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TANTIÈME EXPÉDITION ou LE JOURNAL DU SCRIBE (1/3)

AVANT-LIRE

En 1964, au Liban, en compagnie de Françoise Delcarte, j'arrivai au bord du fleuve appelé Chien, face à une borne milliaire sur laquelle étaient gravés les noms des conquérants passés par là : Alexandre, César, Napoléon, d'autres encore, j'ai oublié lesquels. J'examinai la borne puis je n'y pensai plus. Pendant une vingtaine d'années, plus jamais.
   Puis, un jour, alors que j'étais en train de travailler à tout autre chose, le premier vers du Journal du scribe me traversa l'esprit. Borne milliaire… Et je commençai à écrire le poème. Et je continuai le lendemain. Et le recueil entier fut écrit en quelques jours, sans effort, comme d'un seul jet, dans une sorte d'état de grâce. Je peux affirmer qu'à ce moment je me sentais hors du temps et du lieu. C'est pourquoi je n'ai pas reculé devant les anachronismes. Et, si je me sentais portée par une véritable exaltation, je n'en gardais pas moins la conscience très forte de ce que je voulais dire : par la voix d'un scribe anonyme, traverser l'espace, relater diverses «expéditions» sur la planète, témoigner au nom de tous ceux qui écrivent.
   Plus qu'une œuvre littéraire, ce recueil m'apparaît comme une initiation, un livre de vie. J'ai parfois l'impression de ne l'avoir pas écrit seule. Et s'il m'arrivait de craindre la mort, je sais qu'il pourrait me réconforter.
                                                     – Liliane Wouters

*
*     *

Borne milliaire.
Sous l'implacable vieux soleil c'était
dans cette vie ou dans une autre. Borne
devant le fleuve appelé Chien où tu peux lire
en plusieurs langues plusieurs noms de conquérants :
Alexandre, César, Napoléon,
Nabuchodonosor (je crois) et moi,
moi qui de tous suis le plus grand
mais seul à le savoir. Qu'importe.

Borne milliaire,
ou bien était-ce une des stèles de Ramsès,
le pharaon aux cent soixante-deux enfants?

Devant un fleuve du Liban, non loin des cèdres,
j'ai lu les noms de ces grands rois, aussi le mien.

*

Mon nom, pourtant, je ne le connais pas.
Osiris l'a jeté au fond du Nil.
Yahvé l'a emporté sur la montagne.
Bouddha l'a enterré au pied d'un arbre.
Jésus l'a prononcé en expirant.

Mais je n'étais pas là.
Je n'ai rien entendu.
Depuis, je cherche qui je suis.

*

Dans cette vie ou dans une autre.
Tantième expédition sur la planète.
Nul ne m'a reconnu, pas même moi,
et je n'ai reconnu personne.

*

Quelquefois, cependant, une lueur,
un regard qui répond à mon regard,
une minute qui échappe au temps.
Je retrouve mon double, ma main droite, ma côte surnuméraire.
Je serre le cordon ombilical.
Je plante un arbre dans la terre expropriée.

*

Mon royaume n'est pas d'ici.
Pourtant, je l'ai conquis de haute lutte
par les plaquettes de mon sang, par les tablettes
de ma mémoire. Légions
valant bien celles de Cyrus. J'ai pris
ma place à moi, sous l'implacable vieux soleil.

*

Mon royaume n'est pas d'ici.
Il est tout entier dans ma tête. J'y
trace des routes, construis des palais
plus durables que ceux de Pharaon.
Mes pyramides sont plus hautes que les siennes,
mes tombeaux plus profonds.

Pauvre et mortel, je suis le souverain
de mon domaine intérieur. Seul j'y détiens
le droit de respirer, l'espace de
ma liberté.

*

Dix mille guerriers dans ma tête,
dix mille artisans, dix mille fellahs,
dix mille marchands. Mais un seul poète.

*

Tiens mon esprit debout,
même si je dois vivre au ras du sol,
à hauteur des jacinthes d'eau,
même si je dois plier les genoux,
courber le dos.

L'ombre que fait mon corps est seule à s'aplatir,
à disparaître au plus fort du soleil.

Tiens mon esprit debout,
qu'il demeure aussi droit
que le sceptre aux mains de Ramsès,
le bâton au poing d'Aaron.

Tiens mon esprit debout.
Dans ses domaines il est roi
autant que Pharaon.

*

Tantième expédition dans le désert.
L'oasis de Damas. Fontaines
où étancher ma soif.
Le puits de la Samaritaine,
la piscine de Siloé, la mer
de sable. Et Paul, sur le chemin.

Inflexible la foi
de ceux qui disent avoir vu. Seigneur,
était-ce toi ou bien la foudre? C'était toi.
Mais je n'ai pas été frappé.

*

Les chiens aboient, la caravane passe.
Fixe un point devant toi, ne daigne
écouter la rumeur.
Fixe un point devant toi, regarde au loin,
même si tout n'est que mirage,
même si loin il n'y a rien.

*

Assurément quelque chose, il y a
quelque chose.

Les portes de la pyramide closes,
Pharaon dans tes linges, tes bijoux, tes nards,
tu ne sais pas que dans quarante siècles,
de vils mortels autour de toi agglutinés
dénombreront tes dents, tes côtes,
dessineront la courbe de ton nez,
l'arc de ton sexe.

Comme toi j'ai scruté le ciel,
contemplé les mirages du désert.
Comme toi j'ai pensé :
assurément quelque chose, il y a
quelque chose.

Comme toi je mourrai.

*

Les soleils éteints d'avant la naissance
se rallument-ils après notre mort?

Les grandes eaux de la mémoire
reprennent-elles leur élan?

L'histoire interrompue au premier souffle
s'écrit-elle au-delà des sables?

*

J'étais la goutte dans la mer, j'étais
la mer qui tient toutes les gouttes.

*

Une fois, une seule fois,
l'eau dans mes paumes, l'ombre du figuier
sur ma maison.

Une fois, une seule fois,
l'eau sur ma langue, l'éclat du soleil
entre mes doigts.

J'aurai vécu, quoi qu'il advienne,
ce moment d'air et de lumière,
cette plénitude de soif.

*

Comme l'enfant aux parents pauvres
dénombre les grains de sésame
de son goûter,
comme l'esclave au maître avare
ronge son pain à petits coups de dents
pour le faire durer,
je retiens au creux de ma main
la poignée de jours qui me restent.
Ils sont comptés.

*

Accroupi sur le sol, grattant
mes plaies avec un tesson de vase.
Mon cousin Job, déjà, sur son fumier...
Accroupi sur le sol ainsi
qu'un chien qui se soulage, Neb,
toi le sublime, il t'est facile dans la nue
de me toiser.

*

Et pourtant, je suis roi.

*

Archéologues,
voici les ruines de Byblos, voici
les murailles de Jéricho.
Bouchez-vous les oreilles, les trompettes
sonnent encor. Jérusalem,
si je t'oublie, que ma langue dessèche.
Et toi, Tenochtitlan, et vous, Hiroshima,
Carthage, Babylone, Dresde.
Cherchez, archéologues, cherchez bien
les vingt sesterces que j'avais en main
et le vergissmeinnicht réduit en cendre.

*

Tu crois posséder, tu n'as rien.
Tu crois avancer, tu n'as pas bougé.
Tu crois appartenir, tu échappes.
Tu crois habiter, tu traverses.
Tu crois finir, tu commences.

 

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