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SIMENON, ROMAN-POLICIÈREMENT CORRECT?

La question de savoir quelle est la place occupée par Georges Simenon dans l'histoire de la littérature policière a souvent été posée mais je n'ai pas le sentiment, je l'avoue, qu'on y a toujours bien répondu.
   Ce qu'il convient de remarquer d'abord et avant tout, c'est qu'en 1931, au moment où le jeune Simenon fait paraître chez l'éditeur Arthème Fayard les premières aventures du commissaire Maigret, la notion de littérature policière est encore assez floue. Ainsi, quand on évoque dans ces années-là les Sherlock Holmes d'Arthur Conan Doyle, les Rouletabille de Gaston Leroux, les Arsène Lupin de Maurice Leblanc ou les récits, les thrillers palpitants d'Edgar Wallace, il est plutôt question de romans d'aventures et d'action, ou bien de romans de mystère. Et d'ailleurs, en 1930, Albert Pigasse, le fondateur de la célèbre collection "Le Masque", lance non pas le Grand Prix du roman policier mais bien le Grand Prix du roman d'aventures — et c'est sous cette même appellation plutôt impropre que ce prix annuel continue d'être attribué de nos jours.
   Il n'y a alors en France, qui plus est, presque aucune réflexion critique sérieuse sur le roman policier. On a beau chercher, on ne trouve au cours de cette période que deux essais où le genre est étudié plus ou moins : Policiers de roman et de laboratoire d'Edmond Locard (chez Payot en 1924) et Le Detective Novel et l'influence de la pensée scientifique de Régis Messac qui a été publié à la Librairie Honoré Champion en 1929 et qui, s'il demeure un ouvrage fondamental, a trait essentiellement aux origines du roman d'énigme, en particulier au XVIIIe et au XIXe siècles. Le reste est en général voué aux marges : notules éparses, petits échos, billets d'humeur, remarques incidentes… Nonobstant, de temps à autre, la parution d'un article de fond, à l'instar de celui de Pierre Missac dans le numéro 185 des Cahiers du Sud, en juillet 1936, où la part de merveilleux du roman policier est fort bien mise en valeur. Jusqu'à ce que François Fosca publie en 1937, aux éditions de la Nouvelle Revue Critique à Paris, le premier véritable petit panorama couvrant le sujet : Histoire et technique du roman policier.
   Dans la seconde partie de cet intéressant ouvrage, François Fosca s'attache à expliquer pourquoi et comment on écrit un roman policier, analyse la façon idéale dont il doit être conduit puis les divers éléments ainsi que les grands thèmes qu'on rencontre. Et, bien entendu, il s'attache également aux principaux auteurs du genre : Edgar Allan Poe défini comme un «analyste», un «raisonneur» et un «logicien», Wilkie Collins, Emile Gaboriau, Arthur Conan Doyle, Gilbert Keith Chesterton, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Edgar Wallace, Agatha Christie, Ellery Queen… mais aussi des noms beaucoup moins prestigieux tels qu'Anna Katharina Green, la première femme auteur d'histoires policières, Fergus Hume, John Rode, Margery Allingham, Freeman Wills Crofts, Anthony Fielding… Ou encore Pierre Anzin qui est mis sur le même pied que Pierre Véry et dont on ne connaît qu'un seul roman criminel publié en 1935 chez Gallimard dans la collection "Détective" : Le Chapeau sur l'étang.
   Simenon, qui n'est pas oublié ici, a droit à des commentaires plutôt élogieux. Ses récits, relève François Fosca, sont "d'un conteur né, d'un homme qui sait narrer une histoire : qualité plus rare aujourd'hui qu'on ne le pense." Mais à la fin des deux pages qu'il lui consacre et où il ne cite que deux romans de Simenon, Le Chien jaune ("Concarneau sous la pluie") et Le Charretier de «La Providence» ("le peuple des mariniers et des éclusiers"), François Fosca avoue que "du point de vue littéraire, les méditations silencieuses du commissaire Maigret ne sont pas sans inconvénient". Laissant entendre par là que le rythme des récits où il apparaît en souffre. Et qu'avec un tel personnage "fumant de nombreuses pipes", répondant "évasivement aux questions dont on le harcèle", n'énonçant "ni hypothèses, ni commentaires", ce qu'il appelle "le secret de l'énigme" est faussé.
   On ne peut pas ne pas songer ici à un curieux texte de Paul Morand ayant servi de préface, en 1934, à Lord Peter devant le cadavre, un recueil de nouvelles criminelles de Dorothy Sayers. Je dis curieux car, tout en faisant l'éloge du roman policier, tout en affirmant que celui-ci est la littérature de la vie moderne, après que l'homme, grosso modo, vers 1850, a été "dépossédé de ses miracles", et qu'"un bon roman détective", comme il est dit, est "toujours une réussite de l'intelligence, un produit de l'imagination la plus vivace", Paul Morand assigne des limites très strictes au genre et refuse, sur un ton péremptoire, de lui octroyer des lettres de noblesse. "Son rôle, précise-t-il en substance, n'est pas de sonder les ténèbres des âmes, mais d'actionner des marionnettes par un impeccable mouvement d'horlogerie."
   Et il renchérit aussitôt sur l'opinion de Dorothy Sayers elle-même par ces mots des plus explicites : "Elle a raison de dire que le roman policier appartient à la littérature d'évasion et non à la littérature d'expression. Son domaine est l'action pure ; il ne pourrait s'arrêter ; ses morts eux-mêmes ignorent le repos, car ils s'agitent et crient vengeance d'un bout à l'autre du livre […] Pareil à ces danses macabres qui plaisaient à nos aïeux, au moyen âge, il nous montre la Mort, non plus classiquement armée d'une grande faux, mais masquée de velours, gantée de caoutchouc, cachée dans des fioles et des seringues, dissimulée dans le canon des brownings, guettant le financier, la femme du monde, le frêle héritier et les mitraillant l'un après l'autre avec toutes les ressources de la science moderne. La Mort entre par notre fenêtre, durant notre sommeil, surprend la courtisane dans son bain, l'homme d'Etat dans son bureau ; elle utilise les ondes, les bactéries, les rayons invisibles, toute notre poésie de silence, de vitesse, de laboratoire."
   C'est bien l'étonnant, le formidable paradoxe de ces glorieuses années 1930 : alors même qu'il apporte au roman policier un «supplément d'âme», alors même qu'il invente avec le commissaire Maigret, selon une heureuse formule que j'emprunte à Raymond Chandler, une authentique figure de "rédemption", Simenon n'est pas tout à fait admis dans le sérail. Ou s'il l'est, c'est d'ordinaire sans le moindre enthousiasme, sans feu et sans flamme — et seulement parce qu'il serait absurde de l'ignorer. Et parce que les histoires qu'il écrit tournent, à l'évidence, autour d'un ou de plusieurs crimes et d'une méticuleuse enquête de police avec des témoins, des suspects, des prévenus, des coupables et une foule de gens, de petites gens pour la plupart, qui tantôt ne disent pas la vérité et qui tantôt ne la dévoilent que par bribes et morceaux. Parce qu'en somme leurs ingrédients de base ont un air, oserais-je dire, roman-policièrement correct, à défaut de l'être tout à fait d'un point de vue scientifique.
   Le désarroi, le malaise que suscite l'écrivain liégeois tient aussi au fait qu'après avoir publié en 1931 une dizaine de romans narrant les «exploits» de Maigret (ce terme d'«exploits» est employé dans les publicités de l'époque), Simenon commence à confier à Arthème Fayard des récits criminels tels que Le Relais d'Alsace, Le Passager du «Polarlys», La Maison du canal ou encore Les Fiançailles de M. Hire où son déjà célèbre commissaire n'apparaît pas et qui n'ont d'ailleurs plus rien à voir avec le roman policier canonique. Et comme tous ces livres, dans lesquels il sonde effectivement «les ténèbres des âmes», sont édités en alternance avec les Maigret et sous une seule et même présentation, les critiques ne savent plus trop où sont leurs repères habituels et leurs bonnes vieilles clefs de lecture. Ni en quels termes il y a lieu d'en débattre : romans policiers purs ou impurs, romans psychologiques, romans d'analyse, romans durs, romans de genre, romans littéraires ou semi-littéraires, romans d'atmosphère… Il n'en faut pas davantage pour que des éminences grises de l'époque, Robert Brasillach et René Lalou en particulier, parlent déjà de «cas Simenon ». Ou carrément de «phénomène», de «prodige», d'«énigme», de «mystère» et même de «miracle».
   Cette difficulté à appréhender l'oeuvre de Simenon, les critiques et les historiens de la littérature française (et des littératures étrangères) continuent de la ressentir quand Gaston Gallimard, à partir de 1934, en devient l'éditeur. Et peut-être ont-ils à ce moment-là de justes raisons d'être un peu perdus — et perturbés — car elle figure désormais dans une collection qui, au premier regard, ressemble à la fameuse collection "Blanche" avec le sigle singulier de la Nouvelle Revue française, mais qui n'est pas non plus exactement celle où sont publiés André Gide, Paul Claudel, Valery Larbaud, Roger Martin du Gard, Paul Morand, Jules Supervielle ou Joseph Kessel : sur la couverture des romans de Simenon, les liserés et le lettrage n'ont pas les mêmes couleurs.
   Comme si Gaston Gallimard, tout en étant ravi d'avoir à présent le créateur de Maigret dans sa maison, restait un tantinet sur la défensive. Comme s'il était timoré. Ou alors, ce qui n'est guère probable, je pense, tellement ébloui, tellement conquis par le talent de Simenon qu'il serait allé jusqu'à parer ses livres d'une présentation distincte.
   En réalité, Simenon ne rejoint la véritable collection "Blanche" et ses traditionnelles couleurs noires et rouges qu'en 1945 avec L'Aîné des Ferchaux, l'année même où est publié Je me souviens…, le tout premier de ses cent vingt et quelque livres édités aux Presses de la Cité.
   Tous ces avatars éditoriaux et leurs retombées directes ou indirectes dans le Landerneau littéraire et culturel ont, je le pense, fortement marqué Simenon, même s'il ne s'attarde guère dessus dans ses oeuvres autobiographiques. Ils l'ont à tout le moins conduit à avoir sur le roman policier des opinions tranchées et un discours qui, d'une interview à l'autre, des années 1930 jusqu'au début des années 1980, ne contient pas beaucoup de variantes.
   En 1943, à Saint-Mesmin-le-Vieux en Vendée où il s'est installé avec les siens, Simenon reçoit ainsi le romancier, poète et journaliste belge André Voisin et lui accorde un long entretien qui paraît, en date du jeudi 30 décembre de la même année, dans le journal bruxellois L'Avenir. Rédigé sur un ton à la fois alerte et admiratif, cet entretien sacrifie en grande partie à la légende simenonienne et propose une sorte de portrait idyllique de l'écrivain. Il y est question de ses débuts à la Gazette de Liége [sic], de son arrivée à Paris, de son travail de secrétaire auprès de Binet-Valmer, de son bateau "l'Ostrogoth", de son fils Marc courant derrière "une énorme pintade à la crête dorée" (Marc, je le rappelle, est né en 1939 à Uccle), des Inconnus dans la maison qui vient de faire l'objet d'une adaptation cinématographique, de Pedigree, "un livre de mille pages entièrement écrit à la main", des romans policiers édités en Belgique… Et même d'une rumeur selon laquelle existerait un projet d'ouvrage dans lequel le commissaire Maigret "serait aux prises avec M. Wens", le héros de Stanislas-André Steeman — rumeur que Simenon s'empresse de démentir.
   Mais ce numéro de L'Avenir ne renferme pas seulement une interview réalisée par André Voisin et enrichie de plusieurs photos prises à Saint-Mesmin-le-Vieux, il donne en outre un texte sur le roman policier dû à Simenon lui-même, et tout indique qu'il l'a rédigé spécialement pour que ses propos et son approche très pertinente du genre ne soient pas, peu ou prou, dénaturés par son interlocuteur.
   Aux yeux de Simenon, les choses sont claires et plutôt simples : il y a d'un côté le roman populaire, c'est-à-dire "une oeuvre qui ne correspond pas à la personnalité de son auteur, à son besoin d'expression artistique, mais à une demande commerciale" ; de l'autre, le roman des vrais romanciers dont certains s'appellent justement Conan Doyle ou Chesterton et qui, eux, écrivent "des oeuvres littéraires". Et peu importe que ces dernières soient policières ou non, d'autant qu'"en littérature, comme Simenon le souligne avec des lettres majuscules, il n'y a pas de roman policier" et donc que "le roman policier n'existe pas". En revanche, on pourra trouver, et en abondance, des produits de fabrication mais, qu'ils descendent "de Zadig ou de Vautrin", qu'ils soient "scientifique ou non", "à détection rapide ou à détection lente", anglo-saxon ou français, "avec ou sans atmosphère", ils n'ont, dit encore Simenon, "ni plus ni moins d'importance ou de noblesse que La Porteuse de pain ou Chaste et flétrie". Avant de conclure : "Et demain nous en sourirons comme nous sourions de Roger-la-Honte et du Maître de Forges."
   En tenant un tel langage, Simenon, on n'en doute pas un seul instant, prêche pour lui, pour ses livres, pour son art propre, conscient d'être un écrivain à part, non seulement dans le roman policier moderne mais aussi dans le roman tout court — et probablement à cette époque davantage dans la sphère spécifique du roman policier, puisque le genre ne jouit d'aucune réelle légitimité littéraire, est déprécié (et même discrédité) au sein de l'intelligentsia, et est loin, très loin encore, dans les pays francophones, d'avoir rallié les faveurs des critiques et des observateurs les plus avisés, à l'instar de Roger Caillois ou de Thomas Narcejac. On sent de surcroît chez Simenon, à travers la plupart de ses déclarations, une forme de dédain envers ce type de livre. Et c'est une attitude dont il ne se départira plus par la suite, répondant par exemple à Gilbert Ganne, en 1966 : «Mais je ne me suis jamais considéré comme un auteur de romans policiers ! C'est un malentendu !»
   Malentendu. Le mot colle bien, me semble-t-il, à Simenon, à son destin, à son statut de romancier extraordinairement prolifique, à l'image qui a été la sienne, des décennies durant, et qui demeure en partie de nos jours.
   Et s'il était, lui, par excellence, l'écrivain du malentendu?
   Et si, en cela, il ne saurait être question de lui attribuer une place précise et très délimitée dans l'histoire de la littérature policière?
   Ce qui signifierait que Simenon, ici, ne pourrait être ni une référence ni, à plus forte raison, un lointain ancêtre?
   À moins qu'il ne soit tout au contraire la référence absolue, ne serait-ce que pour avoir été, je le répète, le premier à avoir fait du personnage de l'enquêteur un héros de chair et de sang, doté d'une mission consistant à "sonder les ténèbres des âmes", que Morand le veuille ou non et quelle que soit sa conception, ou plutôt son interprétation du roman criminel.
   Oui, c'est ce que je crois. Et c'est ce que confirme encore un important guide de la littérature policière publié chez Larousse en 2001, sous la direction autorisée de Jacques Baudou et de Jean-Jacques Schleret. Lesquels font grand cas de Simenon et, en évoquant dans l'introduction de leur livre les fameuses «reines du crime» d'aujourd'hui, n'hésitent pas à écrire : "Chez les auteurs féminins qui ont pris pour héros des policiers (June Thomson et son inspecteur Finch, Sheila Radley et son inspecteur Quantrill, Dorothy Simpson et son inspecteur Thanet, et surtout Ruth Rendell et son inspecteur Wexford ou P.D. James et son inspecteur Dalgliesh), le modèle avoué est plutôt le Maigret de Simenon et le roman policier, un véhicule pour pénétrer les recoins les plus profonds de la psyché."
   Du reste, il est devenu banal de voir surgir presque chaque année, ici ou là à travers le monde, un nouveau Simenon : le Simenon suisse, le Simenon norvégien, le Simenon danois, le Simenon polonais, le Simenon japonais, le Simenon brésilien, le Simenon néo-zélandais… Quand il ne s'agit pas du Simenon breton, du Simenon alsacien, du Simenon provençal ou, osmose suprême, du Simenon wallon.
   Comme il est devenu banal d'utiliser l'adjectif "simenonien" pour désigner non seulement un type de narration policière mais aussi une couleur d'ambiance qu'on n'a aucune peine à discerner et à reconnaître.
   "Un soir triste, à Valvins, l'auto en panne, sans autre compagnie que le fantôme voisin de Mallarmé, je déposai une dame dans une sordide auberge, chambre éclairée d'un poêle à pétrole rouge et d'une affiche lumineuse intermittente, à travers un store au crochet ; fondant en larmes, de fatigue et de froid, la dame se laissa tomber sur la couverture de lit mitée : «Je ne peux pas dormir dans une chambre de Simenon», gémit-elle."
   C'est Morand, Morand de nouveau, qui parle ainsi — le début d'un court texte en hommage à Simenon qu'il a écrit dans les années 1960, donc plus de vingt-cinq ans après avoir donné sa préface à la fois si fervente et si sectaire au recueil de nouvelles de Dorothy Sayers. Et il poursuit, enchaînant sur le gémissement de la dame qu'il vient de conduire à l'hôtel : "Il y a donc un style Simenon, comme il y a un style Empire. Il existe aussi un empire Simenon, beaucoup plus vaste que l'Empire de Napoléon ; contre quoi Moscovites ni Espagnols ne peuvent rien, qu'imiter leur maître ; c'est une atmosphère irrespirable, mais devenue notre oxygène."
   S'il n'y avait pas cet oxygène, est-ce qu'on continuerait depuis des décennies à respirer sans relâche les livres de Simenon?

 

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