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MERCIER ET VOLTAIRE, LA CHRONIQUE D'UN AMOUR DÉCU

Nulla dies sine linea, telle était la devise de Louis-Sébastien Mercier qui, mieux que tout autre sans doute, méritait l'épithète de polygraphe, voire de graphomane. L'abondance de sa production impressionne – ne se désignait-il pas lui-même comme "le premier livrier de France"? –, la diversité des genres où il s'est illustré impose le respect(1). Dramaturge et romancier, journaliste et politique, essayiste, chroniqueur, (mauvais) poète parfois et moraliste toujours, l'excentrique Mercier consacra son existence entière à l'écriture.
   La fragmentation et le discontinu caractéristiques de ses ouvrages les plus connus (le Tableau de Paris, le Nouveau Paris, Mon Bonnet de nuit, la Néologie, etc.) désarçonnent souvent le lecteur qui chercherait une unité formelle à cet univers singulier. Et pourtant, plusieurs fils rouges traversent l'œuvre de Mercier, en assurent la cohérence et traduisent ses obsessions. La réflexion sur le statut de l'homme de lettres, présente dès les écrits de jeunesse, fait partie des leitmotive qui structurent sa pensée et peut, à bien des égards, être considérée comme le moteur même de sa vocation d'écrivain.
   Peu enclin à la modération, il expose avec passion les principes qui le guident et porte sur ses confrères en littérature, décédés ou contemporains, un jugement tributaire de ses convictions idéologiques et esthétiques. Iconoclaste, il n'hésite pas à rompre avec la tradition, à se désolidariser des concerts de louanges qui accompagnent les noms célèbres (la critique de Racine et de Boileau en est un bel exemple(2)), à dénoncer les impostures des modes littéraires: "On peut être insurgent en littérature à son gré, et pousser la licence jusqu'à se rendre criminel de lèse-majesté racinienne; car si l'on n'est pas libre au sein de la république des lettres, où le sera-t-on?", proclamait-il(3). Comment un pareil homme eût-il pu rester muet sur les ténors de son siècle? Il ne cache pas son attachement à Diderot(4) ni son admiration pour Rousseau, à qui il consacra un long essai et dont il édita les œuvres en collaboration avec l'abbé Brizard(5), il ne dissimule pas non plus sa profonde antipathie pour Voltaire.
   Le rapport de Mercier à Rousseau est trop connu pour qu'on y revienne ici(6). En revanche, la relation complexe qu'il entretient avec Voltaire nous paraît mériter un examen approfondi et un nouvel éclairage. Se bornant le plus souvent à constater la mésestime dans laquelle Louis-Sébastien tenait son illustre aîné(7), la critique a jusqu'ici accordé peu de place, en effet, à la présence récurrente, voire obsédante, du patriarche de Ferney dans l'ensemble de la production merciérienne. Les références à Voltaire sont innombrables, allant de la simple allusion à la citation exemplative – il affiche une admirable connaissance de l'œuvre, en particulier du théâtre –, du discours critique "objectivement" construit à la louange ou à l'invective. Une fois rassemblés, ces instantanés éparpillés feuille après feuille pendant près de cinquante ans façonnent un portrait contrasté de cette figure emblématique de la France des Lumières, que nous allons nous efforcer de restituer ici dans toutes ses nuances.

"J'ai fait de la littérature les jouissances et les plaisirs de la vie entière": "Qui sait lire jouit"!(8). L'aveu est sincère et définit en quelques mots "l'épicurisme littéraire" revendiqué par le polygraphe. Très tôt, Mercier se révélera un fou de lecture(9), opposé à l'arbitraire hiérarchie des genres héritée de la poétique d'Aristote et radicalisée par l'esthétique classique. Lassé par le culte de l'antiquité et l'enseignement excessif du latin comme du grec au détriment des langues vivantes(10), il s'inscrit avec force dans la querelle des Anciens et des Modernes en prenant, non sans provocation, le parti des contemporains:

Ajouterai-je que je ne puis lire la prose des écrivains du dernier siècle, excepté celle de La Bruyère et de Fénelon, et que Montesquieu, l'Abbé Raynal, Voltaire, Buffon, Jean-Jacques Rousseau, d'Alembert, de Paw, etc. contrebalancent, à eux seuls, dans mon esprit, tout le siècle de Louis XIV qui n'a eu que des poètes, et pas un seul homme qu'on puisse méditer en morale politique? Enfin, la littérature française ne me paraît solide et respectable que par les ouvrages émanés d'elle depuis trente ans(11).

Dans cette liste partielle des grands écrivains de son siècle, Mercier associe sans réserve Rousseau, le maître à penser qu'il apprendra à vénérer avec modération en écartant la tentation de l'idolâtrie, corruptrice du jugement, et Voltaire dont la stature imposante ne cessera toute sa vie de le fasciner: "Les trois hommes qui ont de mon temps occupé le plus constamment l'attention des Parisiens causants sont le roi de Prusse, Voltaire, et Jean-Jacques Rousseau"(12). En réalité, la comparaison implicite entre Jean-Jacques et Arouet est constante et, on le verra, la critique portée sur l'un sera souvent fonction de l'engouement pour l'autre: "Rousseau c'est le correctif de Voltaire"(13). Un peu comme on dirait qu'il y a le Diable et le bon Dieu… On conclurait cependant hâtivement à un manichéisme étroit qui opposerait terme à terme les deux hommes et rangerait définitivement Voltaire du côté des "méchants". L'image de ce dernier qui, il faut bien le reconnaître, se ternira au fil des ans, est plurielle et Mercier distingue clairement le Voltaire poète et dramaturge du Voltaire philosophe, le philanthrope avocat des Calas de l'auteur de La Pucelle, le flatteur courtisan assoiffé de reconnaissance mondaine, le chef de la "secte encyclopédique", de l'adversaire du fanatisme et des superstitions…
   Désireux de rompre avec le culte de l'imitation des anciens, Mercier se montra toute sa carrière un défenseur acharné de l'originalité ("l'auteur qui imite perd le talent qu'il a reçu de la nature et conspire contre l'art au lieu de le servir", Réponse à M. de La Harpe, Journal de Paris, 9 juin 1778), de la supériorité de la prose sur le vers(14). Péché de jeunesse, sans doute, ses premières œuvres sacrifient cependant à la mode: les quelques héroïdes composées dans les années 1760 se révèlent de piètres pièces de vers, l'écrivain débutant donne dans les discours destinés à l'Académie. Peut-être son admiration pour le Voltaire poète est-elle née à cette époque de tâtonnements littéraires… Quoi qu'il en soit, son jugement restera inchangé et, jusqu'au bout, il verra en Voltaire "le plus grand poète des Français"(15). "Son vers part et s'élance, il semble naître tout formé, il ne paraît pas sortir d'un moule", s'exclame le liseur enthousiaste(16), "Celui qui est né pour écrire, vif, étincelant, rapide, au-dessus des règles, jette du même trait de plume et son idée et le plaisir dans l'âme du lecteur. Voilà Voltaire: c'est un cerf qui parcourt le champ de la littérature, et ses prétendus imitateurs, ses froids copistes, tels que la H[arpe] et autres auteurs congelés, sont des tortues rampantes"(17). Qu'on se le tienne pour dit!
   Il ne faudrait toutefois pas se méprendre. S'il rend hommage au Voltaire épique, à l'auteur de La Henriade et des grandes tragédies, Mercier condamne sans égards le rimailleur courtisan qui prostitua la muse aux Pompadour, du Barry et autres Richelieu(18), il stigmatise le poète vieillissant, "l'animal de la gloire" atteint de métromanie:

Le Voltaire, pour me servir de l'expression de saint Augustin, était bien l'animal de la gloire; le besoin d'être applaudi était devenu en lui un prurit extravagant. Quel spectacle plus étrange que de voir un vieillard âgé de quatre-vingt-quatre ans agençant des hémistiches, accouplant des rimes, passant ses derniers moments à élaborer une mauvaise tragédie d'Irène, avortant enfin de cet embryon poétique, s'environnant de comédiens, déclamant, se transportant comme un furieux et palpitant de joie ou de colère selon qu'on rendait bien ou mal son vers alexandrin. Quoi! l'expérience de plus de quatre-vingts années aboutissait à la composition d'une tragédie faible et il disputait ce vain laurier, tandis qu'il aurait pu prodiguer les fruits d'une raison profonde et exercée! […] Ô l'animal de la gloire! Je fus si frappé de cette expression, lisant saint Augustin, que je l'appliquai au moment même au vieillard qui écartait le sommeil pour rimer à quatre-vingt-quatre ans. (TP, II, chap. MXIV, Impitoyables versificateurs, p. 1486-8.)

La conclusion est sans appel: "Il faut être maniaque ou un Voltaire, pour faire des vers français après vingt-huit ans, lorsqu'ils sont si peu lus" (TP, II, chap. DCLVI, "Rime", p. 450). En d'autres termes, "l'apothéose tua le poète" (TP, II, chap. DCVII, Triomphe de Voltaire. Janot, p. 266).
   Mercier n'est guère plus tendre avec le contempteur de Shakespeare. Que Voltaire ose s'attaquer au poète anglais, qu'il réécrive ses tragédies, il perd aussitôt ses attributs de "cerf" élégant et d'aède pour devenir un pâle imitateur, dépourvu de génie et vendu aux exigences d'un public au goût factice:

Qu'on rapproche le Jules César de Shakespeare de celui de Voltaire; d'un côté l'on voit le peintre, et de l'autre la main tremblante et timide, nivelant des mots harmonieux et qui tombent en cadence. On voit en opposition la Muse libre et la Muse entravée; l'une toute entière (sic) à son sujet, l'autre attentive à ce que dira le parterre(19).

Il ne lui pardonne pas, enfin, d'avoir gâché son talent en composant "l'infâme Pucelle" dont les ravages sur les mœurs contemporaines ne cessent de se faire sentir(20)!

À l'heure des Héroïdes (l'une d'entre elles s'intitule Calas sur l'échafaud à ses juges, ne l'oublions pas), Mercier s'essaie encore au genre romanesque et donne, en 1766, une Histoire d'Izerben, poète arabe qui, Léon Béclard le soulignait fort justement, rappelle la manière du conte voltairien. À son corps défendant, l'auteur reste pour une part tributaire des grands modèles comme des formes traditionnelles. L'influence exercée par Voltaire ne l'empêche pas, cependant, de se poser en juge impartial et de souligner les regrettables travers qui nuisent aux qualités du grand homme. Le parallèle entre Voltaire et Rousseau, esquissé dans Izerben (les noms des "protagonistes" en sont absents), sera souvent repris par Mercier qui le fera figurer, entre autres, au tome IV de Mon Bonnet de nuit. La citation en est un peu longue mais elle nous paraît indispensable pour la suite de l'analyse:

Le premier, né avec un génie vif, brillant et fécond, après avoir annoncé dès son enfance ce qu'il serait un jour, avait surpassé l'attente de ses concitoyens: nul écrivain avait jamais rassemblé plus de talent. Le second, né avec un génie méditatif, plein de connaissances plus utiles que vastes, avoir attendu pour écrire, que le temps et les réflexions eussent donné à ses idées une assiette inébranlable; il avait débuté par heurter le préjugé de la nation, chez laquelle il écrivait, et bientôt plus hardi à mesure qu'il avançait, il avait attaqué ces deux peuples instruits; en vain on lui reprochait le paradoxe et la singularité, on avait rarement bien combattu. Le poète avait un esprit moins profond, moins fier, moins original, mais plus ingénieux, plus habile à se prêter à tous les tons, et à se plier à tous les genres; il les avait traités d'une façon à faire douter de celui pour lequel il était né. Le philosophe, pensant d'après soi, avait fait son unique étude de l'homme, et des moyens de le rappeler au véritable bonheur, aux mœurs, à la vertu, et ses intentions avoient toujours été droites et pures. L'un rempli de grâce, de force, de finesse, et surtout d'esprit; mais plus jaloux d'écrire que de ranger ses idées dans un ordre exact, avait indifféremment, ou selon les temps, suivi tous les contraires; ses principes se détruisaient mutuellement, et pour le combattre il ne fallait que l'opposer à lui-même. L'autre doué d'une chaleur permanente, d'une éloquence rapide, sans être absolument méthodique, avait dès les premiers pas posé ses principes, et ses autres écrits n'en étaient que le développement: leur genre de vie offrait aussi un frappant contraste. Celui-là, accoutumé à vivre avec les grands, à les flatter, avait pris les mœurs de son siècle: ami du luxe, ne mettant aucun frein à son imagination, la suivant avec trop de complaisance, il avait pas assez veillé sur les écarts de sa plume. Celui-ci, élevé dans des mœurs sévères, se vit pauvre sans en rougir; il voyagea avec fruit, parce qu'il fut malheureux; formé par l'infortune, et rendu plus fier, plus indépendant par elle, il avait pris ce caractère plutôt ferme que bizarre qui ne fait point plier, et ignore l'art de se soumettre; aussi le sentiment qui émanait de son âme, avait quelque chose de tendre et de majestueux. Comme il plaidait la cause de l'humanité! avec quels traits il peignait la vertu! quand le zèle pour la vérité l'emportait trop loin, on admirait encore sa généreuse franchise. Le poète, il est vrai, qui avait acquis une érudition prodigieuse, enfantait beaucoup de pensées hardies et plaisantes, sur lesquelles il ambitionnait le titre de philosophe: mais l'autre, par une vie conforme à ses principes, et par son entier dévouement à la vérité, en méritait seul le nom. Le poète jaloux de toute espèce de rival, à force d'art, était rendu monarque dans la république des lettres; il attirait la vapeur des hommages, et comme le soleil il colorait ces nuages de ses rayons: sensible jusque dans ses moindres ouvrages, la critique même la plus aveugle irritait ses esprits; et tandis qu'il s'emportait contre la satyre, il cherchait à dénigrer des hommes chers à la patrie. Le philosophe exempt de cette vanité misérable, avait un orgueil franc et sincère; sentant sa supériorité, il riait des traits impuissants de ses adversaires, et s'applaudissait du nombre. Enfin l'un, après s'être vu longtemps disputer l'honneur d'être compté parmi les grands hommes, avait réuni, ou plutôt emporté tous les suffrages, et sur un trône d'airain jouissait avec pompe de la gloire la plus grande, et la mieux méritée: l'autre bien moins souple, bien moins adroit, bien moins fin, avait plu par son caractère singulier, ses vertus, son ouvrage, et même son humeur; banni, mais adoré du public; exilé indignement de son pays natal qu'il avait honoré, mais cher à toutes les nations, il avait avec peine trouvé un asile où il put reposer sa tête; mais les acclamations de l'Europe, et le témoignage de son cœur pouvaient le consoler; enfin pour acheter le repos, il avait posé cette plume redoutable à ses adversaires(21).

Les critiques sont nombreuses, certes, et elles se feront de plus en plus sévères, mais elles n'entament pas encore le prestige du patriarche. Louis-Sébastien s'inscrit sans états d'âme sur la liste des souscripteurs de la statue de Pigalle, heureux de participer à cette célébration collective. Le 30 juillet 1770, il écrivait à Thomas: "Puisque vous voulez bien, monsieur, vous charger de la petite offrande faite au beau génie de notre siècle, je me sens flatté de la voir passer par vos mains. Je m'honore d'être admis au rang de ceux qui lui présentent ce juste hommage. Ce grand homme n'aura pas besoin d'attendre que la postérité sache l'apprécier"(22).
   Mercier était-il versatile au point de renier par la suite ces phrases laudatives? Les compliments se font rares en effet sous la plume de l'auteur du Tableau de Paris et, à l'exception de quelques textes (notamment de L'An 2440 dans l'étonnante édition de 1776(23)) où il vante la beauté de son théâtre(24) et salue en lui le vainqueur du fanatisme, Voltaire apparaît désormais le plus souvent comme une momie grimaçante, assotée par l'idolâtrie de ses disciples et du public. "Se croire un personnage est fort commun en France […] C'est proprement le mal français. La sotte vanité nous est particulière", avait enseigné La Fontaine(25). Voltaire n'en était point exempt, c'était là son moindre défaut aux yeux du moraliste pour qui "homme de lettres" et "homme du monde" se révélaient de parfaits antonymes. Le portrait de Voltaire qui se dessine dans l'œuvre de Mercier est presque entièrement conditionné par cette opposition fondamentale. L'"animal de la gloire" ne correspondait en rien à cette conception idéalisée de l'Écrivain dont il ne se départirait jamais et qu'il avait si bien définie dans une œuvre de jeunesse, éloquemment intitulée: Le bonheur des gens de lettres(26).

Au début de l'année 1763, le Parlement de Bordeaux désigne le jeune homme, âgé de vingt-deux ans à peine, comme régent de cinquième au Collège de la Madeleine. C'est à cette époque qu'il compose ce long discours en deux parties, destiné à un concours de l'Académie. Publié l'année même de sa rédaction, il est repris dans les Éloges et Discours académiques qui ont concouru pour les prix de l'Académie française et de plusieurs autres académies, par l'auteur de l'ouvrage intitulé l'an deux mille quatre cent quarante (Amsterdam, 1776) et dans Mon Bonnet de nuit (Lausanne – en réalité Paris –, 1785), ouvrage disparate dans lequel l'auteur entendait rassembler une large "collection de ses œuvres". Le texte est important et, en dépit d'un lyrisme excessif dû sans doute à l'exaltation juvénile, on peut le considérer avec Léon Béclard comme le "premier écrit où l'âme enthousiaste de Mercier se révèle et déclare sa vocation, le premier acte d'une foi morale qu'il confessera sans relâche, en toute occasion et jusqu'au dernier jour"(27). Une rapide lecture cursive du préambule et de la première partie nous permettra de le montrer.
   Né en 1740, d'une famille bourgeoise, dans le Paris absolutiste de Louis XV, Louis-Sébastien Mercier est un homme de la transition. Il vit s'effondrer l'Ancien Régime, assista aux remous de la Révolution, à laquelle il prit une part active aux côtés des girondins, et connut, non sans amertume, les récupérations et les dérives autoritaires du Consulat puis de l'Empire. Observateur privilégié de l'avènement politique d'une classe sociale dont il était lui-même issu, il eut très rapidement conscience de la transformation profonde du statut de l'homme de lettres qui s'opérait dans l'Europe des Lumières et qui allait s'intensifier à mesure que l'on progressait dans le siècle(28).
   Sous l'influence du rousseauisme ambiant, par la marginalité qui le singularise, mais également grâce à son extraordinaire ouverture aux littératures étrangères (en particulier anglaise et allemande(29)), Mercier s'affirme dès le début de sa carrière comme un écrivain à la lisière de deux mondes, préfigurant le messianisme romantique et annonçant ce qu'Enrico Rufi appelle fort justement "l'aurore de l'intellectuel" moderne(30). Le bonheur des gens de lettres en est un parfait exemple. D'emblée, Mercier y affirme l'utilité sociale de l'homme de lettres, cet élu "qui sert à éclairer ceux même qui se refuseraient à la lumière" (p. 1019). "Je vais les peindre, écrit-il emporté par l'enthousiasme de ce compelle intrare laïque, ces hommes noblement ambitieux, qui ont agrandi la sphère de notre entendement, et qui, voulant surprendre les premiers secrets de la nature, ont du moins touché le voile redoutable qui les couvre, en attendant que des mains plus heureuses le déchirent en entier. Si la pensée est utile à l'homme, nous leur devons tout; ils ont éteint les bûchers du fanatisme qui, sans eux, nous dévoreraient peut-être encore: ils ont appris les mœurs aux nations; ils ont aplani les chemins qui conduiront aux plus importantes découvertes, aux découvertes politiques; ils n'oppriment point la terre, mais ils l'éclairent en silence." (p. 1020). Car dans l'esprit de Mercier, comme plus tard chez les Stürmer, ou encore chez F. Schlegel ou Jean-Paul Richter, l'écrivain est une sorte d'intermédiaire cosmique entre l'homme et Dieu, la Nature, l'Univers:

Il existe entre l'univers et toi une relation intime, ou plutôt l'univers est créé pour tes yeux. C'est à toi d'analyser et de peindre ses beautés. Tu seras saisi de respect, d'admiration et d'enthousiasme, lorsque le vulgaire ne sera même pas ému. […] Ton amour invincible pour le vrai, pour le bon, te donnera chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de ton âme. (p. 1042).

"De tous les écrivains français de la fin du siècle, note pertinemment Didier Masseau à propos de cet extrait, L.-S. Mercier est sans doute celui qui se meut le plus spontanément dans les états limites du songe, cultive déjà l'incertitude de la rêverie ou du rêve éveillé pour renouveler les modes de perception et la vision du monde, soulignant la relation privilégiée qui s'établit entre le génie et l'univers."(31) Totalement porté par son amour de l'humanité, "l'homme de lettres vit libre dans une noble indépendance […et] goûte des plaisirs délicats, inconnus au vulgaire" (p. 1022). Telle est la thèse de l'opuscule qui tient davantage du credo passionné que du discours argumentatif.
   Longue est la distance qui sépare l'homme moyen de l'homme de génie. En lui confiant dès la naissance "à la fois une idée et un sentiment", le Créateur lui assigne la délicate mission de guider ses semblables, à la manière du vates antique. Toute sa vie il devra se montrer digne des faveurs que lui a accordées la Nature et cultiver sans concessions l'indépendance qui lui assurera le libre exercice de son jugement(32).
   Égal au législateur, l'homme de lettres ne saurait s'écarter de cette règle de conduite qu'exige sa vocation. Plus que pour tout autre encore, la liberté se révèle un impératif d'existence. Il ne faudrait cependant pas s'abuser, corrige Mercier. Liberté n'est pas licence et le génie devra faire montre de discernement: "La vraie liberté consiste à ne dépendre que de ses devoirs, à jouir des droits d'homme et de citoyen, et à rejeter avec courage les lois capricieuses de ces esprits minutieux et despotiques, qui feraient à un citoyen l'outrage de penser que les lois de l'honneur ne lui suffisent pas" (p. 1024). Fidèle aux préceptes de Rousseau ("Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs"(33)), Mercier l'affirme sans ambages: "Le génie n'a jamais été et ne peut être le partage d'un esclave" (p. 1025).
   Éloigné des basses préoccupations du vulgaire, ce "Dieu tutélaire" s'écarte de la tourbe qui le méjuge et voit en lui un être misanthrope ou méprisant. Pour mieux servir ses semblables, il choisit volontairement l'exil, se tient à l'écart des tentations qui le pressent de rompre avec sa noble tâche:

Il faut, nouveaux Ulysses, fermer l'oreille au chant des trompeuses sirènes, vous couvrir de votre solitude comme d'une égide impénétrable, fuir le monde pour lui devenir utile, et embrasser la retraite autant par goût que par raison. (p. 1027).

Le lyrisme de Mercier l'entraîne et l'exalte, l'homme de lettres apparaît sous sa plume comme une sorte d'ascète philanthrope sacrifié aux railleries et aux persécutions des ignorants. Cette fois encore, l'ombre de Rousseau se profile en filigrane de ce portrait magnifié. Sans jamais le citer, le jeune disciple rend hommage à son maître à penser, à écrire et à vivre.
   S'il se plaît à définir sa passion pour l'écriture et la lecture en terme d'épicurisme littéraire, Mercier représente volontiers l'homme de lettres sous les traits du sage selon Lucrèce: Suave mari magno, turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem, non quia vexari quemquam est jucunda voluptas. Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est (Poème De La Nature, livre II). Certes, il éprouve de la compassion pour les autres hommes mais il se doit de conserver l'impassibilité sereine du "tranquille observateur" et se garder des tracas inutiles:

Le tranquille observateur, assis sur la pointe d'un roc qui domine l'Océan, représente le sage, qui d'un lieu élevé regarde les agitations qui troublent les mortels. Les flots de la tempête se brisent à ses pieds: on ne le verra point se livrer à une mer orageuse et incertaine.

Comme le philosophe latin, il s'interdira toute forme d'aliénation du corps et de l'esprit, il refusera le compromis(34).

Certains, toutefois, faillissent à leur mission et se jettent dans le tourbillon du monde. Ils oublient les impératifs de la raison et se contentent de briller au sein des assemblées. Habiles dans l'art de plaire et de paraître, ils masquent leur absence de génie sous le vernis futile de la conversation agréable et des écrits factices. Le mépris de Mercier pour ces faiseurs dévoyés par le divertissement, au sens pascalien du terme, est immense, c'est celui d'ailleurs dont il accablera Voltaire:

Jetez-vous dans le tourbillon, frivoles écrivains, qui pour écrire n'avez pas besoin de penser, vous y perfectionnerez cet esprit léger tout fier d'idées sémillantes; il vous faut un langage brillant qui puisse servir de voile à vos connaissances superficielles; promenez-vous avec la folie, vous n'avez rien à gâter. Mais toi, homme de génie, qui a su méditer, poser des principes, et comme d'un tronc fertile, en suivre toutes les conséquences, toi, qui vois en grand, garde-toi d'asservir tes mâles talents au goût des sociétés: elles corrompraient ton éloquence, tes vues hardies et sublimes (p. 1030).

Outre les dangers de la dispersion mondaine et de l'ennui, l'homme de lettres doit encore se défier de la tentation vénale. S'il accepte de laisser stipendier sa plume et de soumettre ses talents aux exigences des grands et des mécènes, s'il prostitue sa Muse, il rejoindra le clan des «auteurs mercenaires et méprisables» qui souillent la littérature moderne. La richesse est un péril et l'indigence un fléau, proclame le polygraphe. Le salut de l'homme de lettres réside dans cette médiocrité dorée qui constitue pour le bourgeois Mercier le seul état enviable. Enfin, le génie se gardera de fréquenter groupuscules et coteries où règne un détestable esprit de corps. On sait en quelle piètre estime l'auteur du Tableau de Paris tenait l'Académie, comme d'ailleurs l'ensemble des institutions littéraires, et c'est elle qu'entre autres il vise sans jamais la nommer. Le discours, rappelons-le, était destiné à un concours de l'Académie… La critique touche encore et surtout la "secte encyclopédique", la "synagogue holbachique", le "clan philosophique" qu'il accablera de ses sarcasmes dans l'ensemble des écrits postérieurs et qu'il se contente d'égratigner ici. Car, si Mercier croit fermement à l'existence d'un "corps", d'une "internationale des hommes de lettres" à l'image de la République des Lettres imaginée par les humanistes de la Renaissance, il exècre les rassemblements d'intellectuels dirigés par l'esprit de parti et gouvernés par le culte d'une idole. Surtout quand cette dernière s'appelle Voltaire… La suite le montrera clairement. Il vomit les bassesses et les mesquineries, les jalousies auxquelles se livrent bon nombre de ses collègues. La gloire se partage et la postérité seule peut séparer le bon grain de l'ivraie. Aussi exhorte-t-il les gens de lettres à renoncer aux égarements d'un vain orgueil. "Vous, hommes de lettres et dignes de ce nom, les implore-t-il; vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu'au bien public, en la faisant servir à l'orgueil d'immoler un rival; c'est à vous de donner l'exemple de ce généreux désintéressement, de cette impartialité qu'on est en droit d'attendre de vous, et que vous exigeriez pour vous-mêmes." Et de réaffirmer sa foi dans la réunion des talents et du génie: "Oui, hommes de lettres, vous ne formez qu'un corps; vos intérêts sont les mêmes; rendez-vous respectables, l'union seule peut concentrer vos forces: vous serez invincibles, en unissant vos lumières; si vous vous isolez, vous ne serez plus que de faibles ruisseaux, qui se dessécheront d'eux-mêmes, tandis que vous auriez pu former un fleuve vaste, imposant d'un cours majestueux et immortel" (p. 1057).

On le voit, Le Bonheur des gens de lettres se donne à lire comme une sorte de catéchisme dans lequel Mercier trace le portrait de l'homme de lettres selon son cœur. C'est à l'aune des critères qu'il expose longuement ici, et auxquels il restera fidèle toute sa vie, qu'il porte un jugement de valeurs sur les auteurs passés ou de son temps.
   À l'époque où le jeune homme traçait ces lignes passionnées, Voltaire avait déjà atteint le faîte de la gloire. Il apparaissait aux yeux de ses contemporains comme une légende vivante, il constituait un modèle de réussite sociale et littéraire pour tous les aspirants au titre d'écrivain et de philosophe. Imposture, s'insurge Mercier, qui ne peut laisser de mesurer la distance qui sépare le patriarche de Ferney de l'icône qu'il pose en exemple. Dans l'ensemble des textes où son nom apparaît – et Dieu sait s'ils sont nombreux(35) – Voltaire se profile comme l'exacte antithèse de l'idéal à atteindre, l'incarnation impardonnable du génie fourvoyé. Cette appréciation négative, encore modérée à l'époque du discours, se durcira avec les années, au fur et à mesure que se radicalisera la pensée du critique et l'on observera, entre 1770 et 1778, un agacement difficilement maîtrisé envers l'idole vieillissante que n'effleure même plus le sens du ridicule et des convenances:

Lorsque M. de Voltaire est venu à Paris en 1778, les hommes du grand monde, experts sur ces matières, ont remarqué qu'après une si longue absence de la capitale, l'écrivain renommé avait perdu ce point juste qui détermine l'empressement ou la retenue, l'engouement ou la réflexion, le silence ou la parole, la louange ou le badinage. Il n'était plus d'accord, il montait trop haut, ou descendait trop bas; il avait d'ailleurs une éternelle démangeaison de paraître ingénieux. À chaque phrase, on voyait l'effort, et cet effort dégénérait en manie (TP, I, chapitre CCCXXII, Ton du grand monde, p. 849).

Quant à la vénération dont il sera l'objet dans les dernières années de sa vie et après sa mort, elle provoque une sincère irritation, teintée parfois d'ironie amère: "Et pourquoi avoir répété deux fois l'effigie de Voltaire [à la Comédie-Française]? Il est sous le vestibule, il est encore au salon? Ce double emploi a l'air de vouloir peindre sa vanité insatiable et l'envie démesurée qu'il avait de se reproduire." (TP, chapitre CMXXX, Molière, p. 1237). Devenu un bibelot ridicule, il connaît, comme le maître Jean-Jacques, la consécration posthume en se trouvant promu au rang de colifichet: "On place volontiers sur nos cheminées, en petits bustes de bronze ou de plâtre doré, les têtes de Voltaire et de J.-J Rousseau; mais Jeannot et Préville ont obtenu le même honneur, ricane Mercier. La fantaisie de nos sculpteurs célébrise telle ou telle tête. Les bustes des princes trouvent moins d'acheteurs qu'autrefois; on préfère les têtes pensantes". (TP, I, chapitre DCCCXXXVII, Cheminées, p. 991). Et de conclure, prosaïque: "Voltaire mort ayant pris la poste, pour aller se faire enterrer où il pourrait, on l'avait embaumé à la hâte, mais fort mal, quoiqu'il fût le prince des poètes: on avait extrait sa cervelle; elle se voit aujourd'hui dans un bocal d'esprit de vin, chez un apothicaire. Malgré la grande renommée de cette cervelle, il faudrait écrire au bas du bocal: cervelle de Voltaire; car si elle allait se confondre, elle ressemblerait parfaitement à celle du premier imbécile" (TP, II, chapitre MXLIV, Embaumement, p. 1565).
   Le Bonheur des gens de lettres le démontrait clairement, l'homme de lettres digne de ce nom ne saurait se confondre avec le vulgaire et, isolé du monde pour préserver son indépendance, il sacrifie les exigences de son ego au bonheur collectif. Dévoré d'un désir de gloire immodéré dont découlent d'ailleurs tous ses autres défauts, Voltaire a trahi sa vocation. Car, quoi qu'il en dise parfois, Mercier est convaincu des talents de son aîné, il l'estime pourvu des qualités nécessaires pour accéder au titre d'homme de lettres. Aussi reconnaît-il sans réserve son action pour écraser le fanatisme et les superstitions, son amour de l'humanité. "C'est lui, rappelle-t-il, qui a frappé à mort le monstre que d'autres avaient blessé" (TP, chapitre CLXXXI, Noviciat des jésuites):

On ne peut lui refuser la première, la plus noble, la plus grande des vertus: l'amour de l'humanité. Il a combattu avec chaleur pour les intérêts de l'homme. Il a détesté, il a flétri la persécution, les tyrans de toute espèce. Il a mis sur la scène la morale raisonnée et touchante. Il a peint l'héroïsme sous ses véritables traits.(36)

Comme Montesquieu, Rousseau, Mably, Helvétius ou Diderot, Voltaire doit être porté au nombre des "éclaireurs" de la nation dont, hélas, les successeurs tardent à paraître (NP, pp. 889-90, chapitre CCLIII, Gens de lettres). Dans l'essai qu'il consacre à Rousseau – ce dernier y apparaît comme l'ancêtre du mouvement girondin auquel Mercier avait adhéré aux côtés du ministre Roland –, il écrira encore: "Voltaire cependant fut le bienfaiteur de la raison humaine, l'ennemi triomphant du fanatisme, le restaurateur de l'innocence opprimée, et le protecteur ardent d'une foule de malheureux! Un petit résumé des injures prodiguées à cet écrivain illustre consolerait sans doute de l'ingratitude des hommes ceux qui se dévouent à les éclairer […]" (De Jean-Jacques Rousseau […], p. 256-8).
   Le défenseur des Calas, des Sirven et des La Barre n'avait rien à se reprocher, certes, mais cela suffisait-il à l'absoudre du péché d'orgueil, de l'insatiable soif de reconnaissance qui l'avait aliéné jusqu'à sa mort? Sur ce sujet, Mercier se montre intraitable. S'il a agi pour le bien de l'humanité dans quelques causes célèbres qui, au demeurant, lui assuraient la reconnaissance des contemporains et les honneurs posthumes, l'écrivain Voltaire ne se souciait guère du genre humain lorsqu'il livrait au public le produit de ses veilles:

Né à Paris, ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la capitale. Il l'avait principalement en vue lorsqu'il écrivait; en composant, il regardait l'Académie française, où étaient ses prôneurs, le parterre de la Comédie, le café de Procope, et un cercle de jeunes mousquetaires; il n'a guère eu d'autres points de vue. Les nations étrangères n'existaient presque pas pour lui (TP, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1440).

Ce parisianisme de mauvais aloi doublé d'un francocentrisme exaspérant traduit l'absence de profondeur, la superficialité de l'écriture voltairienne dont le style est aussitôt assimilé au clinquant des bijoux exposés par les boutiquiers du Pont-Neuf(37)! Heureux d'avoir réussi à se frayer un chemin dans le monde des Grands, fût-ce au prix d'une humiliante bastonnade, le fils du notaire Arouet est rapidement devenu le caudataire obséquieux des favorites et des ministres d'État, le flagorneur des puissants et des têtes couronnées:

Voltaire a loué pendant cinquante ans l'homme le plus immoral du siècle, le duc de Richelieu; il a fait des vers pour la Pompadour, pour la Du Barry, pour toutes les princesses et leurs femmes de chambres, et pour les ministres en place. Exerçant un despotisme littéraire, analogue à son ardente jalousie contre toute espèce de succès, il adulait tout ce qui était vil et rampant, pour en être encensé […]. Le Siècle de Louis XIV, le Siècle de Louis XV, le Panégyrique de celui-ci, tout prouve qu'il fut un adulateur constant, non de la royauté, mais, ce qui est bien différent, des rois (NP, chapitre CCXLVII, Panthéonisé, p. 872-3).

L'intérêt personnel fait taire en lui le sens politique le plus élémentaire, l'historiographe royal se confond avec l'hagiographe docile: "Les puissances de la terre lui en imposaient au fond de son cabinet; sa plume mollissait, et les noms de roi, de souverain, de ministre surtout, lui inspiraient des idées extraordinairement fausses. Tout ce qu'il a écrit dans l'histoire est infesté d'un vice radical, de l'ignorance absolue où il était des grands et véritables principes politiques" (TP, I, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1441). Mercier, il est vrai, partageait les réserves de Jean-Jacques envers la science historique, cet "égout des forfaits du genre humain", mais dans le cas bien précis de Voltaire, c'est surtout sa dérive opportuniste qu'il met en accusation:

Voltaire n'a-t-il pas fait son siècle de Louis XV à peu près comme le statuaire de la place des Victoires a fondu la figure de ce monarque? c'est un poème épique en prose; c'est une extase ridicule devant la main libérale qui payait des artistes, des poètes, des peintres, des architectes, etc. c'est-à-dire, les décorations mensongères qui voilèrent la monstruosité de son règne; […] Comme les rois sont opulents, je suis persuadé que tous les historiens adulateurs aiment beaucoup l'argent, et qu'ils ressemblent tous plus ou moins à cet avare qui, par un mouvement involontaire, ne passait jamais devant le trésor royal sans ôter son chapeau (De Jean-Jacques Rousseau […], II, p. 197-8).

La vénalité est sœur de la flatterie et le Voltaire propriétaire, rentier, est lui aussi touché par l'anathème:

Quelle différence de cultiver les lettres, comme M. de Voltaire, avec cent mille livres de rentes (ce qui ne laisse pas que de faire des partisans), ou d'avoir à combattre les plus pressants besoins et de retomber incessamment sur ses propres infortunes, lorsqu'on devrait jouir d'un esprit libre, dégagé de toute inquiétude, pour mieux s'abandonner, et tout entier, à la méditation de son art! Voltaire, au lieu de se moquer amèrement, dans Le Pauvre Diable, des auteurs indigents, aurait mieux fait de les soulager d'une partie de sa fortune. Était-ce à lui de tirer vanité, à l'exemple des sots, de ces présents du hasard? (TP, II, chapitre CMXXXVIII, Misère des auteurs, p. 1260-1).

L'absence de commisération envers les auteurs démunis qui forment la bohème littéraire(38) trahit le cynisme du "bouffon Voltaire" dont le visage "qui tenait beaucoup de la famille du grand singe" ne se départait jamais d'un "éternel sourire sardonique"(39). Sa méchanceté envers ses semblables (et Mercier songe bien sûr davantage à Rousseau qu'à Lefranc de Pompignan et autres Nonotte) est incompatible avec la république des Lettres.
   Les célébrations de 1778 avaient agacé l'écrivain Mercier, le transfert des cendres au Panthéon, en 1791, ne pouvait manquer d'indigner le révolutionnaire. Cette canonisation orchestrée de l'apologiste des monarques, cette tentative de donner un "pedigree voltairien"(40) aux événements de 89 lui paraît ridicule et totalement hors de propos:

Il est contre le bon sens et contre toute vérité de vouloir attribuer à Voltaire la grande révolution qui étonne aujourd'hui les plus hardis penseurs de l'Europe. Voltaire était encroûté de tous les préjugés aristocratiques; grands, noblesse, naissance, dignités, pensions, luxe, académies, etc., il adorait tout cela, et Louis XIV à leur tête; le peuple n'était pour lui que le parterre de la comédie française. Il s'imaginait que les trônes des souverains de l'Europe étaient incrustés au globe ainsi que le mont Athos.(41)

Voltaire républicain? Allons donc! "Qu'on me cite de lui une seule page où respire une âme vraiment républicaine!", lance le girondin, avant de conclure: "si l'on eût dit à Voltaire que le gouvernement français deviendrait bientôt une démocratie royale, l'auteur de la Pucelle n'aurait pas même conçu l'association de ces deux mots si éloignés; il eût regimbé contre cette grande vérité, ainsi que sur son expression caractéristique"(42).
Pris à partie par un lecteur du Journal de Paris dans une lettre datée du 25 floréal an IV, le journaliste Mercier revient sur la question du prétendu républicanisme de Voltaire: "Ce n'est point le royalisme de Voltaire que j'ai attaqué, c'est son penchant éternel à l'adulation la plus ardente et la plus constante envers les rois, les grands, et tout ce qu'il y a eu de riche ou de puissant en ce monde. Il n'a donc jamais eu le caractère républicain. C'est là tout ce que j'ai voulu dire"(43) La polémique se poursuit dans les numéros suivants. L'accuse-t-on de retourner sa veste et de médire en 1796 de celui dont jadis il faisait l'éloge? Il répond, impassible, dans un post-scriptum à son article-réponse:

Je répondrai à l'objection qui m'a été faite que j'avais fait plusieurs fois l'éloge de Voltaire; oui, d'abord avant qu'il eût publié tout le rabâchage anti-philosophique qui a déshonoré sa vieillesse; ensuite, à cinquante ans on lit différemment qu'à trente; mais je le répéterai, cet auteur dans sa longue vie n'a jamais eu […] que de 18 à 22 années; il convient donc à tous les lecteurs de cet âge; il se fera lire du très grand nombre; et voilà le mal. Les livres sévères ne sont jamais lus ainsi(44).

Et de répéter, péremptoire:

Or, laissons là pour toujours ce Voltaire, cette idole creuse d'un peuple fou; l'anonyme ne me comprendrait peut-être pas, si je lui disais qu'il n'y point de grand homme sans mœurs. Sa plume avait des mœurs infâmes; mes témoins sont tout prêts: la guerre de Genève, le pauvre Diable, trente libelles indécents et furieux; et non, il n' y a aura point de république en France, ou on l'enlèvera un jour du Panthéon avec ignominie, car ses écrits ont putréfié la génération actuelle; les Égyptiens avaient deux langues; Voltaire était tout entier dans le dictionnaire de Bayle qui n'a causé aucun ravage; qu'il ait été poète, comme Vestris est danseur, on n'en veut point à ses beaux vers; mais les mœurs d'un peuple! Voltaire fut le précurseur de Chaumette, rien de plus(45).

Dans la bouche de Mercier, l'accusation est terrible. Ennemi acharné de la Gironde, l'impie Chaumette symbolise à ses yeux les dérives de la Terreur, la perversion incontrôlable du mouvement révolutionnaire. Paradoxe étonnant, Louis-Ambroise de Bonald, l'un des principaux représentants de la pensée contre-révolutionnaire, ne dira rien d'autre lorsqu'il comparera les intellectuels à des enfants qui "dans leurs jeux imprudents, tranquilles sur les dangers qu'ils ne soupçonnent même pas, s'amusent à tirer des feux d'artifice dans un magasin de poudre"(46), et qu'il accusera Voltaire d'avoir involontairement préparé la Révolution par son absence de morale et son esprit sacrilège. Mercier serait-il, en fin de compte, un adversaire des Lumières, ce qu'il est convenu d'appeler un "antiphilosophe"? Certains textes d'une rare violence pourraient inciter le lecteur rapide à souscrire à une telle hypothèse, mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes. Disciple de Rousseau, proche du Diderot dramaturge, admirateur sincère de la pensée de Montesquieu, Mercier n'est pas un adversaire de la philosophie mais du philosophisme à la mode dans les dernières décennies du XVIIIe siècle:

L'amalgame des doctrines de Rousseau, Voltaire, Helvétius, Boulanger, Diderot, avait formé une espèce de pâte (que l'on me pardonne cette expression) que les esprits ordinaires ne pouvaient digérer, et qui leur devint nuisible. Les vieux principes ridiculisés, on les nia, on les abandonna. On fit plus: une foule d'étourdis enchérissant sur les esprits forts substituèrent le système de l'athéisme et de la licence à des idées philosophiques. Le philosophisme dut son origine à ces livres mal lus, mal compris, mal entendus, tant il est difficile de faire descendre certaines vérités parmi une génération qui n'y est pas disposée.

Livrés sans mode d'emploi à des esprits incapables de bien les entendre, les textes de ces grands hommes ont aussitôt été défigurés, interprétés de façon anarchique et érigés en pernicieux systèmes. De là s'en sont suivis les pires outrances, les débordements sanguinaires, le règne des extrémistes:

Des émanations contagieuses sortirent de ces doctrines modernes. Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Lequinio, Babeuf, Antonelle, se croyaient des philosophes. L'ignorance engendre la barbarie, mais un demi-savoir fait pire encore; il fait circuler une foule d'erreurs dans toutes les veines du corps politique; il fait au nom de l'humanité toutes sortes de maux à l'humanité. Tout bouleverser et faire ensuite, les théologiens n'ont-ils pas pris ces extravagances pour des principes politiques? Ah! nous le répétons, si les ombres de ces grands hommes avaient pu soulever la tombe qui les couvre, en voyant de tels interprètes, ils auraient dit: Pourquoi avons-nous écrit, pour avoir pour commentateurs des babouvistes? De quels étonnements ne fus-je pas frappé en entendant les Parisiens justifier tous les écarts de l'imagination par de prétendus passages horriblement défigurés!

Trahis par de mauvais exégètes, les philosophes des Lumières ont participé, à leur corps défendant, à la corruption de la Révolution de France:

Ce fanatisme nouveau, et que les successeurs de Babeuf voudraient rallumer, creusa le lit à ce fleuve de sang qui a traversé la révolution française; et c'est ce qui m'a fait regarder Voltaire et Helvétius d'un tout autre œil que je ne les avais considérés jusqu'alors (NP, chapitre XLIX, Philosophisme, p. 242-3).

Pour avoir été imprudents, les philosophes ne sont pas pour autant responsables des gauchissements infligés à leur réflexion par les dangereux séides de Robespierre… Soit! Mais Voltaire, lui, est coupable, coupable de s'être laissé aduler par les membres de la "secte encyclopédique", coupable d'avoir précipité la chute de la religion en affichant des mœurs infâmes, dans sa vie comme dans ses écrits. Pour Louis-Sébastien qui subordonnait la critique littéraire à la critique morale, le verdict est sans appel!
   Trop heureux d'être déifié par ses thuriféraires, Voltaire s'est comporté en gourou vaniteux et obsessionnel. "Il ne voit que l'autel à détruire", "Il n'a su frapper la superstition qu'en blessant profondément la morale"(47). Adversaires du christianisme, les adeptes du patriarche reproduisent le comportement des fanatiques qu'ils veulent abattre. Dans l'extrait qui suit, on observera le choix délibéré de termes religieux pour décrire l'attitude des membres du "clan":

Ils marchaient presque tous sous l'étendard de Voltaire; ils répétaient ses phrases comme celles de l'Oracle; c'était à qui déclamerait contre la religion chrétienne. Toutes leurs lettres finissaient comme celles du maître incrédule, par ce mot de passe: écrasez l'infâme. D'Alembert était au comble de la joie, lorsque dans de petites phrases entortillées il avait lancé quelques sarcasmes contre les prêtres, contre le culte. Marmontel fut presque un autre Calvin pour quelques chapitres de son Bélisaire Tous les académiciens enfin attaquaient sourdement et le clergé, et l'autel, et même la cour, excepté les grands seigneurs qui leur donnaient à dîner. […] Jamais bassesse inhérente au bel esprit ne fut plus caractérisée que dans cette compagnie composée de louangeurs intrépides et de détracteurs impudents, selon les personnes, les temps et les lieux. Ils étaient à cent mille verges du génie, de l'invention et de l'éloquence; et avec leurs vers et leurs discours académiques ils tendaient à nous faire retomber en enfance, si quelques satiriques vigoureux ne les eussent relevés du péché de vanité et de vanité honteuse, en frondant leurs absurdes prétentions. […] Apres la révolution, ces mêmes hommes qui aiguisaient incessamment des épigrammes peureuses contre la tiare, la mitre, le rabat et la calotte s'avisèrent de nous parler de la religion de nos Pères: écoliers de Voltaire, leur bouche familiarisée avec ses blasphèmes parla des choses saintes, et crut pouvoir transformer la tribune en une chaire évangélique(48).

La fatuité du Dieu Voltaire est sans limite, reprend Mercier. Jaloux de sa gloire au point de la vouloir sans partage, il s'est toute sa vie posé en adversaire de Jésus. Dans le chef du moraliste, le combat qui oppose Voltaire au christ, "c'est la révolte de Lucifer qui se rejoue", commente Enrico Rufi(49):

Voltaire en voulait personnellement à Jésus: l'insensé! C'est que l'orgueil le domina toute sa vie; c'est qu'il croyait que ce nom, qui remplissait l'univers, était un obstacle ou un vol fait à sa réputation. D'ailleurs, comme il n'avait pas rougi de mettre à contribution le vice et la vertu dans ses écrits, afin de s'emparer de tous les lecteurs, la morale sublime de Jésus ne pouvait que l'inquiéter; mais son nom périra, tandis que le nom auguste, adoré dans les quatre parties du monde, sera toujours le signal de la charité, de la bonté, de l'humilité, de ces vertus humaines qui nous élaborent et nous perfectionnent pour l'immortalité(50).

Cette fois, la prévention de Mercier contre le pourfendeur de l'infâme l'entraîne trop loin et l'accusation relève sinon de la mauvaise foi, du moins d'une singulière incompréhension du discours voltairien. "Le refus de l'Incarnation domine tout ce que Voltaire écrit de Jésus. Il en a dit beaucoup de mal et assez de bien", remarque René Pomeau(51). L'ambivalence de la figure christique, ou plus exactement de la personne de Jésus elle-même – Voltaire respecte l'individu mais rejette l'image de Jésus fabriquée par les disciples, les Pères de l'Église et les fidèles – fait de lui un ennemi ou un allié, mais qu'il apparaisse fripon ou philosophe, Jésus reste, pour Voltaire, un être humain à part entière. Par ce refus de la divinisation du christ, l'écrivain s'inscrit dans un courant de pensée caractéristique de son siècle. Contrairement à ce qu'affirme Mercier, l'image du christ n'est donc pas systématiquement négative dans l'œuvre de Voltaire, elle se modifie au fil du temps et s'adapte aux propos de l'auteur. Jésus apparaît tantôt comme un juif "issu de la lie du peuple", tantôt comme une sorte de "Socrate rustique", frère de tous les philosophes. Par cette dernière association, Voltaire rejoint le Rousseau des Lettres écrites de la Montagne et de La Profession de foi du Vicaire savoyard.
   En réalité, le mauvais procès que Mercier fait à Voltaire touche l'ensemble de la question religieuse. Opposé aux dogmes, aux superstitions et au fanatisme, au pouvoir usurpé des prêtres et du pape, Mercier affiche une adhésion sincère à la religion naturelle professée par le vicaire savoyard , un refus du matérialisme athée dans la droite ligne du maître Rousseau… et du vieux Voltaire. Car, quoi qu'il en dise, peu de choses séparent ici les deux hommes, plusieurs études l'ont suffisamment démontré(52). Mais Mercier s'en tient au "pyrrhonisme" voltairien, aux invectives contre les prêtres, aux chants de La Pucelle et aux moqueries blasphématoires. Il ignore délibérément le discours contre les athées, les innombrables textes sur la supériorité de la religion naturelle, la prière à Dieu du Traité sur la tolérance ou la célèbre exclamation du philosophe, en adoration devant le spectacle du soleil levant. Mercier s'accommode mal du rire de Voltaire, la gravité et le sérieux du révolutionnaire redoutent les flèches de l'ironie. Pour le moraliste, la forme reste indissociable du fond.

Mercier détestait-il Voltaire? À l'issue de ce rapide survol de son œuvre, la question reste problématique, à l'image même de cet écrivain marginal ennemi du compromis. Son antipathie pour Arouet est fort compréhensible, analysait finement Léon Béclard. "Le tour d'esprit de l'impitoyable railleur, l'ordre d'idées où il se complaisait, son étroit attachement aux formes littéraires du passé et sa résistance désespérée à toute innovation en ce genre devaient heurter dans ce cœur plein de rébellion et de gravité les convictions et les préférences les plus chères. Mais, d'autre part, tant de gloire acquise à défendre la tolérance philosophique et la pensée libre le touchait aussi à l'endroit le plus sensible. Et puis enfin, Voltaire était Voltaire, un incomparable séducteur d'hommes, fait entre tous pour fasciner un jeune enthousiaste, étourdir ses objections et lui ôter le sang-froid, l'envie de discuter"(54). Le jeune enthousiaste ne discuta pas, sans doute, l'homme d'âge mûr, quant à lui, ne se fit pas prier. La rage avec laquelle il s'emporte encore, à plus de soixante ans, contre «l'animal de la gloire» laisse paraître, bien plus que de la haine, une incicatrisable déception, le regret amer d'un amoureux déçu d'avoir manqué le rendez-vous d'une vie. Jusque dans les reproches dont il l'accable, on ne peut s'empêcher de déceler l'incroyable fascination que le vieil auteur continue d'exercer sur celui qui, jadis, lisait ses tragédies avec admiration et respect, en espérant sans doute atteindre un jour à la même renommée. Comment expliquer autrement ces quelques lignes, substituées à l'autodafé des œuvres de Voltaire dans L'an 2440?

En vérité, l'antiquité n'a rien produit de tel, la variété prodigieuse de ses talents en fait sûrement un homme à part; […] Outre la gloire littéraire, l'humanité lui doit une couronne […]. Il était trop grand pour ne pas exciter les viles fureurs de l'envie; […] mais ses adversaires ont été presque tous des sots, qui n'ont même pas su l'attaquer avantageusement: vainqueur de leur haine, son nom était de mon temps le plus beau qui fut en Europe; en effet quel Roi, quel guerrier, quel magistrat, quel écrivain, quel homme enfin dans son genre, pouvait offrir une tête rayonnante comme la sienne, de soixante années de gloire(55).

Repentir de plume? Remords d'écrivain? Plus vraisemblablement est-on autorisé à lire cette "révision" romanesque comme l'expression sincère des sentiments de Mercier pour un Voltaire rêvé qu'il ne pouvait rencontrer que dans son utopie.


RÉFÉRENCES

   1. On trouvera la liste exhaustive des œuvres de Mercier dans l'excellent ouvrage d'E. Rufi, Louis-Sébastien Mercier, coll. "Bibliographie des Ecrivains français", s.l., Memini, 1996. Dans la suite de cette étude, on utilisera les abréviations suivantes: TP (Tableau de Paris), NP (Le Nouveau Paris), BN (Mon Bonnet de nuit) pour désigner l'édition des textes publiée par J.-C. Bonnet au Mercure de France.
   2. Citons, par ex., les Satyres contre Racine et Boileau, dédiées à A.-W. Schlegel, auteur de "Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d'Euripide", Paris, Hénée, an XII.
   3. "Des jugements littéraires", in Mon bonnet de nuit, Paris, Mercure de France, 1999, t. III, p. 753. Le texte figurait déjà, à quelques détails près, dans De la littérature et des littérateurs (Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 69-70, note 32).
   4. Mercier se sentait très proche de Diderot dont il partageait, pour une large part, les vues sur l'esthétique théâtrale. Cf. E. Rufi, Le Rêve laïque de Louis-Sébastien Mercier entre littérature et politique, SVEC, 326, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, chapitre 3 "Mercier caricature de Diderot?", p. 32-68.
   5. De Jean-Jacques Rousseau considéré comme l'un des premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson, [1791]. œuvres complètes de J.-J. Rousseau. Nouvelle édition, classée par ordre des matières, et ornée de quatre-vingt-dix gravures, Paris, 1788-1793, [Poinçot], 37 volumes. Introduction de L.-S. Mercier, t. 1, p. 1-56.
   6. On renverra à l'excellente synthèse d'E. Rufi, op. cit., chapitre 4 "Mercier singe de Rousseau?", p. 69-100. On consultera en outre L. Béclard, Sébastien Mercier. Sa vie, son œuvre, son temps, d'après des documents inédits […] Avant la révolution 1740-1789, Paris, H. Champion, 1903; R. Barny, "Sébastien Mercier, De Jean-Jacques Rousseau considéré comme l'un des premiers auteurs de la Révolution", in L'éclatement révolutionnaire du rousseauisme, Paris, 1988, p. 53-75; M. Dorigny, "Louis-Sébastien Mercier lecteur de Rousseau en 1791: Rousseau girondin?", in Jean-Jacques Rousseau et la révolution française, Reims, 1989, p. 55-68.
   7. E. Rufi (op. cit., chapitre 5, "Mercier voltairien? (encore sur Rousseau)") est le seul, à notre connaissance, à s'être penché quelque peu longuement sur la lecture de Voltaire par l'auteur du Tableau de Paris.
   8. Journal de Paris, 5 ventôse an VII [23 février 1799] et "Qui sait lire jouit", ms 15081 (1g) ff 401, reproduit dans L.-S. Mercier, Mon bonnet de nuit. Du théâtre. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1999, Textes critiques, p. 1566.
   9. D'abord méfiant quant aux effets pervers de la lecture qui "arrache [l'homme] à la société» en l'enfermant «dans le silence et la froideur d'un cabinet" ("Discours sur la lecture", in Éloges et discours philosophiques […], Amsterdam, 1776, p. 257), Mercier abandonnera avec l'âge tout sentiment de culpabilité pour s'adonner à cet "épicurisme littéraire" qui érige le lecteur au rang de créateur à part entière: "La richesse du livre est en moi et non dans les pages imprimées; c'est mon âme tout entière qui fait le livre" (Le scepticisme littéraire, I, ms 15081 (1f), ff 354-355, in L.-S. Mercier, BN., p. 1552-1553). Pour une analyse approfondie du jugement de Mercier sur la lecture, on consultera S. Charles, Introduction aux textes critiques, in L.-S. Mercier, Mon bonnet de nuit. Du théâtre […], pp. CVII-CXXXIII.
   10. Mercier avait très mal vécu ses années d'études au collège des Quatre Nations dont l'enseignement lui paraissait stérile et passéiste. "Aujourd'hui le petit bourgeois (qui ne sait pas lire) veut faire absolument de son fils un latiniste, écrivait-il. Il dit d'un air capable à tous ses voisins à qui il communique son sot projet: oh! le latin conduit à tout, mon fils saura le latin. C'est un très grand mal. L'enfant va au collège, où il n'apprend rien. […] Au bout de douze ans, le pauvre père est détrompé, il ne sait plus que faire de son fils; il lui reste à charge à la maison; le latiniste ne sait plus se servir de ses bras, il est trop tard pour embrasser un métier, puis ce docteur qui sait quatre phrases de Cicéron croirait déroger. […] Le gouvernement devrait interdire au plus tôt ces collèges de plein exercice, où il n'y a réellement que l'apparence de l'éducation" (TP, I, t. V; chap. CDXV, "Latiniste", p. 1146-7).
   11. De la littérature et des littérateurs suivi d'un Nouvel examen de la tragédie française, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 69-70, note 32. Mercier confirmera cette opinion dans "Des jugements littéraires", op. cit.
   12. TP, I, chapitre IX, La Nouvelle Athènes, p. 45.
   13. "Minos ou Rhadamante littéraire, je ne veux pas être roué tout vif", Ms 15081 (1g), ff 509-510, in BN, textes critiques, p. 1574. Mercier ajoute: "Pour qui observe bien, les causes finales sont partout. Nos idées se tempèrent l'une par l'autre ainsi que les éléments de la nature." On retrouve la même idée du "correctif" dans les Fragments de politique et d'histoire, Paris, Buisson, 1792, t. II, n° 68 Sur Voltaire, p. 347.
   14. C'est là un des axes essentiels de son impitoyable critique de la tragédie classique, systématisée dans Du théâtre et le Nouvel essai sur la tragédie, et esquissée dans l'ensemble des œuvres.
   15. L'an 2440. Rêve s'il en fut jamais, Édition, introduction et notes par R. Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971, p. 265. On trouve les mêmes épithètes élogieuses dans le dernier des Songes philosophiques ou encore dans le très critique chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire (Tableau de Paris, tome I, p. 1440-6). On verra encore BN: "[Ses vers] ressemblent à une source abondante et pure, qui coule sans peine" (art. Facilité, p. 494-495). Ce jugement laudateur est toutefois atténué dans l'article Épithalame (BN, p. 529-30) qui dénonce l'absence de simplicité du Voltaire adaptateur.
   16. Jugement sur Voltaire dans Le Journal des Dames, août 1775, p. 256 (cité par L. Béclard, op. cit., p. 414-5).
   17. L'an 2440, op. cit.
   18. Voir par exemple l'article "Panthéonisé", in Le Nouveau Paris, p. 872-3.
   19. Nouvel examen sur la tragédie, op. cit., p. 124-125. Mercier ne pardonnera jamais à Voltaire d'avoir défiguré Shakespeare, de l'avoir "larroné" sans rien comprendre à son génie (Néologie, ou vocabulaire de mots nouveaux à renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles; par L.S. Mercier, membre de l'Institut national de France, A Paris, chez Moussard et Maradan, An IX, 1801, p. 109, article "Larroner").
   20. TP, II, chap. DCCCXXI "Suite du Palais-Royal", p. 940, NP, chap. CCXLVII "Panthéonisé", p. 872-3, chap. CXLV "Renversement du culte catholique", p. 549-50. L'utilité morale de l'œuvre littéraire se révèle un critère décisif dans les jugements portés par Mercier. On y reviendra dans la suite.
   21. Cité par E. Rufi, op. cit., p. 104-5. Voir également BN, p. 879-81.
   22. Lettre citée par L. Béclard, op. cit., p. 792-3.
   23. Dans cette édition, en effet, Voltaire est singulièrement bien traité. Ainsi, le très célèbre épisode de la bibliothèque du roi, si souvent commenté, est considérablement modifié par rapport aux autres versions du roman. L'œuvre du philosophe, qu'on voyait d'habitude réduite de moitié, se trouve conservée tout entière, dans ses "trente-deux volumes in-quarto".
   24. Dans Du théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique, par exemple, Mercier traite Voltaire en précurseur du théâtre nouveau. Sans doute avait-il perçu avant ses contemporains les aspects novateurs des tragédies voltairiennes, même s'il est permis de penser avec E. Rufi (op. cit., p. 111) que l'essayiste cherchait en Voltaire "les cautions morales, politiques et esthétiques pour une réforme radicale du théâtre", un "sponsor" pour ses idées révolutionnaires.
   25. J. de La Fontaine, "Le rat et l'éléphant", Livre VIII, Fable 15.
   26. L.-S. Mercier, Le bonheur des gens de lettres, in BN, p. 1017-58. C'est à cette édition que renvoient les citations.
   27. Op. cit., p. 18.
   28. Sur l'évolution du statut de l'homme de lettres au XVIIIe siècle, on consultera D. Masseau, L'invention de l'intellectuel dans l'Europe du XVIIIe siècle, Paris, P. U.F., 1994, ainsi que P. Bénichou, Le Sacre de l'écrivain: 1750-1830, Paris, Corti, 1973.
   29. Cf. Louis-Sébastien Mercier. Avec des documents inédits, Sous la direction de Hermann Hofer, München, Wilhelm Fink Verlag, 1977. On verra en particulier les articles de H. Beriger ("Mercier et le 'Sturm und Drang'", p. 37-72), H. Hofer ("Mercier admirateur de l'Allemagne et ses reflets dans le préclassicisme et le classicisme allemands", p. 73-116) et A.D. Streckeisen ("Le romantisme allemand et Mercier", p. 117-34).
   30. E. Rufi, op. cit., p. 3.
   31. Op. cit., p. 154. Mercier se montre en cela un fidèle disciple de Diderot.
   32. "Il épure sa raison pour se préserver de l'erreur: éclairé sur la valeur réelle des objets, il sait les apprécier; au-dessus des illusions du monde, on ne le verra point se passionner pour de petits objets, vendre son temps et son existence, épouser de misérables querelles, se plonger dans un chaos d'affaires épineuses où l'âme se dénature; son âme égale et tranquille cherche la vérité loin du bruit et du tumulte, et rejette les funestes préjugés qui tourmentent ceux qui se prosternent devant eux" (p. 1024).
   33. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, in œuvres complètes, III, p. 356.
   34. "Que d'autres, comme accablés d'eux-mêmes, vendent leur existence. Son âme, qui redoute jusqu'à l'ombre de la servitude, se refuse également aux voies obliques de l'intrigue, à la souplesse du manège, à la moindre démarche qui sente la flatterie. Amoureux et fier de sa liberté, doué d'une aversion insurmontable pour tout ce qui la blesse, il est riche sans biens, célèbre sans dignités, heureux sans adulateurs" (p. 1029-30).
   35. L'ensemble des griefs que Mercier formule à l'encontre de Voltaire se trouve rassemblés dans un long article du TP (I, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1440-6), mais nous nous efforcerons de citer un maximum de textes différents, de façon à montrer le caractère quasi obsessionnel du rapport polémique que le polygraphe entretient avec son aîné.
   36. L.-S. Mercier, L'An 2440. Rêve s'il en fut jamais, Édition, introduction et notes par R. Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971, p. 265-7.
   37. TP, II, chapitre DLC, Le Petit-Dunkerke, p. 69. On renverra en outre à l'article Écrits de Voltaire, déjà cité. Dans la Néologie (op. cit., p. 18, article "Agrémenter"), on peut encore lire: "Si Voltaire fût né en Bourgogne, au lieu de naître à Paris, il aurait, toutes choses d'ailleurs égales, surpassé Homère, Virgile, le Tasse, etc. Son unique défaut est d'être né Parisien: c'est ce qui l'a frivolisé, Agrémenté, Superficiellisé. (Rétif)"
   38. Mercier regrette l'absence de solidarité entre les auteurs consacrés et les auteurs indigents dans plusieurs chapitres du TP. On verra par exemple TP, I, chapitre CXXXVII, Auteurs, p. 331-6. Rappelons cependant que, dans le même temps, il dénonce la prétention des "écrivassiers", "Des demi-auteurs, quarts d'auteurs, enfin métis, quarterons, etc." au titre d'homme de lettres, l'inflation incontrôlable de publications de mauvaise qualité.
   39. L'an 2440, op. cit., p. 301; NP, chapitre CCXXVIII, Dessins de Lebrun, p. 789 et chapitre CCXLVII, Panthéonisé, p. 873. Les remarques de Mercier sur le physique de Voltaire trouveront des échos célèbres au XIXe siècle (cd. Le "hideux sourire" dont parle Musset). On le voit déjà ici et on aura l'occasion d'y revenir, Mercier désavoue catégoriquement l'ironie voltairienne. E. Rufi le souligne fort justement, "Mercier garde vis-à-vis du rire une certaine défiance. Quoiqu'il assure ses interlocuteurs avides de comédies amusantes qu'il aime rire autant qu'eux, Mercier savoure avec beaucoup de pudeur le goût du comique. Son mépris pour les «railleurs et les «persifleurs» de tout genre, ses idées sur l'essence et la valeur du rire sont très clairs. «cette convulsion machinale a été regardée comme le signe de la joie, et le cœur n'en est pas demeuré moins vide après, qu'il ne l'était auparavant" (op. cit., p. 43).
   40. Nous empruntons l'expression à S. Bird, Reinventing Voltaire. The politics of commemoration in nineteenth-century France, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 7.
   41. De Jean-Jacques Rousseau […], II, p. 204.
   42. Ibid., p. 209.
   43. Réponse adressée "aux auteurs du journal", signé MERCIER, membre du Corps législatif au conseil des 500, Paris, le 29 floréal An IV, in Journal de Paris, 2 Prairial an IV (21 mai 1796), p. 968-9. Le texte auquel Mercier répond ici est publié dans le même volume, p. 941-2.
   44. Journal de Paris, 12 Prairial an IV (31 mai 1796), p. 1008-9. Réponse à un article du 6 prairial de la même année, publié aux p. 984-6.
   45. Ibid., p. 1009. On trouve la même accusation dans NP, chapitre CCXXXII, Sépultures, note de bas de page, p. 807-8: "Oh! je le répéterai sans cesse, trop célèbre Voltaire, tu fus par tes licencieux écrits, sans le savoir et sans le prévoir, le précurseur de Chaumette."
   46. Bonald, "De la philosophie morale et politique au XVIIIe siècle (6 octobre 1805)", in Mélanges littéraires, I, Genève, Slatkine, t. X, p. 162. Texte cité par D. Masseau, Les ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 409.
   47. TP, I, chapitre DXXIII, Écrits de Voltaire, p. 1441; NP, chapitre CCLXVII, Panthéonisé, p. 873
   48. NP, chapitre LXXXVI, Ci-devant académiciens, p. 348-9. On verra également TP, II, chapitre DCVII, Triomphe de Voltaire. Janot.
   49. Op. cit., p. 104.
   50. TP, II, chapitre DCCCVI, Jésus-Christ, p. 900.
   51. La religion de Voltaire, nouv. éd., Paris, Nizet, 1974, p. 377.
   52. Outre les célèbres pages de L'An 2440, le texte le plus révélateur des opinions de Mercier en matière de religion reste, sans doute, l'étonnant discours De Dieu, publié dans BN, p. 921-37. On notera, par exemple, la sévérité extrême avec laquelle il juge les athées, brutes qui ne méritent pas le nom d'hommes! (p. 933).
   53. Sur la proximité relative des vues religieuses de Voltaire et Rousseau, on verra R.F. Beerling, "Lumières et ténèbres, remarques sur deux protagonistes antagonistes, Rousseau et Voltaire", in Voltaire, Rousseau et la tolérance, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1980, p. 39-57; J. Pappas, "Le rousseauisme de Voltaire", in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 57, 1967, p. 1169-81. On relira également l'incontournable monographie de R. Pomeau déjà citée. Nous renvoyons enfin à notre étude Le Traité sur la tolérance de Voltaire. Un champion des Lumières contre le fanatisme, Paris, H. Champion, 1999, p. 155-63.
   54. Op. cit., p. 414.
   55. L'an deux mille quatre cent quarante. Rêve s'il en fut jamais, Nouvelle édition revue et corrigée par l'auteur, qui a jugé à propos de refondre le chapitre de la bibliothèque du Roi, À Londres, 1776, p. 198-201.

 

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