PAR ALEXANDRE MILLON

Annie rêvait de fêter la Saint-Sylvestre ailleurs, passer les douze coups de minuit en maillot de bain, dans une méga serre-piscine tropicale en Hollande; à Bora-Bora, sur pilotis, avec le sol en verre et vue sur les poissons du lagon; ou alors, au bord de l'océan, du haut d'un phare breton! Hein, Mitch?
   Chaque année, la même rengaine, Annie faisait des projets, et finalement, ça se passait chez eux, à Foufegnies. La région des terrils. Ils achetaient des plats chez le traiteur du coin, puis ils se mettaient une biture à la bière. Ça pissait Heineken à tous les étages. Lui, il buvait toute l'année, elle le 31. Mais, cette année-là, celle des dix ans de mariage, Annie voulait marquer le coup, s'évader, là-bas, dans ce phare, face à la mer.
   Mitch, son choix, estimait-il, c'était bien plus top, il optait pour le Texas, mais de préférence avec ses potes.
   Mitch s'appelait Michel, mais ça ne le branchait pas. Il était électricien. La chemise à carreaux. Chez eux, en plein hiver, Mitch coupait le chauffage, même si, Annie était très frileuse. Il disait qu'elle devait s'endurcir. C'était pour l'apprendre à vivre. Il faisait ça pour le bien d'Annie, comme quand il lui flanquait une torgnole sur sa petite face trop causante. Ou quand il balançait un coup de pompe au chien. Un petit clébard avec des poils ridicules, selon Mitch, qui mangeait de la croquette de luxe prescrite par un docteur pour chien. Une pédale, ce vétérinaire, selon Mitch. Bref, le clébard représentait une dépense inutile, qui prouvait à quel point les bonnes femmes sont futiles et dépensières. En vérité, le problème, c'était que cette boule de poil prenait trop de place chez Annie. Et ça, Mitch, il supportait pas, ça le déstabilisait, il ne tolérait pas. Mitch il voulait dominer tout l'espace, pas le partager avec le sac à puces.
   Le problème fonctionnel de Mitch reposait sur un malentendu fondamental : il était persuadé de sa supériorité sur Annie et, plus globalement, sur la femme, qui, selon lui, était une «chose» émotionnelle, donc instable, pas fiable, avec un corps dont la faiblesse n'était plus à démontrer.
   Mitch ne savait pas qu'il était issu d'un autre siècle. Les machos actuels progressent masqués, mais Mitch continuait de se comporter comme avant, sans fioritures. Grand ringard devant l'éternel. Ouvrier, ingénieur, patron, subalterne, sportif, médecin, banquier, chômeur, tous à peu près pareils. Volontiers teigneux, dépourvus de classe, sans délicatesse ni culture…
   Mitch était incapable d'admettre, et même de comprendre qu'il appartenait au passé. Mettre au pas, c'était sa mission. Surtout à une époque où même un noir devient président des USA et, qu'on peut voir, ici et là, une femme ministre de la justice ou pire de la défense! Mitch était un nuisible politique qui s'ignore. Un George W. Bush en bulbe. Bref, Mitch restait, plus que jamais, convaincu qu'il fallait limiter les femelles à l'éducation des enfants. C'est ça qui allait sauver la société! Si par décret mondial, la femme reste au foyer, au lieu de bosser, ça libérera de l'emploi en masse et ça relancera l'économie!
   Mitch classaient les filles en deux catégories : les salopes goulues qui acceptent les avances et les salopes poissons morts qui refusent. Mais si Mitch voulait à ce point les avilir, c'est qu'il avait une sacrée ardoise à régler. Un complexe d'infériorité congénital. Avec ses potes, Mitch était plus cool, plus sûr de lui, il devenait bruyant, exubérant, porté sur la blague grasse.
   Au boulot, sur le chantier, il était directif, autoritaire, méthodique et très organisé. S'il trouvait sur son chemin plus fort que lui, il se défoulait sur un plus faible.
   Au lit, Mitch était à l'aise dans les rapports de force avec Annie, dont il exploitait le penchant masochiste. Mitch savait qu'il attirait un certain type de femme. Du coup, il ne lésinait pas sur l'autorité, la brutalité, la grossièreté, l'humiliation, puisque ça marchait. La vraie femme, se plaisait-il à répéter, est une chaudasse et le rôle de Big Mitch est de la calmer! La docilité d'Annie l'excitait. Dès qu'elle s'écartait de son rôle de chienne soumise, il ramollissait. Mitch ne comprenait pas quand sa partenaire n'avait pas envie, plus envie. Il captait pas, à cause de son manque de recul sur lui-même, de son atrophie face à l'humour, à l'autodérision, de sa grossièreté de jugement envers toute forme de sensibilité.
   Cela faisait donc une décennie qu'Annie vivait avec Mitch. Au début, au tout début, on veut dire, Annie pensait que Mitch était récupérable, qu'il allait changer, qu'elle arriverait à le façonner, à le rendre touchant, comme un molosse adoucit.
   Le temps passant, elle aurait pu s'accommoder de lui, en allant voir ailleurs, mais Annie était fidèle. À présent, elle allait jusqu'à se persuader que l'amour d'un homme n'était pas utile à son bien-être. Même l'amour tout court. Et la tendresse, avec un homme, de toute manière, s'il fallait la mendier, autant la chercher ailleurs, autant s'en passer, si c'est une illusion.
   Annie croyait aux usages magiques des plantes. Sa préférée était la verveine, parce qu'elle rééquilibrait les énergies, en harmonisant les mauvais aspects de Vénus, lorsqu'ils étaient à l'origine de problèmes relationnels. Annie confectionnait un sachet de tissu vert, un vendredi à l'heure de Vénus, en nouvelle lune. Elle y mettait des fleurs séchées de verveine, une petite magnétite, une mèche de ses cheveux d'elle et un objet «témoin» de Mitch. Elle fermait le sachet à l'aide d'une cordelette verte et la portait toujours du côté gauche.
   Jusque-là, ses occupations lui permettaient de tenir le coup, de fuir l'ennui, de se sentir vivante. Annie aimait rêver. Elle était incapable de remettre en jeu son présent, rêvasser ça lui suffisait. Elle rêvait de nuits à la belle étoile, de baignade dans les torrents, du rire clair des enfants. Mais là, pour la première fois, elle lui avoua qu'elle commençait à en avoir assez de lui et de leur vie à Foufegnies.
   Alors, pour sa Noël, Mitch décida de lui acheter un grand écran plasma, avec DVD et «tout le bazar». Un home cinema, comme disait le vendeur du mégastore; un jeune type, plutôt beau, un rien fatal, le teint mat, barbe et cheveux entièrement Che Guevarra. Mitch le prit en grippe. Ce petit révolutionnaire d'opérette reluquait Annie en coin. Mitch le toisa de son œil tueur, mais laissa passer l'embrouille. Il serra les poings, les dents, bref, il refoula et acheta le home cinema sans broncher.
   Mitch la jouait grand prince. C'est qu'il savait placer un cadeau au bon moment! C'est rapide, se disait-il, et moins fatigant que d'amadouer madame avec de belles paroles, on doit juste taper le code de la carte de crédit, et la femme est contente. Du coup, elle reste sous contrôle.
   Mais voilà qu'Annie insistait pour prendre un abonnement à une chaîne thématique. Elle allait se goinfrer de films chiants réservés à des intellos tout aussi chiants, se désola-t-il. Tout ce fric qui part en nouilles! Sans parler des livres qu'elle venait d'acheter, ceux d'un auteur à la con, un anglais, qui portait le même nom que le gardien de but de Liverpool. Mitch ne supportait pas quand Annie faisait sa plus futée que lui. Ça lui rappelait l'enfant qu'il a été. Inhibé à mort. Non, Mitch n'aimait pas du tout quand son épouse faisait son intelligente. D'ailleurs, si ça continue comme ça, se dit-il, Big Mitch, il va se tailler au Texas! Pas avec Annie ni même avec les potes, non, il ira tout seul! Comme un grand garçon! Même pas peur! Il va y aller, bordel, et pour toujours…