Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
DIEU S'AMUSE
PAR MICHEL LAMBERT

Il marchait d'un pas nonchalant, les mains dans les poches, sur le trottoir d'en face. Mon regard flânait. Un type dégingandé, à l'allure mi-voyoute mi-aristocratique. Dont le regard aussi flâne et soudain croise le mien. À ce moment précis, j'ai su que ce n'était pas un passant comme un autre. Lui-même a marqué un temps d'hésitation, comme je le redoutais il s'est engagé dans la rue, son pas est devenu quasi invisible, on aurait dit un ralenti de cinéma, et déjà il était devant moi.
   Il se tenait là, souriant, les mains toujours dans les poches, en appui sur une jambe, l'autre reposant sur la pointe du pied. J'ai levé les yeux. Le ciel commençait à pâlir, accordé à la fausse douceur de l'air. Il s'est assis à ma table, dos au soleil déclinant, sans se départir de ce sourire qui m'était la pire des injures.
   – Comment ça va?
   Il a dit ça comme si on s'était quittés la veille. Ou plutôt, comme s'il était convenu que nous jouerions ce jeu-là. Je l'ai considéré sans aménité, tandis qu'il repliait ses jambes d'échassier sous sa chaise.
   Il a continué à sourire.
   Son sale sourire.
   Il n'a pas changé, ai-je pensé avec mépris. Et l'instant suivant : si, il a changé, mais en quoi? Et l'instant d'après : peut-être, après tout, n'est-ce pas lui? Ça faisait combien? Trente ans?
   Lui ou un autre, j'aurais dû le chasser.
   Au lieu de quoi, j'ai terminé ma bière, ai fouillé dans mes poches, quelques pièces en sont sorties que j'ai posées sur la table, en colonne, de la plus grande à la plus petite, affectant ostensiblement d'ignorer sa présence.
   Tout à coup, il a ri.
   – Tu ne me reconnais pas?
   Je l'ai dévisagé durement. Mais c'était encore lui faire trop d'honneur. Lui ne se départait pas de son sourire. L'accentuant même. Une aisance qui le signait tout entier. À la fois grand prince qui pardonne et canaille qui se fait complice.
   – Non.
   J'ai aussitôt détourné les yeux vers mon petit édifice que, d'un brusque revers de la main, j'ai effondré. Les pièces ont roulé sur la table, sauté sur le sol, roulé jusque sous les chaises et les tables alentour. Aussitôt j'ai regretté mon geste. Lui devait jubiler. Sans un mot, je me suis levé, ai ramassé les pièces une à une en m'excusant auprès des autres consommateurs puis les ai empilées à nouveau, en sens inverse, de la plus petite à la plus grande.
   – Vous voyez! me suis-je emporté. Ça tient debout, même si l'assise est minuscule. J'aurais pu tout aussi bien les mélanger, une grande, une petite, une petite, une grande, pas besoin d'ordre, toutes les combinaisons sont possibles.
   Il a haussé les épaules. L'air de ne pas comprendre où je voulais en venir, mais le savais-je moi-même? Les mots s'enchaînent, décident à votre place. Quelle bêtise aussi de lui avoir adressé la parole, et sur ce ton. Dès le début, j'aurais dû lui opposer des yeux de pierre, une indifférence totale.
   Une brise a soufflé par à-coups. Les arbres de la terrasse ont frémi. Quelques feuilles se sont envolées. Le soir gagnait de manière imperceptible. J'ai allumé une cigarette, feignant de m'abîmer dans la contemplation de la rue, où le trafic se faisait plus intense. Lui semblait se prélasser sur son siège, les mains croisées sur son ventre, amusé sans doute par la situation. Par mon embarras, ma maladresse.
   J'aurais dû plier bagage mais, pour une raison qui m'échappe, ou que je ne voulais pas m'avouer, j'ai appelé le garçon, lui ai désigné mon verre vide puis la tour inversée sur la table.
   – La même chose.
   Après avoir empoché la monnaie et déposé mon verre sur son plateau, le garçon s'est adressé à mon voisin.
   – Et pour vous, Monsieur?
   – Monsieur n'a pas soif, ai-je répondu à sa place, d'une voix excédée. Monsieur est en cure de désintoxication. De toute façon, il est fauché. Et sur le point de partir.
   Comme le garçon, un peu éberlué, s'éloignait, Monsieur m'a donné une tape sur le bras.
   – Mon salaud! Je comprends à présent ce qui m'a toujours manqué : l'imagination.
   Il a éclaté de rire, mais ça ne sonnait pas juste, ça sonnait même un peu triste.
   – L'imagination ne suffit pas, ai-je dit sèchement, en détournant les yeux, sûr d'avoir marqué un point. Il faut quelque chose de plus, de très particulier.
   Un silence s'est installé. L'air fraîchissait. La lumière se moirait de gris. Sous le parasol, l'ombre montait telle une marée. J'ai trempé mes lèvres dans la bière que le garçon venait de renouveler. Nous nous observions à la dérobée. J'avais le sentiment qu'il était une sorte de sosie improbable, de projection foireuse du passé.
   Il a dit :
   – Toi évidement, impossible de ne pas te reconnaître. On te voit dans les journaux, à la télé.
   Une fois de plus, j'ai eu un doute : lui, pas lui?
   – Vous devez me confondre avec un autre, ai-je soupiré.
   Et lui, mi-goguenard mi-déçu :
   – Tu me snobes?
   J'ai reculé ma chaise, me suis levé et, sans une parole ni un regard, me suis dirigé d'un pas vif vers la station de métro. Les trottoirs, maintenant, étaient bondés. Les lumières des restaurants s'allumaient, les boutiques fermaient. Une queue s'était formée devant le cinéma de la Porte Haute.
   Je marchais de plus en plus vite, puis j'ai ralenti, découragé. Je le sentais dans mon dos. Pourquoi, malgré mes rebuffades, s'obstinait-il? J'ai crié par-dessus mon épaule :
   – Que me voulez-vous, à la fin?
   Deux minutes plus tard, sur le quai du métro brouillé de monde, il se glissait à mes côtés. Comme autrefois, me dépassant d'une tête. Habillé selon son habitude à la sportive, mais j'avais l'impression que sa mise était plus négligée, qu'il se laissait un peu aller. Une odeur écœurante de beignets et de transpiration flottait dans l'air. Sur le quai d'en face, une bagarre avait éclaté entre des jeunes. Des deux côtés, les rames passaient dans un vacarme d'enfer.
   Ma voix s'est faufilée dans l'intervalle d'un silence :
   – À quoi ça rime?
   Cette question, je me la posais autant qu'à lui. Je n'avais aucune réponse, ou plutôt je me refusais à en avoir une. Et lui sans doute pareil. Pour preuve, ses lèvres serrées, ses yeux baissés vers le sol. Un type dans le besoin, voilà tel qu'il m'apparaissait à présent. Mais besoin de quoi? Mon esprit a vagabondé. J'ai pensé au hasard de notre rencontre… Qui donc a dit : «Le hasard, c'est Dieu qui s'amuse»?
   Ma rame est arrivée. Je me suis assis sur le seul siège encore libre. Lui s'est tenu à une colonne, bousculé par les fantaisies de la ligne. Un Rom mal rasé passait de banquette en banquette, tendant son gobelet sans conviction.
   Lui, sous l'éclairage des néons, avait l'air harassé. Et vaguement inquiet. La copie chiffonnée du glorieux jeune homme d'avant, de l'homme sûr de lui qui s'était imposé à ma table. De temps à autre il me jetait un regard qui semblait signifier : «J'ai vieilli à ce point?»
   Les stations défilaient.
   À l'une d'elles, je suis sorti précipitamment, sur un coup de tête. Ainsi que je m'y attendais, il m'a suivi. Un escalator nous a conduits sur un boulevard sans fin. Il faisait sombre, à présent. Les lampadaires traçaient une flèche aux accents de soufre. Au loin, un gyrophare signalait un accident ou des travaux.
   Bien sûr que ce n'était pas un passant comme les autres. C'était même le passant capital. Le passant de ma vie. Dieu s'amuse? Oui, à sa façon. Il invente des jeux où l'ordre importe peu, où toutes les combinaisons sont possibles. Où chacun empile situations et émotions comme il veut, comme il peut, selon les circonstances. L'important, c'est que ça tienne debout.
   Depuis un bon moment, il se taisait.
   Moi de même.
   Au bout de la rue, j'ai tourné à gauche, descendu une volée d'escaliers et nous avons cheminé le long du canal, sans échanger un mot. Comme de parfaits étrangers. L'eau reflétait la molle résistance du ciel à la nuit tombante. Sur l'autre berge, des gens se rassemblaient devant l'ancien stade national où un concert, annoncé à grand renfort d'affiches, allait commencer. L'humidité m'a fait frissonner. J'ai relevé le col de ma veste.
   – On se croirait déjà en automne, ai-je murmuré pour moi-même.
   Soudain il y a eu du mouvement en face. Un hurlement est monté de la foule :
   – Non, non!
   Un coup de feu est parti. Des cris. Des individus qui vont dans tous les sens. Puis le silence, un attroupement qui se forme.
   La scène m'a paru irréelle. Mais tout n'était-il pas irréel ce soir-là? À commencer par lui. Quand j'ai repris ma marche, il s'est contenté de mettre ses pas dans les miens, pareil à un automate, sans le moindre commentaire. J'ai grimpé le raidillon qui nous ramenait au boulevard où des filles faisaient leur métier. Au bout d'une minute ou deux, on a entendu le bruit d'une sirène.
   Sans savoir pourquoi, je me suis mis à courir à toute vitesse. Une centaine de mètres plus loin, je me retournais. Il n'était plus là. Puis je l'ai vu assis sur un banc, à moitié mangé par l'obscurité. Pourquoi ai-je fait demi-tour? Je me suis approché, essoufflé. Une quinte de toux m'a secoué.
   – C'est étrange, toute cette violence, a-t-il dit très bas. Dans le métro et puis maintenant… C'était la voix d'une femme.
   Il semblait absorbé par de sinistres pensées. Subitement son sale sourire est réapparu. Le même sourire qu'il arborait trente ans plus tôt, lorsque, devant ma mine atterrée, il avait lâché : «Elle a choisi.»
   En moi, depuis le début, s'affrontaient deux voix. L'une, toujours plus insistante, me pressait de mettre un terme à ces retrouvailles de cinéma, où je cabotinais autant que lui; l'autre à n'en rien faire, à attendre mon heure.
   Et cette heure était arrivée.
   – Allons prendre un verre chez moi, ai-je proposé sur un ton de vaincu.
   Il s'est levé, même pas surpris, déjà l'histrion en chef se réveillait, il me lançait sur un ton guilleret :
   – Et mon rendez-vous aux A.A.? N'oublie pas que je suis en cure de désintoxication.
   J'ai hélé un taxi.
   Dans la voiture, renouant avec une vieille habitude de notre jeunesse, je me suis mis à inventer une histoire aussi interminable qu'abracadabrante au sujet d'une nymphomane qui faisait des blagues au téléphone. Il m'a interrompu en pouffant :
   – Tais-toi! Si j'avais le quart du tiers de ton imagination!
   Le chauffeur a renchéri :
   – Ça, il n'en manque pas!
   – L'imagination est à la portée du premier venu, ai-je marmonné d'un ton aigre. Il faut autre chose, de très particulier.
   Et en disant cela, je mesurais soudain tout ce que je lui devais sans qu'il le sût et que, pendant tant d'années, je m'étais caché à moi-même.
   Le chauffeur a mis la radio. Derrière les vitres défilaient des enseignes de bar, des immeubles d'affaires, des passants pressés, ordinaires, d'avant le hasard. Je lui ai montré les bureaux du journal où je tenais une chronique. La salle de rédaction était éclairée. Et le resterait pendant de nombreuses heures encore.
   Deux minutes plus tard, nous étions arrivés. Un grand immeuble face à un square que les jeunes du quartier, dès les premiers jours d'été, prenaient d'assaut jusque tard dans la nuit. Cinquième droite. Je lui ai fait visiter mon bureau, côté cour, où il s'est attardé devant ma bibliothèque, scrutant chaque rangée, prenant un ouvrage, le remettant à sa place avec méticulosité. Derrière la fenêtre, on voyait d'autres fenêtres éclairées, au-dessus d'elles des toits en pente, et tout au-dessus, l'encre uniforme du ciel où palpitaient les feux d'un avion.
   Après avoir distraitement passé un doigt sur un des rayonnages couverts de poussière, il s'est retourné et m'a dit non sans une certaine gravité :
   – J'ai lu tous tes livres.
   – Toujours aussi riche? me suis-je moqué pour cacher mon trouble.
   Il a fait un geste négligent de la main.
   – L'argent va à l'argent, c'est bien connu.
   Le temps de quelques répliques, je l'emmenais dans mon séjour. Il s'est assis dans le canapé. Comme je lui offrais un verre de vin rouge, il a refusé en prenant un air outré, me traitant de vil tentateur, avant de l'accueillir avec un hochement de tête appuyé d'un clin d'œil.
   Il s'est enfoncé un peu plus dans le cuir couleur tabac.
   – Quelque chose de très particulier… Dis-moi, c'est quoi?
   Je me suis mis à marcher de long en large. Combien de fois ne m'avait-on pas demandé : «Pourquoi écrivez-vous?», combien de fois n'avais pas répondu par une pirouette : « Si je le savais, je n'écrirais plus. » Mais je le savais très bien, au plus profond de mon âme.
   Alors j'ai revu son sourire de petit voyou friqué, l'arrogance avec laquelle il avait prononcé : «Elle a choisi.» Était-ce parce qu'elle avait choisi ou à cause de ce sourire que tout s'était enchaîné, que l'imagination avait eu si peu de place, si peu d'importance?
   Je me suis demandé si elle aussi me lisait. À chaque parution, je me le demandais, et si ça lui plairait, et si elle reconnaîtrait nos petits secrets. Et si elle aimait toujours autant l'argent, la vie facile.
   Du square montaient des bribes de discussion mêlées à la rumeur du trafic. Dans l'appartement voisin, quelqu'un faisait couler un bain ou prenait une douche.
   – C'est quoi? a-t-il répété.
   Était-ce le réconfort de ces bruits? La fatigue? Je ne parvenais plus à lui en vouloir. Ni à elle, ni à qui que ce soit.
   Je l'ai regardé. À l'époque, lui aussi rêvait d'écrire. Comme moi. Lequel de nous deux avait eu la plus belle part?
   Sans le quitter des yeux, je me suis servi à mon tour un verre de vin. Et après avoir bu une gorgée :
   – C'est… c'est quand ce n'est pas toi qu'on choisit.
   Il a arrondi les sourcils, à croire qu'il ne comprenait pas. Ou qu'il comprenait seulement maintenant, trente ans plus tard.
    Je lui ai dit qu'il fallait terminer la bouteille et nous l'avons terminée en silence. Il a déposé son verre sur la table basse et s'est levé. Je lui ai proposé de faire un bout de chemin avec lui, jusqu'à la station de métro la plus proche.
   Dehors, le square était enfin vide, les rues désertes. Il faisait froid, mais ce n'était qu'un début, bien sûr.

- Elle est partie, m'a-t-il dit précipitamment à l'approche de la station. Quand elle m'a annoncé qu'elle me quittait, j'ai levé la main. Elle a hurlé « Non! Non! » comme la femme de tout à l'heure. Peut-être que si j'avais eu une arme…
   Sans rien ajouter, il s'est engouffré dans l'escalier et au moment où il allait disparaître, j'ai su qu'il était redevenu un passant comme un autre.

 

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