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LE TROU DANS L'ESPACE
De deux choses l'une, ou j'ai une voix horrible et mon entourage, pour cause, essaye de ne pas m'entendre, ou alors, je n'existe pas.
Le lundi, je vais chanter. Ma chorale a un programme chargé concerts, messes de mariages et d'enterrement, à Noël la messe de minuit, avant Pâques la Passion selon Saint Matthieu ou selon Saint Jean. Tout ça jalonne l'année, de plus, depuis la saison dernière nous avons remplacé les Anciens de l'Opéra et chantons les opérettes de la série populaire Lyrica ainsi que les parties du chur aux Récitals des Grands Solistes, ce qui rend les répétitions passionnantes. J'en parle à la maison puisque je dois m'absenter. De temps à autre, on me trouve au salon devant l'enregistreur. J'y répète un passage difficile, faut pas que je me trompe, je suis placée au centre de l'harmonie, les alti à ma gauche, les basses et les ténors dans le dos. Une erreur de soprano, ça s'entend.
Il est midi. Je me tais dès que quelqu'un rentre. Ce n'est pas qu'on pourrait me regarder avec étonnement ou me demander ce que font mes partitions étalées sur le tapis. On ne me dit pas : "Tiens, tu répètes." Non, chez nous, on ne parle pas en entrant, on ne se salue pas. Aucun bonjour, rien de gentil, rien d'anodin, pas même un grognement. Moi, hélas, je n'ai pas perdu l'habitude, le salut me vient naturellement, c'est un automatisme, et je n'ai toujours pas appris à supporter qu'il n'y ait pas de réponse. Idiote que je suis, toujours saisie et blessée, je devrais pourtant m'y attendre, depuis le temps que ça dure
Si la porte du salon s'ouvre et qu'une tête passe par l'ouverture, cette tête a un regard qui fait le tour de la pièce et ne m'effleure pas plus que les objets. Les yeux cherchent quelque chose ou quelqu'un, mais pas moi. Ou alors, ils veulent s'assurer qu'il n'y a personne. Il n'y a personne, puisqu'on ne m'a pas vue. Or, avant l'apparition de la tête, j'avais l'impression d'y être, et j'y étais, visible à l'il nu, de toute ma personne, mon matériel largement étalé sur le tapis. Il faut savoir que père et fils ont des yeux distraits, embués par le poids d'une pensée intérieure qui ne désire aucune intrusion inutile. La tête que j'ai reconnue ne pose donc pas de questions. Elle véhicule le silence. La porte refermée, je constate une fois de plus que je me sens mieux quand je suis seule, parce qu'alors au moins j'existe et qu'il n'y a pas de problèmes, je fais des choses et ces choses m'intéressent. De plus, tout un monde pend à ces choses, et ce monde du dehors me conforte. Tandis que maintenant, depuis que la porte s'est ouverte et qu'il y a eu ce regard, je suis redevenue un trou dans l'espace.
Parfois, malgré le passage de la tête, je continue ma lecture. Je remets mes écouteurs, reprends ma partition et lis. Je ne donne plus de voix mais écoute en moi-même le chant que je déchiffre. C'est un exercice surprenant puisqu'il y a moyen, en se la représentant, d'écouter la justesse d'un son et de faire le nécessaire pour que la note soit juste au moment où on la chantera. L'apprentissage imaginé traverse la conscience, comme si l'exécution se faisait réellement. Il commence par serrer le diaphragme, vérifie le dosage du souffle, la gorge, le palais, l'ensemble des cavités de résonance de la tête, et aboutit aux lèvres. On n'a pas chanté, mais réfléchi, et tous les muscles sollicités ont fait ce qu'il fallait, on a même fait appel à son ouï, qui devient un ouï intérieur, capable de se représenter les sons. Le corps a tout enregistré, la mémoire a tout capté, l'exercice muet fait usage d'exercice. Sans avoir été exécuté, il est réel.
Aussi, je pense : puisqu'il y a moyen d'arriver à ses fins par la représentation qu'on s'en fait mentalement, même des choses les plus subtiles comme fixer le rythme, assouplir la phrase musicale, lier un legato, y détacher les nuances du fortissimo au plus léger murmure, bref, puisqu'il y a moyen de remplacer le bruit et le mouvement par l'idée qu'on s'en fait, pourquoi ne croirais-je pas que si, en retrait des choses qui m'arrivent vraiment je me représentais une réalité toute différente, je pourrais passer mon temps sur terre, envers et contre toute apparence, à vivre la vie à laquelle je me croyais destinée? J'ignore encore comment, mais je serais aimée, heureuse et belle, je créerais de la joie.
Bien sûr, donner de la voix et respirer à fond est plus agréable que l'exercice muet, aussi, neuf fois sur dix, pendant que le bruit à la cuisine se fait de plus en plus fort, je ramasse mes partitions et quitte le salon. On m'appelle, on désire me culpabiliser, il faut que je vienne, je dois être là pour qu'on puisse me prouver combien on me déteste. Que j'aie préparé le repas ne suffit pas, il faut que je serve ceux qui désirent rester assis.
Autant dire que je suis tout à fait dégrisée, je n'entends plus rien, je ne suis plus un lieu de résonance, les échos se sont tus, il n'y a plus d'autre monde, j'en ai perdu jusqu'au souvenir.
Je suis perdue moi aussi, introuvable, inexistante.
J'entre dans la cuisine. Comme le repas était prêt, ils se sont attablés et mangent. On ne m'a pas attendue. Depuis leur plus jeune âge, j'ai appris aux enfants qu'il était aimable d'attendre maman. Mais papa a répété que ce n'était pas nécessaire. Les enfants m'écoutaient lorsque j'avais tout à leur apprendre. Depuis, il faut que je me taise. Ce n'est pas que je sois péteuse ou mal embouchée. J'aime parler, j'aime dire des choses, faire des remarques et poser des questions. J'aime rire et j'aime les réponses. Je n'ai toujours pas perdu l'illusion qu'on pourrait se sentir bien autour d'une table. Par hasard, lorsque nous sommes au complet et que quelqu'un exprime une opinion sur un air nouveau qu'on entend à la radio ou cherche le nom du chanteur et de la chanson, si je suggère un artiste ou un titre pour voir si c'est celui qu'on cherche, ma voix, subitement, jette un froid. On se tait autour de moi. On ne m'avait rien demandé. De quoi est-ce que je me mêle?
Ce silence est hallucinant. Une fois de plus, j'ai l'impression de ne pas être là. Et cette voix qui vient de se faire entendre et qui est mienne me fait l'effet de n'être que du bruit. Elle a été perçue comme tel, un bruit. Du bruit qui dérange. Même chose dans la voiture. Nous sommes cinq. J'ouvre la bouche, la conversation s'arrête. Je me sens encore plus reniée qu'à la maison. J'attends la suite, qui ne vient pas, et je ne sais où aller, pas moyen de décamper pour les laisser entre eux, une voiture ça roule. Je suis enfermée, il n'y a même plus de place pour mon rêve. Ne pas exister alors qu'on vient de parler est au moins aussi pénible que de passer inaperçue pendant qu'on vous transperce du regard.
Dans cette maison qui est la mienne, il faut bien que je sois présente à certains moments. Pour préparer le repas. Pour faire les courses. Pour conduire un enfant à l'école. Comme je mène de front mon métier et les charges du ménage, à la cuisine, même seule, je n'ai plus envie de chanter. Je suis fatiguée et je dois me dépêcher, car dès qu'ils seront rentrés, ils seront pressés. Et de mauvaise humeur. Ils ont le droit de l'être, le père donne l'exemple. Les voix sont maussades. L'expression des visages renfrognée et revêche. Les corps sont lourds et lents. Où sont mes jolis bambins d'autrefois? Rien ne tressaille de vitalité, personne n'est drôle, rien n'est cocasse, je range mes pensées sur une voie de garage, je les remorquerai plus tard, momentanément je n'en ai ni la force, ni l'envie.
Pas étonnant que je fasse un effet joyeux dès que je vais ailleurs. Je suis toute étonnée de rencontrer des gens normaux au visage affable, de pouvoir participer à quelque chose de valable...
Pas étonnant que je sois très active
L'activité est mon remède contre l'absurdité de l'existence, la mienne et celle de l'humanité tout entière, des animaux et des plantes. Remède illusoire et provisoire, mais remède quand même. Tout se mange, tout s'altère. Puisque je suis liée à cet état, corps et âme jusqu'au cou, s'il y a moyen de l'oublier, oublions-le. Amusons-nous prudemment, en cachette, pour éviter les commentaires.
Copyright © Nicole Verschoore, 2003
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