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FAULKNER ET DOSTOÏEVSKI
PAR JEAN WEISGERBER
Ne demandons pas une politique réaliste et efficace à ces romanciers. Interrogeons-les plutôt sur ce qu'ils savent : leur métier. Sur ce terrain, les correspondances de procédés et de situations ne laissent pas d'intriguer. It was she who told them of the manner of Bayard Sartoris' death prior to the second battle of Manassas. She had told the story many times since (at eighty she still told it, on occasions usually inopportune) and as she grew older the tale itself grew richer and richer, taking on a mellow splendor like wine; until what had been a hare-brained prank of two heedless and reckless boys wild with their own youth had become a gallant and finely tragical focal point to which the history of the race had been raised from out the old miasmic swamps of spiritual sloth by two angels valiantly fallen and strayed, altering the course of human events and purging the souls of men. Absalom, Absalom! est une véritable étude historique dont les documents consistent en déclarations orales et où le travail de synthèse s'opère au cours de reconstitutions parlées, discussions, dialogues notés par l'auteur. Publié en 1936, le roman se joue en 1910, juste avant le suicide de Quentin Compson, décrit dans The Sound and the Fury (1929); mais les récits relatifs à Sutpen englobent tout le dix-neuvième siècle, si bien qu'ils s'emboîtent les uns dans les autres. Par exemple, les histoires que Sutpen a racontées autrefois sur sa jeunesse au grand-père de Quentin, qui les a répétées à Quentin, qui les répète aujourd'hui à Shreve, se perpétuent de bouche en bouche et finissent par ressusciter, cent ans plus tard et dans les neiges du Massachusetts, les horreurs et les splendeurs du vieux Sud. Mais quelle certitude offrent-elles? Le dernier livre de Faulkner, The Reivers (1962), au sous-titre révélateur («A Reminiscence»), est encore la relation d'un récit, qui commence en ces termes : «Grandfather said : [
].» Le procédé rappelle d'un côté les souvenirs et légendes que Faulkner avait entendu évoquer dans son enfance et, sur le plan littéraire, la tradition américaine des storytellers, dont Mark Twain s'était largement inspiré au siècle précédent, de l'autre la manière savante de Joseph Conrad, lequel fait dire l'histoire de Lord Jim par le narrateur Marlow. Cependant, ces récits rétrospectifs, contés par des acteurs, des témoins oculaires ou des auditeurs encore plus détachés du drame, ces récits sont déjà monnaie courante dans Les Frères Karamazov. Ici, c'est Dmitri qui rapporte ses antécédents à Aliocha («Confession d'un cœur ardent», III, iv et v); là, Ivan qui donne au même «auditeur» la primeur de son poème sur «Le Grand Inquisiteur» (V, V). Mais les meilleurs spécimens se rencontrent au Livre VI, intitulé «Un religieux russe». À cet endroit, le «je» incolore qui tient la plume Les Frères Karamazov sont une Ich-Erziihlung s'interrompt brusquement pour incorporer dans sa relation le manuscrit où Aliocha a consigné assez librement, semble-t-il, le dernier entretien du starets. À vrai dire, il s'agit d'une longue allocution en deux parties : une autobiographie (VI, ii), suivie d'un sermon (VI, iii). La première est une narration orale et un retour en arrière en bonne et due forme : Zosime s'y étend sur sa jeunesse, la mort de son frère Marcel, sa carrière d'officier, son duel manqué et, en outre, sur un «mystérieux visiteur» (VI, ii, d) dont les propos et la confession sont tantôt cités textuellement, tantôt résumés par l'orateur. En somme, cet épisode-ci se présente comme un récit au troisième degré : le «je» qui rédige l'œuvre reprend à son compte le procès-verbal, dressé par Aliocha, des discours du starets, lequel répète l'histoire d'un tiers, recueillie jadis par lui. À ce moment, le roman, perspective de plusieurs plans narratifs, se borne à rendre par écrit, grâce au procédé classique du manuscrit retrouvé, des paroles entendues qui renvoient elles-mêmes à d'autres paroles. De cette façon, l'action gagne en profondeur temporelle, mais l'ambiguïté augmente en proportion. Les narrations parlées et rétrospectives sont légion chez Dostoïevski : les «mémoires» de Dolgorouki (L'Adolescent) en sont truffés et c'en est une encore que l'autobiographie retracée, au bénéfice de Raskolnikov, par un Marmeladov aviné et avachi (Crime et Châtiment, I, ii). Souvent même, l'objet s'éclipse devant le sujet et la façon de dire les tics, inflexions et clichés par quoi l'on se livre en parlant prime la chose dite. Assurément, Faulkner disposait de modèles plus caractéristiques et partant plus instructifs; mais il aura retrouvé dans Les frères Karamazov la technique que lui avaient probablement enseignée Conrad et les conteurs américains. And Bon may have, probably did, take Henry to call on the octoroon mistress and the child, as Mr Compson said, though neither Shreve nor Quentin believed that the visit affected Henry as Mr Compson seemed to think. In fact, Quentin did not even tell Shreve what his father had said about the visit. Perhaps Quentin himself had not been listening when Mr Compson related it that evening at home; perhaps at that moment on the gallery in the hot September twilight Quentin took that in stride without even hearing it just as Shreve would have, since both he and Shreve believed and were probably right in this toothat ( etc.). On s'égare déjà dans la «parlerie», le «notlanguage» qui ne recouvre plus qu'une parcelle ou l'ombre, l'illusion de la réalité. L'ambiguïté parfaite d'un Robbe-Grillet, d'un Uwe Johnson, d'un Hugo Claus, si elle règne déjà chez Faulkner, s'annonce avec Dostoïevski : «nous-même», écrit-il dans L'Idiot, «éprouvons dans bien des cas de la peine à tirer les événements au clair». Le monsieur était un homme d'une trentaine d'années, fort et gras, au teint vermeil, aux petites lèvres roses surmontées d'une jolie moustache et tiré à quatre épingles (I, iv) préfigure le portrait en pied de Svidrigaïlov : C'était un homme corpulent, d'une cinquantaine d'années et d'une taille au-dessus de la moyenne; ses larges épaules massives le faisaient paraître un peu voûté. Il était vêtu d'une façon aussi élégante que commode et tout dans son allure décelait un gentilhomme. Il portait une jolie canne qu'il faisait résonner à chaque pas sur le pavé, et des gants neufs; son visage large, aux pommettes saillantes, paraissait assez agréable et son teint frais c'était pas celui d'un citadin. Ses cheveux fort épais, d'un blond clair, grisonnaient à peine; sa large barbe fourchue, plus claire encore que la chevelure, ses yeux bleus au regard fixe et pensif, ses lèvres vermeilles, en faisaient, au demeurant, un homme fort bien conservé et bien plus jeune, en apparence, que son âge (III,iv), passage auquel il sera encore fait écho par deux fois : [ ] l'homme n'était plus jeune; il avait l'air robuste et portait une barbe épaisse et blonde déjà grisonnante (III,vi) L'aspect de son visage l'avait toujours profondément étonné. Et de fait, il était bizarre! Il avait quelque chose d'un masque. La figure était blanche et rose, les lèvres pourpres, la barbe très blonde, les cheveux blonds également et encore assez épais. Les yeux en semblaient trop bleus et leur regard immobile et lourd. Quoique belle et étonnamment jeune, étant donné l'âge de l'homme, cette figure avait quelque chose de profondément antipathique. Svidrigaïlov portait un élégant costume d'été; son linge était d'une blancheur et d'une finesse irréprochables. Une énorme bague, rehaussée d'une pierre de prix, brillait à son doigt (VI, iii). La corpulence du quidam, sa mise soignée, la fraîcheur de son teint, surtout, qui jure avec sa lubricité : autant d'images qui s'insinuent en nous dès le commencement, qu'on nous rappelle avec insistance de loin en loin et qui, superposées, finissent par tisser un fil conducteur et unificateur. La méthode de composition thématique, le recours au leitmotiv, l'association détrônent les articulations logiques de la causalité et temporelles de la chronologie. La cravache dont l'inconnu menace Raskolnikov n'est évidemment pas celle dont Svidrigaïlov s'est servi pour fouetter sa femme, morte bien avant le début de l'action; le tendron auquel Svidrigaïlov vient de se fiancer et qu'il caresse «paternellement» n'a rien à voir avec la fille saoule poursuivie par son double, pas plus que ce souillon ne ressemble à Dounia. L'ouverture (I, iv) et les développements qu'elle prépare ont beau se jouer dans des sphères et à des moments différents, les éléments hétérogènes s'amalgament dans la conscience en vertu de leur parenté. Dans le cas ci-dessus, les impressions visuelles, la scène formée par leur séquence et le thème ainsi suggéré (l'innocence traquée, abusée par la luxure) se soudent en un bloc qui se reproduit sous des formes sensiblement pareilles. Mais il se peut aussi que les parties contrastent : l'histoire de Svidrigaïlov, gentilhomme dont les joues roses contredisent les noirs desseins, détonne à côté de celle de Sonia, la putain au cœur d'or. C'est évidemment le dualisme de Raskolnikov, tiraillé entre le diable et le bon Dieu, que reflète l'antithèse. Dostoïevski, lui-même déchiré, y fait fréquemment appel. Voyez notamment les Livres V («Pro et Contra») et VI («Un religieux russe») des Frères Karamazov. Sans appuyer d'ailleurs, rien qu'en y juxtaposant les entretiens de Zosime, l'auteur réfute implicitement la légende de l'Inquisiteur. La structure et la psychologie de ses récits polyphoniques sont un jeu subtil de chants et contre-chants, de voix qui tantôt dialoguent, tantôt s'unissent dans l'arène de la conscience comme dans le monde extérieur. Aux heurts de Svidrigaïlov et de Sonia, d'Ivan et Zosime, des Karamazov et des Sniéguiriov correspondent les conflits qui dévorent l'âme des «doubles» : Raskolnikov, Catherine Ivanovna, etc. She looked at him, her mouth boldly scarlet, her eyes watchful and cold beneath her brimless hat, a curled spill of red hair. Le thème une fois exposé, le développement s'opère à peu près comme dans Crime et Châtiment. Au chapitre 19, Horace Benbow croise des étudiantes anonymes que nous ne reverrons pas plus que l'étranger observé par Raskolnikov. Leurs lèvres maquillées y sont qualifiées de «féroces» : He stood there while on both sides of him they pasted in a steady stream of little colored dresses, bare-armed, with close bright heads, with that identical cool, innocent, unabashed expression which he knew well in their eyes, above the savage identical paint upon their mouths [ ]. Dénué d'importance à première vue, le détail amène l'application de la même épithète à Temple, d'abord lorsque Horace lui rend visite à Memphis, puis lors du procès de Goodwin, quand il la voit porter un faux témoignage : [ ] two spots of rouge on her cheekbones and her mouth painted into a savage cupid's bow. Her face was quite pale, the two spots of rouge like paper dises pasted on her cheekbones, her mouth painted into a savage and perfect bow, also like something both symbolical and cryptic cut carefully from purple paper and pasted there. She turned her hea [ ], her eyes blank and all pupil above the three savage spots of rouge. D'autre part, les aventures de Joe Christmas, dans Light in August, se déroulent parallèlement à deux intrigues subsidiaires : le passé de Hightower et le voyage de Lena Grove. Cette dernière histoire, encadrant celle de l'assassin, lui sert en même temps de repoussoir : elle apporte une note comique et sereine, car si Christmas ne peut se dire homme qu'en tuant, il suffit à la brave et paisible Lena d'attendre que les alouettes lui tombent toutes rôties. Et les événements lui donnent raison : tandis que Christmas cherche à vivre et ne trouve que la mort, la fille de la Terre est née coiffée, tout lui réussit. Aliocha, dans Les Frères Karamazov, écoutait tour à tour Ivan et Zosime, reliant ainsi les pôles l'un à l'autre; de même, Faulkner plante Byron Bunch comme intermédiaire entre Christmas et Lena. L'opposition des milieux, qui évoque les tableaux contrastés des familles Marmeladov et Svidrigaïlov, Karamazov et Sniéguiriov, ou les exposés contradictoires d'Ivan et de Zosime, est portée à son comble dans The Wild Palms, roman contrapuntique à deux voix, où les fragments de l'odyssée du forçat alternent systématiquement et sans aucune nécessité rationnelle ni aucun rapport chronologique, avec ceux d'une histoire d'amour. Ajoutons enfin que la répétition des épisodes se réduit quelquefois à un simple parallélisme, suffisamment marqué pour renforcer le fil conducteur. Ainsi, Calvin Burden tonne contre son fils avec la même violence que McEachern contre Christmas; de même, dans Les frères Karamazoc, «Le déchirement dans l'izba» et «Et au grand air» (IV, vi et vii) font écho au «Déchirement au salon» (IV, v) : de part et d'autre, on assiste aux convulsions des offensés. Outre les individus, les milieux sociaux et les parties de l'intrigue, toutes ces techniques redites textuelles ou à peine variées, mises en parallèle ou en contraste concernent également le ton des œuvres, car les deux auteurs mêlent en un tissu serré l'ironie au sérieux, la farce au mélodrame. Il ne songeait à rien de précis; seules des bribes de pensées, de vagues imaginations désordonnées, des visages de son enfance ou rencontrés une fois par hasard, et auxquels il n'aurait jamais pu songer, lui passaient par l'esprit. C'était le clocher de l'église de V , le billard d'un café et un officier inconnu, debout devant ce billard. Une odeur de cigare répandue chez un marchand de tabac établi dans un sous-sol, un cabaret, un escalier de service tout noir, couvert d'ordures ménagères et de coquilles d'œuf, un son de cloche dominical. Les objets changeaient continuellement et tournaient autour de lui dans un tourbillon éperdu. Les uns lui plaisaient, il tentait de s'y agripper, mais ils s'effaçaient bien vite, il étouffait un peu [ ]. L'essentiel, c'est l'incohérence, la disparité et la discontinuité, la libre association des souvenirs. Détachons-les de l'auteur, escamotons celui-ci plutôt, et nous obtenons, à peu de chose près, le monologue intérieur «direct» de The Sound and the Fury et de As I Lay Dying :
A quarter hour yet. And then I'll not be. The peacefullest words. Peacefullest words. Non fui. Sum. Fui. Non sum. Somewhere I heard bells once. Mississippi or Massachusetts. I was. I am not. Massachusetts or Mississippi. Shreve has a bottle in his trunk. Aren't you even going to open it Mr and Mrs Jason Richmond Compson announce the Three times. Days. Aren't you evengoing to open it marriage of their daughter Candace that liquor teaches you to confuse the means u'ith the end. I am. Drink. I was not. Let us sell Benjy's pasture so that Quentin may go to Harvard and I may knock my bones together and together. I will be dead in. Was it one year Caddy said. [ ]. Dans les deux cas, on pénètre dans le temps vécu. Mais Faulkner embrouille et amincit à cœur joie les fils qui accrochent la pensée au présent chronologique de l'action, cette minute ou seconde du 2 juin 1910 où meurt Quentin; Dostoïevski, par contre, fixe solidement les réminiscences dans une stricte succession temporelle. L'extrait de Crime et Châtiment se situe aussitôt après qu'est apparu l'inconnu qui traite Raskolnikov d'assassin; en outre, il est spécifié que l'étudiant regagne sa chambre et y reste debout «pendant dix minutes», qu'«enfin» il s'allonge sur son divan et s'abandonne à la rêverie : «Une demi-heure passa ainsi.» Les trente minutes écoulées entendez : résumées , on est replongé dans le déroulement chronologique. Le temps romanesque de Dostoïevski prend encore appui sur le temps des montres et des calendriers; ses dérogations aux normes traditionnelles sont négligeables par rapport aux extravagances de The Sound and the Fury. Néanmoins, il semble que le Russe ait eu, bien avant Bergson et Faulkner, l'intuition de la durée pure. En témoigne le recours au soliloque et aux récitants (Le sous-sol, «Douce», etc.). Car faire revivre le passé sur la foi de bavardages et non au moyen des certitudes prodiguées par un auteur omniscient, c'est en affirmer la qualité subjective, souligner qu'il n'existe que vécu, enfermé de mille manières différentes dans les consciences. De plus, rappelons-nous la note laconique, mais si caractéristique, des carnets de Crime et Châtiment : Qu'est-ce que le temps? Le temps n'existe pas; le temps c'est des chiffres, le temps est le rapport de l'être au non-être. N'existe, en somme, que l'expérience de l'individu et, par conséquent, que la durée concrète en quoi elle s'organise; quant au non-être le non-vécu , la conscience le saisit, le maîtrise tant bien que mal au moyen de l'artifice des dates, par un jeu de siècles, années, jours et heures, bref par des «chiffres». Kirilov, qui a lu l'Apocalypse, ne dit-il pas : «Il est des instants, vous arrivez à des instants où le temps s'arrête soudain et le présent devient éternité. [
] Le temps n'est pas un objet [
]»? Muichkine, épileptique comme l'auteur, connaît des secondes de vision qui «se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l'émotivité subjective», moments qui valent toute une vie. À remarquer que The Wild Faims décrivent une expérience vaguement comparable «for that one second or two seconds you were present in space but not in time». Dostoïevski lui-même, en bourrant les journées d'incidents, met en évidence le temps qui lui est propre : un rythme endiablé, saccadé, insouciant des circonvolutions régulières et monotones des aiguilles. Toute intrigue renvoie à une conception du temps et l'étude des structures dostoïevskiennes prouve que l'élève de Balzac, Dickens et Eugène Sue a lancé la philosophie et la narration sur la route qu'allait suivre Faulkner. [ ] old Bayard sat and mused quietly on the tense he had unwittingly used. Was. Fatality; the augury of a man's destiny peeping out at him from the roadside hedge, if he but recognize it [ ] [ ] Quentin Compson who was stil] too young to deserve yet to be a ghost, but nevertheless having to be one for all that, since he was born and bred in the deep South [ ] Seule l'admission de la liberté diminuera l'écart entre les deux hommes, sans que le passé faulknérien voie sa pesanteur se réduire à néant. La formule de The Sound and the Fury, « Non fui. Surn. Fui. Non sum », paraphrasée en ces termes dans «Beyond» (1933) : [ ] what I have been, I am; what I am, I shall be until that instant cornes when 1 am not. And then I shah have never been retentira encore dans The Wild Palms (1939), «Shall Not Perish» (1943) et même dans Requiem for a Nun (1951) : «The past is never dead. It's not even past.»
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