MERCIER ET VOLTAIRE, LA CHRONIQUE D'UN AMOUR DÉCU
par VALÉRIE ANDRÉ
Nulla dies sine linea, telle était la devise de Louis-Sébastien Mercier qui, mieux que tout autre sans doute, méritait l'épithète de polygraphe, voire de graphomane. L'abondance de sa production impressionne ne se désignait-il pas lui-même comme "le premier livrier de France"? , la diversité des genres où il s'est illustré impose le respect(1). Dramaturge et romancier, journaliste et politique, essayiste, chroniqueur, (mauvais) poète parfois et moraliste toujours, l'excentrique Mercier consacra son existence entière à l'écriture. "J'ai fait de la littérature les jouissances et les plaisirs de la vie entière": "Qui sait lire jouit"!(8). L'aveu est sincère et définit en quelques mots "l'épicurisme littéraire" revendiqué par le polygraphe. Très tôt, Mercier se révélera un fou de lecture(9), opposé à l'arbitraire hiérarchie des genres héritée de la poétique d'Aristote et radicalisée par l'esthétique classique. Lassé par le culte de l'antiquité et l'enseignement excessif du latin comme du grec au détriment des langues vivantes(10), il s'inscrit avec force dans la querelle des Anciens et des Modernes en prenant, non sans provocation, le parti des contemporains: Ajouterai-je que je ne puis lire la prose des écrivains du dernier siècle, excepté celle de La Bruyère et de Fénelon, et que Montesquieu, l'Abbé Raynal, Voltaire, Buffon, Jean-Jacques Rousseau, d'Alembert, de Paw, etc. contrebalancent, à eux seuls, dans mon esprit, tout le siècle de Louis XIV qui n'a eu que des poètes, et pas un seul homme qu'on puisse méditer en morale politique? Enfin, la littérature française ne me paraît solide et respectable que par les ouvrages émanés d'elle depuis trente ans(11). Dans cette liste partielle des grands écrivains de son siècle, Mercier associe sans réserve Rousseau, le maître à penser qu'il apprendra à vénérer avec modération en écartant la tentation de l'idolâtrie, corruptrice du jugement, et Voltaire dont la stature imposante ne cessera toute sa vie de le fasciner: "Les trois hommes qui ont de mon temps occupé le plus constamment l'attention des Parisiens causants sont le roi de Prusse, Voltaire, et Jean-Jacques Rousseau"(12). En réalité, la comparaison implicite entre Jean-Jacques et Arouet est constante et, on le verra, la critique portée sur l'un sera souvent fonction de l'engouement pour l'autre: "Rousseau c'est le correctif de Voltaire"(13). Un peu comme on dirait qu'il y a le Diable et le bon Dieu
On conclurait cependant hâtivement à un manichéisme étroit qui opposerait terme à terme les deux hommes et rangerait définitivement Voltaire du côté des "méchants". L'image de ce dernier qui, il faut bien le reconnaître, se ternira au fil des ans, est plurielle et Mercier distingue clairement le Voltaire poète et dramaturge du Voltaire philosophe, le philanthrope avocat des Calas de l'auteur de La Pucelle, le flatteur courtisan assoiffé de reconnaissance mondaine, le chef de la "secte encyclopédique", de l'adversaire du fanatisme et des superstitions
Le Voltaire, pour me servir de l'expression de saint Augustin, était bien l'animal de la gloire; le besoin d'être applaudi était devenu en lui un prurit extravagant. Quel spectacle plus étrange que de voir un vieillard âgé de quatre-vingt-quatre ans agençant des hémistiches, accouplant des rimes, passant ses derniers moments à élaborer une mauvaise tragédie d'Irène, avortant enfin de cet embryon poétique, s'environnant de comédiens, déclamant, se transportant comme un furieux et palpitant de joie ou de colère selon qu'on rendait bien ou mal son vers alexandrin. Quoi! l'expérience de plus de quatre-vingts années aboutissait à la composition d'une tragédie faible et il disputait ce vain laurier, tandis qu'il aurait pu prodiguer les fruits d'une raison profonde et exercée! [ ] Ô l'animal de la gloire! Je fus si frappé de cette expression, lisant saint Augustin, que je l'appliquai au moment même au vieillard qui écartait le sommeil pour rimer à quatre-vingt-quatre ans. (TP, II, chap. MXIV, Impitoyables versificateurs, p. 1486-8.) La conclusion est sans appel: "Il faut être maniaque ou un Voltaire, pour faire des vers français après vingt-huit ans, lorsqu'ils sont si peu lus" (TP, II, chap. DCLVI, "Rime", p. 450). En d'autres termes, "l'apothéose tua le poète" (TP, II, chap. DCVII, Triomphe de Voltaire. Janot, p. 266). Qu'on rapproche le Jules César de Shakespeare de celui de Voltaire; d'un côté l'on voit le peintre, et de l'autre la main tremblante et timide, nivelant des mots harmonieux et qui tombent en cadence. On voit en opposition la Muse libre et la Muse entravée; l'une toute entière (sic) à son sujet, l'autre attentive à ce que dira le parterre(19). Il ne lui pardonne pas, enfin, d'avoir gâché son talent en composant "l'infâme Pucelle" dont les ravages sur les murs contemporaines ne cessent de se faire sentir(20)! À l'heure des Héroïdes (l'une d'entre elles s'intitule Calas sur l'échafaud à ses juges, ne l'oublions pas), Mercier s'essaie encore au genre romanesque et donne, en 1766, une Histoire d'Izerben, poète arabe qui, Léon Béclard le soulignait fort justement, rappelle la manière du conte voltairien. À son corps défendant, l'auteur reste pour une part tributaire des grands modèles comme des formes traditionnelles. L'influence exercée par Voltaire ne l'empêche pas, cependant, de se poser en juge impartial et de souligner les regrettables travers qui nuisent aux qualités du grand homme. Le parallèle entre Voltaire et Rousseau, esquissé dans Izerben (les noms des "protagonistes" en sont absents), sera souvent repris par Mercier qui le fera figurer, entre autres, au tome IV de Mon Bonnet de nuit. La citation en est un peu longue mais elle nous paraît indispensable pour la suite de l'analyse: Le premier, né avec un génie vif, brillant et fécond, après avoir annoncé dès son enfance ce qu'il serait un jour, avait surpassé l'attente de ses concitoyens: nul écrivain avait jamais rassemblé plus de talent. Le second, né avec un génie méditatif, plein de connaissances plus utiles que vastes, avoir attendu pour écrire, que le temps et les réflexions eussent donné à ses idées une assiette inébranlable; il avait débuté par heurter le préjugé de la nation, chez laquelle il écrivait, et bientôt plus hardi à mesure qu'il avançait, il avait attaqué ces deux peuples instruits; en vain on lui reprochait le paradoxe et la singularité, on avait rarement bien combattu. Le poète avait un esprit moins profond, moins fier, moins original, mais plus ingénieux, plus habile à se prêter à tous les tons, et à se plier à tous les genres; il les avait traités d'une façon à faire douter de celui pour lequel il était né. Le philosophe, pensant d'après soi, avait fait son unique étude de l'homme, et des moyens de le rappeler au véritable bonheur, aux murs, à la vertu, et ses intentions avoient toujours été droites et pures. L'un rempli de grâce, de force, de finesse, et surtout d'esprit; mais plus jaloux d'écrire que de ranger ses idées dans un ordre exact, avait indifféremment, ou selon les temps, suivi tous les contraires; ses principes se détruisaient mutuellement, et pour le combattre il ne fallait que l'opposer à lui-même. L'autre doué d'une chaleur permanente, d'une éloquence rapide, sans être absolument méthodique, avait dès les premiers pas posé ses principes, et ses autres écrits n'en étaient que le développement: leur genre de vie offrait aussi un frappant contraste. Celui-là, accoutumé à vivre avec les grands, à les flatter, avait pris les murs de son siècle: ami du luxe, ne mettant aucun frein à son imagination, la suivant avec trop de complaisance, il avait pas assez veillé sur les écarts de sa plume. Celui-ci, élevé dans des murs sévères, se vit pauvre sans en rougir; il voyagea avec fruit, parce qu'il fut malheureux; formé par l'infortune, et rendu plus fier, plus indépendant par elle, il avait pris ce caractère plutôt ferme que bizarre qui ne fait point plier, et ignore l'art de se soumettre; aussi le sentiment qui émanait de son âme, avait quelque chose de tendre et de majestueux. Comme il plaidait la cause de l'humanité! avec quels traits il peignait la vertu! quand le zèle pour la vérité l'emportait trop loin, on admirait encore sa généreuse franchise. Le poète, il est vrai, qui avait acquis une érudition prodigieuse, enfantait beaucoup de pensées hardies et plaisantes, sur lesquelles il ambitionnait le titre de philosophe: mais l'autre, par une vie conforme à ses principes, et par son entier dévouement à la vérité, en méritait seul le nom. Le poète jaloux de toute espèce de rival, à force d'art, était rendu monarque dans la république des lettres; il attirait la vapeur des hommages, et comme le soleil il colorait ces nuages de ses rayons: sensible jusque dans ses moindres ouvrages, la critique même la plus aveugle irritait ses esprits; et tandis qu'il s'emportait contre la satyre, il cherchait à dénigrer des hommes chers à la patrie. Le philosophe exempt de cette vanité misérable, avait un orgueil franc et sincère; sentant sa supériorité, il riait des traits impuissants de ses adversaires, et s'applaudissait du nombre. Enfin l'un, après s'être vu longtemps disputer l'honneur d'être compté parmi les grands hommes, avait réuni, ou plutôt emporté tous les suffrages, et sur un trône d'airain jouissait avec pompe de la gloire la plus grande, et la mieux méritée: l'autre bien moins souple, bien moins adroit, bien moins fin, avait plu par son caractère singulier, ses vertus, son ouvrage, et même son humeur; banni, mais adoré du public; exilé indignement de son pays natal qu'il avait honoré, mais cher à toutes les nations, il avait avec peine trouvé un asile où il put reposer sa tête; mais les acclamations de l'Europe, et le témoignage de son cur pouvaient le consoler; enfin pour acheter le repos, il avait posé cette plume redoutable à ses adversaires(21). Les critiques sont nombreuses, certes, et elles se feront de plus en plus sévères, mais elles n'entament pas encore le prestige du patriarche. Louis-Sébastien s'inscrit sans états d'âme sur la liste des souscripteurs de la statue de Pigalle, heureux de participer à cette célébration collective. Le 30 juillet 1770, il écrivait à Thomas: "Puisque vous voulez bien, monsieur, vous charger de la petite offrande faite au beau génie de notre siècle, je me sens flatté de la voir passer par vos mains. Je m'honore d'être admis au rang de ceux qui lui présentent ce juste hommage. Ce grand homme n'aura pas besoin d'attendre que la postérité sache l'apprécier"(22). Au début de l'année 1763, le Parlement de Bordeaux désigne le jeune homme, âgé de vingt-deux ans à peine, comme régent de cinquième au Collège de la Madeleine. C'est à cette époque qu'il compose ce long discours en deux parties, destiné à un concours de l'Académie. Publié l'année même de sa rédaction, il est repris dans les Éloges et Discours académiques qui ont concouru pour les prix de l'Académie française et de plusieurs autres académies, par l'auteur de l'ouvrage intitulé l'an deux mille quatre cent quarante (Amsterdam, 1776) et dans Mon Bonnet de nuit (Lausanne en réalité Paris , 1785), ouvrage disparate dans lequel l'auteur entendait rassembler une large "collection de ses uvres". Le texte est important et, en dépit d'un lyrisme excessif dû sans doute à l'exaltation juvénile, on peut le considérer avec Léon Béclard comme le "premier écrit où l'âme enthousiaste de Mercier se révèle et déclare sa vocation, le premier acte d'une foi morale qu'il confessera sans relâche, en toute occasion et jusqu'au dernier jour"(27). Une rapide lecture cursive du préambule et de la première partie nous permettra de le montrer. Il existe entre l'univers et toi une relation intime, ou plutôt l'univers est créé pour tes yeux. C'est à toi d'analyser et de peindre ses beautés. Tu seras saisi de respect, d'admiration et d'enthousiasme, lorsque le vulgaire ne sera même pas ému. [ ] Ton amour invincible pour le vrai, pour le bon, te donnera chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de ton âme. (p. 1042). "De tous les écrivains français de la fin du siècle, note pertinemment Didier Masseau à propos de cet extrait, L.-S. Mercier est sans doute celui qui se meut le plus spontanément dans les états limites du songe, cultive déjà l'incertitude de la rêverie ou du rêve éveillé pour renouveler les modes de perception et la vision du monde, soulignant la relation privilégiée qui s'établit entre le génie et l'univers."(31) Totalement porté par son amour de l'humanité, "l'homme de lettres vit libre dans une noble indépendance [
et] goûte des plaisirs délicats, inconnus au vulgaire" (p. 1022). Telle est la thèse de l'opuscule qui tient davantage du credo passionné que du discours argumentatif. Il faut, nouveaux Ulysses, fermer l'oreille au chant des trompeuses sirènes, vous couvrir de votre solitude comme d'une égide impénétrable, fuir le monde pour lui devenir utile, et embrasser la retraite autant par goût que par raison. (p. 1027). Le lyrisme de Mercier l'entraîne et l'exalte, l'homme de lettres apparaît sous sa plume comme une sorte d'ascète philanthrope sacrifié aux railleries et aux persécutions des ignorants. Cette fois encore, l'ombre de Rousseau se profile en filigrane de ce portrait magnifié. Sans jamais le citer, le jeune disciple rend hommage à son maître à penser, à écrire et à vivre. Le tranquille observateur, assis sur la pointe d'un roc qui domine l'Océan, représente le sage, qui d'un lieu élevé regarde les agitations qui troublent les mortels. Les flots de la tempête se brisent à ses pieds: on ne le verra point se livrer à une mer orageuse et incertaine. Comme le philosophe latin, il s'interdira toute forme d'aliénation du corps et de l'esprit, il refusera le compromis(34). Certains, toutefois, faillissent à leur mission et se jettent dans le tourbillon du monde. Ils oublient les impératifs de la raison et se contentent de briller au sein des assemblées. Habiles dans l'art de plaire et de paraître, ils masquent leur absence de génie sous le vernis futile de la conversation agréable et des écrits factices. Le mépris de Mercier pour ces faiseurs dévoyés par le divertissement, au sens pascalien du terme, est immense, c'est celui d'ailleurs dont il accablera Voltaire: Jetez-vous dans le tourbillon, frivoles écrivains, qui pour écrire n'avez pas besoin de penser, vous y perfectionnerez cet esprit léger tout fier d'idées sémillantes; il vous faut un langage brillant qui puisse servir de voile à vos connaissances superficielles; promenez-vous avec la folie, vous n'avez rien à gâter. Mais toi, homme de génie, qui a su méditer, poser des principes, et comme d'un tronc fertile, en suivre toutes les conséquences, toi, qui vois en grand, garde-toi d'asservir tes mâles talents au goût des sociétés: elles corrompraient ton éloquence, tes vues hardies et sublimes (p. 1030). Outre les dangers de la dispersion mondaine et de l'ennui, l'homme de lettres doit encore se défier de la tentation vénale. S'il accepte de laisser stipendier sa plume et de soumettre ses talents aux exigences des grands et des mécènes, s'il prostitue sa Muse, il rejoindra le clan des «auteurs mercenaires et méprisables» qui souillent la littérature moderne. La richesse est un péril et l'indigence un fléau, proclame le polygraphe. Le salut de l'homme de lettres réside dans cette médiocrité dorée qui constitue pour le bourgeois Mercier le seul état enviable. Enfin, le génie se gardera de fréquenter groupuscules et coteries où règne un détestable esprit de corps. On sait en quelle piètre estime l'auteur du Tableau de Paris tenait l'Académie, comme d'ailleurs l'ensemble des institutions littéraires, et c'est elle qu'entre autres il vise sans jamais la nommer. Le discours, rappelons-le, était destiné à un concours de l'Académie La critique touche encore et surtout la "secte encyclopédique", la "synagogue holbachique", le "clan philosophique" qu'il accablera de ses sarcasmes dans l'ensemble des écrits postérieurs et qu'il se contente d'égratigner ici. Car, si Mercier croit fermement à l'existence d'un "corps", d'une "internationale des hommes de lettres" à l'image de la République des Lettres imaginée par les humanistes de la Renaissance, il exècre les rassemblements d'intellectuels dirigés par l'esprit de parti et gouvernés par le culte d'une idole. Surtout quand cette dernière s'appelle Voltaire La suite le montrera clairement. Il vomit les bassesses et les mesquineries, les jalousies auxquelles se livrent bon nombre de ses collègues. La gloire se partage et la postérité seule peut séparer le bon grain de l'ivraie. Aussi exhorte-t-il les gens de lettres à renoncer aux égarements d'un vain orgueil. "Vous, hommes de lettres et dignes de ce nom, les implore-t-il; vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu'au bien public, en la faisant servir à l'orgueil d'immoler un rival; c'est à vous de donner l'exemple de ce généreux désintéressement, de cette impartialité qu'on est en droit d'attendre de vous, et que vous exigeriez pour vous-mêmes." Et de réaffirmer sa foi dans la réunion des talents et du génie: "Oui, hommes de lettres, vous ne formez qu'un corps; vos intérêts sont les mêmes; rendez-vous respectables, l'union seule peut concentrer vos forces: vous serez invincibles, en unissant vos lumières; si vous vous isolez, vous ne serez plus que de faibles ruisseaux, qui se dessécheront d'eux-mêmes, tandis que vous auriez pu former un fleuve vaste, imposant d'un cours majestueux et immortel" (p. 1057). On le voit, Le Bonheur des gens de lettres se donne à lire comme une sorte de catéchisme dans lequel Mercier trace le portrait de l'homme de lettres selon son cur. C'est à l'aune des critères qu'il expose longuement ici, et auxquels il restera fidèle toute sa vie, qu'il porte un jugement de valeurs sur les auteurs passés ou de son temps. Lorsque M. de Voltaire est venu à Paris en 1778, les hommes du grand monde, experts sur ces matières, ont remarqué qu'après une si longue absence de la capitale, l'écrivain renommé avait perdu ce point juste qui détermine l'empressement ou la retenue, l'engouement ou la réflexion, le silence ou la parole, la louange ou le badinage. Il n'était plus d'accord, il montait trop haut, ou descendait trop bas; il avait d'ailleurs une éternelle démangeaison de paraître ingénieux. À chaque phrase, on voyait l'effort, et cet effort dégénérait en manie (TP, I, chapitre CCCXXII, Ton du grand monde, p. 849). Quant à la vénération dont il sera l'objet dans les dernières années de sa vie et après sa mort, elle provoque une sincère irritation, teintée parfois d'ironie amère: "Et pourquoi avoir répété deux fois l'effigie de Voltaire [à la Comédie-Française]? Il est sous le vestibule, il est encore au salon? Ce double emploi a l'air de vouloir peindre sa vanité insatiable et l'envie démesurée qu'il avait de se reproduire." (TP, chapitre CMXXX, Molière, p. 1237). Devenu un bibelot ridicule, il connaît, comme le maître Jean-Jacques, la consécration posthume en se trouvant promu au rang de colifichet: "On place volontiers sur nos cheminées, en petits bustes de bronze ou de plâtre doré, les têtes de Voltaire et de J.-J Rousseau; mais Jeannot et Préville ont obtenu le même honneur, ricane Mercier. La fantaisie de nos sculpteurs célébrise telle ou telle tête. Les bustes des princes trouvent moins d'acheteurs qu'autrefois; on préfère les têtes pensantes". (TP, I, chapitre DCCCXXXVII, Cheminées, p. 991). Et de conclure, prosaïque: "Voltaire mort ayant pris la poste, pour aller se faire enterrer où il pourrait, on l'avait embaumé à la hâte, mais fort mal, quoiqu'il fût le prince des poètes: on avait extrait sa cervelle; elle se voit aujourd'hui dans un bocal d'esprit de vin, chez un apothicaire. Malgré la grande renommée de cette cervelle, il faudrait écrire au bas du bocal: cervelle de Voltaire; car si elle allait se confondre, elle ressemblerait parfaitement à celle du premier imbécile" (TP, II, chapitre MXLIV, Embaumement, p. 1565). On ne peut lui refuser la première, la plus noble, la plus grande des vertus: l'amour de l'humanité. Il a combattu avec chaleur pour les intérêts de l'homme. Il a détesté, il a flétri la persécution, les tyrans de toute espèce. Il a mis sur la scène la morale raisonnée et touchante. Il a peint l'héroïsme sous ses véritables traits.(36) Comme Montesquieu, Rousseau, Mably, Helvétius ou Diderot, Voltaire doit être porté au nombre des "éclaireurs" de la nation dont, hélas, les successeurs tardent à paraître (NP, pp. 889-90, chapitre CCLIII, Gens de lettres). Dans l'essai qu'il consacre à Rousseau ce dernier y apparaît comme l'ancêtre du mouvement girondin auquel Mercier avait adhéré aux côtés du ministre Roland , il écrira encore: "Voltaire cependant fut le bienfaiteur de la raison humaine, l'ennemi triomphant du fanatisme, le restaurateur de l'innocence opprimée, et le protecteur ardent d'une foule de malheureux! Un petit résumé des injures prodiguées à cet écrivain illustre consolerait sans doute de l'ingratitude des hommes ceux qui se dévouent à les éclairer [
]" (De Jean-Jacques Rousseau [
], p. 256-8). Né à Paris, ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la capitale. Il l'avait principalement en vue lorsqu'il écrivait; en composant, il regardait l'Académie française, où étaient ses prôneurs, le parterre de la Comédie, le café de Procope, et un cercle de jeunes mousquetaires; il n'a guère eu d'autres points de vue. Les nations étrangères n'existaient presque pas pour lui (TP, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1440). Ce parisianisme de mauvais aloi doublé d'un francocentrisme exaspérant traduit l'absence de profondeur, la superficialité de l'écriture voltairienne dont le style est aussitôt assimilé au clinquant des bijoux exposés par les boutiquiers du Pont-Neuf(37)! Heureux d'avoir réussi à se frayer un chemin dans le monde des Grands, fût-ce au prix d'une humiliante bastonnade, le fils du notaire Arouet est rapidement devenu le caudataire obséquieux des favorites et des ministres d'État, le flagorneur des puissants et des têtes couronnées: Voltaire a loué pendant cinquante ans l'homme le plus immoral du siècle, le duc de Richelieu; il a fait des vers pour la Pompadour, pour la Du Barry, pour toutes les princesses et leurs femmes de chambres, et pour les ministres en place. Exerçant un despotisme littéraire, analogue à son ardente jalousie contre toute espèce de succès, il adulait tout ce qui était vil et rampant, pour en être encensé [ ]. Le Siècle de Louis XIV, le Siècle de Louis XV, le Panégyrique de celui-ci, tout prouve qu'il fut un adulateur constant, non de la royauté, mais, ce qui est bien différent, des rois (NP, chapitre CCXLVII, Panthéonisé, p. 872-3). L'intérêt personnel fait taire en lui le sens politique le plus élémentaire, l'historiographe royal se confond avec l'hagiographe docile: "Les puissances de la terre lui en imposaient au fond de son cabinet; sa plume mollissait, et les noms de roi, de souverain, de ministre surtout, lui inspiraient des idées extraordinairement fausses. Tout ce qu'il a écrit dans l'histoire est infesté d'un vice radical, de l'ignorance absolue où il était des grands et véritables principes politiques" (TP, I, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1441). Mercier, il est vrai, partageait les réserves de Jean-Jacques envers la science historique, cet "égout des forfaits du genre humain", mais dans le cas bien précis de Voltaire, c'est surtout sa dérive opportuniste qu'il met en accusation: Voltaire n'a-t-il pas fait son siècle de Louis XV à peu près comme le statuaire de la place des Victoires a fondu la figure de ce monarque? c'est un poème épique en prose; c'est une extase ridicule devant la main libérale qui payait des artistes, des poètes, des peintres, des architectes, etc. c'est-à-dire, les décorations mensongères qui voilèrent la monstruosité de son règne; [ ] Comme les rois sont opulents, je suis persuadé que tous les historiens adulateurs aiment beaucoup l'argent, et qu'ils ressemblent tous plus ou moins à cet avare qui, par un mouvement involontaire, ne passait jamais devant le trésor royal sans ôter son chapeau (De Jean-Jacques Rousseau [ ], II, p. 197-8). La vénalité est sur de la flatterie et le Voltaire propriétaire, rentier, est lui aussi touché par l'anathème: Quelle différence de cultiver les lettres, comme M. de Voltaire, avec cent mille livres de rentes (ce qui ne laisse pas que de faire des partisans), ou d'avoir à combattre les plus pressants besoins et de retomber incessamment sur ses propres infortunes, lorsqu'on devrait jouir d'un esprit libre, dégagé de toute inquiétude, pour mieux s'abandonner, et tout entier, à la méditation de son art! Voltaire, au lieu de se moquer amèrement, dans Le Pauvre Diable, des auteurs indigents, aurait mieux fait de les soulager d'une partie de sa fortune. Était-ce à lui de tirer vanité, à l'exemple des sots, de ces présents du hasard? (TP, II, chapitre CMXXXVIII, Misère des auteurs, p. 1260-1). L'absence de commisération envers les auteurs démunis qui forment la bohème littéraire(38) trahit le cynisme du "bouffon Voltaire" dont le visage "qui tenait beaucoup de la famille du grand singe" ne se départait jamais d'un "éternel sourire sardonique"(39). Sa méchanceté envers ses semblables (et Mercier songe bien sûr davantage à Rousseau qu'à Lefranc de Pompignan et autres Nonotte) est incompatible avec la république des Lettres. Il est contre le bon sens et contre toute vérité de vouloir attribuer à Voltaire la grande révolution qui étonne aujourd'hui les plus hardis penseurs de l'Europe. Voltaire était encroûté de tous les préjugés aristocratiques; grands, noblesse, naissance, dignités, pensions, luxe, académies, etc., il adorait tout cela, et Louis XIV à leur tête; le peuple n'était pour lui que le parterre de la comédie française. Il s'imaginait que les trônes des souverains de l'Europe étaient incrustés au globe ainsi que le mont Athos.(41) Voltaire républicain? Allons donc! "Qu'on me cite de lui une seule page où respire une âme vraiment républicaine!", lance le girondin, avant de conclure: "si l'on eût dit à Voltaire que le gouvernement français deviendrait bientôt une démocratie royale, l'auteur de la Pucelle n'aurait pas même conçu l'association de ces deux mots si éloignés; il eût regimbé contre cette grande vérité, ainsi que sur son expression caractéristique"(42). Je répondrai à l'objection qui m'a été faite que j'avais fait plusieurs fois l'éloge de Voltaire; oui, d'abord avant qu'il eût publié tout le rabâchage anti-philosophique qui a déshonoré sa vieillesse; ensuite, à cinquante ans on lit différemment qu'à trente; mais je le répéterai, cet auteur dans sa longue vie n'a jamais eu [ ] que de 18 à 22 années; il convient donc à tous les lecteurs de cet âge; il se fera lire du très grand nombre; et voilà le mal. Les livres sévères ne sont jamais lus ainsi(44). Et de répéter, péremptoire: Or, laissons là pour toujours ce Voltaire, cette idole creuse d'un peuple fou; l'anonyme ne me comprendrait peut-être pas, si je lui disais qu'il n'y point de grand homme sans murs. Sa plume avait des murs infâmes; mes témoins sont tout prêts: la guerre de Genève, le pauvre Diable, trente libelles indécents et furieux; et non, il n' y a aura point de république en France, ou on l'enlèvera un jour du Panthéon avec ignominie, car ses écrits ont putréfié la génération actuelle; les Égyptiens avaient deux langues; Voltaire était tout entier dans le dictionnaire de Bayle qui n'a causé aucun ravage; qu'il ait été poète, comme Vestris est danseur, on n'en veut point à ses beaux vers; mais les murs d'un peuple! Voltaire fut le précurseur de Chaumette, rien de plus(45). Dans la bouche de Mercier, l'accusation est terrible. Ennemi acharné de la Gironde, l'impie Chaumette symbolise à ses yeux les dérives de la Terreur, la perversion incontrôlable du mouvement révolutionnaire. Paradoxe étonnant, Louis-Ambroise de Bonald, l'un des principaux représentants de la pensée contre-révolutionnaire, ne dira rien d'autre lorsqu'il comparera les intellectuels à des enfants qui "dans leurs jeux imprudents, tranquilles sur les dangers qu'ils ne soupçonnent même pas, s'amusent à tirer des feux d'artifice dans un magasin de poudre"(46), et qu'il accusera Voltaire d'avoir involontairement préparé la Révolution par son absence de morale et son esprit sacrilège. Mercier serait-il, en fin de compte, un adversaire des Lumières, ce qu'il est convenu d'appeler un "antiphilosophe"? Certains textes d'une rare violence pourraient inciter le lecteur rapide à souscrire à une telle hypothèse, mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes. Disciple de Rousseau, proche du Diderot dramaturge, admirateur sincère de la pensée de Montesquieu, Mercier n'est pas un adversaire de la philosophie mais du philosophisme à la mode dans les dernières décennies du XVIIIe siècle: L'amalgame des doctrines de Rousseau, Voltaire, Helvétius, Boulanger, Diderot, avait formé une espèce de pâte (que l'on me pardonne cette expression) que les esprits ordinaires ne pouvaient digérer, et qui leur devint nuisible. Les vieux principes ridiculisés, on les nia, on les abandonna. On fit plus: une foule d'étourdis enchérissant sur les esprits forts substituèrent le système de l'athéisme et de la licence à des idées philosophiques. Le philosophisme dut son origine à ces livres mal lus, mal compris, mal entendus, tant il est difficile de faire descendre certaines vérités parmi une génération qui n'y est pas disposée. Livrés sans mode d'emploi à des esprits incapables de bien les entendre, les textes de ces grands hommes ont aussitôt été défigurés, interprétés de façon anarchique et érigés en pernicieux systèmes. De là s'en sont suivis les pires outrances, les débordements sanguinaires, le règne des extrémistes: Des émanations contagieuses sortirent de ces doctrines modernes. Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Lequinio, Babeuf, Antonelle, se croyaient des philosophes. L'ignorance engendre la barbarie, mais un demi-savoir fait pire encore; il fait circuler une foule d'erreurs dans toutes les veines du corps politique; il fait au nom de l'humanité toutes sortes de maux à l'humanité. Tout bouleverser et faire ensuite, les théologiens n'ont-ils pas pris ces extravagances pour des principes politiques? Ah! nous le répétons, si les ombres de ces grands hommes avaient pu soulever la tombe qui les couvre, en voyant de tels interprètes, ils auraient dit: Pourquoi avons-nous écrit, pour avoir pour commentateurs des babouvistes? De quels étonnements ne fus-je pas frappé en entendant les Parisiens justifier tous les écarts de l'imagination par de prétendus passages horriblement défigurés! Trahis par de mauvais exégètes, les philosophes des Lumières ont participé, à leur corps défendant, à la corruption de la Révolution de France: Ce fanatisme nouveau, et que les successeurs de Babeuf voudraient rallumer, creusa le lit à ce fleuve de sang qui a traversé la révolution française; et c'est ce qui m'a fait regarder Voltaire et Helvétius d'un tout autre il que je ne les avais considérés jusqu'alors (NP, chapitre XLIX, Philosophisme, p. 242-3). Pour avoir été imprudents, les philosophes ne sont pas pour autant responsables des gauchissements infligés à leur réflexion par les dangereux séides de Robespierre
Soit! Mais Voltaire, lui, est coupable, coupable de s'être laissé aduler par les membres de la "secte encyclopédique", coupable d'avoir précipité la chute de la religion en affichant des murs infâmes, dans sa vie comme dans ses écrits. Pour Louis-Sébastien qui subordonnait la critique littéraire à la critique morale, le verdict est sans appel! Ils marchaient presque tous sous l'étendard de Voltaire; ils répétaient ses phrases comme celles de l'Oracle; c'était à qui déclamerait contre la religion chrétienne. Toutes leurs lettres finissaient comme celles du maître incrédule, par ce mot de passe: écrasez l'infâme. D'Alembert était au comble de la joie, lorsque dans de petites phrases entortillées il avait lancé quelques sarcasmes contre les prêtres, contre le culte. Marmontel fut presque un autre Calvin pour quelques chapitres de son Bélisaire Tous les académiciens enfin attaquaient sourdement et le clergé, et l'autel, et même la cour, excepté les grands seigneurs qui leur donnaient à dîner. [ ] Jamais bassesse inhérente au bel esprit ne fut plus caractérisée que dans cette compagnie composée de louangeurs intrépides et de détracteurs impudents, selon les personnes, les temps et les lieux. Ils étaient à cent mille verges du génie, de l'invention et de l'éloquence; et avec leurs vers et leurs discours académiques ils tendaient à nous faire retomber en enfance, si quelques satiriques vigoureux ne les eussent relevés du péché de vanité et de vanité honteuse, en frondant leurs absurdes prétentions. [ ] Apres la révolution, ces mêmes hommes qui aiguisaient incessamment des épigrammes peureuses contre la tiare, la mitre, le rabat et la calotte s'avisèrent de nous parler de la religion de nos Pères: écoliers de Voltaire, leur bouche familiarisée avec ses blasphèmes parla des choses saintes, et crut pouvoir transformer la tribune en une chaire évangélique(48). La fatuité du Dieu Voltaire est sans limite, reprend Mercier. Jaloux de sa gloire au point de la vouloir sans partage, il s'est toute sa vie posé en adversaire de Jésus. Dans le chef du moraliste, le combat qui oppose Voltaire au christ, "c'est la révolte de Lucifer qui se rejoue", commente Enrico Rufi(49): Voltaire en voulait personnellement à Jésus: l'insensé! C'est que l'orgueil le domina toute sa vie; c'est qu'il croyait que ce nom, qui remplissait l'univers, était un obstacle ou un vol fait à sa réputation. D'ailleurs, comme il n'avait pas rougi de mettre à contribution le vice et la vertu dans ses écrits, afin de s'emparer de tous les lecteurs, la morale sublime de Jésus ne pouvait que l'inquiéter; mais son nom périra, tandis que le nom auguste, adoré dans les quatre parties du monde, sera toujours le signal de la charité, de la bonté, de l'humilité, de ces vertus humaines qui nous élaborent et nous perfectionnent pour l'immortalité(50). Cette fois, la prévention de Mercier contre le pourfendeur de l'infâme l'entraîne trop loin et l'accusation relève sinon de la mauvaise foi, du moins d'une singulière incompréhension du discours voltairien. "Le refus de l'Incarnation domine tout ce que Voltaire écrit de Jésus. Il en a dit beaucoup de mal et assez de bien", remarque René Pomeau(51). L'ambivalence de la figure christique, ou plus exactement de la personne de Jésus elle-même Voltaire respecte l'individu mais rejette l'image de Jésus fabriquée par les disciples, les Pères de l'Église et les fidèles fait de lui un ennemi ou un allié, mais qu'il apparaisse fripon ou philosophe, Jésus reste, pour Voltaire, un être humain à part entière. Par ce refus de la divinisation du christ, l'écrivain s'inscrit dans un courant de pensée caractéristique de son siècle. Contrairement à ce qu'affirme Mercier, l'image du christ n'est donc pas systématiquement négative dans l'uvre de Voltaire, elle se modifie au fil du temps et s'adapte aux propos de l'auteur. Jésus apparaît tantôt comme un juif "issu de la lie du peuple", tantôt comme une sorte de "Socrate rustique", frère de tous les philosophes. Par cette dernière association, Voltaire rejoint le Rousseau des Lettres écrites de la Montagne et de La Profession de foi du Vicaire savoyard. Mercier détestait-il Voltaire? À l'issue de ce rapide survol de son uvre, la question reste problématique, à l'image même de cet écrivain marginal ennemi du compromis. Son antipathie pour Arouet est fort compréhensible, analysait finement Léon Béclard. "Le tour d'esprit de l'impitoyable railleur, l'ordre d'idées où il se complaisait, son étroit attachement aux formes littéraires du passé et sa résistance désespérée à toute innovation en ce genre devaient heurter dans ce cur plein de rébellion et de gravité les convictions et les préférences les plus chères. Mais, d'autre part, tant de gloire acquise à défendre la tolérance philosophique et la pensée libre le touchait aussi à l'endroit le plus sensible. Et puis enfin, Voltaire était Voltaire, un incomparable séducteur d'hommes, fait entre tous pour fasciner un jeune enthousiaste, étourdir ses objections et lui ôter le sang-froid, l'envie de discuter"(54). Le jeune enthousiaste ne discuta pas, sans doute, l'homme d'âge mûr, quant à lui, ne se fit pas prier. La rage avec laquelle il s'emporte encore, à plus de soixante ans, contre «l'animal de la gloire» laisse paraître, bien plus que de la haine, une incicatrisable déception, le regret amer d'un amoureux déçu d'avoir manqué le rendez-vous d'une vie. Jusque dans les reproches dont il l'accable, on ne peut s'empêcher de déceler l'incroyable fascination que le vieil auteur continue d'exercer sur celui qui, jadis, lisait ses tragédies avec admiration et respect, en espérant sans doute atteindre un jour à la même renommée. Comment expliquer autrement ces quelques lignes, substituées à l'autodafé des uvres de Voltaire dans L'an 2440? En vérité, l'antiquité n'a rien produit de tel, la variété prodigieuse de ses talents en fait sûrement un homme à part; [ ] Outre la gloire littéraire, l'humanité lui doit une couronne [ ]. Il était trop grand pour ne pas exciter les viles fureurs de l'envie; [ ] mais ses adversaires ont été presque tous des sots, qui n'ont même pas su l'attaquer avantageusement: vainqueur de leur haine, son nom était de mon temps le plus beau qui fut en Europe; en effet quel Roi, quel guerrier, quel magistrat, quel écrivain, quel homme enfin dans son genre, pouvait offrir une tête rayonnante comme la sienne, de soixante années de gloire(55). Repentir de plume? Remords d'écrivain? Plus vraisemblablement est-on autorisé à lire cette "révision" romanesque comme l'expression sincère des sentiments de Mercier pour un Voltaire rêvé qu'il ne pouvait rencontrer que dans son utopie.
1. On trouvera la liste exhaustive des uvres de Mercier dans l'excellent ouvrage d'E. Rufi, Louis-Sébastien Mercier, coll. "Bibliographie des Ecrivains français", s.l., Memini, 1996. Dans la suite de cette étude, on utilisera les abréviations suivantes: TP (Tableau de Paris), NP (Le Nouveau Paris), BN (Mon Bonnet de nuit) pour désigner l'édition des textes publiée par J.-C. Bonnet au Mercure de France. Copyright © Valérie André |