Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
« ROMAN TRADUIT DE L’ARABE » OU « DES ARABES » ?

Contrairement à une idée reçue profondément ancrée tant dans l’esprit des non-arabophones que des arabophones eux-mêmes, l’arabe n’est pas une langue difficile par nature. En effet, les linguistes s’accordent pour considérer qu’aucune langue n’est plus compliquée qu’une autre dans l’absolu, par contre l’apprentissage d’une langue s’avère d’autant plus ardu que celle-ci présente de nombreuses différences, qu’elles soient d’ordre phonologique ou morphosyntaxique, avec la langue maternelle de l’apprenant. N’en déplaise à certains, traduire l’arabe, quel que soit le texte concerné, n’est donc pas une affaire impossible, comme en témoignent d’ailleurs les centaines de traductions réussies, et l’engouement de certains lecteurs francophones pour les romans de Naguib Mahfouz, de Mohammed Choukri et de tant d’autres. Le traducteur de l’arabe vers le français doit certes veiller à trouver l’équilibre entre l’originalité de l’arabe et le confort du lecteur francophone, il doit résoudre les problèmes posés par la translation des jeux de mots, des assonances, de l’intertextualité, des allusions à un patrimoine littéraire et à un patrimoine historique spécifiques, mais exactement comme le fait un traducteur de romans rédigés en anglais, en espagnol, en coréen ou en finlandais.
   Cependant, la langue arabe a bien sûr quelques spécificités — comme l’anglais ou le chinois ont les leurs — traduire un roman ou une nouvelle de cette langue vers le français présente par conséquent quelques défis particuliers, dont le plus important est à mon sens le suivant : comment rendre en français les effets liés à la diglossie de la langue arabe ? La diglossie consiste à utiliser, au sein d’une communauté linguistique donnée, deux niveaux d’une même langue, une variété haute et une variété basse, utilisée dans des contextes différents : un usage formel pour la première variété et plus informel pour la seconde. C’est du moins la définition du terme à laquelle nous nous tiendrons ici, les linguistes ayant depuis plusieurs décennies affiné le concept de diglossie au point de lui donner d’autres acceptions, notamment l’usage de deux langues non apparentées.
En effet, on utilise dans l’ensemble du monde arabe deux variétés de langue : l’arabe classique et l’arabe dialectal. La première n’est utilisée que dans les situations les plus formelles et souvent artificielles : les discours religieux, une partie des discours politiques, les informations radiophoniques et télévisuelles, les films historiques, et bien sûr l’écrit. La seconde est utilisée dans la plupart des autres situations, en l’occurrence la plupart des interactions orales informelles, mais aussi de nombreuses discussions formelles que l’on pourrait qualifier de spontanées. Par ailleurs, alors que l’arabe classique est identique dans la vingtaine d’états ayant l’arabe pour langue officielle, chaque pays arabe abrite un ou souvent plusieurs dialectes différents.
   Mais si cette première description de la situation linguistique de l’arabe est confortable d’un point de vue théorique, elle ne reflète en réalité que partiellement la situation : nombre de locuteurs de l’arabe classique passent à l’arabe dialectal, parfois de manière inconsciente, dès qu’ils s’écartent un peu du texte qu’ils ont préparé pour une conférence, un discours ou une émission télévisée, avant de revenir à l’arabe classique. La transcription des discours de nombreux leaders politiques du monde arabe offre un excellent exemple de ce type de variation linguistique au sein d’un même discours, de nombreuses études ont été publiées sur ce sujet.
   Par ailleurs, le terme diglossie suppose qu’il n’y aurait que deux niveaux de langues, alors qu’en réalité les linguistes en décèlent bien plus que cela en fonction du profil social des locuteurs et surtout du type de discours, ce qui signifie qu’un Égyptien ou un Marocain aura recours, en fonction de la situation, à des formes d’arabe différentes selon qu’il parle de sa journée avec ses enfants, de politique avec son voisin, qu’il écoute une émission télévisée ou qu’il lise un livre. Il pourra même avoir recours à différents niveaux de langue au sein de la même conversation – exactement comme dans les discours des hommes politiques évoqués plus haut.
   Le domaine de l’écrit n’échappe pas à cette variation linguistique : de façon théorique, l’arabe classique n’a pas bougé depuis le 8e siècle, au moment de sa codification par les grammairiens, jusqu’à aujourd’hui. Et effectivement, un arabophone scolarisé peut grâce à ses acquis lire un roman actuel, mais aussi un poème ou un livre d’Histoire rédigé il y a mille ans ou plus. Pourtant, le lecteur réalisera dès les premières lignes que les deux textes ont été rédigés à des périodes différentes, notamment à cause du vocabulaire, qui a considérablement évolué, mais aussi de certains archaïsmes d’ordre grammatical qui, s’ils sont encore compris aujourd’hui, ne sont plus utilisés par les écrivains, si bien que l’on peut parler d’arabe classique pour la littérature ancienne et d’arabe moderne pour la langue des médias et de la littérature contemporaine.
   Cette grande variation de la langue arabe a forcément un impact sur la littérature. Tout d’abord, si de manière théorique la règle veut qu’un texte écrit soit toujours composé en langue formelle, une foule de textes arabes rédigés dans ce que les spécialistes appellent le moyen arabe (une langue écrite mêlant différents registres linguistiques, classiques et dialectaux), témoignent des dérogations incessantes à cette règle à travers les siècles.
   Mais surtout, les romanciers et les nouvellistes arabes se sont rapidement rendu compte de la richesse que pouvait représenter le recours à l’arabe dialectal dans l’écriture, si bien que si très peu de romans ont été écrits intégralement en arabe dialectal, les auteurs qui conservent l’arabe moderne pour la narration mais utilisent l’arabe dialectal dans les dialogues — notamment pour donner à ceux-ci un certain réalisme — sont de plus en plus nombreux. Mais ici encore, à côté d’un cadre théorique confortable qui séparerait les auteurs classiques ou classicisants qui n’écrirait qu’en arabe moderne à ceux qui utiliseraient l’arabe dialectal au moins pour les dialogues, la situation est plus complexe, avec un grand nombre de situations intermédiaires : le célèbre Naguib Mahfouz écrivait la narration et les dialogues de ses romans en arabe moderne, mais introduisait parfois quelques termes dialectaux, tandis que les auteurs qui rédigent intégralement leurs dialogues en arabe dialectal sont peu nombreux, la plupart d’entre eux faisant parler leurs personnages tantôt en arabe moderne, tantôt en arabe dialectal, ou encore — et c’est même le plus courant — dans une interlangue inexistante, mêlant arabe dialectal et arabe moderne, tant sur le plan du vocabulaire que de la morphosyntaxe. De plus, le même écrivain peut utiliser l’arabe dialectal pour l’un de ses romans, et passer au moderne pour le suivant, ou vice versa, comme le fit par exemple le Soudanais Tayyib Saleh : les dialogues de Saison d’une migration vers le Nord (1966) sont notés essentiellement en arabe standard, ceux du Mariage de Zayn (1966) en arabe dialectal du nord du Soudan… On a donc un large éventail de textes littéraires, allant du — rare — texte intégralement dialectal au texte intégralement moderne, en passant par ceux qui utilisent les deux niveaux de langues, voire plus encore, et de différentes manières.
   Le recours au dialecte offre à l’auteur — et bien sûr au lecteur — un large éventail d’effets : certes, il confère tout d’abord au discours des personnages une impression de spontanéité, comme nous l’avons dit plus haut, mais l’usage d’un dialecte en particulier permet aussi au lecteur d’identifier le lieu où se déroule la trame du roman, ou encore l’origine géographique des personnages, sans que l’auteur n’ait à mentionner ces informations par des expressions à l’intérieur de la narration, comme « il répondit en dialecte égyptien » ou « il s’exprima avec un accent tangérois »…
   Mais comment rendre cela dans une langue — le français, mais aussi la plupart des langues européennes — ou l’écart entre la langue formelle et la langue quotidienne, s’il existe certes, est loin d’être aussi important ? C’est à mon sens l’aspect le plus difficile de la traduction du roman arabe aujourd’hui. Certains traducteurs ont bien trouvé une parade pour traduire des situations comparables dans d’autres contextes linguistiques — nous pensons notamment aux traductions françaises de certains romans de l’Italien Andrea Camilleri, qui écrit ses dialogues en italien, mais aussi en sicilien, ou encore en italien mâtiné de sicilien, ce que son traducteur Serge Quadruppani rend tantôt par du français standard, tantôt par du français avec quelques termes du Midi, à côté de particularismes du sicilien rendus comme tels en français : l’usage du passé simple, l’inversion syntaxique du prédicat et du verbe, etc. Mais si ce stratagème se tient, essentiellement en raison de la proximité entre le français dans ses différentes déclinaisons et l’italien, mais aussi de la connaissance supposée de la culture et de la situation linguistique italienne par le lecteur français averti, il est inapplicable en arabe : certes, le français du Midi, additionné de quelques autres caractéristiques, rend assez bien l’italien mâtiné de sicilien, même s’il n’en est pas une exacte translation, mais quel parler français, quel accent régional serait supposé rendre l’accent cairote des romans d’Ala al-Aswani ou l’accent du Sud-Liban de ceux d’Alawiyya Sobh ? Sans parler de la transposition de la situation linguistique d’un pays arabe moins bien connu du grand public, comme le Soudan par exemple : Ibrahim Ishaq utilise souvent l’arabe dialectal de l’ouest du pays — le Darfour — dans ses nouvelles et ses romans. Quelle variante du français faudrait-il choisir pour rendre ce dialecte que déjà un lecteur potentiel égyptien, libanais ou tunisien est incapable d’identifier, le « clin d’œil » ne fonctionnant que dans le cercle fermé du lectorat soudanais ?
   D’autant plus que la situation se corse lorsque l’auteur a recours à plusieurs dialectes. Dans Les filles de Riyadh (2005), la Saoudienne Rajaa Al-Sanaa utilise différents parler de l’Arabie saoudite, selon l’origine de ses personnages. Le lecteur arabophone se rend compte immédiatement que ses personnages utilisent des parlers différents, même s’il ne les associe pas forcément à telle ou telle partie du pays. Néanmoins, l’auteure aide le lecteur en précisant par exemple dans un passage donné que « le dialecte du Hedjaz ressortait dans cette fête de mariage typique de la région du Najd » — cette phrase, transposée en français dans la traduction, aura le même effet pour le lecteur francophone.
   Pour en revenir au cas particulier du Soudan, une partie importante de la population de ce pays, notamment dans sa partie méridionale, n’a pas l’arabe pour langue maternelle, mais en parle néanmoins deux variantes : l’arabe de Juba, qui est une forme créolisée du dialecte soudanais, et souvent l’arabe soudanais standard, même si ce dernier n’est pas forcément maîtrisé. De nombreux écrivains soudanais font parler leur personnage dans l’une de ces deux formes d’arabe, qui sont cette fois plus aisément transposable en français : un français imitant le créole (même de façon artificielle) dans le premier cas, un français truffé de fautes de genre et de conjugaison dans le second — solution que nous avons choisie dans la traduction des passages de certains de ces livres.
   La situation se complexifie encore dans les romans qui font appel à plusieurs dialectes de pays différents, comme Londres mon amour (2000) de la Libanaise Hanan El-Cheikh, qui pour souligner le cosmopolitisme de la communauté arabe de Londres met dans la bouche de ses personnages différents dialectes : arabe syrien, irakien, marocain, du Golfe etc., tandis que les dialogues censés se dérouler en anglais sont notés… en arabe moderne. Encore une fois, comment le traducteur peut-il rendre cette polyphonie propre à l’arabe dans une langue comme le français ?
   Dans les différents cas de figure exposés jusqu’ici, une solution comme celle de Serge Quadruppani pour les niveaux d’italien me semble tout à fait inappropriée — et d’ailleurs, les traducteurs français des romans précités n’y ont pas eu recours, pas plus que nous-même. Peut-être faut-il accepter l’idée que dans certains cas, le lecteur perd une partie de la dimension linguistique du roman original, parce que la situation linguistique n’y est tout simplement pas transposable ? Celle-ci peut toutefois lui être signalée, quoique de manière incomplète, par divers stratagèmes : l’ajout d’une expression telle que « il dit avec un accent libanais » — si elle ne figure pas déjà dans le texte original, une note explicative lors de la première occurrence d’un passage en arabe dialectal, ou un avertissement au lecteur dans une éventuelle préface.
   Mais notre tour d’horizon n’est pas fini. L’arabe dialectal constituant la variété basse du couple théorique qu’il forme avec le classique, un écrivain peut en faire usage pour souligner l’origine sociale de l’un de ses personnages, ou pour contraster deux situations — l’une se passant dans un café, en arabe dialectal, et l’autre dans un tribunal par exemple, en arabe moderne. Dans les faits, l’usage du dialectal comme marqueur social est une vision artificielle, voire erronée, puisque l’arabe classique ou moderne n’est la langue maternelle de personne, et que même les gens les plus instruits s’expriment en arabe dialectal dans la vie quotidienne. Limiter l’arabe dialectal aux discussions de café ou aux scènes de rue est donc aussi réducteur qu’irréaliste, d’un point de vue strictement linguistique. Néanmoins, si le traducteur est persuadé que c’est là le dessein de l’écrivain, quelles que soit ses considérations personnelles à propos de la validité de sa démarche, il pourra aisément recourir à un français plus populaire pour transposer l’arabe dialectal du café, et à un français très soutenu pour rendre l’arabe classique du juge. Encore une fois, nous avons parfois usé de cette stratégie dans nos traductions, lorsque l’usage du dialectal nous apparaissait clairement comme un acte de différenciation sociale.
   Ultime difficulté à prendre en compte dans la traduction de l’arabe dialectal : comme nous l’avons déjà dit plus haut, de nombreux auteurs n’écrivent pas vraiment les dialogues en arabe dialectal, mais plutôt dans une forme d’interlangue, qu’on pourrait décrire comme un discours empruntant des éléments à la fois à l’arabe moderne et au dialecte, et qui ne correspond pas vraiment à une langue effectivement parlée. En sus, l’auteur fait parfois parler le même personnage tantôt en dialecte, tantôt en arabe moderne, sans changement contextuel particulier, voire dans le même dialogue, comme si l’usage partiel du dialecte n’était finalement qu’un indice tacite envoyé au lecteur pour lui signaler le registre géographique ou social du personnage — une fois ce signal envoyé, il ne doit plus forcément être répété. Comment dès lors rendre au lecteur non pas l’usage du dialectal, mais les simples signaux envoyés par l’auteur au lecteur, dans la langue originale ? Adopter un niveau de langue particulier — dans le cas d’un usage social du dialectal par exemple — pour un personnage donné à travers tout le roman serait à priori une stratégie cohérente et confortable pour le lecteur francophone, néanmoins elle ne rendrait pas exactement l’effet ressenti par le lecteur arabe, qui se contente aisément du code évoqué plus haut dans un contexte linguistique de di- ou de pluriglossie auquel il est habitué.
   Mais un autre cas de figure nous vient à l’esprit : l’arabe des romans historiques. Parmi les auteurs arabes qui ont écrit des romans se passant à la période médiévale, quelques-uns jouent habilement avec les registres linguistiques, mais cette fois de l’arabe classique uniquement. C’est le cas du marocain Ben Salim Himmish, qui dans son roman Le calife de l’épouvante (1990) retrace la carrière d’Al-Hakim Bi-Amr Allah, un souverain égyptien du 11e siècle réputé pour sa cruauté. L’auteur y mêle par le biais de l’intertextualité son propre texte à ceux des historiens anciens abordant cette période, et le décalage linguistique entre les deux registres est évident, tant sur le plan stylistique que lexical. C’est aussi le cas de Le musicien et le calife de Bagdad (2005), un roman du Libanais Rachid Daif narrant la vie de Ma‘bad, un chanteur de l’époque abbasside renseigné notamment par l’un des classiques de la littérature médiévale arabe, Le livre des chansons d’Al-Isfahani. L’auteur fait de nombreux clins d’œil à ce livre en utilisant nombre de mots devenus obsolètes, immédiatement glosés ensuite en arabe moderne. En traduisant ce livre, nous avons choisi de rechercher en français médiéval des termes également devenus obsolètes, et d’ensuite les gloser de la même manière, afin de donner au lecteur francophone une impression similaire à celle que ressent le lecteur arabe, à défaut d’être identique.

Traduire les niveaux de langue de l’arabe vers le français, d’une langue usant à foison de ses nombreux registres vers une langue où ceux-ci sont nettement moins différenciés, est donc bien un défi pour le traducteur. Selon nous, ces niveaux peuvent et même doivent apparaître dans certains cas dans la traduction, d’une façon ou d’une autre — lorsqu’il s’agit par exemple de restituer une différenciation sociale, un accent étranger ou une forme d’arabe corrompue dans l’original — mais à contrario ils peuvent s’effacer lorsque leur translation est tout simplement irréalisable — l’usage de quatre ou cinq dialectes différents dans un même texte par exemple. Le traducteur doit alors accepter la frustration ne pas pouvoir rendre systématiquement toute la complexité du texte original, et de priver le lecteur d’une partie du jeu qui s’opère entre l’auteur et le lecteur dans le texte arabe, même s’il peut tout de même parfois compenser cela par de simples indices.

Copyright © Xavier Luffin, 2013
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