Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







MONT-BLANDIN

J'avais comme papa – mais on ne le disait pas – le regard noir et le visage sombre. Le dimanche matin, par contre, j'étais heureuse. Mais personne ne le savait. Ce n'était pas nécessaire.
   Nous n'avions pas seulement deux grands-mères, nous avions aussi une petite arrière-grand-mère. Elle allait à la messe. Elle était la seule à le faire, nous étions une famille de mécréants, nous le disions fièrement. Quant à la petite arrière-grand-mère, il fallait que ça soit la grand-messe ! De plus, elle ne pouvait y aller seule, elle avait besoin d'un bras secourable.
   Le bras maigre des enfants faisait l'affaire.
   On était mis à la corvée à tour de rôle.
   Mais comme l'argent de poche que nous recevions était fort rare, et qu'on en obtenait des parents quand on le méritait, les enfants se vendaient et s'achetaient les corvées. Je reprenais celle du dimanche, et ma soeur me payait.
   Toute la semaine, Bonne-maman semblait attendre le dimanche. À ses côtés, le silence régnait. J'étais seule avec mes pensées. Des pensées de huit à quatorze ans.
   L'église baroque au haut du mont Blandin et le déroulement de la grand-messe dépassaient en somptuosité tout ce que l'existence jusqu'alors était parvenue à me révéler. Au début, je ne m'en rendis pas compte. Je glissais sans le savoir dans un état qui différait en tout de l'ordinaire chez mes parents. Mon vocabulaire ne contenait pas de quoi nommer la lenteur des gestes cultuels, l'atmosphère solennelle et l'attrait des phénomènes immatériels.
   J'entends les orgues omniprésentes et le choeur dans le jubé, à mi-chemin entre la foule et le ciel. J'ai trempé des années dans l'ambiance sonore des grands-messes, sans reconnaître le privilège dont je jouissais.
   Vaguement, à travers ma complète ignorance, je sentais que les adultes s'adonnaient à une cérémonie qu'ils avaient mise au point au cours des siècles, fixant ainsi une fois pour toutes sa signification secrète. J'avais des siècles une représentation chronologique fort claire. Le Christ avait vécu au début de notre ère et avant lui, la Bible remontait à la nuit des temps. Je connaissais "la nuit des temps", expression fort appréciée dans les histoires de la famille. Les "siècles" étaient des compartiments dans lesquels on rangeait les rois, les pays, les puissants et leurs guerres. Certains siècles étaient plus gros que d'autres. Les bibliques n'existaient pas, sauf dans la Bible, le Moyen Âge en groupait plusieurs dans un ensemble assez mince, mais celui de Napoléon battait tous les records. On rendait hommage au tyran, malgré la mort qu'il avait semée partout.
    Dans la rue qui grimpait lentement vers la vaste esplanade au haut du mont Blandin, à mesure qu'on s'approchait du parvis de l'église, la piété des visages de ceux qui nous dépassaient, procurait à notre marche une solennité spécifique. Sans doute, la petite arrière-grand-mère m'avait-elle enseigné ce qu'il fallait faire. Ralentir le pas devant le bénitier. Tremper les doigts dans l'immense coquille Saint-Jacques. Faire le signe de la croix. Avec lenteur et attention. Ensuite, nous glissions en rangs serrés vers les chaises de la nef. Nous ne nous asseyions pas n'importe où. Nous avancions, avancions, dangereusement près du domaine sacré au delà du banc de communion. Bonne-maman s'arrêtait sous la chaire de vérité, à droite du choeur, d'où nous apercevions l'autel.
    Quand le soleil luisait, l'emplacement que l'habitude nous avait réservé baignait dans la lumière de deux faisceaux obliques échappés des hautes fenêtres du transept, dont les brindilles de poussière scintillante se croisaient dans une course folichonne, juste au-dessus de nos têtes. Elles s'apaisaient ensuite en se répandant sur les sculptures de la chaire. Des anges y dansaient, tenant des guirlandes. Quelques-uns soufflaient dans des instruments de musique.
    Nous avions le même âge, les anges et moi. Mais ils provenaient d'un temps moins strict que le mien et leur chair était potelée et beaucoup plus éclatante que celle de ma génération de filles, toutes plus maigrichonnes les unes que les autres.
    Le curé officiait en latin. Sans doute n'ai-je pas essayé de comprendre son texte, je le lisais en grandes lettres dans mon premier livre de prières. Je trouvais l'occupation à l'autel que je ne percevais qu'imparfaitement, un peu trop banale pour m'y attarder réellement. Les cannettes, le vin, le calice, les garçons attelés à des tâches domestiques, leurs génuflexions, tout ça me rappelait le service de table dans nos maisons, lorsqu'il y avait une fête. Je préférais oublier cette ressemblance et me représenter le retentissement des orgues, des chants et des paroles du curé comme une merveilleuse ascension des âmes. Elles s'élevaient au-dessus des gens agenouillés, et s'entassaient au plafond de la coupole, prêtes à s'échapper vers les hauteurs béantes d'un ciel gonflé d'attention. J'aimais le souffle retenu des croyants, les hymnes et l'imploration du pardon. Tout m'était familier, les élans de joie tout aussi bien que la crainte après les fautes commises. Je trouvais réconfortant de voir le prêtre et les adultes s'incliner, saluer, se pencher bien bas en signe de vénération ou de contrition. Les dos courbés suivaient le geste voûté de la nef comme si le bâtiment tout entier renfermait l'émotion. Du haut de la coupole jaillissait, à la rencontre de l'émoi des mortels, la force céleste et éternelle. Le Dieu qu'on disait créateur, je le voyais plus vaste et plus abstrait que celui des images pieuses. Il n'avait pas l'aspect d'un roi, je ne l'asseyais pas sur un trône. Il était fait d'air, de ciel, de lumière et d'horizon lointain.
   Le Seigneur de petite bonne-maman, par contre, était en même temps le monarque céleste des représentations pieuses et un familier de sa maison. Il surveillait et gérait mieux qu'elle les choses de la vie. À l'entendre rapporter ses idées, il y avait moyen de lui prêter les traits de mon arrière-grand-père, l'homme adoré qui avait été son mari. Le Seigneur parlait bourgeoisement, comme elle, et s'était entretenu avec elle pendant de longues années. Elle m'avait raconté tout ça pour m'instruire. Je soupçonnais vaguement que mon dieu et le sien n'étaient pas le même. Mais comme le mien n'avait rien de quotidien, qu'il était vaste et transparent comme la coupole qui réunissait voûtes et transepts, il se pouvait bien que pour se présenter aux humains il dût revêtir des apparences terrestres. Ainsi, ma petite grand-mère, qui n'avait pas mes yeux pour capter le rayonnement là-haut, avait-elle été amenée, comme l'ensemble des croyants qu'on appelait les fidèles, à se représenter son Dieu sous l'aspect défini par l'Église. Je préférais ma façon de voir. Lever les yeux et me confondre avec la lumière. Les jours obscurs, l'essence lumineuse ne traversait pas les murs de lourde pierre, je ne pouvais que deviner le feu originel derrière l'épaisse carcasse de l'édifice. On discernait son pâle reflet dans la paroi de vitres blanches aux galeries supérieures.
   À part la musique et la lumière, j'avais découvert à l'église la communauté des hommes, réunis sans disputes et sans luttes d'ambition, dans une même confession d'humilité et d'action de grâce. Je n'avais pas l'âge de comprendre ce qui est apparence ou vérité, ni ce qu'impliquaient l'humilité et la grâce, ces belles paroles de la bouche de ma petite grand-mère, qui s'accordaient si bien à ses idées de gratitude et de vénération. Mais comme j'étais heureuse à ses côtés, je fus toute disposée à accepter sa pensée, si différente de l'antagonisme qui régnait dans la famille, entre le côté de papa et le côté de maman, entre mes tantes et leurs partis politiques, continuellement en guerre, dans nos maisons, dans la rue et dans nos classes. Ici, la paix régnait. On acceptait les calamités et remerciait pour ce qui était meilleur.
   La paix ressemblait à la tendresse que m'inspirait mon aïeule. J'admirais sa fidélité au dimanche matin. Elle partageait avec moi – et les autres – la musique, la lumière, la voix du prêtre, les anges, et, non moins importante, la longue marche jusqu'au parvis et, ensuite, la descente, tout mystère accompli, jusqu'au niveau du commun des mortels.
    En empruntant son rythme, nous mettions une heure entre sa demeure et le portail de l'église. Au retour, nous allions à peine plus vite. Lorsqu'on sonnait à sa porte, à l'aller et au retour, un véritable rituel devait s'accomplir. Il fallait réceptionner la grand-mère des mains de sa gouvernante, ou au contraire la livrer au factotum. Patienter, l'air bienveillant ou attendri, que celle qui venait de l'apprêter et de la bichonner, fermât encore un dernier gros bouton sous son menton, et lui passât son missel, dans la dentelle noire préparée sur la tablette. Ou encore, qu'on lui enfilât le deuxième gant et lui repiquât une épingle dans le chignon sous le bord du chapeau. Les manoeuvres s'effectuaient en sens inverse au retour, souvent dans la pénombre, vu le climat septentrional, et l'économie traditionnelle qui régnait à l'époque. Mais il existe des tendresses sans origine tangible, qui émanent d'un geste qui pourrait tout aussi bien engendrer de l'exaspération. Son fichu restait accroché à l'extérieur du col de son manteau. Il fallait rectifier avec maintes caresses tout aussi patientes qu'inefficaces. Enfin, la chose réussissait. Nous pouvions partir. En l'observant courageusement tranquille sous l'opération, je l'aimais pour son calme. Elle m'émouvait comme personne d'autre ne fut capable de le faire. Et plus tard, dans toutes mes joies d'exubérance, de jeux et de danse, lorsque le mouvement est une fête et la force un plaisir musculaire, comme une aperception qui aurait réfléchi un aspect momentanément caché de la même expérience, un instant, le souvenir effleurait ma conscience, de l'immobilité de l'aïeule, contraire absolu de ma fougue. C'était un rappel heureux, des contraires qui se touchent.
    Au cours de biologie, le professeur avait comparé les humains aux termites. Il le fit avec tant de talent que je compris d'emblée que nous observions les fourmis comme Dieu nous regardait de là-haut. Nous en écrasions sans nous émouvoir. Les cataclysmes qui s'abattaient sur la terre pouvaient bien se réduire au souffle distrait d'une force démesurée, étrangère et indifférente à nos lois de vie et de mort. Ou alors, aucune force maîtresse ne régnait sur le hasard des événements. Je ne voyais plus vraiment clair.
    Quant au problème moral de la conscience, pourquoi un Dieu jugerait-il de nos actions, lui, si différent de nous? Est-ce que je comprenais les fourmis?
    Bientôt, la petite arrière-grand-mère ne quitta plus sa chambre. Elle glissa dans le sommeil de l'esprit et devint une plante. Jusqu'à sa mort.

 

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