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CHARLES DE COSTER (1827-1879)
Parrainé par son ami Potvin, Charles De Coster fut initié le 7 janvier 1858 à la loge "Les Vrais Amis de l'Union et du Progrès réunis", à l'Orient de Bruxelles, sous le Vénéralat d'André Fontainas. Il est sans conteste le plus grand écrivain de langue française que la Franc-Maçonnerie belge ait accueilli. Mais son appartenance maçonnique ne le mettait pas à l'abri des fatalités qui le vouaient au malheur : sa nature chimérique et l'incompréhension de ses contemporains, une grande passion amoureuse dont il lui fallut se détacher, le tourment d'une oeuvre littéraire exigeante devenue son unique raison de vivre au milieu des ennuis pécuniaires et les démarches pour trouver de l'argent sous la forme d'emprunts, d'acomptes d'éditeurs, de subsides ou d'une sinécure problématique. Son existence mouvementée et pathétique a été admirablement retracée par Raymond Trousson dans Charles De Coster ou La vie est un songe (1990).
Il naquit le 20 août 1827 à Munich, où son père et sa mère, venus de Bruxelles, étaient depuis quatre mois maître d'hôtel et lingère auprès de Charles Mercy d'Argenteau (1787-1879), archevêque de Tyr in partibus infidelium et nonce apostolique en Bavière. Il fut tenu sur les fonts baptismaux par Monseigneur lui-même et par la marquise Henriette de La Tour du Pin, la soeur de Cécile qui avait été la fiancée de Charles d'Argenteau et dont la mort, en 1817, aurait été la cause de son entrée en religion. Cette faveur de l'archevêque, flatteuse pour les parents de Charles, mais nullement insolite dans les relations des aristocrates d'alors avec leur domesticité, enflamma l'imagination des biographes qui passèrent de l'hypothèse à la certitude : l'écrivain était assurément un rejeton du prélat! "Dût le romanesque en souffrir, il faut faire table rase de ces fariboles", dit Raymond Trousson, qui parle toujours en parfaite connaissance de cause.
Mais une parenté philosophique, indiscutable celle-là, s'établit, certain jour, entre le parrain et le filleul. Charles d'Argenteau qui, rallié à l'Empire, participa aux campagnes d'Espagne, de Portugal, de Russie, d'Allemagne et, en 1813, reçut sur le champ de bataille de Henau la légion d'honneur des mains de Napoléon, avait été initié en 1809 à la loge "La Parfaite Égalité" et était entré au chapitre de cette loge en 1811. Le Frère Georges de Froidcourt a entendu dire que le Frère d'Argenteau, fixé à Liège à partir de 1837, ne manquait jamais de saluer maçonniquement un Frère qu'il apercevait dans la cathédrale lorsqu'il y circulait, mitre en tête et crosse en main. Initié à son tour, en 1858, Charles De Coster fit dès lors partie de la famille fraternelle à laquelle le prêtre restait fidèle.
Augustin De Coster étant mort à Ypres le 25 juin 1834, Anne-Marie, sa veuve, dut assumer avec l'aide de sa soeur Marie-Charlotte l'éducation de ses deux enfants, Charles, âgé alors de sept ans, et Caroline, née le 26 avril 1831, peu après le retour de Munich. Pour nouer les deux bouts et, si possible, mettre de côté quelques sous, la mère de Charles comme lingère à domicile et la tante comme lavandière travaillaient dur, en femmes du peuple rêvant de conduire leur progéniture vers une condition sociale meilleure. Cette ambition valut à Charles d'être inscrit au Collège Saint-Michel d'où il sortit en 1844 avec le diplôme des humanités gréco-latines et la certitude de décrocher un emploi à col blanc.
Engagé dès octobre à la Société Générale, peut-être sur la recommandation de la baronne d'Hoogvorst, soeur de Charles d'Argenteau, il y vivait des journées languissantes. Heureusement, une autre société mit du baume sur son mal-être, la Société des Joyeux qu'il fonda avec quelques amis en septembre 1847 et qui réunissait, dans une ambiance bohème favorable aux intermèdes bouffons ou bachiques, des jeunes gens d'origines diverses, épris de littérature et d'art, tous oubliés depuis longtemps, à l'exception de Félicien Rops, d'Émile Leclercq et de Charles De Coster. Celui-ci, membre très actif, présenta au cercle ses premiers essais, vers et prose de valeur inégale, ébauches incertaines des oeuvres futures. À la séance du 15 novembre 1848 assista Eugène Defacqz, Grand Maître du Grand Orient, professeur à l'Université libre de Bruxelles et figure de proue du parti libéral qui s'était constitué en 1846. En l'honneur de ce visiteur de marque, les Joyeux, ce soir-là, se mirent en frais. Charles De Coster obtint un vif succès avec son poème Quelques chiens, d'inspiration sociale et de ton hugolien. En sortant, Defacqz lui dit : «Eh bien, continuez ainsi, vous ferez votre chemin.» Cette parole le hanta, finit par le décider à quitter la banque. Ayant apaisé l'inquiétude de sa mère, il démissionna le 23 novembre 1850 et en décembre s'inscrivit à l'Université libre de Bruxelles dans l'espoir d'acquérir le titre de docteur en droit.
Les matières à ingurgiter et la discipline intellectuelle qu'elles imposent ne tardèrent pas à l'effrayer. Fallait-il vraiment passer par là pour devenir quelqu'un? Le "Trou", l'estaminet de la rue des Sols, cher aux escholiers, lui parut sans doute plus attrayant que le vétuste palais Granvelle. Il prit la mauvaise habitude de sécher les cours qui l'ennuyaient. Mais il ne ratait pas ceux que donnaient Altmeyer et Van Bemmel, les deux professeurs qu'il admirait et qu'il n'était pas le seul à admirer.
Jean-Jacques Altmeyer (1804-1877), d'origine luxembourgeoise, historien particulièrement attaché au XVIe siècle, très radical en politique, ami de Proudhon et Franc-Maçon, enthousiasmait les étudiants par son éloquence volcanique. Camille Lemonnier, qui le connut en tant qu'étudiant une dizaine d'années plus tard, l'a évoqué dans Une vie d'écrivain :
Eugène Van Bemmel (1824-1880), délicat, prudent, distingué, qui enseignait la littérature française et qui publierait en 1875 un touchant roman d'amour, Dom Placide, contrastait avec Altmeyer, du moins en apparence, car idéologiquement il était du même bord. Son aîné de trois ans seulement, il se lia d'amitié avec Charles De Coster, l'attira au cercle littéraire du Lothoclo, puis à la Revue nouvelle (1851-1852), ensuite à la Revue trimestrielle.
Pour accéder à la candidature en philosophie, Charles avait dû, en vertu d'une loi de 1849, s'inscrire aux Cours préparatoires, sorte de propédeutique comprenant des matières de l'enseignement secondaire. L'après-midi du 16 juin 1851, il peinait sur une version grecque quand apparut à ses yeux Élisa, venue voir sa soeur Caroline. Apparition fugitive et laconique, coup de foudre! Ce qu'il ressentit alors et les semaines suivantes, il l'a raconté sous la forme d'une fiction, "Silhouette d'amoureux", publiée dans la Revue nouvelle du 15 octobre et du 1er décembre 1851. Grâce aux recherches du Frère Camille Huysmans, nous connaissons, depuis 1927, l'identité de la mystérieuse Élisa à qui Charles écrivit, entre 1852 et 1858, 433 lettres dont Potvin retint 150 en annexe de sa biographie de De Coster (1894), un choix que Raymond Trousson, en 1994, reprit et compléta (en tout 164 lettres), à la lumière d'informations que Potvin ne possédait pas. Elle s'appelait Élisa Spruyt, née le 17 mars 1832. Fille d'un greffier du Tribunal de commerce, elle appartenait à une famille de notaires et de magistrats, elle vivait dans l'aisance, avait une femme de chambre. Entre elle et Charles, issu du peuple, sans situation, étudiant tardif, une barrière sociale se dressait, infranchissable. Leur relation demeura clandestine, également réprouvée par Mme De Coster et par l'entourage de la jeune fille. Les préjugés de l'époque ne constituaient pas le seul obstacle à leur amour. La passion de Charles, exaltée, exigeante, traversée de crises de jalousie, passait par-dessus l'entendement d'Élisa, toute gentille et aimante, mais enfermée dans son univers de conventions bourgeoises et de fanfreluches. Il avait beau s'obstiner à voir en elle la femme de ses rêves, sa Béatrice, le fossé ne cessait de s'élargir entre eux. Épuisés, ils mirent fin à leur relation en 1858. Raymond Trousson constate :
Il ne revit jamais Élisa. Il ne semble pas avoir su qu'elle mourut de phtisie à Saint-Josse-ten-Noode le 11 février 1869, à l'âge de trente-sept ans. Si elle a lu La Légende d'Ulenspiegel, s'est-elle reconnue dans le personnage de Nele?
Après de nombreux échecs, Charles De Coster avait décroché en 1855 le diplôme de candidat en philosophie et lettres. Il n'alla pas plus loin, renonçant au professorat et à la carrière d'avocat. C'était la sagesse. En 1856, il déclina la proposition de travailler en Touraine comme placier en vins, une situation que Mgr d'Argenteau, alerté par Mme De Coster, lui avait trouvée. Sa mère, sa soeur Caroline et le prélat estimèrent que ce refus n'était pas sage du tout.
Il faut dire que, en cette année 1856, sa carrière littéraire prit un tour décisif. Le 3 février, son ami Félicien Rops lançait l'hebdomadaire Uylenspiegel, baptisé du nom d'un célèbre farceur de récits populaires. S'étant joint à l'équipe fondatrice, où il retrouva d'anciens Joyeux (Ernest Parent, Émile Leclercq, le compositeur et chansonnier Léon Jouret), il publia dans le périodique ses premières Légendes flamandes (édition complète en 1858), ébauche du style archaïsant de la Légende d'Ulenspiegel, et ses premiers Contes brabançons (édition complète en 1861). Il avait trouvé sa voie, l'époque des tâtonnements était révolue.
D'autre part, entre le 21 octobre 1860 et le 11 août 1861, il donna à Uylenspiegel une soixantaine de chroniques politiques, signées Karel, révélatrices de l'évolution de l'hebdomadaire, passé de la neutralité de ses débuts à la position radicale du libéralisme progressiste. En 1959, à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de l'écrivain, Camille Huysmans a publié, sous le titre Charles De Coster journaliste, quarante-quatre de ces articles politiques. On les lit encore avec un vif intérêt. De Coster condamne la mainmise de l'Autriche sur la Hongrie et l'Italie, il compatit à la détresse de la Pologne démembrée, il dénonce la France et l'Angleterre qui pillent la Chine au nom de la civilisation, il chante le los de Garibaldi, héros intègre de l'unification ita-lienne, et, comme tous ses compatriotes, il redoute les desseins de Napoléon III qui vient d'annexer Nice et la Savoie et qui convoite la Belgique. Comme chez Potvin, sa gallophobie a pour cause le régime dictatorial de Badinguet, fossoyeur de toutes les libertés. Son antidespotisme n'a d'égal que son anticléricalisme. Il s'en prend violemment au pape, "dernier débris du moyen âge", "gardien de toutes les chaînes", et à l'Espagne inquisitoriale qui a "procédé de son mieux à l'anéantissement des Mores, au pillage des Indes et au rôtissement des hérétiques". On croit entendre son maître Altmeyer! Abordant d'autres questions, il réclame, au nom de la démocratie, l'instruction primaire laïque et obligatoire, la reconnaissance des revendications flamandes et les mesures qui s'imposent en faveur de la classe ouvrière.
Un de ces articles atteint le sommet de l'anticléricalisme en rejetant "le bon Dieu de fantaisie" qui fait l'affaire des rois et des prêtres et à qui il faut substituer le diable, le bon diable, symbole du peuple et du progrès, du libre examen et de la science. C'est un morceau de bravoure, qui rappelle l'apologie de Satan par les romantiques :
Les Légendes flamandes ne lui avaient pas apporté la gloire et la fortune que, toujours chimérique, il escomptait. Pour de modestes honoraires, il faisait un cours d'histoire à l'Institut Rachez lorsque, en janvier 1860, il fut nommé, comme employé, auprès de la Commission royale chargée de la publication des anciennes lois et ordonnances, annexée aux Archives du Royaume. Élisa étant sortie de sa vie, il avait repris son vagabondage amoureux. Son élégance, sa voix caressante et "son joli air de cavalier à la Van Dyck" (Camille Lemonnier, dans La Vie belge) lui assuraient la faveur des femmes. On l'enviait!
En 1867, la firme que dirigeait Albert Lacroix et Hippolyte Verboeckhoven, tous deux Maçons, édita La Légende d'Ulenspiegel, illustrée d'eaux-fortes dues à une pléiade d'artistes dont trois étaient des Frères : Félicien Rops, Adolf Dillens, Paul-Jean Clays (Louis Artan ne fut initié qu'en 1872, aux "Amis Philanthropes"). En 1869 parut une réédition sous le titre que l'ouvrage a conservé : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs. Comptant 32 eaux-fortes au lieu de 15, cette prétendue seconde édition devait servir, en vérité, à écouler les invendus de la première.
C'est entre 1858 et 1867 que De Coster rédigea l'essentiel de la Légende, l'aboutissement de dix années d'efforts et de doutes. Pour ce qui est de la conception initiale, il faut supposer qu'elle est antérieure au 7 janvier 1858, date de l'initiation de l'écrivain, puisque, le 13 février 1859, il publiait dans l'hebdomadaire Uylenspiegel un fragment du chapitre LVII du livre I, titré Comment Uylenspiegel fut peintre, assorti d'une note de Karl Stur (pseudonyme d'Ernest Parent) précisant que l'auteur depuis plusieurs années reconstituait la légende du personnage. Il est donc vain d'imaginer que l'initiation déclencha l'inspiration. Mais il est raisonnable de penser que l'oeuvre, au fil des années, s'enrichit de l'expérience maçonnique de l'écrivain et, surtout, de l'érudition de Frères éminents.
Aux "Vrais Amis de l'Union et du Progrès réunis" et aux "Amis Philanthropes", De Coster rencontra les nombreux historiens et publicistes qui, par intérêt scientifique et pour des raisons de leur temps, étudiaient passionnément le XVIe siècle et les guerres de religion : Jean-Jacques Altmeyer, le maître inoubliable dont il exploita spécialement l'article "Une succursale du Tribunal du Sang", paru dans la Revue trimestrielle en 1853; Nestor Considérant (1824-1877), l'auteur d'Études sur la révolution du XVIe siècle dans les Pays-Bas espagnols (1851, rééditées en 1860); Alexandre Henne, initié le même jour que lui; Charles Rahlenbeck; Albert Lacroix (1834-1903), qui, en collaboration avec le Frère Gustave Jottrand (1830-1906), traduisit de l'anglais Fondation de la république des Provinces-Unies. La révolution des Pays-Bas au XVIe siècle, de John Lothrop Motley; Paul Ithier (1834-1898), traducteur de l'Histoire du règne de Philippe II de W.-H. Prescott en 1859-1860, avec la collaboration de Guillaume Renson (probablement Maçon, lui aussi); Louis De Fré (1814-1880), qui, entre autres brochures sorties de sa plume de pamphlétaire et signées Joseph Boniface, publia chez Lacroix en 1861 La Belgique indépendante, 2e partie. Tiel Uylenspiegel, patriote, dont la Légende semble avoir retenu des passages, et, le dernier mais non le moindre, Charles Potvin dont l'Albert et Isabelle est la source principale de tout ce qui touche à la sorcellerie dans la Légende. On a pu établir que De Coster consulta la plupart de ces ouvrages, que parfois il s'en inspira formellement. Les auteurs n'étaient pas pour lui les inconnus dont on découvre les écrits par hasard, en bouquinant ou en feuilletant les revues. C'étaient des amis avec qui il avait l'occasion d'échanger informations et réflexions dans l'intimité fraternelle, des amis à qui il lisait en loge (on le sait) des chapitres déjà rédigés de la Légende et qui, écoutant cette épopée de la liberté, se trouvaient confirmés dans la conviction qu'il y avait parallélisme entre les luttes du XVIe siècle et les affrontements politiques de leur époque.
Une question demeure, qui a été posée en ces termes : "La Légende, si elle est l'ouvrage d'un Frère, libéral progressiste, dans quelle mesure est-elle une oeuvre maçonnique?" Autrement dit : est-il possible, sans solliciter le texte, de considérer la Légende comme la transposition de la symbolique maçonnique, des rites maçonniques?
Jean-Marie Horemans et Adolphe Nysenholc, chacun de son côté, ont répondu affirmativement à cette question. Mais Raymond Trousson a démontré que leurs déductions ne résistent pas à un examen objectif. En voici quelques exemples.
Établir un lien entre les agapes maçonniques et les ripailles décrites par De Coster, c'est oublier que, pour lui, les scènes de mangeaille dans la Légende témoignent tout simplement de la joie de vivre flamande, opposée à l'ascétisme espagnol.
Thyl apprend d'un maître maçon à tailler le bois et la pierre; mais cela n'a aucun sens ésotérique, puisque, comme Gil Blas ou Figaro, il exerce tous les métiers au cours de son existence mouvementée de personnage picaresque.
On dit à Thyl, envoyé en mission : "[
] tu iras à Dendermonde frapper, deux fois fort et une fois doucement, à la porte de la maison dont voici l'apparence dessinée" (II, 20). C'est la batterie d'acclamation maçonnique, si l'on veut; mais c'est aussi, depuis que le mélodrame existe, le signe convenu des conspirateurs en manteau couleur de muraille.
La phrase : "Et ce disant, l'hôte, sifflant, imita le passage d'un couteau dans les chairs du cou" (III, 29) est censée faire allusion au geste de l'apprenti qui se met à l'ordre. Oui, mais, dans le contexte, il s'agit réellement de trancher la gorge d'un homme, et cet homme, c'est "messire d'Orange".
L'amitié de Thyl et de Lamme serait l'expression idéale de l'amitié fraternelle qui se pratique dans la Maçonnerie. Ce qui est gênant, c'est que le couple Thyl-Lamme s'impose d'abord à l'esprit comme l'équivalent du couple Don Quichotte-Sancho Pança, et Cervantès n'était pas Maçon!
Au cinquième livre, les esprits chantent à Thyl :
Déduire de ces vers que la ceinture fait allusion à la chaîne d'union en loge, c'est commettre une erreur historique. Comme dans ses articles politiques, De Coster appelle ici de ses voeux la nécessaire union de la Hollande et de la Belgique en face du péril annexionniste que Napoléon III fait peser sur les anciens Pays-Bas.
Selon nous, il y aurait lieu d'être attentif aux silences de Charles Potvin. Le Frère Potvin, familier de De Coster, son premier biographe, n'apporte aucun soutien aux exégètes qui voient dans la Légende une quête de la Lumière, une gradation jalonnée d'épreuves initiatiques. Rendant compte de l'oeuvre dans la Revue de Belgique en 1869, il ne signala aucun trait ésotérique et réaction surprenante s'il y avait quelque sous-entendu dans l'oeuvre , il suggérait d'éliminer les séquences où les commentateurs détectent précisément une allusion au symbolisme maçonnique, à savoir le sabbat des Esprits du Printemps, les tirades sur Lucifer et l'allégorie des Sept : "On pourrait en retrancher toute cette partie, disait-il, sans que le lecteur y soupçonnât la moindre amputation." Revenant à la Légende dans Cinquante ans de liberté (1882), il ne décelait toujours pas les indices d'un code secret. Il observait que "la fin de l'oeuvre s'éparpille", que "le dénouement ressemble aux bouches du Rhin qui se perd dans les sables". On est donc loin, à l'en croire, de l'étape ultime vers la Lumière. Tout en reconnaissant la place accordée à "l'idéal", "selon l'usage de l'épopée", il nommait la Légende un roman historique et il l'admirait à ce titre : "Telle qu'elle est, cette création me semble la forme la plus vivante, la plus pittoresque que puisse prendre le roman historique." C'était une vue erronée.
La Légende doit être lue et entendue comme un texte épique, épique par son découpage en chapitres disparates dont la juxtaposition, désordonnée en apparence, répond à un souci aigu de la composition, à la volonté de créer des effets d'antithèse, de contraste ou d'alternance, épique aussi par ses répétitions et ses redondances, par son utilisation fréquente de la parataxe, réminiscence de la Bible et des Paroles d'un croyant de Lamennais, épique encore par la réduction des caractères aux dimensions de l'abstraction mythique.
Ce que ce texte épique exprime en priorité, c'est l'objet de la lutte menée par les libéraux progressistes et les Maçons de l'époque, c'est le droit à la liberté, opprimé au temps des Gueux, encore brimé au XIXe siècle et voué sans doute à la persécution jusqu'à la consommation des siècles. Dans la " Préface du hibou " addition à la prétendue seconde édition de l'oeuvre , le hibou s'écrie :
La liberté est un droit sacré. Thyl en son jeune âge ayant voulu capturer un chardonneret, Claes son père lui dit :
Anticléricale et anticatholique, la Légende n'est pas antireligieuse. Si Claes quitte l'Église romaine, c'est "pour obéir à l'esprit de Dieu" (I, 72). Thyl, converti à la religion réformée, invoque le "Dieu des libres". Mais le doute le visite, et il en fait part à Katheline : "Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, je veux sauver la terre de Flandre. Je le demandai au grand Dieu du ciel et de la terre, mais il ne me répondit point" (I, 85). Katheline lui conseille de parler "aux esprits du monde élémentaire", car il n'est pas d'intercesseurs plus sûrs entre l'humanité et le ciel, et par un sortilège, elle l'introduit avec Nele dans un univers vertigineux, grouillant de vie et enchanté. Cet épisode fantastique dernier chapitre du premier livre révèle assurément que la Légende, épopée de la liberté, est aussi une profession de foi en la nature, toute-puissante sur terre et la meilleure inspiratrice des hommes dans leur état de déréliction.
À la sortie de ce grand livre, auquel il avait collaboré en l'illustrant, Félicien Rops déclarait : «Cela n'est pas de vente.» Il voyait juste. S'il n'était pas bibliophile, le client se détournait, effrayé par le prix de cette édition luxueuse (vingt francs). Charles portait ses espoirs sur le Prix quinquennal, mais il fut décerné le 13 mai 1868 à Potvin, sur la base des arguments du rapporteur Jean Stecher, qui n'avait vu dans Ulenspiegel "qu'un capharnaüm pantagruélique". Il y eut quelques articles élogieux, notamment celui de Paul de Saint-Victor dans La Liberté du 18 décembre : "C'est une épopée en prose où le sang coule aussi largement que la bière. On dirait une kermesse qui tourne autour d'un bûcher." Les comptes rendus où l'éloge était submergé par les objections, les réticences et les rejets firent d'autant plus mal à l'auteur qu'ils émanaient d'amis, Camille Picqué dans la Revue trimestrielle en 1868 et Charles Potvin dans la Revue de Belgique en 1869. Tenant la Légende pour un roman historique, l'un et l'autre lui appliquaient des critères qui ne sont pas de mise en face d'un texte épique, et cette grave méprise, ils l'alourdissaient d'un conformisme littéraire et moral plein d'assurance. Pour Picqué, Ulenspiegel est par trop flamand : "Il mange du matin au soir et ingurgite des flots de bière. Vraiment, n'était son patriotisme, il nous dégoûterait. À peine a-t-il vu mourir sa mère, à peine a-t-il dit adieu à sa fiancée qu'il se plonge dans la crapule. La Flandre n'a jamais été aussi sensuelle que M. De Coster le voudrait faire croire." Quant à Potvin, il dénonçait les obscénités : "Nous admettons pourtant même le genre grivois pourvu que l'enseigne y soit, comme aux bastringues. Mais chaque chose doit être à sa place. Il faudra de grands coups de cognée dans ce livre pour satisfaire à la moralité publique. "
Le 28 juillet 1869, Charles perdit sa mère, qui l'avait soutenu matériellement tout au long des années où il sacrifiait un emploi stable à l'idée qu'il se faisait de son avenir littéraire. En novembre 1850, il avait quitté la Société générale pour un parcours universitaire qu'il n'acheva pas. En janvier 1864, convaincu que la Légende le consacrerait bientôt, il avait renoncé à son poste auprès de la Commission royale des anciennes lois et ordonnances. Alors, on lui offrait précisément une tâche moins astreignante, le secrétariat d'une revue médicale. Mais il fut alléché par une autre proposition, venue d'un exilé du Second Empire, le médecin Louis Watteau, Franc-Maçon et lieutenant du révolutionnaire Blanqui. Il s'agissait d'apporter une collaboration scientifique à Candide, un bihebdomadaire que le théoricien de la révolution permanente lançait à Paris. Enthousiaste, plein d'espoir, Charles était à pied d'oeuvre en mai 1865. L'équipée fut brève. Dès son troisième numéro, Candide tomba sous les coups de la police impériale. Le Frère Rops, qui l'avait mis en garde, lui dit sans ambages ce qu'il pensait de son intempestive escapade parisienne : «Qu'as-tu été faire à Paris, pour l'amour du diable? Est-ce que tu te fiches dans le cervelet qu'on va recevoir ta prose pour la seule volupté de l'imprimer en lettres d'or et de la faire lire à l'Europe étonnée, et qu'il n'y a pas cinquante jeunes gens en France qui se voient refuser de très belles choses à chaque heure du jour?»
À son retour à Bruxelles, le secrétariat du journal médical n'était plus vacant, il fallait s'y attendre. Depuis lors, il vivait de gains occasionnels, articles mal payés et conférences qui lui imposaient des démarches de commis-voyageur. Il tapait de plus en plus souvent ses amis. Bref, il tirait le diable par la queue.
C'est au cours de ces années de grande instabilité matérielle, mais aussi de grande espérance littéraire (la publication imminente de la Légende), qu'il se montra le plus actif au sein de sa loge. Le 22 avril 1865, ayant évoqué "La vie et les aventures d'Ulenspiegel, histoire satirique et anecdotique du XVIe siècle", il lut quelques chapitres de la Légende. Le 6 mars et le 30 avril 1866, il traita du rire dans l'art littéraire, apostrophant le pape à la fin de la seconde partie de son exposé : «C'est le rire qui, sans fracas, sans potences, ni guillotine, poliment, doucement te mènera en ces limbes obscurs où Dieu relègue les neiges d'antan, les vieux empires, les vieux abus et les vieux quartiers de lune. Il n'aura pour cela qu'une chose, le grand Rire, exalter le bon sens universel. Et maintenant, lance sur lui à l'aise si tu veux, les vieux pétards de ton excommunication.» Le 11 mai 1867, il révélait à ses Frères « n prédicateur comique flamand du XVIe siècle», un certain Broer Cornelis Adriaensen, porte-parole grotesque du fanatisme religieux.
À l'exception de quelques dettes que l'éditeur Lacroix avait accepté d'effacer, la Légende ne lui avait rapporté aucun argent. Dans l'espoir d'un résultat pécuniaire plus consistant, il proposa au même Lacroix un roman réaliste, de moeurs contemporaines, intitulé Le Voyage de noce. L'ouvrage fut mis en circulation entre 1870 et 1872. La presse en parla peu, désarçonnée sans doute par le déséquilibre entre la première et la seconde partie, troublée aussi par les inégalités de la forme et quelques invraisemblances psychologiques. Le Voyage de noce, présenté au jury du Prix quinquennal de littérature, ne fut pas retenu.
Le 1er septembre 1870, Charles De Coster accéda enfin à une fonction qui aurait dû le tirer d'affaire : il était nommé professeur d'histoire générale et de littérature française à l'École de guerre, qu'on venait de créer, et répétiteur de belles-lettres à l'École militaire. Beau sur papier, mais accablant dans la réalité quotidienne ! Les leçons à préparer, la centaine de copies hebdomadaires à corriger et, à l'École militaire, l'humiliante soumission aux directives du titulaire du cours
Il faisait le calcul : «Je travaille quatre à cinq jours par semaine depuis le matin jusqu'à trois heures de nuit.» Ses appointements étaient honorables, mais ses créanciers lui en réclamaient une part et, dès le 2 juin 1872, il en perdit près de la moitié, ayant été dépossédé de son enseignement à l'École de guerre. Son traitement annuel passa de 7.000 à 3.800 francs. Il dut se remettre à courir le cachet.
Il songea de nouveau à un prix. En vue du concours triennal d'art dramatique (3.000 francs), il remania Crescentius, un drame historique en vers composé en 1853, et en fit Stéphanie dont il donna lecture à ses amis un dimanche après-midi d'avril 1877. Malgré ses ingrédients romantiques et mélodramatiques, cette pièce manquait de mouvement et d'envolée. Elle n'avait aucune chance au concours. Elle a été publiée par Camille Huysmans en 1927.
Depuis un violent accès de goutte en janvier 1877, Charles se portait de moins en moins bien, épuisé par les bronchites et les crises de rhumatisme. Il logeait au 114 rue de l'Arbre bénit, dans deux petites pièces, misérablement meublées. Il était au bout du rouleau. Couvert de dettes, il survivait en faisant d'autres dettes. Jusqu'à la veille de sa mort, ses créanciers le harcelèrent. Le 6 mai 1879, il appelait au secours sa soeur Caroline : «Si demain je ne puis payer cinquante francs, un effet de cette somme sera honteusement protesté, enregistré, etc. Envoyez-les moi, s'il vous plaît; ils vous seront restitués dans les premiers jours.»
Il mourut le lendemain, à deux heures de l'après-midi. Le sculpteur Félix Bouré et Hector Denis étaient à son chevet. Les obsèques eurent lieu le 9. Y assistaient un petit nombre d'amis et, en raison de sa fonction de répétiteur, le lieutenant général Liagre, commandant de l'École militaire, et quelques aspirants. Camille Lemonnier avait préparé un discours; très ému, il pria Charles Potvin de le lire. La Libre Pensée avait payé les faire-part et les frais de l'enterrement.
Charles De Coster devait arriver, tôt ou tard, à la gloire posthume des génies méconnus de leur époque. Ce fut un long cheminement, jalonné de moments forts : l'hommage des Jeune-Belgique au début des années 1880, en 1892 le transfert des débris du cercueil au nouveau cimetière d'Ixelles à l'initiative de Francis Nautet, soutenu par Georges Eckhoud, les revues du renouveau et la Libre Pensée, la réédition par Lacomblez d'Ulenspiegel en 1893, des Légendes flamandes en 1894, enfin le 22 juillet 1894, au bord des étangs d'Ixelles, l'inauguration en grande pompe du monument qui encadre le couple Thyl et Nele, la ravissante sculpture du Frère Charles Samuel.
Le Frère Potvin, enrobant d'éloges la biographie de son filleul De Coster qu'il publiait en cette année de commémoration avec un choix de lettres à Élisa, agissait-il en opportuniste qui s'enquiert de la direction du vent ou bien, voyant plus clair, reniait-il en toute sincérité les critiques injustifiées, parfois mesquines, qu'il avait formulées vingt-cinq ans auparavant? Cet écrivain avait une conscience; nous pensons qu'il était capable de se remettre en question. Mais Hubert Krains n'était pas disposé à passer l'éponge. Dans une livraison de La Société nouvelle de 1894, il rappela hargneusement l'impardonnable faute de ce Potvin, personnage honni d'une époque révolue!
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