Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







L'épisode 1 et l'épisode 2 parus dans les volumes 1 et 2 de BON-A-TIRER sont disponibles en archives.

 
LA PASSION ET LES HOMMES (3)

Je travaillais depuis quelque temps à la rédaction du Catholique des Pays-Bas lorsqu'un visiteur annonça l'arrestation de l'éditeur De Nève et du rédacteur principal Bartels. Les deux hommes étaient condamnés au bannissement, pour calomnie et sédition. D'un seul coup, le journal perdait ses moyens d'existence. C'était bien là le but de la condamnation, le roi voulait qu'il disparaisse. À Bruxelles, plusieurs journaux de l'opposition venaient de rendre l'âme de la même façon. Début 1830, Guillaume avait perdu jusqu'à l'appui des hommes qui lui avaient été dévoués. En déclarant la guerre aux journalistes, il signa son propre arrêt de mort. L'opposition se sentant forte, ce n'était pas le moment de déposer les armes. Je proposai à De Nève de prendre la relève et de continuer son action.
   Remplacer Bartels et assumer la responsabilité de l'édition me paraissait un défi digne de mon énergie.
   Du jour au lendemain, à vingt-trois ans, par une décision d'ordre pratique, je me retrouvai à la tête du Catholique des Pays-Bas, en première ligne de l'opposition au gouvernement. Je compris vite que la situation me dotait d'un pouvoir presque absolu sur l'opinion des lecteurs. J'avais un peu d'argent et l'âge de la passion; rien ne comptait à part l'efficacité de l'action. J'aimais le travail bien fait, le journalisme opérant. Je ne réfléchissais pas au sens de notre engagement.
   Ainsi commencèrent les jours de frénésie qui m'ont entraîné dans une tornade de décisions, de démarches, d'infatigable concentration. La presse exige une vigilance de tous les instants et l'éditeur ne se repose jamais. Je ne rêvais plus, dormais à peine, mangeais peu ou mal. Mais je me sentais souverainement solide. L'efficacité de l'effort centuple son rendement. La nation tout entière préparait la révolution. Elle pouvait compter sur moi nuit et jour.

Dans mes carnets politiques, j'ai décrit la révolution de 1830 comme elle n'est plus racontée de nos jours. C'est une page d'histoire authentique qui, un jour, intéressera peut-être les disciples de la vérité. Seuls quelques moments ont une signification plus personnelle. Mon arrestation par exemple.
   Le 17 juillet, soixante-deuxième jour de mes fonctions à la tête du Catholique, je fus traduit en justice devant le tribunal correctionnel de Gand pour calomnie, outrages et provocations séditieuses. Que dire? Violemment indigné, puis — presque aussitôt — fou de joie, je me sentis précipité dans un rôle héroïque. Victime d'une injustice! Les bagarres entre la police de Guillaume et les journalistes attiraient l'attention des foules. Maître Van de Weyer, Sylvain, futur ambassadeur à Londres, fit spécialement le voyage jusqu'à Gand pour me proposer d'assumer ma défense. Ce fut l'unique fois de sa carrière qu'il quitta Bruxelles pour plaider en province. Oh vanité! J'étais flatté et heureux de me trouver dans une situation qui semblait prouver ma valeur. Dans la capitale, le jeune Van de Weyer avait acquis une célébrité fort plaisante grâce à un incident au théâtre de la Monnaie, et bien que mon cas ne pût rivaliser avec le scandale amoureux d'un ministre du roi, le débutant que j'étais trouva son sort de protégé fort enviable.
   Sous tous les régimes, les magistrats, heureux d'avoir été nommés, refusent de déplaire au pouvoir. Je fus condamné. La majorité des hommes illustres ont été des tortionnaires malgré eux. L'attention que l'assistance du Bruxellois avait attirée sur mon cas n'eut aucun effet, la peine fut de six mois d'emprisonnement, majorée d'une amende de 600 florins et de la privation de mes droits civils pendant six ans, ce qui équivalait à m'interdire l'exercice de ma profession. J'interjetai appel pour gagner du temps. La sentence fut confirmée. Sans espoir, je formai un pourvoi en cassation pour pouvoir continuer à travailler et assurer ainsi la publication du Catholique, en attendant le pire. J'étais en liberté, mais condamné. L'été de 1830 s'annonçait chaud.
   La révolution avait éclaté à Paris. Mais que celle de Bruxelles ait été une conséquence immédiate de la révolution de juillet à Paris n'est autre qu'un mythe, coriace comme tous les mythes qui simplifient l'histoire. Le mois de juillet avait été sanglant à Paris et le renversement y prenait des allures nettement anticléricales, ce qui effraya les Belges. Dans tous les coins du pays, l'appréhension fut si générale que l'opposition se calma. La presse, subitement, devint prudente. L'élite du pays, déléguée à La Haye aux États-Généraux, modéra ses ardeurs.
   En août et septembre, lorsque Bruxelles se souleva, personne ne réalisa que la lutte définitive venait d'être engagée. La grande majorité des aristocrates et des bourgeois se méfiait de la capitale. Pour beaucoup, les révoltés étaient une bande de voyous, tous, sans distinction, jeunes intellectuels radicaux liégeois, anciens jacobins de la capitale, exilés politiques de France ou aventuriers venus de tous les coins de l'Europe.
   L'équipe du Catholique, par contre, jubilait, et ne le cachait pas.
   Pendant sept semaines, Bruxelles et Gand appartinrent à deux gouvernements différents, la capitale aux patriotes, Gand aux Orange-Nassau. Nous étions coupés des nouvelles de la capitale mais je parvins à tromper la police de Guillaume et à me procurer les proclamations insurrectionnelles. Le 27 septembre, vers huit heures du soir, je fis distribuer des bulletins annonçant la victoire des Bruxellois et des Louvanistes. J'ouvris une souscription en faveur des victimes des combats, qui rapporta une somme folle. C'en était trop. Passer une information exacte sur l'insurrection de la capitale, soit, mais soutenir les Belges qui se soulevaient contre l'autorité…, il fallait faire taire le coupable. Guillaume dépêcha sa police. Mon bureau fut envahi par la force armée, les scellés apposés sur mes presses, mes papiers saisis et moi-même conduit à la maison de détention.
   La forte escorte alerta les curieux. J'étais jeune, mes vingt-trois ans émurent la rue. Mon cœur battait, non pas de dépit mais de gloriole.

Le silence de la nuit réveille la crainte. Je fus tenu au secret pendant trois jours et trois nuits, ce qui suffit à m'apprendre ce que ressent celui qui ne décide plus de son sort. Je n'avais aucune disposition naturelle à l'angoisse, mais j'étais à la merci d'une force extérieure qui me rendait totalement impuissant. D'innombrables fois par la suite, j'ai reconnu chez d'autres l'épouvante qui me saisit dans ma cellule. Je ne voyais ni n'entendais personne. On m'objectera que mon incarcération ne fut pas longue. Au moment même, on ignore l'avenir, la durée n'a d'autre limite que celle qu'on s'imagine. Or, j'attendais la délivrance ou la peine de mort.
   J'avais pris connaissance des articles 87, 91, 102, 59 et 60 du code pénal qui entraînaient la peine de mort pour les crimes que j'avais commis: j'avais excité mes compatriotes contre le gouvernement en les incitant, comme le formulait le ministère public, à la guerre civile, à la dévastation et au pillage. La sentence était connue de tous. Comment avais-je pu vivre sans y croire et continuer mon travail sans me faire du souci? Je n'y comprenais rien.
   L'attente me fit concevoir la véritable nature du temps. Il ne s'écoule pas et devient incommensurable lorsqu'on veut l'arrêter et retourner en arrière. Je ne pouvais compter sur personne, les amis influents de mon père servaient le roi Guillaume et n'accepteraient certes pas de sauver un galopin dévoyé. La ville était en état de siège, l'armée veillait, d'autres maisons furent cernées et la prudence dicta le silence : défendre ouvertement un inculpé revenait à signer sa propre arrestation. J'entrevis la faiblesse de la volonté individuelle. J'avais cru qu'il suffisait de faire preuve de détermination et de courage pour obtenir ce qu'on ambitionnait. Il n'en était rien. J'avais omis de considérer la situation de celui qui subit la volonté d'autrui. Je découvris ainsi la place que prend l'angoisse dans la solitude absolue.
   Je dus mon salut à la force dont je me méfiais le plus : à la foule, au peuple, à la bande d'excités qui sortent de leur maison dès qu'ils flairent un attroupement à leur porte. Ils me sauvèrent la vie. Car lorsque la nouvelle se répandit que l'éditeur du Catholique avait été arrêté, ma détention, jugée arbitraire, exacerba le mécontentement populaire. Des attroupements durent être dispersés, la révolte grondait. Considérant subitement que la tranquillité publique risquait d'être compromise par la prolongation de mon emprisonnement, les autorités prièrent la Chambre de conseil du tribunal de signer l'ordre d'“élargir sur le champ le sieur Edmond Beaucarne”. Ce fut fait dans le plus grand secret. Lorsque vers minuit des hommes vinrent me chercher dans ma cellule, je crus d'abord que je serais exécuté.
   L'obscurité était totale.
   Je mis un certain temps à reconnaître le groupe de silhouettes qui m'attendaient. C'étaient des amis! Ils me conjurèrent de garder le silence. Les agents du pouvoir avaient fait circuler la nouvelle de ma libération, sans en spécifier la date ni l'heure. Je fus reconduit chez moi par de nombreux détours.

Dans ma cellule, j'avais aussi appris que l'incertitude, par intermittence, fait renaître l'espoir. Ce doit être la manifestation de l'instinct de survie.
   J'en eus fort besoin.
   Toujours sans bruit et sans lumière, nous nous arrêtâmes à l'entrée du Catholique, devant la porte cochère, curieusement verrouillée. Mes amis m'expliquèrent que la police de Guillaume était repassée par ici, mais que les lieux avaient été libérés. La loge du concierge était restée praticable.
   Lorsque je tournai les becs d'éclairage à l'imprimerie, mes yeux s'ouvrirent sur une vision de fin du monde. Les presses gisaient à terre, renversées, le papier déroulé, déchiré, chiffonné, froissé en boules. Dans la grande salle, les tables et les chaises avaient été détruites, les classeurs éventrés, les dossiers et fiches éparpillés sur le sol. Sur cet amas de papier était entassé un fouillis de tiroirs, de manuscrits, d'épreuves et de plomb.
   Comment réagit-on face à une catastrophe? Je me souviens de ma stupéfaction, de mon épouvante, ensuite, de l'idée prédominante que je me trompais: ce que je voyais n'était pas réel, je traversais un cauchemar atroce, le passé reprendrait son aspect habituel. Cette tentative de se raccrocher au passé, sans comprendre la réalité d'une perte, nous est innée. Notre esprit est ainsi fait qu'il ne s'imagine pas le contraire de ce qui lui tient à cœur. Nous ne créons pas le non-sens. Nous ne prévoyons pas l'horreur qui nous est inconnue. Il faut d'abord avoir été éprouvé par elle, pour pouvoir la saisir. La même sorte d'incrédulité nous empoigne, avec plus d'acuité encore, à la mort d'un être cher. Il n'est plus là, nous ne pouvons, nous ne voulons l'admettre. Nous demandons à croire qu'il y a moyen de faire marche arrière.
   Le souvenir de mon retour s'arrête au moment où je sombrai dans la contemplation de l'ahurissante ruine de mon journal.
   Les circonstances m'aidèrent, je n'eus pas un moment à moi pour penser à ce qui m'était arrivé. Bruxelles s'était libérée du joug hollandais, les patriotes affluaient de toute part vers la capitale. Rogier, Devaux, Lebeau, de Mérode, de Gerlache, Stassart, de Potter, De Nève et Bartels étaient montés sur la scène politique. Seules Anvers et Gand ne bougèrent pas, et dans cette dernière, mon Catholique représentait un îlot de révolutionnaires au centre du bastion orangiste. Quelques imprimeurs m'offrirent leurs machines, nous reprîmes l'ouvrage. Les abbés De Smedt et Verduyn me communiquèrent leur fièvre, les abonnés passèrent nous encourager, les passants s'occupèrent en volontaires de rassembler des fonds pour les victimes des combats à Bruxelles… Nous étions propulsés par une ardeur surhumaine.


Que reste-t-il de la passion politique? Le souvenir de l'effervescence.

Les mois passés au Catholique et au Journal des Flandres furent une longue leçon sur les hommes et sur la façon dont je me détachai de ce qui m'avait paru l'inspiration de ma vie.
   À Gand, la police ne s'acharna plus sur nos publications, le roi avait d'autres chats à fouetter. La ville lui était restée fidèle. Les Gantois ne s'étaient pas insurgés. L'inimitié du clergé envers le roi protestant n'était nullement partagée par la bourgeoisie. Commerçants et industriels, extrêmement prospères grâce au régime de la libre concurrence instaurée par Guillaume, se méfiaient de Bruxelles. Le petit peuple attendait, sagement. Malgré l'important tirage du Catholique, la population se tint à l'écart des hostilités. Avec Anvers, Gand fut le dernier bastion de la tutelle hollandaise. Le roi Guillaume nomma son fils aîné, Orange, gouverneur des provinces loyales, et le gouvernement provisoire de Bruxelles dut envoyer des troupes pour conquérir la Flandre. Personnellement, j'avais sous-estimé l'importance de la bourgeoisie orangiste.
   Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour constater que les combats de rue à Bruxelles furent le fait d'acteurs occasionnels, auxquels se joignit une minorité de patriotes attachés à l'idée d'une patrie constitutionnelle indépendante — avocats, artistes, retraités de l'armée de l'empereur. Les volontaires de Liège, de Namur, de Louvain, de Mons, de Charleroi… vinrent grossir leurs rangs. À part l'équipe du Politique de Liège, les tribuns qui avaient préparé l'indépendance avaient fui l'insurrection ou purgeaient à l'étranger des peines de bannissement. Ils rentrèrent lorsque la cour et l'armée hollandaises eurent quitté la capitale. Le 4 octobre, le Gouvernement provisoire de Bruxelles décréta l'“État indépendant de la Belgique” et convoqua un Congrès national. À partir de ce jour, le nom des “Pays-Bas” disparut. Le Courrier des Pays-Bas édité à Bruxelles devint le Courrier de Bruxelles et notre Catholique des Pays-Bas le Journal des Flandres.
   Le Congrès national siégea comme assemblée constituante. La Constitution fut votée début février, le pays pouvait démarrer. Mais la Belgique devait encore se faire accepter par les puissances étrangères. L'Angleterre et la Prusse croyaient la France aussi désireuse de s'attribuer nos provinces que la Hollande de les récupérer, et prirent l'initiative de négocier les conditions de l'indépendance. Une ambassade belge partit pour Londres en janvier 1831.
   Dans une notice biographique, j'ai décrit mes rapports avec Stassart, De Potter, de Gerlache, de Mérode, Fabri, ainsi que nos relations avec la presse parisienne. J'ai publié les lettres qu'ils m'ont adressées. Les auteurs flattaient mon orgueil pour d'autant mieux m'influencer ou m'obliger. Stassart : “Je suis fort flatté de me trouver en relation avec vous. J'ai l'honneur de vous envoyer ce que je viens de dire ce matin.” De Gerlache : “Je prie Monsieur E. Beaucarne de bien vouloir reproduire dans son estimable journal le discours que j'ai prononcé dans la question du choix du chef de l'État”, signé : “Son très obéissant et dévoué serviteur, E.C. de Gerlache.” Je m'exécutais immédiatement, me félicitant de la fidélité de mes informateurs.
 “Monsieur, j'ai souvent eu à me louer de votre bienveillante obligeance. Je réclame encore un service aujourd'hui. C'est de bien vouloir insérer dans votre plus prochain numéro… Veuillez recevoir l'assurance de tout mon dévouement.”
   La tournure par laquelle l'épistolier m'imposait le service qu'il me demandait, ne m'incommodait pas, j'étais — et suis toujours — un informateur passionné. À l'âge où je croyais à la vérité des choses dites ou écrites, les “Mille salutations très humbles” adressées par ces hommes qui détenaient le pouvoir ou auraient voulu le détenir, avaient certes de quoi endormir ma conscience. L'était-elle à moitié? Sévère et sceptique, je ne me questionnais pas sur moi-même, je me questionnais sur la valeur des événements.
   De Potter, qui était républicain et croyait que je l'étais également, me manda le 13 février 1831 : “Mon cher ami, poussez à la république, mais poussez fort et ferme; c'est le moment. Demain je présente une pétition au Congrès pour demander hic et nunc la république DÉFINITIVE; faites pétitionner Gand et les deux Flandres dans le même sens. Vite, mon ami, très vite même : le temps presse singulièrement et l'hésitation pourrait nous perdre.”
   À force de lire les recommandations des membres du gouvernement, je jugeais ces hommes comme des proches dont les faiblesses m'irritaient plus que leurs vertus m'avaient charmé. Cela n'arrive qu'aux amis ou aux amants meurtris.
   À partir de la conférence de Londres de janvier 1831, l'éditeur que j'étais fut sollicité par des intérêts si contradictoires que je ne savais déjà plus ce que je pensais de la révolution, du gouvernement, des tribuns qui parlaient fort, des diplomates et de l'opinion publique. L'excitation des jours de gloire était passée. Bien que je me crûs à l'abri des influences, je commençais à ne plus deviner les événements à venir. Je publiais toutes les opinions, dans le désordre.

J'avais également compris que le droit d'exprimer la vérité n'est que très relatif. Félix de Mérode m'envoya une lettre de Londres, me conjurant de ne pas ébruiter ce qui se passait en Flandre. Il y avait eu des morts. Les patriotes de Bruxelles, excités par la résistance orangiste à Gand et à Anvers, comptaient organiser une expédition punitive au nord de la province, où les orangistes s'étaient regroupés : “Au nom du ciel, plaidait de Mérode, que les patriotes ne tentent pas d'essais imprudents. L'Angleterre se déclarera contre nous, le gouvernement perdra toute considération.” Mérode avait parfaitement raison, mais je ne pus ni publier son exhortation ni en parler à mes rédacteurs. Les esprits n'étaient pas assez calmes pour recevoir un conseil de modération. Tandis que Gand exécrait le gouvernement de Bruxelles, ma propre équipe était si patriote qu'elle aurait hurlé à la trahison et que je me serais fait crucifier par mes propres lecteurs.
   Je ne rencontrais plus personne qui me semblât raisonnable.
   À certains moments, la liberté d'expression devient inutilisable, non sous l'effet de l'une ou l'autre interdiction, mais du fait des passions politiques qui aveuglent les partis et dérèglent le raisonnement des masses. Les meilleurs s'y laissent prendre, la folie collective les contamine. La moindre pensée s'opposant à la passion du moment leur semble une offense. Les personnes sensées que je côtoyais, par magie, s'étaient transformées en marionnettes. Elles rabâchaient inlassablement les phrases les plus sottes et les plus inconsistantes.

La seule certitude qui me resta fut le prestige dont jouissait la presse aux yeux des hommes politiques. Mon âme, à la recherche d'une personne digne de mon estime, écoutait en poète nostalgique l'écho des communications. Elle se blessait à toutes les rencontres. Mes enthousiasmes avaient besoin de tendresse, et les tournures creuses de la courtoisie ne cachaient plus la brutalité de l'ambition.
   Je commençais à m'intéresser davantage aux hommes qui n'avaient jamais croisé ma route. Ce fut le début de mon désenchantement, le baptême de la solitude, même entouré de collègues et assailli de requêtes, la fin de mes illusions. Les rares fois que je m'en apercevais, j'avais besoin de repos. Un peu de silence, une promenade, un moment d'immobilité complète face au ciel me rendaient la joie et la force. Je n'avais d'autre ressource que la nature. Les plaisirs mondains et la femme ne jouaient aucun rôle dans ma vie. Ma passion était la patrie.

Le traité élaboré à Londres devait arrêter les bases de la séparation entre la Belgique et la Hollande. Dit des “XVIII articles”, il impliquait pour la Belgique la renonciation à certaines régions appartenant depuis des siècles aux anciens Pays-Bas méridionaux, à savoir la Flandre zélandaise, une partie du Limbourg et le Luxembourg. En janvier, le veto belge avait été catégorique : le Congrès ne comptait pas livrer une partie de son territoire à l'ennemi. Or, six mois plus tard, l'accord n'était toujours pas conclu. Lorsque la couronne fut présentée au prince de Saxe-Cobourg, celui-ci l'accepta à condition que le traité fût ratifié.
   Le Journal des Flandres s'indigna. Notre raisonnement était simple : quinze ans plus tôt, le gouvernement de nos provinces avait été confié par les puissances étrangères au roi Guillaume d'Orange-Nassau, qui n'était nullement l'héritier légitime de nos terres. Gratifié d'un domaine qui ne lui appartenait pas, le souverain n'avait pas réussi à satisfaire la population. De quel droit se considérait-il dès lors maître du Limbourg et du delta de l'Escaut? Devions-nous abandonner bon nombre de nos compatriotes et lui offrir la partie industrielle du cours de la Meuse et nos débouchés immédiats vers la mer?
   Dans nos colonnes, Bartels traita le prince de Saxe-Cobourg d'“homme de la Sainte Alliance”, ni plus ni moins qu'un traître. La délégation belge à Londres vendait nos frères limbourgeois et le Luxembourg tout entier.
   Moi aussi, je considérais l'adoption des XVIII articles comme une atteinte à l'honneur national. Or, on me fit dire que nous devions nous rallier à la majorité. Le Congrès avait décidé que Le Journal des Flandres approuverait la ratification du traité. De Nève et Bartels m'envoyèrent chacun un émissaire. Je reçus des billets des fondateurs de l'ancien Catholique. Vinrent ensuite mes rédacteurs qui siégeaient au Congrès, les abbés Verduyn et De Smedt, Louis Le Bègue, les deux Rodenbach. Ils abordèrent la question, admettant sans ambages que nous changions d'avis. Le gouvernement avait besoin de se stabiliser. Sans ce traité, nous aurions la guerre et comme nous n'avions pas d'armée, nous la perdrions. Finie, l'indépendance. Il fallait se résoudre à changer de politique.
   De mon côté, j'étais décidé à ne jamais défendre une opinion contraire à ma conviction. Le gouvernement pouvait se passer de moi. Je devenais totalement étranger au journal. Je ne souriais pas. Je ne soutins pas mon point de vue. Ma raison admettait l'argument de la paix, qui nous était indispensable. J'informai les intéressés que je remettrais le journal à son ancien propriétaire. De Nève habitait Gand depuis peu. Je lui cédai l'affaire avec un encaisse fabuleux de 3.404,06 francs, tout à fait inespéré. L'ancien directeur l'apprécia à sa juste valeur.
   Comme si c'était hier, je me rappelle la façon dont je pris congé de mes amis, de l'imprimerie, des ouvriers. Dans mon bureau, je me représentais déjà De Nève assis à ma place, le lendemain et les surlendemains. Très différent de moi, il reprendrait la direction à sa façon, c'est-à-dire en déléguant ses pouvoirs. Il n'avait plus Bartels, la cheville ouvrière, l'arbitre radical. Il m'avait interrogé sur les nouveaux collaborateurs. Mon émotion fut d'ordre pratique car je pus faire l'éloge de ceux que j'avais appréciés. Une impression de détente et d'aboutissement s'était emparée de moi dès le début de l'entretien. Je me sentis plus vieux que mon interlocuteur, j'avais vingt-cinq ans, lui en avait presque le double.
   Depuis, j'ai appris à me méfier de ce mélange d'excitation et de calme suprême. Il est lié aux départs difficiles, à la fin irrémédiable d'une entreprise. Le calme apparent vient de l'esprit, qui sait que rien n'est stable et que les fonctions qu'on occupe sont nécessairement déterminées par les besoins du moment. Mais sous cette couche rationnelle, le sentiment retient la fuite et l'insuccès. Il les emmagasine inconsciemment, pour tourmenter, parfois à des années d'intervalle, une conscience qui ne dispose dès lors d'aucune défense, pour ne pas s'être armée au bon moment.

Mon travail de journaliste a suffi à meubler toute une vie. J'acquis en l'espace de quelques années non pas le discernement me permettant de vraiment comprendre les hommes et leurs comportements, mais les éléments de base auxquels l'expérience ultérieure apporterait les corrections nécessaires, qu'elle compléterait ou confirmerait. Ma vie durant, j'eus le sentiment de reconnaître des situations que j'avais déjà rencontrées.
   Il m'est arrivé de m'exprimer de façon superficielle devant des camarades et d'affirmer que mes années gantoises avaient inspiré le reste de mes jours. C'est faux, bien que l'exagération exprime une pensée parallèle, la bonne, cette fois-ci : j'accumulai tant de matière que pour la déchiffrer et l'approfondir, toute une vie fournirait à peine le temps nécessaire.
   Il y eut une exception à la règle: je devais encore commencer mon apprentissage de la femme. [à suivre]

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.