Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.








Mont Blandin 1 a paru dans le volume 6 de BON-A-TIRER et est disponible en archives.

 
MONT BLANDIN (1) : LE FIL ROSE

Les chemises de nuit et les combinaisons de maman pendaient au fil, de la cuisine jusqu'au balcon. En été, elles flottaient au vent dans la cour et y restaient souvent bien après qu'elles fussent sèches, maman n'ayant pas eu le temps de les prendre. D'ailleurs, le nylon séchait plus vite que le coton et il ne fallait pas deux fois dépenser de l'énergie lorsqu'une fois suffisait.
   Tous les nylons roses étaient différents, il n'y en avait pas deux de pareils, tandis que les chemises de nuit avaient été confectionnées avant et pendant la guerre, en deux ou trois temps, de deux ou trois rouleaux dont le rose lumineux et frais devait être classique. Pour nous, "classique" signifiait "toujours pareil et sans surprise", "moderne" indiquait ce qui venait d'Amérique. Ma soeur disait qu'il y avait eu trois rouleaux, moi, je pensais deux, parce que les lessives répétées auraient pu pâlir la première génération de chemises. Mais comme je n'étais pas l'aînée, je me taisais. Puisqu'on cousait beaucoup à la maison, nous savions déjà que les tissus passaient par des "bains" et qu'il pouvait y avoir entre les bains d'une même couleur de légères différences.
   Sous les fils à linge de la cour, ma soeur et moi jouions à nous laisser caresser les cheveux et les joues par le tissu, de sorte qu'au toucher aussi, nous savions ce que valaient chemises de nuit et combinaisons. Selon notre humeur, nous choisissions le nylon, pour sa fluidité — on pouvait à peine l'attraper, il glissait sur la peau avant d'y avoir greffé son empreinte, tandis que le coton que je préférais parfois, d'une finesse extrême et léger comme du duvet, attachait à la joue qu'il frôlait le souvenir de son passage et à la main qui l'avait agrippé, la résistance de son caractère. Le coton se laissait prendre facilement, le nylon fuyait.

Ce jeu n'était que l'honnête occupation des filles sages qui jouaient à la cour. Nous en avions de meilleures.
   Notre père nous avait confectionné à notre taille, celle de fillettes encore minuscules "qui deviendraient grandes", un petit meuble qu'on appelait une coiffeuse, sans doute du réemploi de portes déchiquetées par les bombes de la Libération. Avocat sans cause pendant une guerre "qui n'avait enrichi que les collaborateurs", notre père avait moulu de la farine, taillé de la pierre, scié du bois. À l'époque de l'été sous le linge à la cour, il commençait à peindre parce qu'il y avait enfin de la peinture. Sa joie de nous confectionner le petit meuble féminin a dû être immense. Nous ne l'avons pas vu à l'oeuvre. Le cadeau devait être une surprise. Il le fut! Un beau jour, dans notre chambre entre nos deux lits, la coiffeuse était là, copie exacte, en rouge, de celle de maman, modèle de l'expo des arts décoratifs à Paris, de l'année 1938! De part et d'autre du miroir central, une petite armoire faisait office de table de chevet, de sorte que nos deux lits parallèles, au lieu de se perdre dans l'espace d'une pièce absolument vide, s'orientaient maintenant vers la glace et les petites armoires, et formaient chambrette. Nous avions chacune notre armoire, que nous garnissions à notre guise, mais nos regards et nos gestes avaient dorénavant un véritable centre de gravité. Devant le miroir, nous étions chez nous, et le côté extérieur de nos lits faisait mur extérieur. Nos pantoufles gisaient à terre du bon côté, ainsi que nos peignoirs, si nous avions oublié de les pendre au pied du lit.

Lorsque les parents s'absentaient le soir, nous pouvions nous déguiser. Il suffisait de dépendre les trésors de maman et de les enfiler devant la glace de notre petite coiffeuse. Que le nylon fût transparent nous intéressait moins que son extrême légèreté et l'effet vaporeux du tissu.
   La chemise de nuit devenait robe de soirée et les combinaisons des tutus de ballerines. Tour à tour, nous enfilions les merveilles et dansions devant la glace, à nous soûler de beauté et de grandeur. Nous rêvions d'une vie de fées et de princesses, ou, plus simplement, d'une vie d'adultes "qui sortaient pour dîner" chez de mystérieux amis où nous apparaissions alors, nous aussi, comme d'éblouissantes créatures de chair rose, aux bras nus et au décolleté profond.

Dans la salle de bains, le soir où les parents sortaient, nous assistions à de précieuses métamorphoses. Nous voyions notre mère se préparer à partir en toilette du soir, et le rôle de papa n'était pas subsidiaire. Car c'était lui qui nous avertissait que quelque chose méritait "qu'on aille voir". Il le faisait involontairement et sans paroles, par le feu de son regard et l'ardeur avec laquelle il se précipitait pour exécuter les moindres désirs de maman. En semaine, maman était du genre gendarme, elle n'avait nul besoin d'aide et décidait de tout. Elle ne prenait pas un air de fillette pour amadouer papa, qui d'ailleurs, lui aussi, avait autre chose à faire que de s'occuper d'elle. Les jours étaient extrêmement bien organisés. Nous fonctionnions tambour battant, chaque chose avait sa place, son heure et son déroulement. Ainsi, le matin, côté salle de bains, tout le monde y passait en vitesse et dans un ordre établi auquel personne n'aurait osé ni voulu changer quoi que ce soit. Il existait une règle tacite, qu'on ne touchait pas à la porte fermée mais que quand elle s'ouvrait on pouvait entrer. Il était par conséquent normal de croiser un des parents "en déshabillé" — comme on disait à l'époque quand quelqu'un passait nu dans le couloir de chambres, tenant devant ses parties intéressantes l'essuie déjà fort mouillé qui avait servi à l'essuyer. Dans la salle de bains elle-même, nous apercevions les gestes abrupts de l'habitude et du devoir, des sous-vêtements sans poésie, maman déjà corsetée et en combinaison, papa les jambes nues toute blanches chaussées de lugubres bras noirs. Ou encore, si nous étions un peu en retard et leur toilette déjà terminée, et que nous avions la chance de les voir presque prêts, nous observions le moment de la note finale, papa souriant fièrement à son image dans la glace au-dessus du lavabo, plaquant au peigne fin dûment trempé ses cheveux lisses comme s'ils avaient été brillantinés, ou maman roulant et épinglant une dernière boucle. "La nuque devait être libre!"…
   Il n'y avait dans ce manège matinal rien de magique, nous étions pressés et nous avions faim. Par contre, le soir, s'il se préparait quelque chose, nous le remarquions à la présence de papa à l'étage. La porte de la salle de bains était ouverte, ainsi que celle de "leur" chambre. Nous pouvions aller voir. Papa ouvrait l'armoire à habit et fouillait dans les tiroirs, maman était assise devant la glace du lavabo. Elle faisait semblant de ne pas remarquer notre présence mais elle appréciait beaucoup que nous ayons envie d'être son public. Aussi longtemps que papa n'était pas dans la pièce, il n'y avait pas moyen de discerner son plaisir, car ses traits restaient sévères et affairés. Ils s'adoucissaient dès que son mari, pour vaquer à des occupations masculines du même genre, regardait dans sa direction ou lui adressait la parole. Alors, elle devenait tout autre. Si elle se coiffait et avait à cet effet une série d'épingles dans la bouche, elle souriait des yeux. Si elle se poudrait, la houppette faisait des sauts délurés. Elle exagérait la hardiesse du crayon qui suivait l'arcade sourcilière et avançait les lèvres, la bouche curieusement ouverte, pour y glisser le bâton de rouge. Quel enthousiasme, quelle espièglerie, elle qui ne se maquillait jamais…! Ce déploiement féminin n'était encore rien comparé à l'excitation de papa que les agissements de maman provoquaient en lui. Il avait l'air d'un acteur de cinéma, comme nous les connaissions encadrés chez le coiffeur du coin. Des yeux brillants, le regard saillant, le visage superbe mais affamé, et le sourire taquin du prestidigitateur qui prépare et promet le plus invraisemblable événement. Il y avait du secret et de l'entente dans tout ça, et la tension entre papa et maman se développait graduellement pendant toutes les étapes de l'habillement. Si l'on avait des yeux pour voir, comme j'en avais hérité — disait-on —, il était évident que leur inspiration, par une baguette magique invisible, illuminait la pièce jusqu'au plus petit robinet en inox, et sur la tablette en marbre, les quelques ustensiles jadis en argent, luisant encore d'un éclat noir grâce au patient astiquage de leur propriétaire démunie d'autres trésors. La glace flambait pour réverbérer maman, merveilleuse rose gesticulante coiffée d'une immense crinière blonde et de quelques autres curieuses toisons de petit format à d'indiscrets endroits de son anatomie. Derrière elle dans le miroir s'était immobilisé notre père, s'éponger les bras et le cou avec de l'eau, du savons, le gant de toilette et l'essuie moelleux, nous avions senti son plaisir de se savoir regardée en ôtant les bas du jour pour en enfiler de plus fins, puis se débarrasser, pudiquement, sous la combinaison, de sa soyeuse culotte de dame et du bustier aux lanières, qu'elle lançait ensuite d'une main de sportive dans le panier à linge à deux mètres de là, en retenant de l'autre l'écroulement des seins sortant de leur carcan. Nous avions partagé l'attention muette de son mari et entendu maman lui demander de l'aider "à agrafer mon autre soutien sous les lichettes de mon décolleté?".
   Nous savions déjà — sans en connaître la raison et sans curiosité à ce sujet —, que rien que de se préparer pour la fête étendait sur nos parents un baume de félicité, et il me venait alors des doutes quant à la suite de ce moment de faveur. Car il me semblait si parfait, si complet en soi, qu'il n'était pas sûr que la sortie à deux, ensuite, pusse égaler sa préparation. Pour ma soeur au contraire, la sortie à deux en devenait de plus en plus somptueuse, et impénétrable. Elle était fort curieuse et n'avait de cesse que d'espérer grandir pour accompagner, pour voir ce qu'était le monde et ce qui s'y passait. Je ne partageais pas sa curiosité, parce que le monde des adultes ne me semblait ni vraiment convaincant, ni fiable, surtout lorsqu'on dépassait la limite de notre famille immédiate, parents, grands-mères et gentilles tantes (car il y en avait d'autres!), et qu'on écoutait ce que nos parents se racontaient à table. À mon sens, rien ne pouvait dépasser en splendeur le rituel d'une toilette complète comme nous le vivions les soirs de fête, la soirée qui suivait n'en était que l'écoulement naturel. Le contraste de leur joie et des soirs normaux de semaine était si grand, et je connaissais, moi, si peu de choses en dehors de l'enclos de notre maison, que je ne pouvais pas me représenter un "ailleurs" digne d'égaler ce qui se passait sous nos yeux. En semaine, la soirée servait à terminer ce qui n'était pas fini et à "se coucher crevé", tandis que maintenant leur effervescence était si flamboyante qu'elle était capable non seulement de nous contaminer, admirant en silence, mais qu'elle irradiait sur tout l'étage et éclairait non seulement les glaces et les murs de la cage d'escalier, mais aussi l'espace d'habitude si terne et embué où s'était accomplie la transfiguration.
   La lumière au plafond n'était rien comparée à celle que produisaient nos parents. Les lendemains n'égalaient pas cet éclat, même si selon leur discours il y avait eu d'excellentes rencontres et des moments flatteurs.

 

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