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BÂTONS ROMPUS, BÂTONS À ROMPRE. LES DICTÉES DE SIMENON

L'histoire est bien connue.
   Non seulement parce que Georges Simenon l'a racontée dans ses Mémoires intimes (1981), son dernier livre, mais également parce que la plupart de ses biographes s'en sont fait l'écho.
   C'est le dimanche 18 septembre 1972 et on est à Epalinges, près de Lausanne, dans cette sorte de bâtisse mi-castel mi-bunker, qui est la demeure de Simenon depuis près de neuf ans et où il a déjà écrit vingt-sept romans. Entre autres La Main, Il y a encore des noisetiers…, Novembre, La Disparition d'Odile ou encore La Cage de verre. Tous des livres minimalistes, désossés à l'extrême.
    Quand il va s'enfermer dans son bureau, Simenon se sent bien. Comme chaque fois qu'il est sur le point de commencer un nouveau roman, il se plie à un petit rituel auquel il n'a presque jamais dérogé et dont il a lui-même, de longue date, établi les drôles de règles : s'asseoir à sa table de travail, tailler des crayons, toujours des modèles de la même marque, s'emparer d'une enveloppe de couleur jaune et inscrire dessus l'identité des principaux personnages à mettre en scène. Et, parfois, leur âge et le métier qu'ils exercent dans la vie.
   Victor.
    Voilà le titre qu'il a choisi.
    Et qu'il note aussitôt sur son enveloppe.
   À partir de quoi, en principe, tout devrait découler. Neuf fois sur dix, l'incipit est lié à un souvenir sensoriel – un bruit, une odeur… Ou à l'évocation incontrôlée, incontrôlable, d'un visage – un homme, une femme, une allure, une mimique, un vague geste, un imperceptible sourire…
    Mais ce jour-là, bizarrement, rien de tel ne se produit. Rien. Le néant. Le vide. Ce que d'aucuns appellent le vertige de la page blanche.
   Quelque chose qu'en cinquante années d'écriture ininterrompue il n'a jamais connu. Non, vraiment, jamais, le veinard!
    Et qui représente soudain à ses yeux une circonstance si singulière, si déconcertante qu'il décide immédiatement, sans se torturer l'esprit ni tergiverser, de ne plus jamais écrire d'œuvre romanesque.

Au bout de quelques mois, Simenon prend néanmoins conscience que son besoin de s'exprimer est resté intact. Afin de ne pas revenir au fameux rituel de son bureau, il s'achète un magnétophone et se résout à se confier à lui. En fait, il a envie de raconter, à bâtons rompus, tout ce qui lui tient à cœur et tout ce qui lui passe par la tête.
   Ce sera Un homme comme un autre, la première de ses vingt et une Dictées. Laquelle paraîtra en librairie en mars 1975. Tandis que la dernière, Destinées, sera éditée en juillet 1981.
    Et ce sera aussi, contre toute attente, un type très original de littérature.
    Ni journal genre les frères Goncourt, ni mémoires genre Chateaubriand.
    Ni non plus bloc-notes genre Mauriac.
    Ni confessions genre Rousseau.
    Ni même chroniques des jours qui passent et qui ne reviendront malheureusement plus, genre Vialatte.
   Plutôt autobiographie sentimentale. Mais dans le plus grand désordre et sous la forme la plus mêlée, la plus éclatée et la moins construite : aveux – aveux sinistres et pipi caca compris –, ragots, potins, pensées éparses, souvenirs, cris et chuchotements, déclarations et mises au point, commérages et bavardages.
    En vrac.
   En tout cas, dans les premières dictées — les dernières tournant chaque fois davantage autour d'un thème général, à l'instar de la vingtième, La Femme endormie, publiée en mars 1981, où, comme l'indique bien le titre, il est beaucoup (et presque exclusivement) question de femmes – de «la» femme, «la femme tout entière mais naturelle», du «culte» qu'il prétend lui vouer, des «maîtresses» et des «épouses», des «petites» et des «grandes bourgeoises», des prostituées, de «la femme-objet», des choses de l'amour et des choses du sexe…
    Avec des répétitions aussi.
    Ou plutôt de nombreuses redites.
   Dans lesquelles on peut voir – on doit voir – des insistances volontaires.
   Comme si Simenon éprouvait sans cesse le besoin de se justifier, de légitimer ses multiples faits et gestes, à chaque époque de sa vie. D'expliquer les étapes de son incroyable itinéraire dans le monde populeux de la littérature.
    De rompre des bâtons.
    De rendre des comptes.
    Alors même que personne ne lui en demande. Que personne ne lui ferait réellement le reproche s'il n'en rendait pas et s'il s'abstenait de livrer sa vie privée au public.
    Comme si, surtout, il craignait qu'on ne le comprenne pas. Ni l'homme qu'il a été et qu'il est à présent, ni le romancier qu'il est devenu.
   Comme s'il avait toujours peur d'être perçu comme une bête curieuse. Tant, il est vrai, ont été rabâchées à son propos, depuis la parution de ses premiers livres signés de son patronyme, en 1931, les formules à l'emporte-pièce telles que «le cas Simenon», «le phénomène Simenon», «l'énigme Simenon», «le mystère Simenon» et même «le miracle Simenon».
   Comme si, en somme, il lui fallait coûte que coûte laisser une image de soi.
    Le résultat ?
   Une espèce de fourre-tout gigantesque, sans aucun équivalent : des pages nulles, navrantes, consternantes, irritantes, inintéressantes, déplorables, pitoyables, puériles, idiotes… Et d'autres qu'on ne se lasse pas d'admirer, d'une formidable justesse, des tas de vérités bonnes à dire et dites précisément sur le ton le plus approprié avec les mots de tous les jours.
    Un magma bouillonnant de phrases sur une multitude de sujets : les rêves, les maladies, les honneurs, les gens de lettres, les couples, les enfants, les dimanches, la vieillesse, les pipes, le courrier, le Tour de France…
    Tantôt à prendre, tantôt à laisser. Ou, carrément, à jeter aux orties.
   Mais, de toute manière, à lire et à relire. Au besoin, en furetant çà et là, d'avant en arrière. D'une dictée l'autre. Au hasard : Point-virgule, Vacances obligatoires, La Main dans la main, Un banc au soleil, Les libertés qu'il nous reste
    Dans cette affaire, ce qui étonne le plus, ce n'est pas tant que Simenon ait entrepris de parler de la sorte de tout et de rien, ce n'est pas tant qu'il se soit plu à mêler souvenirs, anecdotes, confidences et appréciations diverses, c'est qu'il ait bâti en une demi-douzaine d'années à peine un corpus de vingt et un volumes qui n'ont pas grand-chose à voir avec ses deux cents et quelque romans.
    Dont chacun sait à quel point ils sont purs – je veux dire dépourvus de jugements et d'opinions sur les gens et les mille et uns aléas de l'existence.
    Sans thèse aucune.
   À quel point ils se caractérisent par leur absence totale de parti pris. Même quand ils remuent des histoires sordides et traitent de meurtres.
    Alors que, par contraste, les œuvres autobiographiques de Gide et de Mauriac, deux des plus célèbres admirateurs de Simenon, s'inscrivent dans le prolongement exact de leurs romans et possèdent des tonalités très comparables.
   Simenon a beau dire, il n'est pas, il n'a jamais été un homme comme un autre.
    Ni, a fortiori, un écrivain comme un autre.

 

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