras plus tard.
   Nous avons eu toutes sortes de difficultés à cause des pluies. Les ruisseaux avaient emporté les ponts en troncs d'arbres, que nous devions remplacer nous-mêmes. Et puis, tu n'as pas idée de ce qu'est la traversée des marécages où les chevaux enfoncent jusqu'au ventre et où il faut marcher en tête pour conduire la bête. Bien que peu agréables, ces marches forcées me reposaient de ma nouvelle fonction de cavalier, qui exige une certaine pratique. Je m'en suis très bien tiré.
   J'avais cinq compagnons: M. Fraser, directeur de la société – Stuart Kidd, approvisionneur – un employé, Thomas Caldwell – l'agent des forêts Dixon – un jeune cuisinier, Johnny.
   Partis d'Innisfail en charrette le vendredi 12 juillet, nous étions arrivés à Rocky Mountain House le dimanche soir. La pluie nous avait surpris en chemin, ainsi qu'une température sénégalienne, et nous avions perdu un demi-jour à Raven. (Les noms existent, mais les maisons restent à faire: Raven n'a que trois maisons, dont l'une nous servit de refuge.) Les chariots qui nous transportaient étaient secoués de belle façon. Les routes sont à peine tracées et coupées de trous profonds et boueux.
   Rocky Mountain House était à l'origine un poste avancé de la Compagnie du Nord-Ouest, qui y faisait le commerce de la fourrure avec les Indiens. C'est à présent une ville en construction, comprenant une centaine de bâtiments de planches. Le chemin de fer y arrivera dans quelques jours et mettra un train en service tous les samedis. Un pont va être érigé sur la Saskatchewan. Nous avons passé cette rivière en barquette. On avait installé un ferry, mais il fut emporté par le courant rapide dû aux grandes pluies.
   Nos chevaux étaient déjà sur l'autre rive, où on les avait laissés en complète liberté. Ils paissent l'herbe des prairies, sans trop s'écarter du lieu choisi. On les rassemble assez facilement. Ainsi, on n'a besoin ni d'écurie, ni de fourrage.
   Ce sont des poneys indiens, très intelligents et de pied sûr. On les voit traverser des marécages, suivre des sentiers abrupts et marcher en pleine forêt en évitant les troncs d'arbres renversés qui sont parfois excessivement dangereux. Ils se laissent gentiment conduire à la queue leu leu. Nous avions cependant un grand cheval appelé Reciprocity qui s'engageait volontiers en dehors du sentier et allait se coincer dans les buissons, au désespoir de Stuart Kidd.
   Outre nos six montures, nous disposions de cinq pack-horses, chargés des ustensiles de cuisine, sacs, nourriture, etc.
   On partait chaque matin vers neuf heures et l'on ne s'arrêtait qu'à quatre ou cinq heures de l'après-midi, sans avoir pris le moindre lunch. J'arrivais à la halte avec un appétit féroce. Ma santé en a profité largement.
   La tente indienne se monte aux étapes. On coupe une douzaine de mêmes troncs d'arbres qu'on dispose en cône et qu'on entoure d'une toile à coutures savantes combinées par les femmes indiennes. Le centre reste ouvert pour laisser s'échapper la fumée du feu du bois allumé au milieu de la tente. Les moustiques sont emportés par la fumée. Nous avons couché ainsi sur l'herbe, sous le tipi, pendant de violents orages. Le feu sèche la toile et la rend pratiquement imperméable. Tout cela m'a rappelé notre ancienne envie de faire un voyage en roulotte par les chemins et les plaines.
   Le soir, nous pêchions une heure ou deux. J'avais une ligne terminée par un fil de cuivre et un hameçon gros comme une allumette. J'attachais cela à une branche d'arbre plus ou moins flexible et amorçais mon hameçon d'un énorme morceau de lard gras. J'ai pris ainsi de fort beaux poissons, entre autres une truite de cinq livres un quart et deux de trois livres et demie. (Ne t'étonne pas de la précision de ces poids : j'ai trouvé une balance à un magasin de chemin de fer.) Dans un lac, j'ai pris des brochets de 60 centimètres de long chacun au moyen de grenouilles vivantes. Ce pays où l'homme ne passe que très rarement est vraiment le paradis des pêcheurs.
   Sur la route, nous avons rencontré toutes sortes d'animaux. Canards sauvages, lapins, rats musqués, orignaux, chevreuils, etc., abondent. J'ai tiré une perdrix au revolver (celui de M. Kidd). Ce n'est pas facile. J'en ai manqué au moins dix. Il aurait fallu un fusil de chasse aux cartouches à grains de plomb.
   À la mine, trois bâtiments en troncs d'arbres sont érigés et servent respectivement de bureau, dortoir pour ouvriers et cuisines-magasins. Les vivres y sont plutôt primitifs. Lard, fèves, pain, confiture. On n'a plus de beurre, plus de viande fraîche, presque plus de tabac. Malgré cela, les vingt-quatre hommes sont gais et jouent le soir comme des enfants à toute espèce de jeux de plein air. Il faut attendre que le ferry de Rocky Mountain House soit rétabli pour passer de nouvelles provisions sur la rive Ouest. Le transport demande cinq ou six jours à cheval et est très difficile l'été. L'hiver, on va en traîneau sur la rivière et cela est beaucoup plus rapide.
   La région est très montagneuse, avec des points dépassant 2.000 mètres d'altitude. Le chemin de fer qui ira de Rocky Mountain House à la mine est en construction sur à peu près tout le parcours. Huit camps d'ouvriers s'y échelonnent, chacun occupant une cinquantaine d'hommes. Je ne pense pas que les trains fonctionneront avant le 1er janvier 1914.
   L'extraction s'effectuera à flanc de coteau, par tunnels dans les deux couches, sans qu'il soit nécessaire de prévoir des puits ou des «slopes» pour le moment. J'estime qu'on pourra faire 1.100 tonnes par jour en 1914, sans grande dépense d'installation.
   La concession permet plusieurs sièges, capables de porter l'extraction à un taux beaucoup plus élevé. Le gisement est riche, mais le charbon, très menu, donnera des difficultés pour la vente.
   Telles sont, en résumé, les conclusions du rapport que je vais dresser sur cette partie de ma mission.
   Le retour s'est fait par un autre chemin. J'ai traversé à pied la concession par-delà les montagnes. J'étais avec Fraser, qui s'était muni d'un fusil dans l'espoir de tuer un ours ou un chevreuil. Hélas! nous n'avons vu que des traces, fort fréquentes toutefois. Nous avons mis neuf heures pour parcourir douze kilomètres. D'énormes incendies ont déboisé cette contrée et il faut escalader sans cesse des troncs d'arbres renversés.
   Pendant ce temps, nos compagnons avaient amené les chevaux jusqu'à la rivière Saskatchewan. Nous avons été bien heureux d'apercevoir la fumée d'un grand feu allumé à notre intention, pour indiquer l'endroit du campement choisi par Stuart Kidd.
   Le lendemain, nous avons longé la rivière en suivant une piste de cinquante centimètres de large, qui représente le seul passage. Ce sentier s'élève parfois de cinq cents mètres pour franchir les rochers plongeant à pic dans la rivière. Un tel trajet a exigé de nous pas mal d'énergie. Mais c'est réellement magnifique. Le pays est sauvage au possible et de partout l'on aperçoit les sommets enneigés du deuxième rang des Rocheuses.
   Nous avons rencontré deux hommes sur notre chemin. Ils avaient débarrassé leurs huit chevaux et préparé leur camp. Figure-toi que ces gens dépeçaient deux jeunes ours qu'ils venaient de tuer. La mère avait pu s'enfuir. Ces ours étaient gros comme des chiens de charrette, et nous avons eu le plaisir de cuisiner en plein bois les gigots arrière. Tout le monde poussait des grognements d'ours en sautant de joie.
   En somme, ce fut une excursion vraiment intéressante. Le chemin de fer en construction va changer tout cela et permettre de faire en quatre heures ce qui nous a demandé huit jours pleins. Je ne regrette rien de tout ce qui m'est arrivé. Ce fut charmant et sain.
   Pour le retour, pressés de revoir la civilisation, nous avons brûlé les étapes. J'ai moi-même poussé à la rapidité du voyage pour avoir plus tôt ton télégramme d'Europe. Je ne savais rien de toi depuis mon départ de Stellarton. Et toi, tu seras restée sans nouvelles pendant trois semaines. Il n'y avait pas moyen de t'écrire, car c'était Stuart Kid, l'un de nos compagnons, qui se chargeait du courrier pour la mine.
   J'aimerais continuer cette lettre, mais il est une heure du matin et je vais prendre un bain avant de me coucher.
   Pense à moi souvent, en regardant notre fils, et reçois mon plus tendre baiser.
   Ernest"

Ernest retourne bientôt à la mine, cette fois avec Martin Nordegg. Si les photographies de ce voyage nous sont également parvenues, la lettre qui le relatait a disparu. Mais le livre de Nordegg en apporte un témoignage.
   Hélas! il présente mon grand-père comme un greenhorn désarmé, un «pied-tendre». Et ces lignes sacrilèges ternissent l'image du valeureux cavalier des Rocheuses, qui avait tant impressionné mon enfance.
   Martin Nordegg: "Je fus navré de constater que notre ingénieur belge ne savait pas monter à cheval. Nous lui donnâmes le plus gentil poney. Tout alla bien pendant la première heure. Mais alors, l'ingénieur commença à mal supporter la selle. Chaque pas le meurtrissait. Et il le fit comprendre au pauvre poney. Il haïssait le cheval et le cheval le haïssait. Quand l'homme tirait trop fort sur les rênes, le petit animal lui jouait des tours que l'on n'aurait jamais attendus de lui. En fait, il le désarçonna."

Je trouve dans l'album les traces éparses d'autres voyages. Ernest a vu un château de conte de fées bâti en plein pays sauvage: l'hôtel du Canadian Pacific Railway à Banff. Il est passé par les cités minières de Blairmore et de Frank, non loin de la frontière américaine.
   Frank est une ville maudite. En 1903, soixante-dix personnes y périrent lorsque le flanc du mont de la Tortue s'effondra sur la vallée. Neuf ans plus tard, l'ingénieur belge a noté: "Les roches éboulées couvrent une surface de trois kilomètres sur un. Elles ont quinze mètres d'épaisseur. La montagne qui surplombe Frank reste menaçante: une large crevasse ne laisse pas d'espoir de sauver la ville. Cependant, beaucoup d'habitants tenaces osent continuer à y vivre, pour ne pas perdre leur propriété."

Cet été-là, Ernest remonte à cheval, afin de pénétrer dans la vallée de la rivière Kananaskis (à l'ouest de Calgary), où se trouve un gisement convoité par Martin Nordegg.
   L'Indien Jacob guide l'expédition. Il doit ce nom biblique aux missionnaires de sa réserve. De longues nattes lui tombent sur les épaules. Comme tous les Stonies — les Canadiens anglais désignent ainsi les Assiniboines, descendants de Sioux refoulés par des tribus hostiles jusqu'aux contreforts des Rocheuses — Jacob a su chevaucher dès l'âge de trois ans, sans selle et sans étriers. Il connaît les vieilles pistes de chasse de son peuple et les endroits favorables pour bivouaquer.
   Réunis sous la tente, les prospecteurs bavardent. Les hommes de l'Ouest s'amusent à inquiéter le greenhorn; et les bruits dans la forêt alentour deviennent complices de leurs racontars.
   Il est question du geezy-wheezy. Cet animal évoluant sur le flanc des montagnes est doté de pattes inégales: plus courtes du côté supérieur de la pente. Pour chasser le geezy-wheezy, on pousse un cri derrière lui: surpris, il se retourne, perd l'équilibre et dégringole.
   Il y a des récits sur le vieux mouflon, qui visse volontiers ses cornes dans les parties vitales des gens… sur l'aigle, qui arrache le nez d'un innocent cavalier… sur le loup gris, deux fois plus puissant que le coyote…
   Et sur le grizzly.
   L'ours géant viendra peut-être rôder près du tipi. Alors il glisse ses pattes sous la toile, attrape un dormeur par les pieds et l'emporte dans la nuit.
   Les savants l'appellent ursus horribilis. Les trappeurs du siècle dernier le surnommaient, Dieu sait pourquoi, Vieil Éphraïm. On identifia certains tueurs par les marques singulières qu'ils laissaient sur leurs proies. Il y eut Trois Doigts. Il y eut Pied-bot (qui, dans un mouvement d'humeur, exécuta quatre bisons d'affilée).
   Le grizzly peut rejoindre un cheval au galop; il désarçonne le cavalier, l'étouffe, puis le mange. Quelquefois il enterre sa victime en attendant de la dévorer. Un chasseur assommé et tenu pour mort a repris conscience sous un amas de pierres et de branchages; il a pu se dégager avant le retour de l'ogre.
   Pour un chasseur, il est aussi bouleversant de tirer un ours gris que, pour un chercheur d'or, de découvrir un filon. Si vous affrontez tout seul la bête, il y a dix à parier contre un que l'avantage sera pour elle. Le sport est de saisir l'unique chance. Un Allemand a été trouvé mort auprès du cadavre d'un grizzly percé de quatorze balles de winchester. Quand vous vous lancez sur la piste du Vieil Éphraïm, mieux vaut emporter la carabine sharp ou l'express rifle dont les Anglais se servent contre le tigre du Bengale.
   Le culte de l'ours fleurissait parmi les tribus indiennes de l'Ouest. Les peintures sur le visage des guerriers imitaient la traînée de ses griffes. Certains Pieds-Noirs se munissaient d'une lame extrêmement aiguisée, emmanchée sur une mâchoire de grizzly. Ils étaient alors réputés aussi susceptibles et dangereux que cet animal.
   Ce culte a inspiré des danses étonnantes. Les Indiens s'enveloppent de fourrures et miment la Légende de l'Ours…
   Il y a très longtemps, le grizzly gouvernait le monde entier en maître suprême. Même le feu lui appartenait. Un jour, tandis que l'ours mangeait des framboises dans les sous-bois, le feu perdit sa force.
   «Nourris-moi, nourris-moi», suppliait le feu, qui se mourait.
   Un homme vint à passer et attisa les flammes en y jetant de sèches brindilles puis de grosses branches. Le feu pétilla de joie, et réchauffa l'homme pour le remercier de l'avoir sauvé.
   À la tombée de la nuit, l'ours oublieux revint, le ventre plein. Le feu en colère s'éleva très haut dans le ciel. Et l'ours fut terrifié. Depuis lors, il craint le feu, et le feu n'appartient plus qu'à l'homme.

1. The Possibilities of Canada are truly great! Memoirs 1906-1924 by Martin Nordegg, Edited and with an Introduction by T.D. Regehr, Macmillan of Canada, Toronto, 1971.

[À SUIVRE DANS BON-A-TIRER 10]

 

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