PAR
SAMUEL SZYKE
C'était le quatorze février. Le jour de la Saint-Valentin.
«Je m'excuse» dit François qui était assis sur la banquette, face au couple d'amoureux. «Mais, je vous assure que je ne vous fixais pas.»
Il détourna la tête avec une servilité qui ne faisait que donner plus d'affectation à un mouvement auquel il aurait désiré prêter du naturel. C'était prévisible, l'amoureux en prit ombrage. Il jeta avec arrogance : «Votre façon de détourner la tête ne me plaît pas du tout», cependant que sa compagne remarquait : «D'ailleurs, s'il ne nous fixait pas, je ne vois pas pourquoi il se serait excusé. Décidément, je le trouve dégoûtant. Il a une tête qui ne me revient pas.»
François rougit, et, pour garder bonne contenance, il porta son verre de bière à la bouche, mais sa main tremblait. Il déposa le verre sans avoir bu. Il sentait peser sur lui le regard du patron du bistrot. C‘était un homme d'une corpulence adipeuse. Rien qu'à le voir, on sentait presque physiquement que sa respiration se frayait un parcours pénible entre les amas de graisse qui comprimaient ses poumons, sa trachée.
Traqué par le faisceau de regards qui convergeaient sur lui, celui de François ne savait quelle direction prendre. Il s'en voulait à mort de ne pas avoir pris de livre ce qu'il faisait toujours mais bien entendu, aujourd'hui, il l'avait oublié. Il baissa les yeux sur la banquette de moleskine rouge dans laquelle une éventration laissait apparaître une touffe de filasse jaune. L'endroit était minable, et François se demandait comment était venu s'y perdre le couple d'amoureux qu'il devinait continuer à chuchoter à son propos des commentaires dont il avait honte. Ce qu'il aurait de mieux à faire, n'était-ce pas d'aller vers le patron, de payer et de partir? Mais il ne s'en sentait pas capable. Il restait assis, soudé à la banquette, comme si, du règne animal, il était passé au règne végétal. C'était d'ailleurs ce qu'il aurait désiré : être devenu une plante.
Ce que craignait François mais au fond, ne le désirait-il pas? se passa. Le patron quittait le comptoir, s'approchait posément de lui. Pendant les quelques mètres qu'il parcourut ainsi, François eut le loisir de l'observer il se plongea même dans cet examen. Les joues mal rasées, le pantalon informe, la chemise mal boutonnée laissant apparaître une portion de chair dévoilaient un individu dont la malpropreté extérieure dévoilait une malpropreté intérieure que François percevait avec répulsion. Au fur et à mesure que le patron approchait, François se raidissait dans la crainte de ce qui allait se produire une crainte mêlée de soulagement : son calvaire allait prendre fin.
«Vous dérangez ma clientèle» dit le patron d'une voix étonnement douce.
«Soyez certain…» tenta François.
Mais toute l'attitude du patron une attitude pas le moins du monde agressive, mais en même temps inflexible indiquait qu'il n'attendait aucune explication. Ce que François éprouvait en cet instant, c'était la confusion d'un gamin devant l'attitude réprobatrice presque bienveillante, paternaliste, pourrait-on dire, mais inexorable de l'adulte.
«Soit» soupira-t-il en déposant quelques pièces sur
la table. Puis
il se leva et gagna la sortie.
Dehors, il resta immobile sur le pas de
la porte. Il
se trouvait dans une rue calme qui débouchait, plus haut, sur une des belles avenues passantes de
la ville. Une
de ces rues qui en sont les complices, dont les bars feutrés, les hôtels discrets, les cafés intimes, les tavernes sont les confidents de l'animation qui s'y déploie. François aimait ces rues marginales, leur ambiguïté de confessionnal où règne la transgression.
En cette soirée de la Saint-Valentin, François restait donc immobile, plongé dans sa culpabilité. Coupable de solitude. Il se disait, repensant au couple d'amoureux : «ils ont flairé ma solitude.»
Sans savoir que faire, ni vers où se diriger, François quitta le seuil du bistrot. Mains croisées derrière le dos, il marchait dans la rue confidentielle, s'imbibait de son intimité d'alcôve.
Devant le «Trianon», il croisa une marchande de fleurs, lui acheta un bouquet d'œillets et entra au «Trianon». Le bar était vide. La barmaid ainsi qu'une entraîneuse juchée sur un tabouret en face d'elle feuilletaient toutes deux un magazine. François s'approcha de la fille, lui tendit le bouquet.
«Puis-je me permettre de vous offrir ce bouquet à l'occasion de la Saint-Valentin?»
La fille lui sourit gentiment, lui déposa un léger baiser sur la joue.
«Merci. Cela me fait réellement plaisir».
Un peu gêné, François lui rendit son sourire.
«Réellement?»
Il pensait : «Elle aurait pu me dire «merci» tout simplement».
«Réellement. J'en avais besoin».
Existait-elle ou imaginait-il une trace de reconnaissance sur ce visage déjà flétri par la lassitude? François se sentait piégé. Par la fille comme par lui-même. Ce bouquet qu'il venait de lui offrir était une escroquerie. Il n'y avait rien eu de généreux dans son geste.
«J'en suis ravi».
Par il ne savait quel cheminement intérieur et à contre-cœur presque il se sentait soudain bien dans ce bar, son ambiance confinée, sa semi-obscurité et la voix de Reggiani qui confiait «Il suffirait de presque rien…»
Parce qu'il le fallait bien, il proposa :
«Que prenez-vous?»
La fille proposa :
«On va prendre un pot ailleurs? Vous avez bien le temps, non? ….J'ai pas envie ici».
Sans attendre la réponse de François, elle se tourna vers la barmaid.
«Je me tire, Sonia. De toute façon, on ne verra plus grand monde.».
La barmaid haussa les épaules.
«Tu fais comme tu veux…»
Reggiani terminait : «Peut-être dix années de moins pour que je te dise : je t'aime».
La fille sourit à François.
«On va s'offrir un petit Saint-Valentin ensemble… votre nom c'est quoi?»
«François»
«Moi, c'est Véra… pour Victoria…vous parlez d'un nom pour mon job… Victoria…On y va?»
Ils sortirent. La fille avait emporté son bouquet, et François se disait : «Elle aurait pu le laisser au bar. On dirait qu'elle l'exhibe comme un trophée.» Elle demanda :
«Vous connaissez un endroit sympa?»
Il proposa un établissement sur l'avenue.
«C'est pas un peu guindé? Vous aimez les endroits guindés?»
«Pas plus que ça … Vous connaissez un endroit … peu guindé?»
«Oui, un bistrot où j'ai mes habitudes. Ça vous dit?»
«Je vous fais confiance.»
Ils prirent la direction opposée à l'avenue, et, de ce fait, passèrent devant le bistrot.
François se demanda si le couple d'amoureux y était encore et il eut brièvement l'envie de proposer à Véra d'y entrer. Il s'imaginait la confusion du couple et du patron en constatant qu'il était accompagné. Rien que pouvoir savourer cette vengeance !
Il se laissait mener. La ville se transformait, prenait un autre de ses nombreux visages.
C'était maintenant l'animation du centre la vision plébéienne de l'avenue. À côté de François, Véra s'animait, dans un élan, elle avait passé le bras autour du sien, tandis que dans sa main restée libre, elle arborait ridiculement le bouquet. Elle s'arrêta devant un café.
«C'est ici, on entre?»
C'était un café typique du centre ville, avec la moitié des clients attablés, l'autre moitié au bar. Derrière le comptoir, le patron fit un signe de bienvenue à Véra. Ils s'installèrent. Le garçon les rejoignait.
«Je te présente François, Emile … un copain … Pour moi ce sera un porto comme d'habitude et vous François?»
«Un porto également.»
Le garçon parti, Véra demande :
«Ça ne vous dérange pas que je vous ai appelé copain?»
«Pas le moins du monde.»
«Ils doivent être étonnés.»
«Qui ça?»
«Gustave, le patron, et Emile.»
«Pourquoi?»
Elle désigna le bouquet.
Emile déposait les portos. Véra prit son verre, le tendit vers lui.
«À notre Saint-Valentin, François.»
Ils trinquèrent. Les verres vidés, Véra proposa.
«Un autre? C'est pour moi.»
Il hésitait.
«Allons, laissez-vous faire … On n'est pas au Trianon.»
Elle héla Emile.
«La même chose, Emile.»
Des gens entraient, sortaient, et, au passage, certains faisaient un petit signe à Véra.
«Je me sens chez moi, ici. Vous avez aussi un bistrot à vous, François?»
«Oui.»
«Un bistrot comme celui-ci?»
«Un bistrot de quartier… plus calme.»
Véra posa la main sur la sienne.
«Vous m'avez l'air d'un type chouette.»
À la table voisine un groupe bruyant donnait tous les signes d'une joyeuse compagnie. Ils n'en devaient pas être à leur première tournée. L'un d'eux les convia en tendant un verre de bière.
«À votre santé, les amoureux… venez vous joindre à nous, histoire de faire la fête ensemble. Il y a deux chaises de libre… Venez…»
Véra demanda :
« D'accord pour faire la fête avec eux?»
«Je n'ai jamais su faire la fête… Allez-y, Véra.»
«Vraiment François, ça ne vous dit rien de faire la fête?»
Il sourit.
«C'est pas mon truc, Véra… Allez-y, seulement Véra… Sans façon.»
«Ils ont l'air sympa… Allons venez… Laissez-vous faire.»
D'un geste impulsif par-dessus la table, elle saisit le bras de François, s'agrippe pour ainsi dire à son bras, le supplie :
«Faites-moi plaisir, François…»
Il se dégage, supplie à son tour :
«Laissez-moi Véra… Je vous en prie…»
Elle abandonne son bras.
«Tant pis, je vous lâche, François.»
«Ce n'est pas vous qui me lâchez, Véra, c'est moi qui vous lâche.»
Véra se lève, lui dépose un baiser sur la joue.
«Ça m'a fait du bien d'être avec vous, François… Si vous avez envie de me revoir, ne venez pas au Trianon… Venez ici.»
«Je viendrai, Véra.»
Elle va s'asseoir à la table du groupe, François se lève, règle les consommations tout en remarquant le bouquet abandonné sur la table, sort.