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LE DROIT D'AUTEUR FACE AUX RÉVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES

Le droit s’enracine dans la culture d’une communauté et raconte l’histoire de ses choix collectifs. Voici donc une brève histoire des choix que nous avons faits pour protéger les créations de l’esprit. Notre point de départ sera la réalité économique qui a suscité la naissance du droit d’auteur. Nous observerons ensuite son évolution au travers des grandes révolutions technologiques qui ont modifié notre regard sur le monde et constitué autant de défis auxquels il a été répondu avec plus ou moins de bonheur. Nous jetterons enfin un regard par la porte entrebâillée de l’avenir.

1. L’IMPRIMERIE

L’invention de l’imprimerie nous renvoie au milieu du quinzième siècle. Il peut sembler curieux de remonter si loin dans le temps alors que nous considérons en général le droit d’auteur comme une création du dix-huitième siècle. Toutefois, s’il faut effectivement attendre le dix-huitième siècle pour voir le droit de propriété de l’auteur sur sa création consacré dans les textes, l’idée de ce droit est déjà présente, de façon diffuse, dès le seizième siècle. Le droit d’auteur naît en effet de la nouvelle réalité économique qui accompagne l’invention de l’imprimerie : avec la possibilité de reproduire des œuvres de l’esprit par un procédé industriel, ces créations acquièrent une valeur supérieure au coût du travail et des matières premières nécessaires à leur production.
   Le partage de cette richesse nouvelle devient rapidement l’enjeu de convoitises et de débats qui s’aiguiseront au fil de l’évolution technologique.
   Nous sommes en France au siècle des Lumières. C’est le créateur intellectuel qui se voit investi de la qualité d’auteur et des droits, d’abord uniquement économiques, qui caractérisent ce statut en gestation depuis deux siècles.
   L’auteur se voit investi du droit exclusif de reproduire son œuvre et de la représenter. Lorsque les premiers textes de loi sont adoptés en France en 1791 et 1793, la seule technique de reproduction des œuvres est, si l’on excepte la reproduction manuelle, l’imprimerie. L’existence de l’imprimerie ouvre l’accès aux œuvres de l’esprit et conditionne leur représentation publique. Celle-ci, en général, n’est possible que si l’on dispose d’une reproduction imprimée de l'œuvre.
   Aux prérogatives patrimoniales de l’auteur, qui reposent sur le droit exclusif de reproduire son œuvre et de la représenter, le dix-neuvième siècle ajoutera des prérogatives dites « morales », notamment le droit de l’auteur d’être reconnu en sa qualité d’auteur ou le droit de s’opposer à la déformation de son œuvre.
   Il n’est pas sans intérêt, à l’âge de l’internet et de la dématérialisation des œuvres, de rappeler que les racines du droit d’auteur plongent dans le monde de l’imprimé. Et que les lois sont faites de mots.

2. LA PHOTOGRAPHIE ET LA CINÉMATOGRAPHIE

Au plan artistique, la photographie, qui naît à la fin du premier tiers du dix-neuvième siècle, libère la peinture de la nécessité de représenter le réel avec le plus de précision et de vérité possible et ouvre la voie à la diversification des styles.
   Au plan juridique, la photographie pose un nouveau défi au tout jeune droit d'auteur : la photographie est-elle une œuvre de l’esprit? Ne se limite-t-elle pas à un simple procédé technique étranger à toute activité créatrice?
   Il faudra plus d’un siècle pour apporter à cette question une réponse définitive. Et même s’il est unanimement admis depuis quelques décennies que la photographie — comme toutes les œuvres de l’esprit — est une œuvre au sens du droit d’auteur lorsqu’elle est originale, il se trouve encore, de temps en temps, des juristes qui hésitent lorsque le motif reproduit ne leur paraît pas suffisamment artistique.
   Le débat ouvert avec l’invention de la photographie va tout naturellement se poursuivre avec le cinéma. Faut-il traiter le réalisateur comme un auteur? Ou n’est-il qu’un simple technicien ?
   Cette fois, le débat se complique en raison de la présence d’intérêts concurrents: lorsque le cinéma naît en France en 1895, les auteurs dramatiques comptent déjà, dans le sillage de Beaumarchais, une centaine d’années de défense organisée de leurs droits. Et ces auteurs dramatiques, qui deviendront tout naturellement les pourvoyeurs d’histoire du cinéma ont une définition bien arrêtée de l’œuvre cinématographique: il s’agit d’une œuvre dramatique adaptée en images par les soins d’un technicien dont le rôle se limite à «tourner la manivelle».
   L’homme n’est pas très partageur et les auteurs ne se distinguent pas, sur ce point, de l’ensemble de leurs congénères. Il faudra donc du temps pour que le réalisateur soit admis comme l’un des auteurs du film et plus de temps encore pour qu’il soit reconnu comme le principal auteur du film.
   Malgré cela, la définition historique implicite de l’œuvre cinématographique a la peau dure. En France, et dans les autres pays où le droit moral de l’auteur est fort, un film, c’est d’abord un scénario. Ce scénario est considéré comme une œuvre à part entière et est donc intangible. Le choc culturel de la coproduction avec les pays anglo-saxons sera violent : script doctoring et réécriture par un tiers sont des concepts qui n’ont pas droit de cité. La dure réalité de la coproduction internationale, soutenue par l’ordre naturel des choses, conduira à la transformation de la définition implicite du film : lentement, il perd sa qualité d’œuvre dramatique adaptée en images pour devenir une œuvre audiovisuelle basée sur un scénario.

3. LE PHONOGRAMME ET LA RADIODIFFUSION

La troisième révolution technologique réside dans l’invention à peu près simultanée du phonogramme et de la radiodiffusion. Ces deux inventions vont avoir pour effet de démultiplier les publics auxquels une œuvre peut être communiquée. Alors que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, une œuvre littéraire, dramatique ou musicale n’est accessible que par le biais de l’acquisition d’une reproduction imprimée ou de l’exécution vivante, soudain la reproduction se mécanise, se multiplie et se répand par la voie des ondes.
   Ce progrès technologique et culturel majeur pose un défi considérable aux titulaires de droits d’auteurs: comment faire pour contrôler toutes les reproductions d’un enregistrement d’une œuvre qui peuvent circuler de par le monde? Comment faire pour contrôler toutes les stations de radio qui diffusent des œuvres protégées? Inversement, comment ces dernières peuvent-elles obtenir les autorisations de tous les titulaires de droits sur toutes les œuvres qu’elles diffusent?
   À ce défi il sera répondu par l’invention de la gestion collective: les titulaires de droits se regroupent, dans un grand nombre de pays, en sociétés coopératives qui les représentent à l’égard des utilisateurs de leurs œuvres que sont les producteurs de phonogrammes et les radiodiffuseurs. Par le biais de contrats de réciprocité, ces sociétés en viennent à représenter, chacune dans son pays, la quasi totalité du répertoire mondial.
   Cette idée brillante est à la base du formidable développement de l’industrie musicale pendant tout le vingtième siècle ainsi que du développement culturel qui l’a accompagné.
   Ce développement s’est tellement intensifié durant les deux décennies qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale que c’est à peine si l’on a pris conscience des conséquences que pourrait avoir la quatrième révolution technologique: l’invention de l’enregistreur personnel.

4. L’ENREGISTREUR PERSONNEL

La «mini cassette» comme on la nomme dans les années 60 ouvre l’ère de la reproduction par le public. Elle permet à toute une génération de copier ses musiques préférées au départ d’un poste de radio ou de «45 tours» que l’on achetait alors à la pièce.
   Le magnétoscope personnel qui apparaît dans les années 70 marque la fin d’une époque. «Le film est un ruban de rêves» disait Orson Welles. Avec l’apparition du magnétoscope personnel, il devient un produit que l’on copie, que l’on efface et que l’on range dans une caisse.
   On ne perçoit pas à l’époque que l’on se trouve dans une situation de rupture et personne n’imagine les conséquences de celle-ci lorsque, vingt ans plus tard, se produira la cinquième révolution technologique.
   Si l’on se préoccupe de l’impact économique de la révolution qui résulte de l’apparition des enregistreurs personnels, l’aspect juridique est, quant à lui, fort négligé.
   Au défi résultant de la possibilité pour chaque citoyen de reproduire des œuvres protégées sans que cette activité puisse être contrôlée, il sera répondu, dans certains pays, par l’invention de la redevance pour copie privée. Cette redevance, justifiée par la nécessité de compenser le préjudice subi, consiste en un prélèvement sur le prix de vente des appareils et des supports d’enregistrements, redistribué aux titulaires de droits à l’intervention des sociétés de gestion collective.
   La solution paraît acceptable au plan économique parce que ce type de copie analogique sur cassette magnétique intervient à la fin du cycle d’exploitation des œuvres, que la source de la copie est en général licite, que la qualité des reproductions est inférieure à celle de l’original et que la capacité de stockage des supports est réduite.
   Cette solution économique, qui, au contraire de ce qui s’était passé pour la gestion collective, ne fait pas l’unanimité, s’accompagne, au plan juridique, de la plus que malheureuse «exception de copie privée». Celle-ci va transformer une impossibilité matérielle en exception légale: parce qu’il est impossible à l’auteur ou à ses représentants de contrôler le phénomène de la reproduction au moyen d’enregistreurs personnels, la loi légitime cette atteinte au droit de reproduction de l’auteur. Elle crée ainsi, dans le fondement même du droit d’auteur, une brèche profonde qui fera vaciller tout l’édifice vingt ans plus tard. La technique est d’autant plus désolante qu’il n’était pas nécessaire de créer une exception pour légitimer la mise en place d’une rémunération pour les reproductions réalisées au moyen d’enregistreurs personnels.
   Le système qui se met en place repose sur une erreur majeure : la considération selon laquelle l’usage « privé » échapperait au contrôle de l’auteur. Cette affirmation erronée est le fruit d’un tour de passe-passe juridique qui consiste à «regarder par l’autre bout de la lorgnette». L’utilisation «privée» n’est privée que du point de vue de l’utilisateur. Du point de vue de l’auteur, cette forme d’utilisation est, comme toutes les autres, une forme d’utilisation «par le public».
   Un tel changement de point de vue n’est pas illicite en soi. Mais il ne peut être motivé que par l’intérêt général.
   C’est ainsi que se justifie l’exception de citation : il est de l’intérêt général que des extraits d’œuvres puissent être reproduits en vue d’être critiqués ou commentés. Mais où est l’intérêt général qu’est censé satisfaire l’exception de copie privée? Il n’y a qu’un obstacle technique (l’impossibilité, à un moment donné, de contrôler la reproduction d’œuvres par le public) et une somme d’intérêts individuels. Mais la somme de tous les intérêts particuliers ne forme pas l’intérêt général.
   Un film copié au départ de la télévision est-il plus « privé » que le même film fixé sur un DVD acheté? Y a-t-il une différence entre le fait de regarder sur un écran de télévision un film que l’on a soi-même copié et le fait de regarder le même film, sur le même écran, au départ d’une diffusion télévisuelle, d’un DVD ou d’un service VOD?
   Dans chaque cas, l’acte est «privé» du point de vue de l’utilisateur et « public » du point de vue de l’auteur. Et la loi ne prive pas l’auteur du droit de contrôler ces formes d’exploitation de son œuvre alors qu’elles aboutissent également à une utilisation «privée» par le public.
   Le fait que l’usage privé échapperait au contrôle de l’auteur est donc démenti par les faits. Il l’est également par l’histoire du droit d’auteur. Replaçons-nous un instant dans les circonstances qui ont présidé à la naissance du droit d’auteur : l’accès à une œuvre n’est possible que par biais d’une reproduction matérielle de cette œuvre. On ne peut lire un livre que si l’on dispose d’un exemplaire de celui-ci; on ne peut interpréter une œuvre musicale que si l’on dispose de la partition. En acquérant légalement un exemplaire de l’œuvre, l’acheteur acquiert le droit de l’utiliser. Cette autorisation, qui lui est donnée par l’auteur ou le cessionnaire de ses droits, est cependant limitée à la sphère privée : il faudra une autorisation supplémentaire pour lire le texte ou exécuter la partition en public.
   L’erreur qui consiste à soustraire la reproduction au moyen d’enregistreurs personnels au contrôle de l’auteur est plus qu’une erreur; c’est une trahison de l’esprit de la loi. En faisant sortir la «copie privée» du champ de la norme (le droit exclusif de l’auteur d’autoriser la reproduction de son œuvre), le législateur en a fait une forme d’utilisation «a-normale», en contradiction avec les principes fondamentaux du droit d’auteur et avec la réalité économique sur lesquels ceux-ci reposent.

5. LA NUMÉRISATION DES ŒUVRES ET L'INTERNET

La rupture induite par l’apparition des enregistreurs personnels va provoquer, trente ans plus tard, un séisme majeur avec le développement des technologies numériques et de l’internet. La combinaison de ces technologies permet, sans acquérir de support, de se procurer des œuvres qui ne sont plus des copies mais des originaux et de les stocker en très grand nombre sur des supports dont la capacité croît sans cesse. À la différence de ce qui se passait avec les enregistreurs personnels de la génération précédente, ce phénomène intervient au début du cycle d’exploitation des œuvres et la source est très souvent illicite.
   Si les technologies utilisées et les conséquences économiques sont très différentes de celles qui ont marqué la quatrième révolution technologique, le problème juridique est le même. Il s’est toutefois considérablement amplifié dans la mesure où il n’a pas été traité correctement lors de son apparition. La tumeur bénigne est devenue un méchant cancer qui ronge les industries culturelles de l’intérieur. Ce cancer nous rappelle que la loi de la nature est la transformation et que la nature détruit tout ce qui ne s’adapte pas.
   Y a-t-il encore une place pour le droit d’auteur à l’ère du numérique? Entre ceux qui prêchent son abolition pure et simple et ceux qui entendent maintenir par la force un système devenu bancal, une nouvelle voie peut être tracée. Elle implique l’acceptation du changement et la reconnaissance des erreurs passées.
   Outre le fait que l’idée de «compenser» le préjudice résultant d’actes non contrôlables était une mauvaise idée, la dématérialisation des œuvres (c’est-à-dire le fait que les œuvres circulent sur l’internet sans devoir être fixées sur un support) met en évidence de façon beaucoup plus aiguë les conséquences de l’erreur qui a consisté à vouloir soustraire la «sphère privée» au contrôle de l’auteur.
   Comment expliquer au consommateur non juriste que l’exception n’est pas un droit? Comment expliquer à l’acheteur d’un DVD vierge qui a payé la redevance pour copie privée que la copie qu’il s’apprête à faire chez lui au moyen d’un logiciel peer to peer n’est pas une copie privée au sens de la loi? En nous coupant de l’esprit de la loi nous avons créé la confusion.

6. UNE VOIE POUR L'AVENIR

Il a été souligné plus haut qu’il est inexact de dire que l’utilisation privée d’une œuvre échappe à l’autorisation de l’auteur. Avant l’apparition des technologies permettant au grand public de reproduire des œuvres, il fallait nécessairement, pour disposer d’une œuvre, acquérir un support matériel reproduisant celle-ci. En payant le support, le consommateur acquérait le droit d’utiliser l’œuvre à des fins privées.
   Si l’on considère que l’objectif de la majorité des auteurs est de diffuser leurs œuvres et non d’empêcher le public d’y accéder, un nouveau chemin pourrait être tracé au départ du principe suivant : à partir du moment où il est possible d’acquérir une œuvre au format numérique sans acquérir simultanément le support sur lequel celle-ci est fixée, l’acquéreur, qui ne dispose pas de l’autorisation d’utiliser l’œuvre à des fins privées, pourrait acquérir séparément cette autorisation sous la forme d’une «licence d’utilisation privée».
   Une façon simple d’accorder la licence d’utilisation privée pour chaque œuvre téléchargée au départ d’une source non autorisée serait de faire facturer la consommation d’œuvres protégées (préalablement « marquées » de façon à pouvoir être identifiées automatiquement) par les fournisseurs d’accès. Une telle procédure serait parfaitement logique dans le cadre de la convergence et du «Triple play» : l’abonné retrouverait sur sa facture ses abonnements, sa consommation téléphonique et sa consommation d’œuvres téléchargées inventoriées de la même manière que ses appels téléphoniques.
   Ce modèle peut servir à la fois de modèle d’exploitation et d’instrument de dissuasion. En tant que modèle d’exploitation il assure, à l’intervention des sociétés de gestion collective, la rémunération des titulaires de droits pour tout acte d’utilisation. Il suffit toutefois que le prix de cette forme de consommation soit supérieur au prix facturé pour les formes d’exploitation autorisées par les titulaires de droits pour que le modèle se transforme en instrument de dissuasion. La dissuasion par les prix est en effet le mode de dissuasion le plus efficace, le plus simple et le moins cher.

Le droit d’auteur, qui a permis un formidable développement de la création pendant deux siècles, est, à l’image de notre monde, devenu incertain et confus. Cet état est transitoire. Il est donc important de garder à l’esprit que le droit est le gardien des valeurs d’une communauté dont il reflète les choix collectifs. Quels choix ferons-nous? Le droit d’auteur peut disparaître ou renaître sous une forme nouvelle. Mais il ne revêtira plus ses vieux habits auxquels nous étions habitués.
   Le temps est à l’imagination et à l’audace!

Copyright © Michel Gyory, 2010
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