Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CHAPITRE 9

Qu’on se rassure, une heure après l’incident est déjà clos. Le terme même d’incident a quelque chose de non-siriote, voire d’anti-siriote. Toutes les lois de Sir sont faites pour annihiler la notion d’incident ou celle, plus choquante encore, d’événement, l’engluer dans un réseau de clauses et de jurisprudence où n’existent que des «cas». Rien de ce qui peut humainement se produire n’a été laissé à l’imprévu, tout est en ordre, tout va bien; ce qui sort un peu de l’ordinaire comporte assez de similitudes avec des précédents pour qu’on puisse, avec quelque ingéniosité, le ramener à du connu. À plus forte raison, une crise d’épilepsie : pour un tel cas, les différentes mesures à prendre figurent noir sur blanc dans le Testament d’Anouher, selon que le mal frappe un homme ou une femme, que le jour est ouvrable ou férié, que le lieu est public, domestique ou sacré.
   Il est possible qu’au fond d’eux, les témoins de la scène se soient réjouis, malgré son caractère déplaisant : on allait pouvoir appliquer les mesures susdites, ce qui n’arrive pas si souvent, et c’est un peu triste, n’est-ce pas, une mesure qui est prévue et qu’on n’a pas l’occasion d’appliquer. Oui, il est possible qu’ils aient ressenti la petite satisfaction du cuisinier d’Asral lorsqu’un marchand lui procure un mets rare et qu’il se dit : Ah, je vais enfin pouvoir me servir de mes coquetiers à œufs de paonne!
   Donc, le fleuve du quotidien est rentré dans son lit, ou plutôt ne l’a jamais quitté. Et le cuisinier d’Asral, puisqu’il est question de lui, s’occupe tout comme à son habitude, et est même d’assez bonne humeur aujourd’hui, bien qu’aucun marchand ne lui ait vendu de rareté. Il est de bonne humeur, car après ces semaines où il sentait sa position menacée par l’arrivée du barbare aux ongles immondes que le maître protège (au point qu’il avait commencé, lui, Nisrit-am, de nouer des alliances avec certains eunuques, chose jamais vue dans cette maison où règne le principe «Chacun pour soi et Anouher pour tous»), après deux semaines de crainte, de mauvais sommeil et de mauvaise digestion, voilà qu’il semble avoir gagné la faveur du barbare.
   D’ailleurs, est-ce encore un barbare? Nisrit-am note avec approbation ce matin que les ongles de l’intéressé, dont la main repose négligemment sur le dossier de sa chaise, ont peu à peu perdu leur teinte de mauvais aloi; on pourrait presque dire qu’ils sont propres. Et leur propriétaire, si l’on passe sur son siriote encore rocailleux et approximatif, sait à présent soutenir une conversation dans les règles de l’art, en respectant méandres et circonlocutions, au lieu de couper là au milieu d’une phrase, sur un rire ou un reniflement conclusifs, comme il faisait à ses débuts.
   «Ton appétit m’honore, Premier-garde-d’Asral. Il m’honore professionnellement, et il réjouit mon cœur d’homme : c’est toujours réjouissant de voir quelqu’un prendre plaisir à ce qu’il mange. Si le maître pouvait y mettre autant d’entrain que toi!
   – Le maître, ô commandeur des cuissons, mange peu et parfois en se forçant, mais tu ne dois pas t’en chagriner. Il aime tes plats. Hier il me disait : “Il est fort, ah il est fort ce Nisrit-am! Moi qui n’avais pas faim du tout, je n’ai pas pu résister à son ragoût de cerf.” Bien sûr, il tournait ça beaucoup mieux que moi.
   – Voilà qui est bien consolant à entendre, fait le cuisinier, en surveillant deux des marmitons qui élaborent une sauce sous sa haute direction. Hep, toi! Pas trop de sel, je te prie. Il est plus facile d’en ajouter que d’en ôter, fais-t’en une règle d’or.
   – Peut-être qu’un homme de son état n’a jamais d’appétit, reprend le montagnard pensif. L’étude occupe l’esprit; c’est une chose noble, mais aussi un tourment.
   – Peut-être», murmure avec un curieux sourire le cuisinier qui s’apprête visiblement à développer ce point, puis se ravise. «J’espère au moins que sa tâche progresse selon ses vœux. Nous autres humbles serviteurs de ses besoins corporels, nous n’avons pas, comme toi, accès à la salle d’écriture, et nous en sommes réduits à des suppositions. Il se dit en ville que sa copie a pris du retard, serait-ce vrai?
   – Du retard, est-ce que je sais, moi? Je ne suis qu’un montagnard, marmonne Ordjéneb, pris de court.
   – Je comprends, je comprends. Oh, ce ne sont probablement que paroles en l’air. Mais ce qui a mis beaucoup de monde en émoi, vois-tu, c’est l’incendie; enfin, le petit incendie. Les rouleaux vierges qui ont brûlé. Certains ont dû croire qu’il s’agissait de rouleaux déjà écrits, d’où ces rumeurs de retard.
   – Eh oui, ça doit être ça. Sais-tu, ô Nisrit-am, ce que j’aimerais te demander? Que tu me resserves une petite portion de riz à la viande, car, hou là là! sans mentir, c’est un régal des dieux.
   – Des dieux! souligne le cuisiner avec un rire condescendant. Mais bien volontiers, tu seras servi à l’instant, j’en ai fait une pleine marmite. Pour en revenir à l’incendie, que je n’irais pas jusqu’à qualifier d’incident, non, certes non, un fait tout au plus, un fait qui a d’ailleurs coïncidé avec ton arrivée ici…
   – Tiens! c’est juste, jette Ordjéneb, troublé, avant de riposter par un large sourire. C’est vrai, c’était le jour où notre maître, dans sa grande bonté, m’a pris à son service. Et toi, Nisrit-am, tu avais préparé des cailles rôties au miel, ça je ne risquais pas de l’oublier.
   – Il est vrai que je me défends en matière de cailles. – Mais l’incendie, enfin le fait, sais-tu que nous en avons parlé jusque dans ma confrérie de chant? Par mes fonctions, qui incluent l’abattage des bêtes à manger, tu n’ignores pas peut-être que je suis rattaché à la confrérie des tanneurs. Une des plus en vue, reconnaissons-le, même si ce n’est pas à moi de le dire. Une des plus en vue, car non seulement ses chants sont beaux, presque sacrés, comme ce qui touche à la vie et à la mort fussent-elles animales, mais ses membres se signalent par une extrême piété. Sans vouloir les comparer à des juges-prêtres, évidemment, je dirais qu’ils connaissent et commentent les lois presque en professionnels. Eh bien! le lendemain du fait, nous en avons longtemps parlé ensemble.»
   Ordjéneb, la bouche pleine, hoche la tête pour exprimer son attention.
   «Il va de soi que chacun s’est accordé pour y voir un signe. Mais pas un mauvais signe, comme ont pu croire les esprits faibles. Ç’aurait été le cas si des rouleaux déjà écrits avaient brûlé. Or il n’en était rien. Ce qu’il faut en penser, c’est notre président de confrérie qui l’a, je crois, formulé avec le plus de bonheur : Les rouleaux vierges ont brûlé d’impatience, tant ils aspiraient à se couvrir des mots d’Anouher. Hein, si ce n’est pas bien trouvé?
   – Admirable! s’écrie Ordjéneb. Admirable. Vrai, je t’envie d’appartenir à une si honnête coterie.
   – Confrérie.
   – Confrérie. À une si honorable confrérie.
   – C’est une chance, en effet. Ajoute que nous nous réunissons dans le temple du dieu taureau qui, sans être le plus grand de Sir, a tout de même beaucoup d’allure; enfin je trouve.
   – Le temple du…?
   – Du dieu taureau. Toi, si tu te décidais à apprendre nos lois et à changer de costume (non que ta houppelande et ton bonnet t’aillent mal, mais c’est un peu rustique, sans vouloir t’offenser), bref, si tu te décidais à devenir un vrai Siriote, je pourrais, par mon cousin, te faire admettre dans la confrérie des tisserands. Parce que les tisserands restent assis devant leur métier et suivent des yeux un fil, ils accueillent parmi eux les surveillants, les gardiens et ce genre de choses. Leur temple de la déesse oiseau n’est pas vilain; et surtout, ils ne sont pas trop regardants sur… les origines. La confrérie des tisserands, ce n’est pas mal non plus», achève-t-il, d’un ton supérieur qui proclame le contraire.
   Puis il se lève en se frottant les mains : «Alors, mes enfants, cette sauce? C’est bien. Tournez, tournez toujours, surtout n’arrêtez pas un instant.»
   Ordjéneb, qui est venu à bout de son assiette, claque la langue et se renverse sur le dossier de sa chaise.
   «Je vais réfléchir à ta proposition. Mais… quand même, il y a quelque chose chez vous que je ne comprends pas. Vous avez donc des dieux?
   – Évidemment, évidemment. Qui n’en a pas?
   – Vous n’en parlez pas beaucoup.
   – Sûrement moins que dans vos montagnes, c’est vrai. Vous autres, vous en êtes encore là…
   – Où ça, là? coupe Ordéjeneb froissé.
   – Mais, à toutes ces vieilles histoires. Comment la déesse terre et le dieu soleil s’accouplèrent pour donner naissance aux deux jumeaux et aux deux jumelles, comment le prince des eaux fut mangé par l’oiseau et renaquit en femme, etc. etc.
   – Ah, vous connaissez ça aussi?
   – Bien entendu. Nos anciens temples sont là pour te le montrer, avec leurs fresques, leurs statues et tout ce qui va avec. Mais vois-tu, ces histoires à Sir n’intéressent plus que les enfants, les simples d’esprit et, euh… les étrangers, enfin. Je parie que chez toi, aux semailles, vous vous frappez encore la poitrine en gémissant pour que le dieu fasse mieux ressusciter le grain qu’on ensevelit; que vous faites cuire un chevreau dans du lait, au printemps, pour rendre l’année féconde; qui sait si vous n’envoyez pas un enfant vers les neiges quand la terre tremble, pour qu’il y soit dévoré par les bêtes et apaise ainsi l’esprit du mont Lallit?»
   Ordjéneb, très pâle, se lève si brusquement qu’il en renverse son siège :
   «On ne parle pas de ces choses-là!
   – Et pourquoi n’en parle-t-on pas, précisément?» rétorque le cuisinier avec calme, en ramassant la chaise et en la remettant d’aplomb. «Allons, rassieds-toi. N’est-ce pas parce qu’elles sont soit cruelles, soit un peu dégoûtantes ou ridicules, ne me l’accordes-tu pas?»
   Tremblant, Ordjéneb se rassied sans répondre.
   «Nos pères étaient comme vous, dans les temps de ténèbres. Mais depuis qu’Anouher est venu…
   – Vous ne croyez plus aux dieux!
   – Si fait, nous y croyons… comme à des symboles qu’ils sont, Anouher l’a expliqué.
   – Qu’est-ce que c’est que ça, un symbole?
   – Eh, Premier-garde-d’Asral, comment mettre ça à portée de ton entendement? Un symbole, c’est… voyons, une chose qui est là pour une autre, et qui lui ressemble d’une certaine façon, en plus beau.
   – En plus beau, répète Ordjéneb, radouci.
   – Il fut sûrement un temps où les dieux vivaient avec nous dans ce monde et où il importait de leur complaire, de leur livrer leur dîme de grain, de bétail et même de chair humaine, comme à des seigneurs puissants dont nous étions les sujets. Mais il est clair, n’est-ce pas, qu’ils sont partis ailleurs et que dorénavant le monde, la terre et les astres vont leur chemin selon leurs directives, mais sans eux. Voyons, l’ami, t’est-il jamais arrivé de croiser réellement un dieu ou une déesse?
   – À vrai dire, non, fit Ordjéneb après un temps de réflexion.
   – Et pour cause. Ils ne sont plus parmi nous, sinon comme symboles. Respecter les lois divines de la nature, qu’ils représentent, voilà ce qu’Anouher lui-même faisait et nous enjoint de faire. Leur rendre des cultes qui ont perdu leur raison d’être et choquent le bon sens, c’est — pardonne-moi — c’est de l’enfantillage. Le seul culte qui vaille, c’est celui d’Anouher, qui les a tous réunis en sa personne, compris et dépassés. »
   Soudain une odeur âcre s’élève du fourneau.
   «Petits malheureux! Gâcheurs! Gibier d’Hénab! Il était bien trop tôt pour ajouter le verjus. Tout est à refaire, maintenant. Ah, je ne sais ce qui me retient de vous…»
   Ce qui le retient, est en train de s’approcher du fourneau, les mains dans le dos, un sourire conciliant aux lèvres.
   «Laisse-les, commandeur des cuissons. C’est moi le fautif, je t’ai distrait en te posant trop de questions. Arrache-moi donc la peau du dos, si ta sauce l’exige en réparation.
   – Hum! Tu plaisantes, je crois. N’en parlons plus.
   – C’est généreux à toi. Au sujet de ce que tu me disais, je n’ai pas tout compris mais… au fond, c’est comme si Anouher avait avalé et digéré les dieux, si bien que sa chair était sainte, parce qu’elle était faite de toutes les leurs?
   – Si tu veux, encore que cette image ne soit pas, disons, très raffinée.
   – Bon, ça me plaît déjà mieux ainsi. Merci de tes explications.
   – Je t’en prie. C’est un devoir et un plaisir pour nous d’éclairer l’ignorant, de lutter contre la superstition et la sauvagerie. Et réfléchis à ma proposition. Outre qu’il n’est pas convenable de n’appartenir à aucune confrérie, ta belle voix ferait merveille dans les chœurs, pour les joutes de chant.
   – Je verrai. Tu es bien aimable.
   – Et donc, tu me certifies que le noble Asral n’a pas pris de retard dans sa tâche, et que la nouvelle copie sera prête pour la fête? Quel ennui et quel scandale, si ce ne devait pas être le cas!
   – Je suis sûr, Nisrit-am, que tu t’inquiètes pour rien. Et que notre maître s’en tirera avec gloire, oh ça! plus de gloire que tu ne te figures.
   – Ah oui? Et pourquoi?» interroge le cuisinier planté derrière ses marmitons qui tournent à nouveau la farine dans un odorant mélange de graisse fondue et d’échalotes hachées.
   Le montagnard se mord la langue. Qu’avait-il besoin d’en dire si long!
   «Parce que sa copie sera d’une main nouvelle, d’une main plus belle que toutes celles d’avant.
   – Ah, et tu t’y connais en mains, toi? jette l’autre, ironique, par-dessus son épaule.
   – Eh bien… En tout cas, c’est ce qu’il m’a paru quand mes yeux sont tombés sur la copie, tant je l’ai trouvée splendide.»
   Nisrit-am, penché sur le fourneau, adresse un signe au garde comme pour s’excuser de mettre fin à la conversation : cette fois, il faut qu’il apporte à la sauce son attention pleine et entière.
   Ordjéneb se retire, mécontent de sa bévue.
   Et pendant que le roux lentement s’épaissit, s’augmente d’une nouvelle cuillerée de bouillon, puis s’épaissit encore, Nisrit-am sans quitter des yeux le poêlon hoche la tête, le sourcil froncé. Rien ne brûle sans flamme, songe-t-il vaguement, et il n’y a pas de fumée sans feu. – La sauce prend. – Quels ânes que ces gens des montagnes, un rien les éblouit. Une main nouvelle? Comme si l’écriture n’était pas un art développé dès avant Anouher, comme si des perfectionnements étaient encore possibles et souhaitables dans ce domaine. – Attention, un grumeau. – Reste qu’on cancane en ville, et même si c’est à tort, les présidents de confrérie devraient faire leur enquête et calmer les esprits. – Au moins, l’odeur est bonne. – S’il va voir son cousin, il en profitera pour lui demander ce qu’on en dit dans la confrérie des tisserands. Du retard, peut-être pas, mais quelque chose de louche, ça oui.

Copyright © Diane Meur, 2011
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