Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LIBERTÉ CHÉRIE
(UN TABLEAU DE VOYAGE)

Le train avait laissé derrière lui tout un chaos suburbain, puis des cultures maraîchères et des cabanes délabrées, atteignant enfin la campagne — et un vert compact se déroule soudain, comme un tapis, partout où l'on regarde, et l'oeil surpris apprend à redécouvrir l'horizon, et les poumons se gonflent à la vue d'une haie de peupliers qui s'impose, toute droite, au détour d'une courbe; un beau ciel bleu où roulent de gros nuages, un ciel pimpant et frais comme la mer d'où ils viennent et qu'on va retrouver.
   Mais cela n'a qu'un temps, et à ce plaisir se mêlait déjà un début d'incertitude que ni les cahots du train, ni le vert feuilleton du paysage — sérénité d'un fleuve qu'on longe, coup de théâtre d'une cathédrale au loin, de hauts fourneaux surgissant soudainement d'une brume de chaleur — n'empêcheraient de faire sa route.
   À la gare, sous la grande halle vitrée, elle avait longuement remonté le quai à la recherche d'une voiture à compartiments. Avec ses portes rétives et ses banquettes de moleskine fatiguées, placée de surcroît à la tête du train, celle qu'elle s'était trouvée était agréablement vide, et son compartiment était tout à elle. Elle avait baissé la vitre en entrant, et les voyageurs voisins avaient dû faire de même; car au moment du départ, la voiture entière avait été traversée par un petit ouragan qui avait soulevé les rideaux comme des oriflammes, ramené de sous les sièges canettes vides et emballages oubliés. Il y avait eu des exclamations, des rires, et elle-même, mise en joie, avait un instant passé par la fenêtre un bout de menton et deux yeux curieux ("NE PAS SE PENCHER AU-DEHORS"!) avant de remonter la vitre.
   Il s'agissait maintenant de se recoiffer. Aménageant, avec des souvenirs de vieux films et de dame seule en sleeping-car, les deux banquettes avachies, manteau disposé en travers comme si un bras nonchalant venait de l'y jeter, fourre-tout bâillant avec désinvolture sur les mystères de sa maîtresse, petit sac à main posé sur la tablette, prêt à fournir le poudrier où l'on est occupée à se mirer lorsque entre l'Inattendu, le Ténébreux, la Pièce manquante, ou le passeport que l'héroïne tend avec angoisse, sachant qu'il y manque un visa, ou encore le mouchoir blanc, roulé en boule, qu'elle presse sur ses lèvres à l'arrivée du Mauvais («Pas un geste! ou je tire») — aménageant donc son compartiment, non plus en parcelle de propriété de la société TELOS, mais en réceptacle de Celle-par-qui-tout-arrive, elle recula de quelques pas pour juger de l'effet, sourit, se ravisa, sortit des flancs du sac un roman anglais et le plaça sur le seul coin de banquette qui n'eût pas encore son dû.
   Et puis — ah oui, se recoiffer — elle replongea dans le fourre-tout, eut beaucoup de mal à trouver la brosse à cheveux qui avait glissé au fond, sous les vêtements qu'elle dérangea. Pendant qu'elle retirait ses épingles et secouait ses cheveux, un jeune couple passa devant la portière et poursuivit sa route après avoir coulé sur elle un regard à la fois inquisiteur et absent. Elle se baissa un peu pour examiner sa coiffure dans la glace horizontale et, les coudes levés, ajouta ici une barrette, là ramena une mèche égarée.
   Ce serait le moment, pensa-t-elle. Début de séquence : "Dans le compartiment où il entra, une jeune Anglaise debout, les coudes relevés, rajustait son chapeau. Comme il venait de prendre place, elle se retourna et…" Ses yeux tombèrent sur le roman, une édition de poche récente, illustrée en couverture d'un tableau de Reynolds, dont le dos orange avait été cartonné, plastifié et muni d'une cote ANG-AUS — fonds étranger d'une bibliothèque de la Ville de Paris. Elle eut un soupir dépité, et le livre alla rejoindre, sur la tablette, le sac à main qui ne contenait pas non plus de petit poudrier bivalve, ni de faux passeport, ni de mignon revolver à manche incrusté de nacre.
   "Bah! je ne joue plus. À quoi bon? Un livre est fait pour être lu. Et avec tout ça, je n'avais plus de place pour m'asseoir. Il y a tant de choses à voir, d'ailleurs. Déjà ce couple aux yeux bovins qui vient de passer, épouvanté à l'idée qu'on puisse volontairement voyager seule. La fille portait un caniche qui ressemblait étrangement à son ami, ce qui dénote une constance de goût très louable. Et puis, je n'ai pas encore examiné de près ces vues touristiques dont nous régale la société TELOS… ou plutôt la défunte SNCF (car elles ne datent pas d'hier). Une de chaque côté de la glace oblongue, comme des chandeliers sur une cheminée bourgeoise : leurs couleurs anciennement criardes valent bien, à leur façon, tous les films en noir et blanc du monde…"
   Elle se leva, scruta le grain épais et l'air atrocement faux du Mont-Blanc et de Carcassonne. Il fallait supposer bien de la négligence au sein de la nouvelle société TELOS (Transports Express Légers de l'Ouest et de la Seine), ou alors une grande ignorance de la géographie. À moins que la direction n'ait effectivement voulu, lors du rachat, ôter ces photographies désormais déplacées, avant de s'apercevoir qu'elles étaient inamovibles? Par curiosité elle chercha des vis aux coins du cadre, n'en vit pas, tenta vainement de glisser un ongle entre le métal et la cloison.
   Alors elle se sentit observée et fit volte-face. Son manège avait fini par attirer l'attention d'un grand gars maigre qui se tenait adossé dans une position assez veule, un peu plus loin dans le couloir; veston plutôt bien coupé, chemise à larges rayures qu'elle trouva désagréables. Il eut le temps de lui lancer une oeillade sournoise en soufflant la fumée d'une cigarette. Du tabac blond, à en croire l'odeur. "Cadre commercial, je dirais; appareils photo." Elle repoussa sèchement la porte. "Sinistre."
   Cette fois elle se laissa tomber sur le siège le plus proche de la fenêtre, dans le sens de la marche. Elle avait occupé l'espace du compartiment, l'avait jalonné, détaillé et investi. Comme il fallait peu de temps pour qu'un lieu clos cesse d'être étranger! Celui-ci était déjà tout imprégné d'elle. Ses regards pouvaient se poser en n'importe quel point, ils y ricocheraient sans surprise. Qu'elle lève les yeux vers le plafond, et il se trouverait exactement là, ni plus ni moins haut qu'elle ne le pensait. Les paupières fermées, elle aurait pu appliquer sa paume sur la cloison d'en face, d'un geste sûr, sans s'y heurter ni fourrager dans le vide. Et être chez soi, pensa-t-elle confusément, ce n'est pas autre chose; c'est ne pas se cogner dans le noir quand on se relève, la nuit, pour aller boire un verre d'eau.
   … Et le temps, lui aussi, avait pris ses marques. Il s'était étiré pendant les deux ou trois minutes avant le départ et les premières secondes après; neuf, dix immeubles avaient interminablement étiré leurs arrières, au point qu'on pouvait presque y compter les pièces de linge mises à sécher. Puis il s'était détendu d'un bond, avait cabriolé, folâtre, s'était dépensé sans compter dans les menues occupations de l'emménagement. Désormais il roulait, il avait trouvé son rythme, il la mènerait tout droit, au moment dit, sur un quai d'arrivée.

Elle n'avait eu qu'un moment d'enthousiasme, celui du départ. D'enthousiasme, ou plus justement de fièvre : dans la précipitation de ce voyage improvisé, dans le coup de tête qui l'avait jetée vers une gare, un gros sac à la main, elle n'avait pas eu le temps d'être heureuse. Maintenant la fièvre retombait; le bruit du train remplaçait celui de son coeur; sa folie lui sautait aux yeux. Absurde de partir alors que tant de tâches la retenaient chez elle, absurde de rejoindre la mer où rien ni personne ne l'attendait. Des ennuis en perspective, du retard dans son travail, et cela pour aller se perdre dans un lieu vide d'amis, où tous les hôtels seraient peut-être fermés, la laissant seule, en pleine rue, au crépuscule, avec l'envie honteuse de s'asseoir là, la tête entre les mains, et de n'en plus bouger jusqu'à la fin des temps.
   Mais, tandis qu'elle se morigénait, exagérait la noirceur de son avenir immédiat, un insidieux bien-être se faisait jour en elle; un bien-être où entraient une envie de paresse inhabituelle chez elle, un sentiment apaisant d'irrémédiable. Un coup de tête? Soit, mais il est fait; je ne vais pas sauter du train, tout de même. Et puis, est-ce si grave que ça? Voyons, nous sommes le 14, jeudi. Je dois traduire cet article pour la fin du mois. En imaginant que je reste partie une semaine (ce qui est improbable, vu le peu d'argent et de linge dont je dispose), une semaine, ça fera le 21. Il me restera dix jours. C'est peu, mais c'est assez. En travaillant dix heures par jour c'est-à-dire, disons, de huit heures à huit heures avec deux heures de pause en tout, cinq pages par jour, deux heures par page. Cinq fois sept trente-cinq, plus deux jours pour revoir et recopier.
   Cinq pages par jour! C'est beaucoup. Le texte est compliqué; il sera long à revoir. Disons plutôt : en travaillant douze heures par jour… en travaillant douze heures par jour, ce qui n'est pas encore démesuré, je devrais très bien y arriver. Eh mais! il y a aussi ces vingt pages de bibliographie que je dois taper pour Mérian. Taper, ça va vite, et une bibliographie c'est aéré. (Aéré mais fatigant, songea-t-elle en contrepoint. Beaucoup de chiffres et de noms propres. On se trompe facilement, et on s'aperçoit difficilement de ses erreurs.) Bon. Je pourrais me décommander, Mérian n'est pas un ogre. Mais non : Mérian, c'est sacré. Je le ferai. Il y aura sûrement des moments où, dégoûtée de l'article, j'aurai envie de passer à autre chose; ça me fera des récréations. D'ailleurs je le lui ai promis, à lui qui, justement, n'est pas un ogre, à lui qui est un ange, se donne la peine d'écrire lisiblement et paie toujours rubis sur l'ongle… Ah! Mérian.
   Lasse de calculer, sachant d'ailleurs que ses plans ne tenaient jamais, qu'elle serait incapable de travailler douze heures d'affilée, qu'elle s'affolerait pendant une semaine et finirait néanmoins par terminer à temps, sa pensée allait prendre un tour plus vague et plus idéal (imaginer un monde où Norbert Mérian resterait bienveillant et pondéré sans être presbyte ni chauve, et continuerait d'irradier le doux bonheur d'un homme bien marié, tout en ne l'étant pas), quand elle s'avisa d'un mouvement dans le couloir. Portes ouvertes et refermées, brèves paroles : c'est le contrôleur.
   Quoiqu'elle eût son billet, une petite panique la prit. Il va sûrement penser que c'est une drôle d'idée d'aller un jour de semaine, hors saison, au bord de la mer. À Étretat! Je ne suis même pas vraiment sûre qu'on puisse aller en train jusqu'à Étretat. Il faut que je lui demande. (La bonne femme du guichet m'a embrouillé les idées, elle me parlait à toute vitesse en me rendant ma monnaie, me disait de me dépêcher d'attraper le train qui partait trois minutes plus tard quai 8, le reste m'est sorti de la tête.)
   Il faut que je lui demande, mais calmement. Surtout ne pas montrer de trouble. Oh! je l'ai entrevu. C'est un gros à moustache, l'air sévère. Il va me faire les yeux, me dévisager sans sourire. «Qu'est-ce que vous allez faire à Étretat aujourd'hui, mademoiselle? Il n'y a rien à faire à Étretat. Vous ne partez pas en vacances. Vous vous cachez. Vous êtes une FUGUEUSE.» Ah! ah! drôle de fugueuse, qui ne laisse rien derrière elle et n'a personne à fuir. Personne ne s'apercevra sans doute de mon absence : je n'ai même pas de chat. Mais il y a malgré tout quelque chose de vrai dans ce mot, oui, c'est troublant. Je ne me sens pas du tout en vacances. Je suis partie précipitamment et sans ranger ma chambre, je suis en train de passer du temps en fraude : mon travail était mon seul tuteur légal et je l'ai fui, je me suis fuie moi-même, j'ai perdu mon centre de gravité et je dérive vers le bout de la terre qu'est le bord de la mer… Je n'ai pas la conscience tranquille. Cet homme va s'en apercevoir, chercher à me démasquer. «…Monsieur je suis travailleur indépendant!… majeure!»

Le contrôleur, qui s'était attardé à palabrer dans le couloir avec le cadre commercial, sans doute un habitué de la ligne, s'approcha du compartiment et fit coulisser la porte en un geste d'une douceur inattendue. Un gros à moustache, peu souriant mais avec de bons gros yeux, pensa-t-elle, rassérénée. Je connais cette espèce. On peut l'amadouer.
   – Votre billet, s'il vous plaît.
   Elle le lui tendit avec docilité, avec même une avancée inconsciente du buste, une esquisse de salut quêtant la bienveillance. Un sourire timide sur les lèvres, elle le regarda qui détaillait son billet, le retournait, l'épluchait, et, comme la parole absolutoire se faisait attendre, elle s'enhardit à questionner:
   – Monsieur, est-ce que le train va jusqu'à Étretat?
   Il ne répondit pas tout de suite. Sa moustache s'agitait avec préoccupation, il s'efforça de froncer les sourcils en appuyant sur elle le regard de ses yeux un peu saillants:
   – Mais vous n'êtes pas du tout sur la route d'Étretat. Ce train va à Lisieux. Ce n'est pas du tout la bonne direction.
   – Comment! Mais on m'a dit à la gare… le prochain train quai 8… qu'il fallait changer à, changer à… Je ne sais plus, attendez.
   Elle fourrageait dans son sac à main, à la recherche d'indications qu'elle savait n'avoir pas notées, les joues chaudes, s'étonnant de voir ses craintes absurdes confirmées par les faits.
   – Eh bien, on a dû mal vous renseigner. Il fallait prendre la ligne au nord de la Seine. Ça ne va pas du tout.
   Au nord, oui, bien sûr, le sud… Quelle bêtise, pensa-t-elle, en proie à une soudaine confusion topographique. Et, comme elle se sentait maintenant complètement rouge, ridicule, elle simula une quinte de toux qui devint réelle et faillit dégénérer en étouffement.
   – Et qu'est-ce que je dois faire maintenant? réussit-elle enfin à articuler.
   Descendre à la prochaine gare, dans (un coup d'oeil à sa montre-bracelet) trente-cinq minutes. Prendre le prochain train pour Rouen. Changer de train à Rouen, aller jusqu'à Fécamp. Il devait y avoir un autocar TELOS qui faisait Fécamp-Étretat; pour les horaires, hors saison et en semaine, il ne savait pas trop, mais il pouvait…
   – Ce n'est pas grave, ce n'est pas grave, se hâta-t-elle de dire, de crainte qu'il n'aille, par gentillesse, se déranger pour en apprendre plus; alors qu'elle-même, dans cette adversité, était déjà en train de modifier ses plans, de se demander s'il n'était pas plus simple, de Fécamp, d'aller à… encore que…
   – Et si on vous demande quoi entre ici et Rouen, hein, vous leur expliquez. Vous aurez fait un détour, mais ça va s'arranger, conclut-il avec un tressaillement de moustache qui devait être sa façon de sourire.
   Restée seule, elle sentit son sang refluer. Elle n'avait plus froid. Tout ça commençait à ressembler à de l'aventure; étonnant, comme ses actions les plus simples prenaient tout de suite un tour extravagant. Descendre à la gare suivante, une petite gare sans doute, attendre le train pour Rouen. Passionnant! J'ai un livre, je n'ai besoin de rien. Tout ce que je risque c'est une amende, ça c'est sûr, mais peut-être qu'en leur expliquant… Quel brave homme, tout de même! Un ange, soupira-t-elle, constatant qu'elle était maintenant d'excellente humeur, sans s'avouer que celle-ci venait surtout du soulagement de savoir le moment de l'arrivée reculé d'au moins trois heures. Moi qui avais peur de m'ennuyer! mais j'ai déjà une foule de choses à faire, tout un programme : descendre à la gare suivante, changer à Rouen, changer à… Diable! mais je n'y serai jamais.
   Et cette exclamation mentale de contrariété résonna longtemps en elle, comme l'expression la plus achevée de la béatitude.

Au bout d'une demi-heure elle s'ébroua, rassembla ses affaires et ses sacs et se campa dans le couloir, un air de défi dans toute sa personne. Je pars, moi, je vous quitte, je descends au prochain arrêt : regardez-moi bien!
   Le train devait avoir pris un peu de retard, l'heure prévue était passée et rien n'annonçait encore une halte; au contraire, il filait plus vite que jamais, avec des mugissements et des secousses qui la déséquilibraient. Grisée de vitesse (ah! connaître un jour un train fou, qui s'emballerait, prendrait le mors aux dents, disparaîtrait dans la nature!), se retenant à la barre horizontale des fenêtres, elle s'intéressa du coin de l'oeil au groupe qui occupait le bout du couloir.
   Les choses avaient évolué. Le cadre commercial, d'humeur causante, s'était lié avec le petit couple, taquinait le chien assis sur les genoux de la fille, qui ne cessait d'éternuer. Le garçon avait un casque sur les oreilles. Parfois, pour mieux entendre ce qui se disait, il pressait l'un des boutons de son appareil et, pendant un instant, le grésillement des basses (squelette de musique, grêle coulure de son par quoi l'on s'imagine épargner son voisin et qui l'horripile plus que tout) s'interrompait, tandis que son visage, généralement inexpressif, se fendait d'une mimique d'approbation, parfois d'une phrase.
   Le cadre, qui avait pris place sur le strapontin du couloir, faisait les frais de la conversation. Il aimait, disait-il, les animaux, surtout les chiens; mais il s'amusait à les agacer, c'était sa façon de les aimer, il était comme ça, lui. (Il attrapa les oreilles du chien, qui éternua.) Oui, il était comme ça, et ceux à qui ça ne plaisait pas pouvaient aller se faire pendre, semblait-il dire, se retournant comme par hasard vers la voyageuse debout.
   Et eux deux, où allaient-ils?
   Un mariage, en province, un cousin à lui. Ils en profitaient pour prendre quelques jours de vacances.
   – Ah un mariage, c'est bien, ça. Après-demain le grand jour, j'imagine, oui bien sûr, samedi. On va faire la fête, alors!
   L'homme prenait un air entendu, mi-gaillard, mi-compatissant. Eh oui mes pauvres, nous savons tous ce que c'est, un mariage en province, la mariée, pas belle, en blanc, ça va boire, ça va rigoler, mais la belle-famille, hélas, la belle-famille!… On ne sera pas fâché quand ça se terminera, pas vrai? Ah! ah!
   – Oui, poursuivit le garçon qui ne voulait pas être en reste, c'est bien, sauf que c'est long pour y aller de chez nous, on est parti ce matin à 7 heures et on y sera seulement dans l'après-midi. On s'emmerde toujours dans les trains. Heureusement qu'il y a la musique.
   Second point d'accord. Décidément nous nous comprenons, heureusement qu'il y a la musique; et les nanas, ajoutaient leurs regards. Sur les genoux dénudés de la fille au chien, l'homme coula l'hommage d'une oeillade appréciatrice, destinée à flatter son interlocuteur.
   – Moi, fit-il un peu plus tard, la nuque avantageusement calée contre la vitre qui lui servait de dossier, je voyage pour affaires. Les voitures d'occasion. Je suis en train de monter ma propre entreprise.
   Cette fois le train ralentissait, on allait s'arrêter. D'ailleurs elle en avait assez entendu. Les voitures, tiens, elle s'était trompée. Quand on ne tombe pas exactement juste, ça ne compte pas. Mais qu'il aimait les chiens, ça elle l'aurait juré.
   Elle se ramassa, prête à descendre, devant la portière du wagon (toujours si lourde à ouvrir qu'on a l'impression de faire une chose interdite, non prévue par le règlement), et, comme la porte battante du couloir la séparait maintenant du groupe et qu'elle-même se sentait déjà partie en pensée, il lui sembla que leurs derniers regards étaient malveillants. Quelque chose dans sa tenue ou dans sa morphologie devait déplaire à la fille au chien. Les yeux du garçon disaient : nous sommes presque du même âge, mais nous n'avons rien à nous dire. Quant à ceux de l'homme qui montait sa propre entreprise, ils lui signifiaient : le monde est plein de petits culs, et un de moins, qui descend dans une gare sans nom, ce n'est pas ça qui va me faire pleurer.
   Comme ils me rebutent! s'étonna-t-elle, la main déjà posée sur la poignée, anxieuse de ne pas rater son geste. Et pourtant, ce n'est pas leur conversation; de telles conversations, faites de riens, j'en ai souvent et j'y prends plaisir. Non, c'est autre chose. En disant ces riens, ils échangent des signes de reconnaissance, des choses que je ne comprends pas, qui me sont étrangères. La musique, l'ennui des trains, tout ça doit vouloir dire quelque chose, mais quoi?… Ah! attention. Nous y voilà.
   Un sac au bout du bras, un autre sur l'épaule et le manteau par-dessus, elle descendit posément le marchepied, ses bottines frappant d'aplomb le revêtement rouge du quai, et reçut l'accueil en fanfare d'un vrai soleil de mars, vif et franc, qui l'éblouit.

Le train reparti, elle traversa les deux voies. Les quelques voyageurs descendus en même temps qu'elle avaient déjà disparu. La gare, à l'écart du bourg, semblait perdue en rase campagne : réduite à sa plus simple expression, c'était une bâtisse blanche, déjà ancienne, pourvue d'une porte vitrée. Fermée, comme elle s'en assura, et déserte. On ne devait l'ouvrir que quelques minutes avant le passage des trains. Mais un panneau, sous l'auvent, lui apprit tout ce qu'elle voulait savoir. Prochain train pour Rouen, quinze heures huit, dans une heure environ. Bon; les choses prenaient tournure.
   Sacs et manteau posés sur un banc, les mains croisées dans le dos, le nez relevé avec insolence, arpentant le quai d'un pas nonchalant et régulier ("Je suis le comte Wronsky"), elle considéra les lieux avec plus d'attention, et s'égaya. Comme dans tous les lieux dévolus à son administration, la société TELOS, essuyant ses plâtres d'entreprise privatisée, avait placardé d'affiches somptueuses les murs de cette pauvre gare dont le crépi tombait. Design publicitaire d'avant-garde, slogans où s'exprimaient à la fois un humour recherché, un enthousiasme vital et une tendre abnégation; chacune en deux exemplaires, de part et d'autre de la porte vitrée, brillant dans leur cadre de métal.
   Sur l'une, un brun aventurier en veste de cuir, sans égard pour le beau siège de velours gris où ses talons reposaient, mordillait avec un demi-sourire une pochette plastifiée TELOS; son oeil cynique vous effleurait, lourd de promesses charnelles, tandis que, derrière la vitre à sa gauche, un paysage défilait à une vitesse vertigineuse. C'était le séducteur toujours absent, l'homme qui ne vous prenait que pour vous quitter et qu'on aimait quand même, le légionnaire sélect. "Qu'il fait bon être chez soi", lisait-on sur l'image, en fins caractères blancs; et, au bas de l'affiche : "Actionnaire TELOS : Pourquoi pas vous?"
   Ça, c'était la pièce maîtresse, le fleuron de cette campagne. L'image, particulièrement soignée, ne resterait que peu de temps pour produire tout son effet, laissant au coeur des usagers la nostalgie d'un grand corps chaud, d'une vie flamboyante.
   L'autre affiche, plus sobre, allait à l'essentiel. Sur un fond mal identifiable, mais dont la vue suscitait aussitôt un bonheur involontaire — quelque chose comme un ciel d'août, ou un horizon marin —, s'égrenait une série de conseils philanthropiques: "Pour optimaliser vos déplacements / la FORMULE PERSONNALISÉE. Renseignez-vous dans l'un des 179 points de vente du réseau TELOS." Plus bas, une devise courait : "TELOS. Toujours plus près de vos besoins."
   "…Et plus loin de vos moyens", avait ajouté au feutre noir une main facétieuse sur l'exemplaire de droite, allusion à la récente hausse des prix que justifiait l'incontestable progrès de la FORMULE PERSONNALISÉE.
   Elle jubila intérieurement, puis regarda autour d'elle avec l'espoir extravagant de voir apparaître le censeur anonyme, son frère d'âme. Il n'y avait personne, et elle poussa un petit soupir découragé. L'air un peu moins conquérant, elle se chargea une nouvelle fois de ses affaires, traversa une barrière de béton gris à jours, et contourna le bâtiment.
   Ce côté-ci était moins fruste. Les murs blancs étaient décorés de faux colombages; le toit en pente raide était prolongé, au-dessus de l'entrée, par une ferme en ogive. Du néo-normand à couper au couteau. Années trente? En tout cas, pas récent : l'époque n'était plus à consacrer de l'argent à l'ornementation des bâtiments utilitaires.
   Elle songea aux écoles, aux logements sociaux.
   Des idées effleuraient sa conscience, contradictoires; s'entrechoquaient.
   – Tu ne vas quand même pas, lui susurrait une voix, pleurer sur le recul de l'ornement, défendre le goût rétrograde pour le joli! Cette gare par exemple : admets qu'elle est prétentieuse et ridicule, et qu'il vaudrait mieux pour elle, esthétiquement, qu'elle se réduise à sa fonction.
   – Ouais, s'entendait-elle répondre. Air connu. C'est l'argument mis en avant pour construire des HLM qui sont des barres de béton, des groupes scolaires, en pleine zone, qui ressemblent à des cartons d'emballage. C'est d'ailleurs ce qu'ils sont : on les met à l'écart, et on essaie de ne pas trop voir ce qu'il y a dedans.
   – Tu digresses. Tu étais en train de me chanter les charmes des pavillons de banlieue, et de caractériser les mièvreries régionalistes de l'entre-deux-guerres, d'inspiration douteuse, avec la résurgence de je ne sais quel âge d'or.
   – Tu m'agaces, je n'ai jamais dit ça. Je me bornais à constater que l'ornement était autrefois considéré comme faisant partie du strict minimum (sinon, pourquoi des frises sur les cheminées d'usine?) et qu'il ne l'est plus. Encore trop cher. Et j'ajoutais : quel coup de génie de la société marchande, rogner sur les frais sous la bannière de l'art d'avant-garde!
   – Oui, mais attends. Le Bauhaus…
   – D'accord, moi aussi je rêverais que l'art révolutionnaire inspire réellement le monde qui nous entoure. Au lieu de ça!… Quand je traverse certains quartiers, je me dis que la laideur ambiante est un élément clé de la question sociale.
   – Bien sûr! Pour la résoudre, il suffirait qu'on recouvre tout ça de liberty à fleurs ! Liberty, égality, fraternity !
   – Tu ris de tout, tu es méchante, on ne peut pas parler sérieusement avec toi. Tu vois très bien ce que je veux dire. Autrefois au moins, un maçon…
   – Autrefois, autrefois, tu n'as que ce mot à la bouche. Méfie-toi ma fille, tu commences à parler comme un vieux schnock, tu es en train de tourner réac de gauche :

… Avant,
c'était mieux,
Maint'nant,
c'est moins bien.

   – Ris donc, tu n'es qu'une progressiste mythifiée, une sociale-démocrate qui s'ignore. Ouvre un peu les yeux : les seuls à parler de progrès aujourd'hui, ce sont les ultra-libéraux. Tu te trompes dramatiquement d'ennemi. Et quand tu te réveilleras, il sera trop tard.
   – Oh, ne fais pas ta prophétesse grincheuse!
   ......................................

Elle s'aperçut soudain qu'elle parlait à voix presque haute. Gênée, elle regarda autour d'elle, haussa les épaules et alla s'asseoir sur un petit banc au soleil, le sac de voyage à ses pieds, l'autre sur les genoux. Elle ferma les yeux, se trouva plongée dans un bain de couleur rouge avec des soleils noirs. Sa bonne humeur courait sur son erre.

Elle fut ramenée à elle-même par le frou-frou d'une roue de vélo, qui s'arrêta près d'elle en faisant crisser le gravier. Elle recomposa ses traits, ouvrit les yeux. Tiens, un petit jeune homme, pensa-t-elle, détaillant la frêle stature, le visage pâlot, marquée de taches de rousseur, d'un adolescent assez disgrâcié auquel elle donna quatorze ou quinze ans.
   Il lança un «Bonjour» en rencontrant son regard et, assez emprunté, alla poser son vélo contre le mur de la gare. Puis il revint tourner près d'elle, visiblement rempli de curiosité, avec un sourire un peu douloureux, crispé — la timidité, sans doute.
   – Vous attendez un train? dit-il au bout d'un moment.
   Elle rencontra une seconde fois son regard, le soutint avec une sympathie amusée ("Dieu me pardonne, il a même les oreilles décollées!"), et s'efforça de donner à sa réponse le ton le plus encourageant possible :
   – Oui; à quinze heures huit.
   – Ah, le train de Rouen.
   Debout devant elle, il paraissait tout heureux de l'entrée en matière. Sans qu'elle s'en doutât, son visage à elle avait précisément la même expression. Elle n'osa pas l'inviter à s'asseoir sur son banc, se disant qu'il le ferait bien tout seul, s'il en avait envie.
   – Et vous allez jusqu'où?
   – Jusqu'à Rouen, d'abord.
   Elle s'interrompit en voyant sur ses traits une nuance d'étonnement admiratif. Rouen! semblait-il dire. Voilà quelqu'un qui va à Rouen. (Oh non il ne faut pas, il ne faut pas qu'il m'estime pour si peu. Et ce n'est rien encore : s'il me demande d'où je viens! Je ne vais pas lui mentir, tout de même. Mais comment atténuer cela ? "Il y en a qui bougent beaucoup dans la vie, d'autres peu. Ce n'est ni bien, ni mal. L'important, c'est…")
   – Et puis? osa-t-il reprendre.
   – Eh bien à Rouen, je change. Je voulais aller jusqu'à Étretat, et je me suis trompée de train. Alors voilà, acheva-t-elle avec un sourire auquel il répondit.
   C'était un plaisir de parler dans de telles conditions : des choses simples et claires à dire, et qui seraient de toute façon bien accueillies, tant le garçon semblait avide de voir des visages neufs et d'entendre nommer des lieux étrangers.
   – C'est bien, Rouen, dit-il. J'y vais parfois. Mais je travaille ici. Au bourg.
   Il laissa passer un temps :
   – À la boucherie. Je suis apprenti.
   Il devait donc avoir un peu plus de quatorze ans, alors. Fugitivement elle l'imagina dans l'aube d'un matin d'hiver, titubant sous le poids d'un quartier de boeuf; ses épaules étroites, ses yeux doux et bleus, qui en ce moment rayonnaient d'un bonheur disproportionné… "Faut-il qu'il s'ennuie ici, pour que ma présence suffise à le ravir comme ça! Pauvre garçon, je ne sais pas pourquoi, il me semble qu'il ne doit pas être heureux…"
   – Et vous, vous faites quoi ?
   – Je suis étudiante en lettres, à Paris.
   Et d'une voix moins ferme :
   – J'écris une thèse.
   Un vague accablement la prit à l'idée d'être questionnée sur son sujet de thèse, de se perdre en explications, au terme desquelles elle ne susciterait qu'un sourire sceptique, un silence goguenard. Mais le garçon, heureusement, s'était arrêté au premier terme de sa réponse. Il se mit à l'interroger sur la capitale, et, par gentillesse, elle évita de dénigrer sa ville, comme il est de mise devant des étrangers pour ne pas leur faire envie, jugea qu'il préférerait être ébloui plutôt que désappointé, et s'efforça de lui dire tout ce qu'il avait envie d'entendre.
   – Paris c'est grand, c'est immense. Du haut de la tour Eiffel, on en voit à peine le bout. Et puis il y a un monde, un monde, vous ne pouvez pas imaginer. Des gens partout. Des foules de gens. Il y a énormément de cinémas. On peut voir trois bons films dans la même journée, si on veut. Les gens sont toujours pressés. On ne s'ennuie jamais.
   Quel tissu de mensonges, pensa-t-elle, et elle hésitait à poursuivre lorsqu'elle remarqua que venait d'arriver à pied une femme assez jeune, tenant par la main une petite fille. Elle nota qu'il les saluait avec le même sourire enthousiaste, mais cette fois sans marquer le moindre étonnement : sans doute s'attendait-il à les voir là.
   Il s'accroupit pour embrasser la petite, échangea quelques mots avec la mère. Il paraissait partagé entre son affection pour elles (des parentes, probablement) et l'agrément de sa conversation interrompue. Bientôt il revint près de son banc.
   – C'est un chouette jouet qu'elle a.
   Elle regarda. La petite fille tenait dans ses mains une cage en plastique gris renfermant un oiseau en peluche d'acrylique rose. Une clé qu'on tournait, sur le côté, le faisait sautiller, ouvrir et refermer le bec en pépiant. C'était laid et attrayant; au même âge (deux ans, deux ans et demi?), elle l'aurait voulu pour elle.
   On le fit marcher une deuxième fois. La petite trépignait de plaisir. La mère parla de «le montrer à Sylvie, quand elle arriverait»; l'enfant resta songeuse, puis demanda gravement si Sylvie arrivait bientôt. La mère lançait des coups d'oeil vers le banc avec des sourires qui semblaient s'excuser. De quoi? La question ne put être résolue, car on ouvrait la gare. Tout le monde se déplaça vers le quai, elle, un peu à la traîne, embarrassée par ses sacs que le garçon examinait avec curiosité.
   Avant de grimper au marchepied elle s'effaça pour laisser descendre une jeune fille aux traits fins et pâles, gracieuse, réservée, à la vue de laquelle les trois visages s'illuminèrent. "Voilà sans doute Sylvie. La grande soeur de l'enfant? Non, plutôt sa tante. En tout cas, une personne que l'on attendait avec impatience."
   D'en haut, elle salua le garçon du regard. Il eut son sourire douloureux, leva une main et articula une dernière phrase, mais celle-ci fut couverte par le chuintement du train qui redémarrait.
   Elle s'engagea dans le couloir central, bordé ici et là de quelques passagers. Les vacances commençaient. Et le plus dur, sans doute, était encore à venir.

 

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