Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE JOUR OÙ J'AI OUVERT UNE LIBRAIRIE À TOKYO

Le quartier de Namba, à Osaka, est animé et bruyant, on y trouve toutes les fournitures en gros pour les restaurants et les commerces, c'est là qu'il faut se rendre pour acheter une enseigne en néon si l'on ouvre un magasin.

Ne parlant pas japonais, je me suis fait accompagner par un ami pour aller commander le néon que je souhaitais, le caractère HON, LIVRE en japonais, en lettres de verre d'une trentaine de centimètres de hauteur. Dans le magasin, le premier venu qui offrait des enseignes, je me laissai séduire par un caisson lumineux blanc, il y en avait de toutes tailles et à tous les prix, 16.000, 32.000, 48.000 yens, cerclés d'argent ou de noir, plutôt destinés à des bars ou à des restaurants, souvent avec un pied métallique pour les maintenir à la verticale sur le trottoir. M'avançant jusqu'au comptoir, je priai mon ami de demander à la vendeuse s'il était possible de se procurer un de ces caissons lumineux sans le pied métallique, mais avec une attache sur le dos pour le fixer au mur, et l'unique caractère HON tracé en noir sur le verre. Après quelques échanges assez techniques en japonais, j'avais sorti un crayon et un morceau de papier pour préciser ce que je voulais par un petit dessin, la vendeuse, déjà perdue par mes explications et se décomposant à mesure qu'elle se rendait compte qu'à l'implacable détermination de mes desiderata en matière de néons correspondait, pour les servir (tâcher au moins de les exprimer en japonais), le japonais lacunaire et imprécis de mon ami, qui regardait lui aussi avec perplexité mon petit dessin en essayant de comprendre ce que je voulais (mais non, plus grand, disais-je, et je raturais encore le croquis), elle passa un coup de téléphone furtif — comme un appel à l'aide à voix basse —, et quelques instants plus tard parut dans la boutique une sorte de patron en costume gris, la mine renfrognée, le regard interrogatif. Yes? dit-il, genre, qu'est-ce qui se passe ici, on importune mon employée? J'expliquai en anglais ce que je désirais, voilà, Sir, je lui montrai mon croquis, le précisai, l'annotai, l'enrichis, l'amendai. Il me considéra dubitativement, il me jaugea, réfléchit un instant et parut me prendre au sérieux, j'avais en effet l'air bien décidé à vouloir acheter une enseigne de librairie dans son magasin. Imaginant qu'il devait avoir affaire à quelque client exigeant, motivé, déterminé (pas le contraire de ce que je suis, au demeurant), il alla chercher un grand catalogue professionnel et l'ouvrit devant moi pour me présenter les différents modèles d'enseignes, il y avait là, en photos et agrémentée de toutes les données techniques nécessaires, rangée par catégories, de prix, de matière, de taille et de technique, l'intégralité de ce que l'on peut trouver en matière d'enseignes lumineuses commerciales au Japon. Il tournait lentement les pages et nous regardions les différents modèles, nous hochions la tête, nous comparions les prix. Mon choix arrêté, et quelques dernières vérifications faites sur le voltage et la nature des fiches électriques à utiliser, une dernière chose me tracassait encore, le transport. C'est que je dois l'emporter avec moi à Tokyo, lui dis-je, il faudrait que l'emballage soit solide. Ah, c'est à Tokyo que vous ouvrez votre librairie, me dit-il. Je le regardai (et ce n'est qu'alors que je compris qu'il pensait jusque-là que je voulais acheter cette enseigne parce que j'ouvrais une librairie à Tokyo).

On emballa soigneusement mon enseigne dans un paquet solide, un carton bien ficelé auquel on colla une poignée en plastique amovible, et je rentrai à l'hôtel avec le colis (on ne peut imaginer situation plus romanesque).


Hôtel Seagull, Osaka, novembre 2003.

J'étais arrivé au Japon le matin même — douze heures d'avion, et pas même le temps de me reposer une heure — et j'avais tout de suite été acheter cette enseigne à Namba, que j'avais l'intention d'exposer avec mes photos lors de l'exposition que je devais inaugurer au club DAWN quelques jours plus tard à Osaka. Depuis quelques mois, j'accumule ainsi des enseignes LIVRE en toutes langues, j'ai commencé par BOOK après avoir photographié par hasard un néon BOOK à la devanture d'une librairie une nuit à Tokyo. J'ai alors fait fabriquer sept néons BOOK à Bruxelles que j'ai exposés avec mes photos de Tokyo au moment de la sortie de Faire l'amour (sept BOOK en néons bleus comme autant de mes livres), puis il y eut le néon vert LIBRO que j'ai exposé au centre Culturel Candiani, à Mestre, près de Venise, et maintenant le HON blanc, LIVRE en japonais, exposé au club DAWN d'Osaka, et ainsi de suite, à chaque fois un nouveau LIVRE s'ajoute à la bibliothèque de livres en néon que je constitue au fur et à mesure dans toutes les langues.


Tokyo, juin 2002



Osaka, Club DAWN, novembre 2003.

 

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