Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Ik ben van u
traduit du néerlandais par Alain van Crugten.

 
JE SUIS À TOI

Dans le roman Le déclin du Waterhoek (De teleurgang van de Waterhoek, 1927), Stijn Streuvels met en scène un personnage de femme qui semble ensorceler tous les hommes. Tantôt elle est présentée comme une sorte de diablesse, tantôt elle paraît innocente comme une enfant. Le rôle de cette Mira a été joué par la belle Willeke van Ammelrooy dans la version filmée, intitulée Mira, dont le scénario était dû à Hugo Claus. Dans le roman, nous savons seulement comment les autres la voient, mais nous n'avons qu'une vague idée de ce qu'elle-même pense et dit. Le récit que je présente ici est une tentative de laisser entrevoir son psychisme. Je n'ai pas voulu en faire une héroïne féministe, mais bien quelqu'un qui possède sa dignité propre et sa force. En même temps et conformément à l'esprit et au style de Stijn Streuvels, elle est le produit de son environnement et de son époque. (Kristien Hemmerechts)

 

«Viens» dit-il.
   Le brouillard est si dense que je ne vois que ses yeux, comme si quelqu'un avait enfoncé et allumé des bougies dans les orbites. Le froid du sol monte le long de mes jambes. S'il s'introduit dans ma bouche, mes dents vont se mettre à claquer. Lui ne demandera pas : «Tu as peur?» Il ôtera sa veste et dira : «Tiens.» «Et toi alors?» je dirai.
   Ce sont des jours où les mères – les vraies mères, celles qui veulent voir grandir leurs enfants – attrapent la courroie de cuir avec laquelle elles ont été frappées et ont elles-mêmes frappé, pour en attacher leurs enfants au pied d'une table. Pour leur bien. Car ils iraient droit vers leur malheur. Et ce serait trop tard, comme il est toujours trop tard ici, au Waterhoek. À un moment donné vous avez la terre sous vos pieds, et le moment suivant… Et ça n'avance à rien de savoir nager, quoi que ceux d'Avelgem puissent raconter avec leur grande gueule de je sais tout et on sait tout mieux que vous autres et chez nous autres ça ne serait pas possible car on prend des mesures quand c'est nécessaire. Nous, les gens du Waterhoek, nous ne savons pas nager. Nager n'a jamais sauvé personne.
   Il n'y a rien d'aussi beau qu'un homme qui vous dit : «Viens.» Et encore plus si vous savez qu'il ne le dit à personne d'autre. Quand vous savez que vous pouvez lui briser le cœur en vous en allant.
   Hier Manse a dit à Broeke : «Ce ne sont plus des enfants.» J'ai ri tellement fort qu'elle m'a fichu une baffe. «Folle!» a-t-elle dit, et ça m'a fait rire encore plus fort. Quand Sieper met son machin dans Manse, il y a quelque chose qui se met à pépier dans sa poitrine de vieille femme, comme s'il y avait là un oiseau tombé de son nid. Je voudrais dire : Vous ne pouvez vraiment pas attendre que je sois levée? Mais lui, il trouve ça amusant que je sois là à regarder son cul qui va et vient de haut en bas. Aujourd'hui ou demain il va me pousser dans l'étable et me demander s'il ne doit pas le faire avec moi aussi. Car j'ai l'air d'être mûre pour ça et ce serait dommage d'attendre plus longtemps. «Apprends d'abord ton métier!» je lui dirai. Car malgré tous leurs baisages, la Manse reste tout de même vide. Elle est complètement desséchée. Ou plutôt non, elle est née sèche. Et si ça dure encore longtemps, dit Broeke, il va nom de Dieu devoir s'en occuper lui-même.
   Manse fait tinter entre eux les seaux en fer pour que tout le monde sache qu'elle est en chemin pour l'étable. Cling-clang, font les seaux, comme la sonnette du curé à la consécration, quand il faut s'éveiller car Dieu est là et après il va s'en aller et il sera trop tard. Mais ici c'est toujours trop tard car nous n'avons pas d'église. Chaque fois qu'on a voulu bâtir une église dans le Waterhoek, l'Escaut s'est mis à monter, à déborder et à tout inonder. «Il ne peut pas y avoir deux maîtres» dit Broeke.
   «Écoutez tout le boulot que j'ai, dit Manse avec ses seaux. Je n'ai pas le temps de faire le joli cœur avec un morveux.» Et Treute tape avec sa cuiller sur la table comme un tambour sur son instrument. Et Broeke lui arrache la cuiller des mains et lui demande s'il est vraiment nécessaire de jouer au cinglé et si ça ne suffit pas déjà qu'il soit cinglé. Et Lander tire les bretelles de son pantalon sur les épaules et demande si quelqu'un a vu Mira. «Où elle est, cette foutue gamine?» demande-t-il, car il a faim et est incapable de se cuire lui-même une panade et celle d'hier colle à la poêle. Moi aussi j'ai faim mais je n'embête personne pour ça.
   Le brouillard m'enroule dans une couverture mouillée et la prairie est une éponge que quelqu'un a laissé tomber dans un seau plein et dans laquelle je m'enfonce. En même temps, je suis chez ces gens qui parfois disent qu'ils sont ma famille puis après disent qu'ils ne veulent rien avoir à faire avec moi. Et qu'est-ce que je viens faire chez eux? Pourquoi je ne retourne pas chez ma mère, la pute, dont ils voudraient bien ne pas devoir parler, mais parfois on n'a pas le choix, non? Et s'ils savaient où elle est maintenant ils m'auraient déjà renvoyée depuis longtemps, car dans deux ou trois ans c'est sûr je vais aussi me retrouver avec un petit paquet dans le ventre. Ça ne les étonnerait pas qu'elle ne soit plus à Paris depuis longtemps, Paris c'est pour les putes chic, ils n'ont pas besoin du rebut là-bas. Et comment est-ce Dieu possible de manger tant! Où je mets tout ça? Pas étonnant que je pousse comme ça si vite, mais il ne faut pas que je croie…
   Je ne crois absolument rien. Je vois le feu qui brûle dans l'âtre, les flammes qui parfois montent d'un coup très haut dans la cheminée puis s'apaisent et se remettent à grignoter les bûches. Je le vois, mais je ne le ressens pas.
   Et si tu pouvais choisir, là-bas ou ici? Qu'est-ce que tu choisirais?
   Il y a nom de Dieu longtemps que j'ai choisi.
   «Si Wannes saute dans la fosse à purin, Mira saute après lui!»
   C'est Lander qui disait ça. Et il riait et il se tapait sur les cuisses de plaisir. Hier il y avait une lettre pour lui. Personne n'en a rien dit, mais tout le monde sait ce que ça signifie. J'irai dormir dans son lit quand il sera parti. Sieper n'aura qu'à se chercher un nouveau public.

«Regarde, dit-il, elle est encore toujours là!»
   Les grèbes, il n'y pas moyen de les chasser de leur nid. Tu as beau t'amarrer le plus près possible, ils restent installés là.
   «Qu'est-ce que tu fais?» demande-t-il, car il a vu que j'ai ramassé quelque chose et que je les vise.
   «Ce n'est que de la terre, je dis, il n'y a pas de cailloux ici.»
   Et comme je préfère mourir sur place plutôt que de laisser tomber la petite motte, je la lance vers lui. Il se retourne et je le touche en pleine poitrine.
   «Monte», dit-il.
   Je pense : dis-le. Dis : «Diablesse!»
   Il serre les lèvres. La mère grèbe nous regarde l'un après l'autre comme si elle ne comprenait rien. Elle est assise, le cul sur ses enfants. Bientôt, quand ses enfants naîtront, la première chose qu'ils verront, c'est le cul de leur mère.
   Les poissons qui se sont abrités sous la barque pendant la nuit nagent avec nous jusqu'à l'autre côté. Si on laisse traîner la main dans l'eau, on peut les attraper comme ça, sans peine. Mais je ne mets pas ma main dans l'eau.
   «Tu vois quelque chose?
   – Non, dit-il.
   – Il faut regarder l'eau.
   – J'ai regardé.
   – Tu as peur?»
   Il sort une rame de l'eau comme pour dire : s'il y en a un qui se montre, je le massacre.
   La plupart du temps ce sont des mains d'enfant. Celui qui les saisit est entraîné vers le fond. Tu penses que c'est un enfant qu'il faut sauver et avant que tu te rendes compte, c'est toi qu'on doit sauver. Mais ce n'est plus possible. La mère de Wannes est partie ainsi. Je pensais : elle est trop vieille. Elles vont la libérer. Mais elle n'est toujours pas revenue et Broeke dit qu'il est temps de songer à une tombe. Comment enterrer une personne si on n'est pas sûr qu'elle est morte?
   «Elle ne reviendra pas, dit Wannes. Personne n'est jamais revenu.»
   Lui et moi on est les mêmes maintenant. Des demi-orphelins ou des orphelins complets. Nous n'avons pas besoin de parents.
   Il a enfilé les bottes militaires de son frère. Il doit y fourrer de la paille parce qu'elles sont beaucoup trop grandes pour lui. Bientôt Lander portera aussi des bottes de l'armée. Et il ira voir des femmes qui se font payer pour ce qu'on fait gratis ici. Il en apprendra des choses là-bas.
   On dit que quand tu avales le sperme d'un type, il faut avoir bien soin de le vomir dans l'heure, sinon il y a une boule de viande qui te pousse dans le ventre et on doit t'ouvrir pour l'enlever.

Wannes marche la tête enfoncée dans ses épaules courbées. Il passe devant la prairie de Louis le Passeur et il prend le sentier qui mène à la ferme de sa tante.
   «Attends ici», dit-il. Comme si je ne savais pas que je dois attendre.
   Et le froid qui continue à s'enrouler comme un serpent autour de mon corps. Il va finir par étrangler mon cœur et je serai morte, pas comme la mère de Wannes, qui doit être avec les nymphes des eaux en train de danser et chanter, même si sa voix croasse comme celle d'un corbeau, mais vraiment morte, comme Egied, qui était soûl comme un cochon et s'est couché comme ça sur la route et est mort gelé, l'imbécile. Mais ça devait arriver un jour ou l'autre, il ne pouvait pas résister à l'envie de se reposer un peu en chemin avant de rentrer, car une fois à la maison les engueulades commençaient. Et la Germaine qui pleurnichait devant sa tombe, alors que tout le monde savait bien que c'était sa faute.
   Maintenant la tante de Wannes a peur que les ondines ne viennent la chercher, elle aussi. Elle a acheté des oies pour les éloigner de sa ferme. Elle avait déjà un chien mais à présent elle a cinq oies en plus. «Qui se ressemble s'assemble» a dit Manse quand elle a appris ça, sur quoi ce blagueur de Lander a dit : «Alors comment ça se fait qu'on n'a pas plus de cochons chez nous?» Elle a pris un air revêche et lui il riait, mais c'est moi qui ai pris les baffes, car Lander est son Dieu, quoi qu'il dise ou fasse.
   Les oies foncent sur Wannes, le cou baissé au ras du sol. Il grommelle quelque chose contre elles et elles soufflent furieusement. Stupides bestioles.
   Je demanderai à Lander s'il peut me rapporter des bottes quand il viendra en permission. S'il te plaît, mon oncle, je lui dirai en le regardant bien profond dans les yeux.
   «Et pourquoi tu as besoin de ces bottes, ma petite Mira?
   – Ça ne sont pas tes affaires, tonton Lander.
   – Ah non?
   – Ah non!
   – Et qu'est-ce que je recevrai en échange de ces bottes?
   – Rien, tonton Lander, rien du tout!»

Wannes ressort avec un fichu sur le bras. Elle lui a servi du café. Le duvet de sa lèvre supérieure est brun.
   «Elle sait que ce fichu est pour moi?»
   Il ne répond pas.
   «Il faut lui dire que je suis amie avec les ondines. Dis-lui que tu m'as déjà vu danser avec les ondines. Sur l'eau. Dis-lui que j'ai des ailes si fines qu'on ne les voit pas à l'œil nu. Et que la nuit je vole sur un balai.»
   Je pose le fichu sur mes épaules, je jette mes sabots en les secouant et je me mets à danser comme cette Espagnole sur le calendrier qu'on voit à la Fleur des prés et dont tout le monde dit qu'elle me ressemble. Et que mon père n'était peut-être pas un Français mais un Espingouin ou même un tsigane, car si on y regarde de près on voit bien que j'ai du sang de gitane. Et même si on ne me regarde pas de près.
   «Dis-lui que les ondines me donnent des fichus de soie et des chaînes en or et des bagues de diamants et des draps en satin pour dormir et un matelas bourré de duvet de poussins. Chaque fois que j'attire vers l'eau une vilaine vieille tarte comme elle, je reçois une récompense.
   «Remets tes sabots, dit-il.
   – Elle s'était rasée?
   – Elle n'a pas de barbe.
   – Elle a du poil au menton!
   – Trois poils!
   – Beaucoup plus!
   – Tu vas te rendre malade, Mira.
   – Je ne vais pas me rendre malade. Les diablesses ne meurent pas. On peut leur enfoncer un couteau ou les jeter dans un feu ou les maintenir sous l'eau ou on peut les faire tomber du grenier à foin ou fendre leur tête en deux avec une hache. Et elles continuent à vivre. Tout comme les ondines avec qui elles dansent la nuit quand les vieilles tartes dorment.»
   Il faut que je soulève les pieds très vite, sinon la terre va les aspirer. Je danse, le pied léger comme une nymphe. Je ne sens plus le froid.
   «Tiens, dit-il en me tendant un morceau de pain.
   – Elle n'avait pas de beurre à la maison? Ou bien elle n'avait du beurre que pour toi?»
   Mon pied droit trace un arc élégant dans l'air, je saute et hop, mon pied gauche s'envole, et hop! Je veux porter de fins souliers dorés, je veux danser sur la prairie en escarpins dorés. Le sang espagnol coule dans mes veines. Je suis une gitane, la Gitana, c'est presque la même chose que Gitta, donc c'est sûr je dois être sa fille. A l'école le maître a dit que le mot fille, dochter, signifie “celle qui trait les vaches”. Je lui ai dit : «Mais nous n'avons pas de vaches!» «Et pourtant tu dois les traire», a-t-il dit, mais il y avait de petites étoiles de rire dans ses yeux, car il sait que je veux apprendre la sténographie et que je dois épargner mes mains et ne pas les abîmer sur les pis. Il faudrait que je vienne un jour, dit-il, pas à l'école mais chez lui, et il m'expliquera tout sur la sténographie. Et il me donnera une brique de savon pour me laver les mains, car elles puent le poisson. «Ça c'est sûr, je dis.» Ça serait un miracle qu'elles puent autre chose. Comme s'il ne savait pas que je suis la Mira du Broeke, le doyen des pêcheurs, et que les poissons que pêchent les hommes doivent être nettoyés par les femmes. Et il ne doit pas croire que nous n'avons pas de savon. «Il y a savon et savon», qu'il dit.
   «Arrête, Mira! Tu me rends fou!
   – Je rends tout le monde fou! Mira : celle qui les rend tous fous!»
   Et je jette le fichu de sa tante sur le sol, qui est marécageux comme seul peut l'être le sol du Waterhoek, tellement que parfois on jurerait qu'on est en train de se noyer alors qu'on est encore à des mètres de l'eau.
   «Je ne veux pas que tu te rendes malade, Mira!»
   Il essaie de me prendre dans ses bras et je lui crache à la figure, je crache dans ses yeux qui sont les plus beaux yeux du monde et qui se remplissent de larmes maintenant, et dire que tout est déjà si mouillé par ici, je me mets à rire comme je ris toujours quand il arrive des choses graves, des choses qu'on ne pourra jamais réparer et qu'on regrettera toute sa vie. Manse dit que je suis née comme ça. Elle a essayé par tous les moyens de me débarrasser de ça, mais rien à faire. J'étais absente. Enfin, non, j'étais là mais je ne me souviens de rien. Ma mère était là aussi, sûrement. Imaginez qu'elle ait été ailleurs à ce moment là, c'est ça qui aurait épaté tout le monde, et maintenant je ris tellement fort que je ne peux plus danser. Je suis pliée en deux. Si ça dure encore longtemps, je vais tomber par terre et la prairie va m'aspirer et qui va me tirer de là alors?
   «Arrête, Mira!»
   Il me déplie comme pour m'ouvrir comme on ouvre une lettre, mais je n'ai jamais reçu de lettre, même pas de ma mère dont tout le monde dit qu'elle fait la pute à Paris et qu'elle a déjà dû sérieusement baisser ses prix et qu'à la longue elle va même devoir payer elle-même et que voulez-vous quand on commence avec des gitans, eux c'est ce qu'il y a de pire, le fond du panier.
   Il me serre contre lui comme on serre contre soi un cochon qu'on va égorger et qu'on veut empêcher de gesticuler.
   «Tu as de beaux yeux, Wannes. Je ne cracherai plus jamais dans ces beaux yeux que tu as. C'était pas moi ça, c'était la diablesse en moi, la gitane. Promets-moi que tu me feras un enfant avec des yeux comme les tiens.
   – Tu es toi-même encore une enfant, Mira.
   – Embrasse-moi. J'ai dansé pour toi. Maintenant tu dois m'embrasser.
   – Je ne veux pas que tu te rendes malade, Mira.
   – Pourquoi pas? Je ne serais pas un beau cadavre? Plus un petit ange, mais tout de même quelque chose de joli et d'innocent et qui n'a jamais servi. Tu ne doutes quand même pas de ça, hein, Wannes? Tu serais le premier, tu le sais, non? Il y a des femmes qui tuent leurs enfants pour en faire de petits anges. Tant qu'ils n'ont pas fait leur première communion, on peut en faire de petits anges. Même les petits garçons. Toi et moi on aurait pu être deux petits anges dans le ciel. Tu n'aurais pas aimé?
   – Pourquoi tu ris avec ces choses, Mira?
   – Tu veux que je pleure, Wannes?
   – Des fois tu prends plaisir à me faire de la peine. Et c'est à toi aussi que tu fais du mal.
   – Et toi! Tu es toujours si sérieux! Si on ne peut plus rire maintenant! Toi tu ne ris pas! Tu n'embrasses pas! Tu ne danses pas! Je vois d'ici que tu vas me dire que je fais du chagrin au Petit Jésus. Tu devrais devenir curé, Wannes. Les gens viendraient de loin pour voir ça, un gars du Waterhoek qui s'est fait curé! In nomine patris et filii et spiritus sancti! Mais alors faut donner ta petite flûte au pape. Lui il a le droit d'en jouer.
   – Mira, remets tes sabots. Ce serait mieux que tu portes des chaussures. Quand j'aurai de l'argent plus tard je t'achèterai des chaussures.
   – Quand ça?
   – Plus tard.
   – Et tu seras encore ici?
   – Et où je serais?»
   Il ramasse le fichu de sa tante et il le roule en boule dans sa poche. Il m'attire contre lui et il m'enveloppe dans un pan de sa veste. «Qu'est-ce que tu feras quand tu auras attrapé de la fièvre?
   – J'aime bien avoir de la fièvre.
   – Ne dis pas des choses comme ça.
   – Quand j'ai de la fièvre, je peux voler.»
   Il claque la langue.
   «Je ne peux pas te faire confiance cinq minutes.»
   Je suis là où je veux être.
   Sa tante a certainement tout vu. Quand je rentrerai à la maison, Manse sera déjà au courant.
   Et comment est-ce possible?
   Et que ça n'est pas normal.
   Et que si c'était à recommencer elle ne me prendrait jamais chez elle dans sa maison. Voilà ce qui vous arrive avec les enfants d'une autre… C'est pas parce que Gitta est sa sœur… Ça se fiche de vous sous votre propre toit! Et même avec votre propre mari vous ne pouvez pas faire confiance à ça!
   Et pourtant elle a toujours donné le bon exemple.
   Si jeune et déjà si pourrie.
   C'est bon à rien et ça sera toujours bon à rien. Ça n'a aucune envie de travailler. Tout ce que ça sait faire, c'est se coucher sur son dos.
   Mais qu'est-ce que vous voulez, avec une telle mère.
   «Telle mère, telle fille» dit Manse qui aime montrer qu'elle sait un peu le français, ce qui n'est pas un miracle non plus avec un jules qui est la moitié du temps en France.
   Et qu'est-ce qu'il fait là-bas, ma petite Manse? Tu t'es déjà posé la question pendant qu'il est en train de te besogner? Tu es sûre qu'il n'y a pas une ribambelle de petits Siepers là-bas? C'est pas parce qu'il n'a encore jamais mis dans le mille avec toi, qu'avec une autre…
   «Tu trembles, fait Wannes.
   – C'est toi qui vas laver ce fichu?
   – Qui d'autre?
   – C'est un travail de femmes.
   – J'aime bien faire ça.
   – Pas moi. Je vais inventer une machine qui fait ça à ma place. Et une machine qui nettoie le poisson et une qui trait les vaches.
   – Tu en es bien capable», dit-il.
   Wannes, je lui ai raconté l'histoire de quand j'étais dans l'escalier et maman qui n'y était pas et moi qui pleurais très fort, mais elle était bien quelque part dans cette maison et maintenant je ne sais même plus dans quelle maison elle est. «Il faut que tu oublies ça», il a dit. «Et pourquoi?» je lui ai demandé. C'est nom de Dieu la seule chose qui me reste d'elle.

Il veut aller avec moi sur le Mont de l'Enclus pour voir le soleil se lever. Il veut me montrer un petit point et dire : «Gand!» Et moi j'en montrerai un autre et je dirai : «Renaix!» Il dira : «Avelgem!» et moi «Courtrai!» et lui «Audenaerde!» Je dirai : «Anvers!», car c'est là que Lander va aller faire le soldat. Il y a le mot «Paris» dans ma bouche, mais il ne veut pas sortir. Comment me mettre à la rechercher? Je ne peux quand même pas aller sonner à toutes les portes et demander la permission d'aller voir l'escalier. Un large escalier en bois avec un tapis bleu à fleurs beiges. À Paris il y en a peut-être cent, des escaliers de ce genre. Ou mille.
   Il demande : «Tu veux aller où?»
   Il m'attache un bandeau devant les yeux et me fait tourner et encore tourner. Il me lâche et je continue à tourner. Quand je m'arrête, chancelante, et qu'il m'ôte le bandeau des yeux, je m'aperçois que je montre la direction du Waterhoek.
   Je dis : «Oh non».
   – Tu es des nôtres», dit-il, content.
   Mais je secoue la tête. Je ne suis à personne. Personne ne voulait de moi quand je suis née et maintenant personne ne peut me réclamer.
   J'attends qu'il me dise : Tu es à moi, Mira. Rien qu'à moi. Si un autre met ses pattes sur toi, je le tue. Tu es ma femme. Tu seras la mère de mes enfants. Nous habiterons ensemble dans une grande maison, loin de l'Escaut et des poissons et du brouillard. Tu pourras travailler dans un bureau et porter de beaux vêtements et des souliers en cuir avec des talons hauts comme ça, et des bracelets et des colliers. Je pense : Dieu, s'il Te plaît, j'irai chaque semaine à la messe et je ferai mes Pâques et je marcherai dans la procession et je fermerai les yeux et les oreilles quand Sieper sera occupé avec Manse et je prierai qu'on me pardonne et ne nous induisez pas en tentation et délivrez-nous du mal et amen amen et gloria et kyrie et sanctus, si seulement Tu fais en sorte qu'il le dise. Je ferai tout ce que Tu voudras et encore davantage. Il est le seul qui puisse le dire. Mais il ne le dit pas. Il ne le dira jamais. Et Toi non plus.

 

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