Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
FAULKNER ET DOSTOÏEVSKI

Ne demandons pas une politique réaliste et efficace à ces romanciers. Interrogeons-les plutôt sur ce qu'ils savent : leur métier. Sur ce terrain, les correspondances de procédés et de situations ne laissent pas d'intriguer.
   D'habitude, Dostoïevski ne passe pas pour un habile artisan. Idées, portraits, conflits, scènes à sensation se succèdent en avalanche, et tout cela est si riche, si imprévu, si bouleversant que l'architecture nous en échappe. La plupart des exégètes oublient encore que, pour cerner la pensée d'un artiste, mieux vaut l'aborder au niveau des formes : structure de l'intrigue, point de vue du narrateur, méthodes psychologiques, etc. Et il n'y a pas longtemps qu'on s'est mis sérieusement à revoir l'opinion consacrée selon laquelle la philosophie, si moderne à bien des égards, de Dostoïevski se dissimule sous les dehors banals du roman-feuilleton. À première vue, il paraîtra peut-être étrange qu'on se demande ce que Faulkner, rénovateur de l'art narratif, a appris à la lecture de récits apparemment aussi traditionnels. C'est pourtant là la question que nous voulons poser, d'autant plus que Faulkner voyait en Dostoïevski un «craftsman» hors série.
   Plutôt que de conter lui-même les événements, Faulkner confie volontiers ce soin à l'un des personnages. Ainsi, l'action, située le plus souvent dans le passé, se révèle à travers un récitant qui la reconstitue a posteriori en se basant soit sur sa propre expérience, soit sur celle dont d'autres lui ont fait part. Sauf exception, l'auteur ne fait ni de lui-même, ni du lecteur un témoin direct des faits. Ce n'est pas un démiurge omniscient — chœur du drame —, mais un simple rapporteur; et nous, séparés des événements par la voix qui les retrace, nous nous muons en auditeurs du temps révolu : nous n'en entendons que le récit ou un récit du récit, débité après coup. Nous ne saurons jamais, dès lors, si les choses se sont passées comme on le dit : la subjectivité du ou des conteurs, l'éloignement dans le temps, tout nous porte à douter de la véridicité de la relation. Dans Sartoris, c'est la vieille dame, Virginia Du Pre, qui, en chantant — plus d'un demi-siècle après — les exploits fabuleux des guerriers, réactualise par le rite le temps primordial du mythe. Mais relisons plutôt le commentaire de Faulkner :

It was she who told them of the manner of Bayard Sartoris' death prior to the second battle of Manassas. She had told the story many times since (at eighty she still told it, on occasions usually inopportune) and as she grew older the tale itself grew richer and richer, taking on a mellow splendor like wine; until what had been a hare-brained prank of two heedless and reckless boys wild with their own youth had become a gallant and finely tragical focal point to which the history of the race had been raised from out the old miasmic swamps of spiritual sloth by two angels valiantly fallen and strayed, altering the course of human events and purging the souls of men.

Absalom, Absalom! est une véritable étude historique dont les documents consistent en déclarations orales et où le travail de synthèse s'opère au cours de reconstitutions parlées, discussions, dialogues notés par l'auteur. Publié en 1936, le roman se joue en 1910, juste avant le suicide de Quentin Compson, décrit dans The Sound and the Fury (1929); mais les récits relatifs à Sutpen englobent tout le dix-neuvième siècle, si bien qu'ils s'emboîtent les uns dans les autres. Par exemple, les histoires que Sutpen a racontées autrefois sur sa jeunesse au grand-père de Quentin, qui les a répétées à Quentin, qui les répète aujourd'hui à Shreve, se perpétuent de bouche en bouche et finissent par ressusciter, cent ans plus tard et dans les neiges du Massachusetts, les horreurs et les splendeurs du vieux Sud. Mais quelle certitude offrent-elles? Le dernier livre de Faulkner, The Reivers (1962), au sous-titre révélateur («A Reminiscence»), est encore la relation d'un récit, qui commence en ces termes : «Grandfather said : […].» Le procédé rappelle d'un côté les souvenirs et légendes que Faulkner avait entendu évoquer dans son enfance et, sur le plan littéraire, la tradition américaine des storytellers, dont Mark Twain s'était largement inspiré au siècle précédent, de l'autre la manière savante de Joseph Conrad, lequel fait dire l'histoire de Lord Jim par le narrateur Marlow. Cependant, ces récits rétrospectifs, contés par des acteurs, des témoins oculaires ou des auditeurs — encore plus détachés — du drame, ces récits sont déjà monnaie courante dans Les Frères Karamazov. Ici, c'est Dmitri qui rapporte ses antécédents à Aliocha («Confession d'un cœur ardent», III, iv et v); là, Ivan qui donne au même «auditeur» la primeur de son poème sur «Le Grand Inquisiteur» (V, V). Mais les meilleurs spécimens se rencontrent au Livre VI, intitulé «Un religieux russe». À cet endroit, le «je» incolore qui tient la plume — Les Frères Karamazov sont une Ich-Erziihlung — s'interrompt brusquement pour incorporer dans sa relation le manuscrit où Aliocha a consigné assez librement, semble-t-il, le dernier entretien du starets. À vrai dire, il s'agit d'une longue allocution en deux parties : une autobiographie (VI, ii), suivie d'un sermon (VI, iii). La première est une narration orale — et un retour en arrière — en bonne et due forme : Zosime s'y étend sur sa jeunesse, la mort de son frère Marcel, sa carrière d'officier, son duel manqué et, en outre, sur un «mystérieux visiteur» (VI, ii, d) dont les propos et la confession sont tantôt cités textuellement, tantôt résumés par l'orateur. En somme, cet épisode-ci se présente comme un récit au troisième degré : le «je» qui rédige l'œuvre reprend à son compte le procès-verbal, dressé par Aliocha, des discours du starets, lequel répète l'histoire d'un tiers, recueillie jadis par lui. À ce moment, le roman, perspective de plusieurs plans narratifs, se borne à rendre par écrit, grâce au procédé classique du manuscrit retrouvé, des paroles entendues qui renvoient elles-mêmes à d'autres paroles. De cette façon, l'action gagne en profondeur temporelle, mais l'ambiguïté augmente en proportion. Les narrations parlées — et rétrospectives — sont légion chez Dostoïevski : les «mémoires» de Dolgorouki (L'Adolescent) en sont truffés et c'en est une encore que l'autobiographie retracée, au bénéfice de Raskolnikov, par un Marmeladov aviné et avachi (Crime et Châtiment, I, ii). Souvent même, l'objet s'éclipse devant le sujet et la façon de dire — les tics, inflexions et clichés par quoi l'on se livre en parlant — prime la chose dite. Assurément, Faulkner disposait de modèles plus caractéristiques et partant plus instructifs; mais il aura retrouvé dans Les frères Karamazov la technique que lui avaient probablement enseignée Conrad et les conteurs américains.
   Dostoïevski ne confère pas au passé les caractères de l'actualité, comme le permettent de nos jours les flash-backs du cinéma, l'évocation de la durée pure et les bouleversements de la chronologie. C'est qu'il écrit avant les découvertes des frères Lumière, de Bergson et de Joyce. Comme le narrateur s'installe chez lui en un point fixe de la chronologie, et qu'il n'autorise jamais ses héros, si libres soient-ils, à penser en quelque sorte tout à fait «en dehors de lui», le passé, même psychologique, ne saurait devenir un présent et toute exploration du temps vécu se traduit nécessairement par le rappel de souvenirs, non par la résurrection de l'expérience telle qu'elle a été faite au moment même. Rien n'est plus révélateur que le début de la seconde partie du Sous-sol, coup d'œil rétrospectif introduit par ces phrases : «Je n'avais que vingt-quatre ans à cette époque. Ma vie était déjà alors ce qu'elle est aujourd'hui […].» De même, dans les grands romans, l'intrigue sera toujours contée du point de vue d'une seule époque : celle du crime de Raskolnikov, de l'arrivée de Muichkine à Pétersbourg, de la conspiration de Verkhovensky, etc. Dans Les Possédés, L'Adolescent et Les Frères Karamazov, le romancier se débarrasse dès les premières pages d'une partie de l'exposition afin de mieux pouvoir se cantonner dans la période de l'action. Ailleurs, il nous jette in medias res et l'exposition perd alors la place d'ouverture ou de lever de rideau qu'elle occupe dans Eugénie Grandet par exemple. Et comme de toute façon, même lorsqu'elle vient en tête, il ne la livre pas entièrement du premier coup, elle est fragmentée, retardée, dévoilée par bribes et morceaux en même temps que s'en développent les données. On ne s'attendra donc ni à un développement rectiligne dans le temps, ni à une succession rigoureuse de causes et d'effets : Dostoïevski repousse la stricte causalité de la science en pratique comme en théorie. Au contraire, l'intrigue saute d'un instant à un autre instant, et viole l'ordre logique des actes et des motifs, d'où le mystère qui y plane. De plus, tout en reculant leur explication, Dostoïevski nous harcèle de faits qui baignent par conséquent dans une obscurité totale. Ainsi, Crime et Châtiment préfigure le roman policier où la découverte du forfait précède sa reconstitution. Ce n'est que bien longtemps après la préparation du meurtre (I, i) et la mort de l'usurière (I, vii) que Raskolnikov expose au juge d'instruction sa célèbre théorie sur le «troupeau» et les hommes supérieurs (III, v), mobile suggéré par de brèves et énigmatiques insinuations dès les premiers chapitres (I, iv; 1, v; I, vi). Or, ces questions capitales, l'assassin les a «effleurées» six mois auparavant dans un article qui a bel et bien été publié quelques semaines avant le crime (8); mais tout ceci, le lecteur ne l'apprend qu'au beau milieu du livre par le résumé qu'en donne Raskolnikov. Pareillement, Svidrigaïlov ne lui retrace l'histoire de sa vie qu'à la fin du roman (VI, iv), complétant ainsi la lettre de Pulchérie Raskolnikova, reproduite au début (I, iii). Dans Les Frères Karamazov, même va-et-vient entre le passé et le moment de l'action, même éparpillement de l'exposition, encore qu'ici, l'intrigue s'ouvre par un status quaestionis réglementaire : la «Confession d'un cœur ardent» (III, iv et v), pour ne citer qu'elle, apporte un complément d'information à la petite biographie de Dmitri contenue dans le Livre I (ii). Faulkner ne procède pas différemment, mais fort des leçons de Conrad, de Proust et de Joyce, il érige en principe ce qui, chez Dostoïevski, n'était que tentative. Le plan de Light in August ressemble dans ses lignes générales à celui de Crime et Châtiment : l'analyse des motifs suit le crime, l'ordre chronologique est renversé. Au chapitre 4, Byron raconte en détails comment on a trouvé le corps de Miss Burden, mais alors que le roman tourne autour du coupable, Joe Christmas, prisonnier de la question raciale, nous ne saurons pas avant le chapitre 16 de quels parents il est né. Au surplus, c'est par ces informations essentielles que se parachève — et s'explique — son curriculum vitae (chapitres 6-12), tel qu'il nous est présenté par l'auteur. Cette fois, le déroulement temporel et la logique de l'art ne se bornent plus à s'écarter de l'expérience vulgaire : ils la contredisent carrément. L'exposition faulknérienne n'est pas uniquement fragmentée et retardée; elle s'atomise tout au long de l'intrigue (The Sound and the Fury, Absalom, Absalom!) ou arrive comme de la moutarde après dîner : dans Sanctuary, elle coïncide en partie avec l'épilogue (ch. 31). Les monologues intérieurs de Benjy, Quentin et Jason Compson nous plongent eux aussi en plein sujet, car ils émanent d'un temps psychologique, ils se déroulent dans un continuum où tous les états antérieurs et l'état présent se pénètrent mutuellement. Ici, les allées et venues sur le plan chronologique, dont il serait difficile de précipiter le rythme, procèdent d'un foyer immobile, cloîtré dans la durée pure. La causalité des phénomènes s'évanouit devant l'association des états psychiques et l'étrangeté dostoïevskienne débouche sur l'hermétisme. En tout état de cause, les trois premières parties de The Sound and the Fury constituent un cas limite, dont les audaces découlent de l'intériorisation du temps.
   Éclairer chichement et progressivement les prémisses de l'intrigue et, ce faisant, remodeler la succession temporelle et logique sur les caprices de l'imagination, condamner au fond l'image vulgaire de la réalité qui est, à l'époque, encore celle de la science : la méthode de Dostoïevski pose au lecteur des énigmes à résoudre, elle lui promet des plaisirs et des peines. De la confusion et de la surprise initiales, on aboutit, par des révélations calculées, réparties avec soin, à un semblant d'ordre et de lumière, idéal classique que Dostoïevski n'a néanmoins jamais réalisé et qu'il ne recherche point au demeurant. Il installe l'ambiguïté dans le roman, substituant l'équivoque et le polyvalent à la certitude quasi scientifique dont la narration balzacienne nous remplissait l'esprit. Dans quelle mesure ses héros si diserts, ses «je» Si prolixes sont-ils dignes de foi lorsqu'ils rapportent les propos d'autrui? Pour quels motifs Raskolnikov a-t-il tué au juste? On ne sait. Le chroniqueur des Possédés — encore un «je»! — confesse plus d'une fois son ignorance. L'univers romanesque a perdu cette impitoyable, cette aveuglante clarté que Balzac projetait ordinairement sur lui. Le sentiment qu'avait le lecteur de détenir la seule, l'unique vérité est remplacé par le doute, le clair-obscur, un malaise dû à l'intrusion des récitants et au cheminement caché, irrationnel de l'intrigue. À ces causes vient s'ajouter l'autonomie, relative encore, des protagonistes par rapport au romancier. Dostoïevski est trop réaliste pour afficher une invraisemblable omniscience — l'homme, créé à l'image de Dieu, est mystère lui aussi —, trop respectueux des créatures, même fictives, et de leur liberté pour se les asservir. Dans une situation donnée, plusieurs avis sont possibles, voire également valables. Le procès des Frères Karamazov, merveille du genre, envisage le cas de Dmitri tour à tour sous l'angle de l'accusation et de la défense, et le narrateur note leurs interprétations divergentes avec le même détachement. Faulkner, pour sa part, se délecte de la variété des opinions. «À chacun sa vérité» est l'épigraphe sous-entendue de As 1 Lay Dying, roman «polyphonique», album d'instantanés qui applique à la lettre la formule esquissée par Dostoïevski. Le conteur, cette fois, est totalement invisible et les situations ne se laissent saisir qu'à travers les déformations que leur imposent, librement, les individus. Aucun commentaire, ni parti pris, ni point de vue central : tout est scène, dialogue et, surtout, flux de conscience ou d'inconscience. Dans Sartoris et Sanctuary, Faulkner décrit les mêmes faits selon l'optique de plusieurs personnages; dans Absalom, Absalom!, les témoignages des orateurs s'opposent, sans que l'auteur spécifie sa préférence pour l'un d'entre eux : ce sont, d'ailleurs, des conjectures, les récits imprécis de récits écoutés parfois d'une oreille distraite :

And Bon may have, probably did, take Henry to call on the octoroon mistress and the child, as Mr Compson said, though neither Shreve nor Quentin believed that the visit affected Henry as Mr Compson seemed to think. In fact, Quentin did not even tell Shreve what his father had said about the visit. Perhaps Quentin himself had not been listening when Mr Compson related it that evening at home; perhaps at that moment on the gallery in the hot September twilight Quentin took that in stride without even hearing it just as Shreve would have, since both he and Shreve believed —and were probably right in this too—that (… etc.).

On s'égare déjà dans la «parlerie», le «notlanguage» qui ne recouvre plus qu'une parcelle — ou l'ombre, l'illusion — de la réalité. L'ambiguïté parfaite d'un Robbe-Grillet, d'un Uwe Johnson, d'un Hugo Claus, si elle règne déjà chez Faulkner, s'annonce avec Dostoïevski : «nous-même», écrit-il dans L'Idiot, «éprouvons dans bien des cas de la peine à tirer les événements au clair».
   Plus le romancier abandonne la chronologie et la causalité, plus il se prive de moyens éprouvés, propres à assurer la cohésion de l'intrigue. Les vieux schémas basés sur la juxtaposition mécanique d'un avant et d'un après, comme dans le roman picaresque, sur l'engrenage rationnel de la cause et de l'effet, comme dans la tragédie racinienne, tout cela cède le pas à une unité plus souple, plus intuitive, qui distingue la musique et la poésie. Chez Dostoïevski, la répétition, le parallélisme et l'opposition des thèmes, scènes et images calfeutrent les brèches pratiquées dans le récit traditionnel. Tel motif, introduit presque à notre insu, ne sera développé que longtemps après. Les exemples foisonnent. Voici le monsieur d'âge mûr que Raskolnikov, outré, voit tourner autour d'une jeune fille ivre (I, iv). Il a un faciès et des allures dont l'ébauche prélude à quelques-uns des grands épisodes de Crime et Châtiment : les rencontres du héros avec Svidrigaïlov (IV, i; VI, iii et iv), amateur d'adolescentes et, qui plus est, éperdument amoureux de la propre sœur de Raskolnikov; puis, l'inoubliable scène entre cette dernière et son ignoble soupirant (VI, v). Le rôle du premier épisode, apparemment gratuit, ne se comprend que par la suite. Le signalement de l'inconnu, croqué à grands traits :

Le monsieur était un homme d'une trentaine d'années, fort et gras, au teint vermeil, aux petites lèvres roses surmontées d'une jolie moustache et tiré à quatre épingles (I, iv)

préfigure le portrait en pied de Svidrigaïlov :

C'était un homme corpulent, d'une cinquantaine d'années et d'une taille au-dessus de la moyenne; ses larges épaules massives le faisaient paraître un peu voûté. Il était vêtu d'une façon aussi élégante que commode et tout dans son allure décelait un gentilhomme. Il portait une jolie canne qu'il faisait résonner à chaque pas sur le pavé, et des gants neufs; son visage large, aux pommettes saillantes, paraissait assez agréable et son teint frais c'était pas celui d'un citadin. Ses cheveux fort épais, d'un blond clair, grisonnaient à peine; sa large barbe fourchue, plus claire encore que la chevelure, ses yeux bleus au regard fixe et pensif, ses lèvres vermeilles, en faisaient, au demeurant, un homme fort bien conservé et bien plus jeune, en apparence, que son âge (III,iv),

passage auquel il sera encore fait écho par deux fois :

[…] l'homme n'était plus jeune; il avait l'air robuste et portait une barbe épaisse et blonde déjà grisonnante… (III,vi)

L'aspect de son visage l'avait toujours profondément étonné. Et de fait, il était bizarre! Il avait quelque chose d'un masque. La figure était blanche et rose, les lèvres pourpres, la barbe très blonde, les cheveux blonds également et encore assez épais. Les yeux en semblaient trop bleus et leur regard immobile et lourd. Quoique belle et étonnamment jeune, étant donné l'âge de l'homme, cette figure avait quelque chose de profondément antipathique. Svidrigaïlov portait un élégant costume d'été; son linge était d'une blancheur et d'une finesse irréprochables. Une énorme bague, rehaussée d'une pierre de prix, brillait à son doigt (VI, iii).

La corpulence du quidam, sa mise soignée, la fraîcheur de son teint, surtout, qui jure avec sa lubricité : autant d'images qui s'insinuent en nous dès le commencement, qu'on nous rappelle avec insistance de loin en loin et qui, superposées, finissent par tisser un fil conducteur et unificateur. La méthode de composition thématique, le recours au leitmotiv, l'association détrônent les articulations logiques de la causalité et temporelles de la chronologie. La cravache dont l'inconnu menace Raskolnikov n'est évidemment pas celle dont Svidrigaïlov s'est servi pour fouetter sa femme, morte bien avant le début de l'action; le tendron auquel Svidrigaïlov vient de se fiancer et qu'il caresse «paternellement» n'a rien à voir avec la fille saoule poursuivie par son double, pas plus que ce souillon ne ressemble à Dounia. L'ouverture (I, iv) et les développements qu'elle prépare ont beau se jouer dans des sphères et à des moments différents, les éléments hétérogènes s'amalgament dans la conscience en vertu de leur parenté. Dans le cas ci-dessus, les impressions visuelles, la scène formée par leur séquence et le thème ainsi suggéré (l'innocence traquée, abusée par la luxure) se soudent en un bloc qui se reproduit sous des formes sensiblement pareilles. Mais il se peut aussi que les parties contrastent : l'histoire de Svidrigaïlov, gentilhomme dont les joues roses contredisent les noirs desseins, détonne à côté de celle de Sonia, la putain au cœur d'or. C'est évidemment le dualisme de Raskolnikov, tiraillé entre le diable et le bon Dieu, que reflète l'antithèse. Dostoïevski, lui-même déchiré, y fait fréquemment appel. Voyez notamment les Livres V («Pro et Contra») et VI («Un religieux russe») des Frères Karamazov. Sans appuyer d'ailleurs, rien qu'en y juxtaposant les entretiens de Zosime, l'auteur réfute implicitement la légende de l'Inquisiteur. La structure et la psychologie de ses récits polyphoniques sont un jeu subtil de chants et contre-chants, de voix qui tantôt dialoguent, tantôt s'unissent dans l'arène de la conscience comme dans le monde extérieur. Aux heurts de Svidrigaïlov et de Sonia, d'Ivan et Zosime, des Karamazov et des Sniéguiriov correspondent les conflits qui dévorent l'âme des «doubles» : Raskolnikov, Catherine Ivanovna, etc.
   Faulkner pousse le principe de composition thématique jusqu'à son extrême conséquence, d'autant plus facilement que Thomas Mann, Virginia Woolf et Huxley l'ont acclimaté entretemps en littérature. L'unité de The Sound and the Fury et de As I Lay Dying repose au premier chef sur la répétition et le contraste de leitmotive : images, épisodes et thèmes. Outre qu'il assiste plusieurs fois aux mêmes incidents, mais de divers points de vue, le lecteur peut appréhender comme un tout les volutes et méandres de chaque flux psychologique grâce aux associations qu'il renferme. Pour Benjy Compson, Caddy est liée à la fraîche odeur des arbres («She smelled like trees»), leur frère Quentin est obsédé par le parfum capiteux du chèvrefeuille («honeysuckle»), Vardaman Bundren par la vue d'un poisson, etc. Dans Absalom, Absalom!, ce sont des objets aussi insignifiants qu'une lettre et une pipe qui nous arrachent au vieux Sud et nous réintroduisent dans le présent des orateurs. Même Sanctuary, pourtant un des livres les plus classiques du jeune Faulkner, met en œuvre les procédés dont Dostoïevski s'était servi pour présenter Svidrigaïlov et l'idée qu'il incarne. Le contraste entre l'être et le paraître, la lubricité et le mal dissimulés sous la fraîcheur, ce ne sont plus les lèvres vermeilles d'un quinquagénaire qui les traduisent, mais celles d'une teen-ager qui a pris goût au mâle. D'emblée, Faulkner braque l'objectif sur le visage et spécialement sur la bouche de Temple Drake :

She looked at him, her mouth boldly scarlet, her eyes watchful and cold beneath her brimless hat, a curled spill of red hair.

Le thème une fois exposé, le développement s'opère à peu près comme dans Crime et Châtiment. Au chapitre 19, Horace Benbow croise des étudiantes anonymes que nous ne reverrons pas plus que l'étranger observé par Raskolnikov. Leurs lèvres maquillées y sont qualifiées de «féroces» :

He stood there while on both sides of him they pasted in a steady stream of little colored dresses, bare-armed, with close bright heads, with that identical cool, innocent, unabashed expression which he knew well in their eyes, above the savage identical paint upon their mouths […].

Dénué d'importance à première vue, le détail amène l'application de la même épithète à Temple, d'abord lorsque Horace lui rend visite à Memphis, puis lors du procès de Goodwin, quand il la voit porter un faux témoignage :

[…] two spots of rouge on her cheekbones and her mouth painted into a savage cupid's bow.

Her face was quite pale, the two spots of rouge like paper dises pasted on her cheekbones, her mouth painted into a savage and perfect bow, also like something both symbolical and cryptic cut carefully from purple paper and pasted there.

She turned her hea […], her eyes blank and all pupil above the three savage spots of rouge.

D'autre part, les aventures de Joe Christmas, dans Light in August, se déroulent parallèlement à deux intrigues subsidiaires : le passé de Hightower et le voyage de Lena Grove. Cette dernière histoire, encadrant celle de l'assassin, lui sert en même temps de repoussoir : elle apporte une note comique et sereine, car si Christmas ne peut se dire homme qu'en tuant, il suffit à la brave et paisible Lena d'attendre que les alouettes lui tombent toutes rôties. Et les événements lui donnent raison : tandis que Christmas cherche à vivre et ne trouve que la mort, la fille de la Terre est née coiffée, tout lui réussit. Aliocha, dans Les Frères Karamazov, écoutait tour à tour Ivan et Zosime, reliant ainsi les pôles l'un à l'autre; de même, Faulkner plante Byron Bunch comme intermédiaire entre Christmas et Lena. L'opposition des milieux, qui évoque les tableaux contrastés des familles Marmeladov et Svidrigaïlov, Karamazov et Sniéguiriov, ou les exposés contradictoires d'Ivan et de Zosime, est portée à son comble dans The Wild Palms, roman contrapuntique à deux voix, où les fragments de l'odyssée du forçat alternent systématiquement et sans aucune nécessité rationnelle ni aucun rapport chronologique, avec ceux d'une histoire d'amour. Ajoutons enfin que la répétition des épisodes se réduit quelquefois à un simple parallélisme, suffisamment marqué pour renforcer le fil conducteur. Ainsi, Calvin Burden tonne contre son fils avec la même violence que McEachern contre Christmas; de même, dans Les frères Karamazoc, «Le déchirement dans l'izba» et «Et au grand air» (IV, vi et vii) font écho au «Déchirement au salon» (IV, v) : de part et d'autre, on assiste aux convulsions des offensés. Outre les individus, les milieux sociaux et les parties de l'intrigue, toutes ces techniques — redites textuelles ou à peine variées, mises en parallèle ou en contraste — concernent également le ton des œuvres, car les deux auteurs mêlent en un tissu serré l'ironie au sérieux, la farce au mélodrame.
   Le jeune Faulkner transpose souvent l'intrigue du plan chronologique au plan de la durée. Du monde sensible dont les réalistes ne notaient guère que l'image connue de tous, il hisse le lecteur jusqu'au niveau de l'intériorité, optique éminemment subjective. Avec The Sound and the Fury culmine — provisoirement — un mouvement qui se marque dans tous les domaines de l'art et que Proust, Joyce et Virginia Woolf introduisirent dans le roman après les recherches de William James et de Bergson. C'est avant tout le monologue intérieur qui permet au romancier de substituer à la peinture directe des choses le reflet qu'en conserve le psychisme, et de sauter du temps de l'horloge au temps vécu. Faulkner, cependant, ne saurait se passer de celui-là : il lui rogne les ailes, mais il n'oublie jamais que l'homme, qui se meut dans l'histoire, doit bien en adopter une représentation conventionnelle. Quentin Compson, après avoir brisé sa montre, mesure aux ombres la marche des heures. D'ailleurs, le cadre de The Sound and the Fury, les journées qui en constituent l'armature et pendant lesquelles l'auteur laisse les frères Compson penser, sentir et rêver «tout haut», le châssis même du livre est emprunté à la chronologie. Sans vouloir minimiser l'apport des littératures française et anglo-saxonne, peut-être faut-il signaler, à ce propos, la leçon de Dostoïevski, dont Gide déjà indiquait la hardiesse. Crime et Châtiment abonde en monologues intérieurs «indirects», instantanés de la conscience du héros que l'auteur introduit sans exception par un «se dit-il», «Il se demandait», «pensait-il», etc. Grâce à ces chevilles, Dostoïevski garde jusque dans les moindres détails le contrôle du récit, intention que dénote au reste le choix délibéré de la forme à la troisième personne.
   Raskolnikov pense à cœur ouvert, certes, mais à aucun moment le romancier ne quitte la scène, comme le fera Faulkner dans les trois premiers chapitres de The Sound and the Fury. Lorsque Raskolnikov dit «je», le flux de ses réflexions est rapporté entre guillemets. La mise sous tutelle du personnage s'observe bien dans le passage suivant où Dostoïevski sauvegarde ses prérogatives de metteur en scène, tout en se glissant dans la peau de l'acteur :

Il ne songeait à rien de précis; seules des bribes de pensées, de vagues imaginations désordonnées, des visages de son enfance ou rencontrés une fois par hasard, et auxquels il n'aurait jamais pu songer, lui passaient par l'esprit. C'était le clocher de l'église de V…, le billard d'un café et un officier inconnu, debout devant ce billard. Une odeur de cigare répandue chez un marchand de tabac établi dans un sous-sol, un cabaret, un escalier de service tout noir, couvert d'ordures ménagères et de coquilles d'œuf, un son de cloche dominical. Les objets changeaient continuellement et tournaient autour de lui dans un tourbillon éperdu. Les uns lui plaisaient, il tentait de s'y agripper, mais ils s'effaçaient bien vite, il étouffait un peu… […].

L'essentiel, c'est l'incohérence, la disparité et la discontinuité, la libre association des souvenirs. Détachons-les de l'auteur, escamotons celui-ci plutôt, et nous obtenons, à peu de chose près, le monologue intérieur «direct» de The Sound and the Fury et de As I Lay Dying :

A quarter hour yet. And then I'll not be. The peacefullest words. Peacefullest words. Non fui. Sum. Fui. Non sum. Somewhere I heard bells once. Mississippi or Massachusetts. I was. I am not. Massachusetts or Mississippi. Shreve has a bottle in his trunk. Aren't you even going to open it Mr and Mrs Jason Richmond Compson announce the Three times. Days. Aren't you evengoing to open it marriage of their daughter Candace that liquor teaches you to confuse the means u'ith the end. I am. Drink. I was not. Let us sell Benjy's pasture so that Quentin may go to Harvard and I may knock my bones together and together. I will be dead in. Was it one year Caddy said. […].

Dans les deux cas, on pénètre dans le temps vécu. Mais Faulkner embrouille et amincit à cœur joie les fils qui accrochent la pensée au présent chronologique de l'action, cette minute ou seconde du 2 juin 1910 où meurt Quentin; Dostoïevski, par contre, fixe solidement les réminiscences dans une stricte succession temporelle. L'extrait de Crime et Châtiment se situe aussitôt après qu'est apparu l'inconnu qui traite Raskolnikov d'assassin; en outre, il est spécifié que l'étudiant regagne sa chambre et y reste debout «pendant dix minutes», qu'«enfin» il s'allonge sur son divan et s'abandonne à la rêverie : «Une demi-heure passa ainsi.» Les trente minutes écoulées — entendez : résumées —, on est replongé dans le déroulement chronologique. Le temps romanesque de Dostoïevski prend encore appui sur le temps des montres et des calendriers; ses dérogations aux normes traditionnelles sont négligeables par rapport aux extravagances de The Sound and the Fury. Néanmoins, il semble que le Russe ait eu, bien avant Bergson et Faulkner, l'intuition de la durée pure. En témoigne le recours au soliloque et aux récitants (Le sous-sol, «Douce», etc.). Car faire revivre le passé sur la foi de bavardages et non au moyen des certitudes prodiguées par un auteur omniscient, c'est en affirmer la qualité subjective, souligner qu'il n'existe que vécu, enfermé de mille manières différentes dans les consciences. De plus, rappelons-nous la note laconique, mais si caractéristique, des carnets de Crime et Châtiment :

Qu'est-ce que le temps? Le temps n'existe pas; le temps c'est des chiffres, le temps est le rapport de l'être au non-être.

N'existe, en somme, que l'expérience de l'individu et, par conséquent, que la durée concrète en quoi elle s'organise; quant au non-être — le non-vécu —, la conscience le saisit, le maîtrise tant bien que mal au moyen de l'artifice des dates, par un jeu de siècles, années, jours et heures, bref par des «chiffres». Kirilov, qui a lu l'Apocalypse, ne dit-il pas : «Il est des instants, vous arrivez à des instants où le temps s'arrête soudain et le présent devient éternité. […] Le temps n'est pas un objet […]»? Muichkine, épileptique comme l'auteur, connaît des secondes de vision qui «se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l'émotivité subjective», moments qui valent toute une vie. À remarquer que The Wild Faims décrivent une expérience vaguement comparable — «for that one second or two seconds you were present in space but not in time». Dostoïevski lui-même, en bourrant les journées d'incidents, met en évidence le temps qui lui est propre : un rythme endiablé, saccadé, insouciant des circonvolutions régulières et monotones des aiguilles. Toute intrigue renvoie à une conception du temps et l'étude des structures dostoïevskiennes prouve que l'élève de Balzac, Dickens et Eugène Sue a lancé la philosophie et la narration sur la route qu'allait suivre Faulkner.
   Pourtant que le temps du jeune Faulkner reste loin, malgré tout, de celui de Dostoïevski! Pour le Russe, il est tout simplement : «le milieu extérieur» où s'exerce la liberté du choisissant. Pouillon va même jusqu'à parler d'une «disqualification» du temps. Ni le romancier, ni ses personnages, Raskolnikov excepté, n'y voient un Fatum; le premier ne l'insère pas comme tel dans les rouages de l'intrigue, les autres n'en subissent pas le joug. Dans Sartoris, dans Light in August et Absalom, Absalom!, au contraire, Faulkner jette l'univers entier dans les griffes du destin. Le passé moule le présent, l'avenir est fixé.

 […] old Bayard sat and mused quietly on the tense he had unwittingly used. Was. Fatality; the augury of a man's destiny peeping out at him from the roadside hedge, if he but recognize it […]

[…] Quentin Compson who was stil] too young to deserve yet to be a ghost, but nevertheless having to be one for all that, since he was born and bred in the deep South […]

Seule l'admission de la liberté diminuera l'écart entre les deux hommes, sans que le passé faulknérien voie sa pesanteur se réduire à néant. La formule de The Sound and the Fury, « Non fui. Surn. Fui. Non sum », paraphrasée en ces termes dans «Beyond» (1933) :

[…] what I have been, I am; what I am, I shall be until that instant cornes when 1 am not. And then I shah have never been

retentira encore dans The Wild Palms (1939), «Shall Not Perish» (1943) et même dans Requiem for a Nun (1951) : «The past is never dead. It's not even past.»

 

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