Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA PASSION ET LES HOMMES (1)

Mon grand-père Jacques Beaucarne avait fréquenté l'Université de Louvain. Il continua à voir ses amis lorsque, chargés de mandats dans la capitale, ils se réunissaient pour discuter de la réforme des institutions, inadaptées au droit des personnes. Contemporains exacts de Diderot, bourgeois et aristocrates gagnés par l'esprit du temps commençaient à répéter que les hommes, puissants ou modestes, étaient nés libres. Dans nos vertes collines, les voyageurs apportaient le vent frais des idées nouvelles. Ils semblaient s'occuper du gouvernement des villes, de l'industrie, du transport, et, ce qui rendait mon grand-père volubile, des machines.
   La gestion des domaines ayant été familiale depuis la nuit des temps, sans véritable ingérence du gouvernement dans les pratiques quotidiennes, mon père, homme des Lumières et lui aussi ancien élève des jésuites, approuvait le gouvernement autrichien de Marie-Thérèse et de Joseph II. L'Église jugeait et condamnait les délits, les tribunaux ecclésiastiques n'avaient pas encore été remplacés par des tribunaux civils, mais dans nos archives les documents de son administration locale, ses registres de propriétaire terrien, ses titres, ses comptes et les coutumiers témoignent de son intérêt d'homme moderne pour le domaine, pour la production et pour les administrés.
    Je suis né en 1807 dans la maison que notre ancêtre acheta à Eename soixante ans plus tôt, en 1747. L'acte d'achat date du 28 juin 47, la demeure fut restaurée en 1751. Ma mère mourut en couches, mon père avait alors quarante-cinq ans. Il s'était marié fort tard avec une jeune fille de dix-huit ans parce qu'il était l'homme important de la région et que notre commune, Eename, avait beaucoup souffert de l'invasion des sans-culottes et d'une très mauvaise administration sous le Directoire et le Consulat.
   La date de mon apparition me permet de dire que je suis né sous l'Empire. À l'école maternelle, nous ânonnions quelques vers sur l'illustre naissance du prince de Rome et je me rappelle mon émotion. Car dans l'image qu'a fixée ma mémoire, Marie-Louise s'accoudait sur les dentelles de l'impérial berceau, perdue dans la contemplation de son divin bébé. Je sentais vibrer sa tendresse et pleurais de bonheur.
   Il n'y avait pas de femmes dans notre maison. Mon vieux père voûté, la face creusée par une maladie qu'il cachait, n'avait pour moi qu'un regard limpide qui semblait transformer son rictus de souffrance en un sourire de béatitude. Je détestais cette béatitude, car elle le rendait encore plus muet que d'habitude. En se taisant, il m'abandonnait.
   La maison était fréquentée par un grand nombre d'hommes qui arrivaient en voiture. Je disparaissais, mais écoutais sous les portes. Il y en avait beaucoup et celle du corridor était particulièrement généreuse. Elle laissait au moins deux centimètres d'espace entre le carrelage et la matière solide. Quant aux silhouettes que je désirais voir, je les percevais par la porte vitrée, large de quatre battants dûment condamnés par des cotonnades froncées mais néanmoins transparentes. Ce mur de fenêtres séparait le bureau de papa de l'office, une pièce occupée uniquement par Jean-Baptiste-François-Ursulain, le secrétaire, majordome et chef des domestiques. Sa mission était d'écouter, de surveiller, de regarder et de bien comprendre, pour pouvoir rapporter à mon père ce que ce dernier aurait pu oublier. Il devait à tous moments être prêt à agir à bon escient.
   Lorsque je me joignais à lui, il acquérait un “second”, un “petit mousse”. Et bien qu'il n'y eût pas de grande navigation sur notre Escaut assagi et que la mer et le vaste port d'Anvers étaient hélas fort loin, je pouvais lui être utile, ne fût-ce que pour flatter sa vanité. Le fils du maître affectionnait sa compagnie.
   J'entendis là des discussions fort animées sur le sort de nos “compatriotes”. La “raison d'État” n'excusait pas les “injustices”. Je me sentis renforcé dans mes convictions qu'il serait noble de m'engager. Je ne savais trop pour quelle cause. J'ignorais l'identité des personnes qui m'impressionnaient. J'appris inconsciemment qu'un orateur convainc, non par la valeur de son message, mais par son langage et la fermeté de ses propos.

Je passai ma jeunesse dans divers collèges. En vacances à Eename, j'avais l'impression que mon père se momifiait. Lorsqu'il apparaissait et s'asseyait péniblement, aidé par mon ami Jean-etc-Ursulain, et que l'immobilité absolue une fois de plus s'était emparée de lui et des gens qui l'entouraient, je me préoccupais des bandelettes qui sans doute recouvraient sa peau sous les bas de soie fripés du genou aux chaussures, sous le pantalon de drap, le gilet de laine, la chemise de baptiste ou de fil d'Ecosse, perdue dans un nuage compliqué de jabot et de cravate, épinglé avec soin par une main subalterne, en l'occurrence celle de Jean-etc-Ursulain, tout heureux de pouvoir réaliser quotidiennement l'œuvre d'art vestimentaire qu'était la toilette de mon père, mannequin exemplaire, aussi vénérable que bien intentionné. Comme le silence était pour mon géniteur l'unique et infaillible manière de respecter la liberté d'autrui, il en avait fait sa méthode personnelle pour traverser la vie et ses multiples fonctions. Qui le devinait sans paroles, l'aimait passionnément.
   Enfant, je n'étais pas de ces privilégiés.
   Un peu avant sa mort, père renonça à la perruque.
   - Par décence, m'expliqua Jean-etc-Ursulain, qui, lui, ne s'en était pas défait. La conserver ne sied pas à Monsieur votre père, m'enseigna-t-il. Ses idées le contraignent à adopter l'habit des gens nouveaux qui vont faire l'avenir.

Depuis pas mal de temps déjà, père ne ressemblait plus aux portraits que nous avions de lui à nos murs, sur lesquels sa perruque blanche était encore réellement blanche. À force d'observer les visages que me proposaient les tableaux, je connaissais mon père mieux à l'âge que j'avais moi-même qu'en tant que vieillard des années vingt. J'y observais également mon oncle Liévin.
   Le frère de papa, Charles-Liévin Beaucarne, au lieu d'administrer nos terres et de devenir, comme grand-père Jacques, bourgmestre d'Eename, avait fait carrière à Gand, sous le Consulat et l'Empire. Il bénéficiait d'une auréole spéciale, non pas uniquement parce qu'il habitait Gand, chef-lieu du département de l'Escaut, mais parce qu'il avait assumé la charge de préfet ad intérim lorsque Faipoult, Des Mousseaux et d'Houdetot s'absentaient, ce qui arrivait fréquemment. Le préfet de l'Empire, que de nos jours nous appellerions le Gouverneur de la province, portait sur ses épaules la responsabilité du département de l'Escaut infiniment plus étendu que la Flandre orientale d'aujourd'hui. En tant que préfet ad intérim, notre petit oncle Charles avait acquis — du moins dans la famille — une certaine notoriété. Docteur en droit de l'Université de Louvain, il avait commencé une carrière de juriste au greffe de la cour féodale de Saint-Bavon. Celle-ci abolie, il fut muté au tribunal civil de Gand et ce fut Bonaparte qui le nomma conseiller. De 1803 à 1807, oncle Charles fut membre du corps législatif de l'empereur, ce qui permit à mon père, quelques années plus tard, de rompre son silence d'étain pour me doter du commentaire suivant : que le Code Napoléon avait été rédigé par des juristes de l'ancien ordre, des gens de bonnes écoles qui avaient eu de bons maîtres. Le petit caporal avait eut le mérite — mais rien de plus! — d'avoir compris qu'un bon travail méritait de servir la nation. Portalis était né en 1754, notre oncle Liévin en 1756. Qu'on soit belge, français, autrichien ou hollandais, tout cela n'avait aucune importance. Il fallait travailler.
   Je décidai de choisir une carrière publique et politique. Le climat de la ville procurait à ses habitants un air merveilleusement jeune. Indéniablement, avec son regard vif, le front inspiré et la bouche active pincée un instant dans un pli qui combinait le sérieux d'une pensée et la joie tout intérieure que son évidence venait de susciter, l'oncle Liévin semblait infiniment plus jeune que mon père. Devant un tableau de 1770 qui montrait les deux frères côte à côte, se ressemblant comme des jumeaux, je devais faire un effort considérable pour croire qu'ils ne différaient que d'un an, mon père né en décembre 1752, Charles-Liévin au début de l'année 54. Comparant un à un leurs traits, j'essayais de deviner le changement qu'apportaient les circonstances à l'apparence. Tandis que mon père avait souffert à Eename, Charles-Liévin avait vécu parmi les hommes, et même s'il était resté célibataire et avait passé ses loisirs à étudier, il avait collaboré à une œuvre publique, pour le bien de tous. Il devait y avoir là un mystère, qui expliquerait en grande partie les textes de l'antiquité grecque et latine que nous lisions en classe, et la vénération de mes maîtres pour ce qu'ils appelaient les grands hommes.

Malgré mes ambitions, à mes heures perdues, je m'attardais devant le portrait de mère.
   Née Mathilde Camberlin, issue de la même famille suisse dont descendent les Chamberlain anglais, je l'interrogeais. Elle était morte en couches. M'aurait-elle aimé si elle avait vécu?

Très jeune, j'appris à constater le gaspillage de la nature, car enfin, cette jeune femme aux joues rondes encore très enfantines avait reçu du peintre d'adorables rougeurs au haut des pommettes, et sa bouche toute menue avait suggéré à l'artiste la forme d'un cœur. Elle aurait dû vivre, ne fût-ce que pour moi. Je l'aurais chérie follement, et déjà alors, je réfléchissais à l'amour de mon père qui l'avait épousée alors qu'il avait quarante-quatre ans et qu'elle devait en avoir dix-huit. Avait-il été moins sec, moins sévère, plus indulgent et plus rieur? Et ce peintre qui n'avait peint qu'elle, avait-il été jeune? Avait-il adressé la parole à Maman? Qu'avait-elle répondu?
   L'avantage des artistes, c'était de pouvoir s'approcher des vivants par leur art, et si j'avais compris au collège que les auteurs pouvaient tout dire, Sénèque à Néron et Fénelon à Louis XIV, le portrait de ma mère me faisait rêver d'une espèce de compréhension d'où l'inflexible exigence avait été bannie. Je n'avais aucune expérience personnelle de la tendresse innée, je n'avais eu ni grand-mère ni mère. Les récits de mon père sur les gens d'autrefois avaient évoqué des passions et des douceurs inconnues. Ma mère en avait-elle encore bénéficié?
   Seule l'attention de mes maîtres et de quelques condisciples m'avait appris qu'à part les préceptes et les principes, il existait toute une gamme de valeurs qui décidaient des sentiments, des émotions et des amitiés. [à suivre)]

 

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