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TANTIÈME EXPÉDITION ou LE JOURNAL DU SCRIBE (3/3)
Dans le Livre des Morts où je devrais
écrire tes hauts faits, Thoutmès,
d'autres noms apparaissent, d'autres traits
jaillissent, tout à coup, de mon calame.
Je ne sais pas quels signes j'ai tracés.
Je ne reconnais pas ces hiéroglyphes.
Mais l'esclave illettré qui m'éventait
se penche et lit, par-dessus mon épaule,
dans une langue dont j'ignore tout.
*
J'écris le grain et vous lisez la faux.
J'écris la faux et vous lisez le pain.
J'écris le pain et vous lisez le sang.
J'écris le sang et vous lisez la vie.
J'écris la vie et vous lisez le grain.
*
Miroir qui se répète à l'infini :
le soleil brille dans nos yeux comme dans ceux
des bêtes,
comme dans chaque goutte de rosée.
La lune s'y reflète aussi,
et des étoiles depuis longtemps mortes,
et l'univers toujours en train de se créer.
Chacun contient en soi le Tout
qui est peut-être aussi le Rien.
*
Les silencieux animaux domestiques,
et leur patience, et leur confiance dans la main
du maître. Et leur cruel
destin.
L'agneau broutant près de sa mère
quand le caresse un rayon de soleil
voit-il déjà le reflet du couteau?
*
Couteau du sacrifice, couteau des
circoncisions.
Couteau qui coupe le cordon
ombilical.
Acier marquant le mâle à sa naissance
après l'avoir détaché de la femme.
Couteau, séparation.
Plaie ouverte, suture
et noeud.
Bistouri purificateur.
Fil de l'épée.
Acier.
Tranche dans le vif même si
j'implore grâce.
*
Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut
faire un enfant, bâtir une maison.
J'ai seulement regardé l'eau
qui passe en nous disant que tout s'écoule.
J'ai seulement cherché le feu
qui brûle en nous disant que tout s'éteint.
J'ai seulement suivi le vent
qui fuit en nous disant que tout se perd.
Je n'ai rien semé dans la terre
qui reste en nous disant : je vous attends.
*
Regarde la vérité
bien en face pour lui faire
lentement baisser les yeux.
*
Mon ami Qohélet l'a dit
dans un livre appelé l'Ecclésiaste :
tout ce qui vit sur terre est vanité.
Nous, scribes, nous gonflons comme des outres
dès que monte le lait de la louange,
dès qu'on nous offre un maigre encens,
dès qu'on élève une colonne à notre nom.
Bien que parfois j'éprouve quelque
démangeaison de ce côté, Seigneur,
que je ne sois sensible qu'au prurit
de ton absence, que ma peau
ne se colore qu'à l'approche de ton ombre, que mes os
ne se rassemblent qu'au creux de ta main.
*
Mon pain, je ne l'ai pas produit.
L'eau que je bois, d'autres l'ont apportée.
Je ne sais rien du four, du puits,
du sol fendu par le soleil. J'écris
à l'ombre, au rythme lent des chasse-mouches
et ma fatigue est sans odeur.
Les paysans, eux, sentent fort,
et les esclaves nourris d'ail,
et les marins poissés de sel,
et les marchands frottés de vent,
et les soldats suants de peur.
Le poids du jour a leur odeur.
Mais relisant le signe qui
les nomme, au long de mes rouleaux,
bien que je l'aie tracé avec
une main pure, parfumée,
je ne sens plus que cette odeur.
*
Le fou habite le présent
et le sage l'éternité.
Je dis que le présent n'existe pas,
qu'entre hier et demain nous avançons
sur un fil plus léger
que ceux tissés par l'araignée,
qu'entre demain et hier
il n'y a que l'espace d'une haleine.
Non, le présent n'existe pas.
C'est seulement un mur qui nous traverse
jusqu'à l'instant où c'est nous qui le traversons
*
Tantième expédition parmi les hommes.
Dans chacun d'eux il y en a
sept fois sept mille, dans chacun
le père de son père jusqu'à la
génération première.
J'étais déjà dans ta semence, Adam.
Je me souviens du ventre d'Ève.
Sept fois sept mille dans chacun.
Mais à travers tout je suis moi.
Par mon seul souffle je respire
et dans mon sang multiple je
demeure unique.
*
Je suis ton scribe, Pharaon,
mais aussi le bénédictin du Mont Cassin
traçant le nom des morts sur la rotule,
l'homme en robe safran de Bodh Gayâ
calligraphiant les huit nobles chemins,
le sorcier noir interprétant les signes.
Je suis le chroniqueur des Hohenstaufen
et celui des Plantagenet, le narrateur
de la plus vieille saga scandinave.
Je suis le secrétaire du parti des hommes.
Je tiens registre d'arrivée et de départ,
livre de comptes du tonneau des Danaïdes
et du travail de Sisuphos. Je suis
le cryptographe des fléaux de Dieu,
l'historien des cent génocides,
l'archiviste de la douleur,
le grand mémorialiste du silence
Je suis Jésus écrivant sur le sable.
*
Mon maître est le peseur de mots.
Il me dit : rien ne vaut la page blanche.
L'encre salit le papyrus.
Maître, c'est vrai.
Je sais que mes rouleaux seront poussière,
que mes écrits s'effaceront.
Pourtant mon rôle est de nommer les choses,
qu'elles durent un jour ou bien mille ans.
Je nomme, donc je suis.
Les nommant, je me dis que rien n'existe
mais je crois exister.
*
Mon maître est le vanneur de vent.
Il garde les mains vides, il secoue
la poussière de ses souliers.
Jamais il ne s'arrête, en aucun lieu
ne s'établit.
Heureux les pauvres en esprit, dit-il. Et : tiens-toi prêt
Seigneur, je l'ai toujours été.
Moi qui reste attaché
à tout, comme la chèvre à son piquet,
le pauvre à son lopin de terre,
tu sais que pourtant je suis prêt.
Je te suivrai quand s'ouvrira la porte.
*
Je viens d'avant le souffle du commencement.
Je n'aurai pas de fin.
Je, c'est-à-dire le
principe qui m'anime
et qui poursuivra son
voyage en me quittant.
*
Tantième expédition au fond de moi.
Sentinelle, voici le jour.
Copyright © Liliane Wouters, 2009
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