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GALICIE, PROLOGUE
Sur l'arrière il y a le parc, les champs. Les jours d'été, une brume de chaleur voile l'horizon et l'air tremble au-dessus des blés, habité de guêpes et de papillons. Il y a des fermes aussi; quelquefois les enfants de paysans viennent ici marauder, ramassent sous nos murs une poire, une poignée de cerises. Jadis le vieux Gavryl les chassait à coups de pierres, courait, dans ses bottes d'ordonnance devenues trop larges pour ses mollets décharnés, jusqu'à la grille pour les apostropher encore, le poing tendu, tandis que leurs derrières bondissants s'éloignaient en direction des mères, de leurs jupes à carreaux, de leur protecteur embonpoint. Gavryl était craint lorsqu'il venait toucher le fermage, admonester un esprit fort qu'on voyait trop rarement à l'église; mais il aimait son repos, et n'aurait pas bravé pour un vol de fruits tombés ces matrones au coffre puissant et à la langue pointue. Voilà cinquante-quatre ans que le vieux Gavryl est mort : il a rejoint ses frères ruthènes dans le cimetière de l'église uniate, mais sa tombe, toute noire et peu fleurie, effraie encore leurs enfants après le sermon dominical. Du reste, je l'ai toujours connu âgé. Bien après lui, je me souviens, il y a eu un certain M. Jäger, véritable Autrichien, dont l'accent nasillard, le pince-nez à reflets métalliques, les manières urbaines d'ancien ingénieur à la retraite parurent aux Zemka plus dignes de leur rang. Une nuit de 1885 il partira avec l'argent des fermages et un gros paquet d'actions de chemin de fer, ne laissant derrière lui que son inutile pince-nez qu'escroc en toutes choses, il ne portait apparemment que pour en faire accroire. L'enquête révélera des comptes truqués, une moralité douteuse, un enfant naturel au chef-lieu de district.
On pourrait faire l'histoire du domaine par ses intendants successifs : ce ne serait pas le petit bout de la lorgnette mais, au contraire, le coeur du sujet. L'argent est le nerf de la guerre; et n'est-ce pas une guerre perpétuelle que la vie des hommes, qui doivent bien manger, se chausser et se vêtir, payer leurs impôts à la monarchie impériale et royale, et pour certains doter leurs filles? Qui, mieux que les intendants du domaine, connut les affaires d'argent de cette famille, qui eut plus d'incidence sur leur prospérité? L'indélicat Jäger, notamment, lui porta là un coup dont elle ne s'est jamais remise.
Le coeur du sujet, donc. Mais mon absence de coeur, et ma qualité de non-sujet, me rendent peu apte aux exposés chronologiques. Le temps est pour moi une notion bien abstraite. J'ai non pas des souvenirs, mais une multiplicité de sensations toutes également présentes. C'est par un effort de ma volonté que j'arrive à les dater de telle époque ou de tel jour. Elles sont extrêmement précises, mais comme simultanées. Je sens, j'abrite, je résonne : les générations passent, je demeure.
Sur l'avant, c'est le fronton à colonnades, l'entrée d'honneur, la grille qu'on ouvre grand aux jours de réception. La vue est belle, là aussi. À gauche s'étirent, convoi immobile, les arbres de l'avenue qui conduit à la gare, perdue en rase campagne. Routine pour le voyageur de commerce, chemin de l'échafaud pour les collégiens qui repartent en pension après les grandes fêtes, sens unique pour tant de filles qui sont allées en ville trouver une place, un mari, les dentelles et le faux champagne d'un bordel de faubourg. Et puis pour tous les jeunes gars qui, un jour prochain, partiront en uniforme feldgrau et ne reviendront plus, ou reviendront dans un monde devenu méconnaissable frontières mouvantes, États nouveaux, chassé-croisé d'exodes , comme celui qui crut rester sept jours parmi les fées et à son retour ne retrouva plus sa chaumière, ayant passé au loin sept fois sept ans. Je ne sais si c'est à cause de tous ces départs sans retour, mais la vue des arbres de l'avenue m'oppresse toujours un peu. Il y a en elle une menace, l'aura d'une fatalité. Je préfère l'autre segment de mon champ de vision. L'hiver et les jours de pluie, c'est un espace vide, une blancheur cotonneuse qui me fait deviner ce que les hommes entendent par "l'avenir". Mais le reste du temps, on discerne des tours et des clochers, un morceau de rempart, toute la masse grise et rouge du petit bourg de Grynow. Elles sont belles, les maisons de Grynow, avec leurs balcons et leurs cariatides. Tout le canton nous envie notre place du Marché. Vingt boutiques y ouvrent leurs devantures; tonneaux, tissus, articles de ferronnerie débordent sur le pavé et paradent pour le chaland sous les fenêtres à carreaux teints du bel étage. Je le sais, car dans le salon des Zemka une série de tableautins en reproduit les divers angles "La Balance à farine au crépuscule", "Un Jour de foire", "La Maison des drapiers", et bien sûr le dernier, baptisé "Chapardeurs", où l'on voit deux gosses en haillons décrochant de l'étal du charcutier un chapelet de saucisses. Le plus réussi, à mon sens, pour la jubilatoire vitalité dont il rayonne : l'un des compères, sur la pointe des pieds, a déjà mis la main sur l'objet du désir tandis que le second, la chemise crevée, l'observe passionnément, le corps comme tendu et prêt à déguerpir. «Cochonnerie!» avait pourtant murmuré Monsieur Jozef devant cette oeuvre de sa fille (Wioletta, qui ne s'est jamais mariée). Face à cette terrifiante modernité, due à un être issu de lui et qui, quarante ans plus tôt, ne peignait que des bouquets à l'aquarelle, un obscur sentiment d'injustice et d'impuissance l'avait submergé, le sang lui était monté à la tête, avait tenté de s'épancher par ce verdict condamnateur; mais le mal était fait. Wioletta eut beau reprendre le tableau dans ses appartements, le sang ne quitta plus la tête du vieux Zemka et il mourut au bout de quelques jours, l'oeil trouble, la langue embarrassée "cochonnerie" avait été son dernier mot intelligible.
Fin peu glorieuse pour ce patriarche sans qui la gent Zemka serait à jamais restée ce qu'elle était, une lignée de petits commerçants de campagne. Dans chaque grande famille il y a ainsi une génération de l'apogée, un Roi-soleil, un rejeton qui absorbe toute la sève de sa souche et relègue définitivement dans l'ombre ceux qui poussent après lui. «C'était avant Monsieur Jozef» : ainsi les paysans désignent la préhistoire du domaine, l'âge farouche où, sur l'emplacement de ces murs, de ces toits, de ces plates-bandes, il n'y avait que la plaine. Le Champ de l'arbre mort, tel est le nom que ce lieu-dit portait alors au cadastre. D'arbre mort, point, sinon dans un passé plus reculé encore; mais une mare hérissée de roseaux où chantaient des grenouilles. Les moustiques y pullulaient aussi; ce fut un grand progrès pour le voisinage que l'assèchement de ce terrain à fièvres.
Quelquefois, dans ces heures de calme pesant qui précèdent les orages, un souffle d'air champêtre se glisse par une fenêtre ouverte, progresse dans les couloirs, fait frémir une pendeloque, un pan de tenture déclouée ; la porte d'une chambre vide tourne lentement sur ses gonds ; alors je sens bien que je vis, puisque je n'ai pas toujours été.
Copyright © Diane Meur, 2005
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