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TOPOGRAPHIE DU ROCOCO : LES CABINETS DE GLACES
PAR JEAN WEISGERBER
Tout se tient, dit-on, et en effet, la configuration des lieux privilégiés du rococo est telle qu'ils se laissent malaisément isoler les uns des autres, tandis que s'entremêlent les motifs, thèmes et idées qui s'y rattachent, directement ou non. Aussi serons-nous amenés à survoler, chemin faisant, des sujets aussi divers que l'histoire et l'utilité du miroir, objet moins futile qu'il ne paraît puisqu'il renvoie, à tout prendre, à l'esthétique de la mimesis, outre le thème de l'eau, miroir liquide, et celui de la beauté, ainsi que, dans des sphères toutes voisines, le personnage de Narcisse en qui s'incarnent les attraits et les périls de l'illusion et du voyeurisme. Les particuliers s'attachent par préférence à les décorer & à y placer des glaces qui sont maintenant fort en usage. Les anciens au contraire ornoient leurs Cheminées d'une Sculpture fort materielle, tant à cause que les glaces étoient plus rares de leur tems, que parce qu'ils trouvoient qu'elles faisoient une espece de vuide qui ne paroissoit pas naturel au-dessus d'un foyer. J'ai entendu dire à feu Monsieur de Cote, premier Architecte du Roy, qu'il avoit été le premier à les introduire sur les Cheminées ; ce qui dans la suite a plû de maniere, que dans les Maisons considérables on ne les supprime qu'à peine dans les premieres Antichambres[5] [ ].
En Allemagne se répand alors la mode des Spiegelkabinette, petites pièces souvent carrées ou rectangulaires, parfois octogonales, ornées de glaces en vis-à-vis, avec des consoles couvertes de laques et de porcelaines de Saxe et de Chine : ensembles jetant mille feux répétés dans les vernis et les dorures, et qui constituent autant de Gesamtkunstwerke en miniature[6]. À la quête du curieux, de l'étrange, correspond même l'emploi, redécouvert, de glaces déformantes, comme celles qu'on peut voir encore aujourd'hui dans les foires. Les exemples sont légion qui attestent cet engouement : le Trianon de Porcelaine, déjà, qui précéda le Trianon de Marbre à la fin du XVIIe siècle ; avant tout l'Hôtel de Soubise, conçu par Boffrand (1735) avec les merveilleux salons ovales du Prince et de la Princesse, ou encore la salle de musique, maintenant disparue, des Vauxhall Gardens (vers 1750) à Londres, et celle du château de Sanssouci (1745-47) à Potsdam ; enfin, chef-d'uvre du rococo, la salle des marbres de Bruchsal (après 1750, B. Neumann et J.M. Feichtmayr) (fig. 1 et 2). Pour compléter ce sommaire aperçu, signalons encore le cheval glass anglais, ancêtre de la psyché française. Celle-ci devint populaire sous l'Empire ; son nom rappelle évidemment le rapport souvent établi entre cet objet et l'apparence intangible qu'il renvoie, assimilable à une ombre, une âme. La magie n'est pas loin, mais il n'en restera pas grand-chose dans l'armoire à glace qui va bientôt orner les chambres à coucher des bourgeois aisés et dont les modèles qu'exposent encore nos marchands de meubles rivalisent généralement de laideur.
Peintres et écrivains se sont emparés du thème. Celui de la femme à sa toilette, qui accorde au miroir une place de choix, est un favori du rococo, épris d'élégance et de grâce. Présent ce sont des exemples entre mille dans le beau Portrait de Madame de Pompadour (1756) de Boucher, il l'est aussi dans celui qu'il fit d'une Dame attachant sa jarretière (1742) et dans sa Marchande de Modes (1746). Boucher n'innove en rien : il ne fait que céder à une fascination propre tout autant aux poètes, dramaturges et romanciers. Au début du siècle (1714), Pope donne le ton dans The Rape of the Lock en détaillant les rites laborieux de la parure : And now, unveil'd, the toilet stands display'd,
Suit une énumération de bijoux, parfums, peignes et fards, bref tout un luxe dont Voltaire allait faire l'apologie. La dispute (1744) est une petite comédie de Marivaux sur la naissance de l'infidélité. Des filles et des garçons, élevés séparément dans l'état de nature, y découvrent l'amour, ses tenants et aboutissants, en même temps que leur propre image. Eglé est enchantée de la beauté de la sienne qu'elle aperçoit, comme Narcisse, dans l'eau d'un ruisseau ; après quoi, il est tout naturellement question d'autres reflets : d'un portrait d'Eglé et d'un miroir qui réfléchit ses traits. On voit se profiler ainsi, en filigrane, la théorie de la mimesis dont Aristote avait, pour des centaines d'années, jeté les fondements. Il n'y a pas que cet essai d'anthropologie sentimentale «les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera[8]» dont il faille tenir compte. Trumeaux et toilettes ne se comptent plus dans les romans contemporains : Le sopha (1742) de Crébillon[9], Angola (1746) de La Morlière[10], Les bijoux indiscrets (1748) de Diderot[11], Fanny Hill (1749) de John Cleland[12], Félicia ou mes fredaines (1775) de Nerciat[13], Justine (1791) de Sade
Bien entendu, ce sont là des récits libertins où abondent voyeurs et scènes «osées» : Sade, pour sa part, parle aussi de miroirs grossissants qui enlaidissent[14]. Les glaces, à l'époque, ne servent pas uniquement à admirer et elles sont bien plus que les témoins de tendres caresses ou de débauches crapuleuses. La signification en est plus large : elle se rattache à ce qui constitue l'essence même du rococo. Celui-ci aime jouer sur deux tableaux à la fois dont l'un, proche de l'autre qui lui est en quelque sorte accolé, en est aussi le simulacre, selon les cas la caricature ou l'idéalisation. De même que l'image réverbérée donne l'illusion de la réalité, ainsi les uvres qui relèvent de cette esthétique montrent l'existence comme représentation ou spectacle, déguisent le petit-maître en singe ou perroquet, travestissent l'Europe sous des chinoiseries dont l'éloignement apparent offre une marge de manuvre à des lubies ordinairement refoulées dans nos pays en ce temps-là. L'être ou le paraître : c'est tout un. ces femmelettes, qui préferent le plus petit divertissement d'un opéra à la plus magnifique tragédie ; qui regardent comme des palais enchantés ces petites maisons dont les petites chambrettes ne sont pavées qu'avec de charmantes petites glaces, de jolis petits vernis, d'élégantes petites porcelaines ; & qui trouvent maussades & gothiques ces grands appartements tristement meublés de superbes tapisseries des Gobelins, de peintures d'un le Brun, d'un le Moine, de marbres, de bronzes échappés au fer & au flambeau des Goths & des Vandales[19]. L'usage pratique de ce symbole du «petit goût» est clair : le cabinet de glaces peut tenir lieu de boudoir ; on peut y faire sa toilette, y étudier des mines, s'y reposer, y dormir, mais aussi y rassembler des tableaux et des objets d'art ; les images qui s'y reflètent aiguisent le cas échéant l'ardeur amoureuse ; enfin, c'est une retraite apparentée aux cabinets de verdure[20].
Il faut cependant s'étendre sur quelques variantes locales qui concernent les surfaces productrices d'images et qui, quant à elles, apportent de l'eau au moulin. Au petit château de la Favorite, près de Rastatt (vers 1715, Franz Pfleger et H.G. Stöhr), les miroirs sont à pans coupés, autrement dit fragmentés, et ils forment des angles entre eux au lieu de constituer des surfaces planes. L'effet en est d'autant plus troublant. C'est une technique semblable, mais plus novatrice encore, que recommanda la margrave de Bayreuth, sur de Frédéric II, pour le Spiegelscherbenkabinett de l'Eremitage (Altes Schloss), retraite située à proximité de sa capitale. C'est là une décoration sui generis, car les éclats de verre, loin d'être soudés, sont dispersés çà et là sur l'étendue des murs. La segmentation, dans ce domaine, est l'équivalent des ruines que l'on construisait alors dans les jardins (fig. 4). Dans les appartements de Wilhelmine, ce cabinet, dit «chinois», fait suite à un autre, «japonais», et à la salle de musique ; la margrave, qui aimait l'exotique et l'insolite, s'en servait à l'origine pour travailler, mais elle le fit remanier vers 1751 pour lui donner à peu près l'aspect qu'il présente aujourd'hui. Dans les mémoires qu'elle y rédigea, elle a donné une description minutieuse de l'Eremitage, malheureusement antérieure «j'écris ceci en l'année 1744[24]» aux transformations ordonnées par elle. Elle récidivera peu après lors de la construction du Neues Schloss (1754) à Bayreuth même, mais les murs de ce second Spiegelscherbenkabinett n'exposent pas (ou plus) des fragments de miroirs, remplacés ici par des portraits peints ; seul le plafond en est décoré, mêlés à des chinoiseries.
C'est donc en Allemagne que ces ensembles se sont le mieux conservés ; Louis II de Bavière en construisit encore un, en faux rococo, dans son château de Linderhof (vers 1878). Ils y sont aussi plus variés, plus audacieux dans leur délire ornemental qu'ailleurs. Plus qu'en France en tout cas, ou qu'en Angleterre où Robert Adam dessina un Glass Drawing Room en 1770-74 à Londres (Northumberland House, Charing Cross), mais dans le goût néo-classique[25]. Il en a aussi existé un (1835) dans un bâtiment situé dans Regent's Park ; à vrai dire, c'était moins un cabinet qu'un Hall of Mirrors dont un contemporain (1839) a exprimé ainsi l'effet produit : Nothing can exceed the brilliant splendour of the hall when lighted up for the admission of the public ; the endless reduplications of reflection from the mirrors give it an appearance of interminable extent in every direction ; and the varions coloured dresses of the company, which assumes the appearance of a countless multitude in constant motion, produce an impression of grandeur, magnificence, and beauty which cannot be adequately described. The whole scene is one effulgent blaze of splendour, perpetually changing as the spectator varies his position, and presenting new combinations of elegance and beauty in endless succession, exceeding the most florid descriptions of oriental magnificence, and realising the most brilliant romances of fairy enchantment[26]. La littérature de l'époque fournit forcément les témoignages les plus fiables à cet égard. Ce n'est pourtant pas qu'on y trouve beaucoup de descriptions circonstanciées de lieux et d'objets, comme les aimeront Balzac et Dickens. À quelques passages près sur lesquels on reviendra, les romanciers, au XVIIIe siècle, ne cherchent pas à individualiser le physique, à scruter l'extérieur des choses à la loupe, passant patiemment d'une couleur, d'une teinte, à la texture d'une étoffe, puis à une forme. Pour eux, le monde est un système de relations où les objets viennent s'insérer comme autant d'éléments fonctionnels de l'ensemble ; c'est celui-ci qui prime, et non pas ses parties[27]. Le récit analytique place les rapports sociaux et amoureux et, dès lors, les actions, les dialogues, les exposés «moraux» au-dessus des gros plans de visages, d'habits ou de meubles. Crébillon s'explique à ce sujet dans Le sopha : la dissertation, dit-il, est une façon agréable de traiter les choses [ ], elle peint mieux, et plus universellement les caractères que l'on met sur la scène ; mais elle est sujette à quelques inconvéniens. A force de vouloir tout approfondir, ou de saisir chaque nuance, on risque de tomber dans des minuties, fines peut-être, mais qui ne sont pas des objets assez importans pour que l'on doive s'y arrêter, et l'on excède de détails et de longueurs ceux qui écoutent. S'arrêter précisément où il le faut, est peut-être une chose plus difficile que de créer[28]. Fignolages psychologiques à éviter au même titre que les autres, descriptifs ceux-là : à l'encontre de Proust ou de Balzac, l'idéal est de faire vite, comme les peintres dans leurs esquisses, comme Voltaire. Aussi les tableaux de cabinets sont-ils au premier chef assujettis à l'intrigue ; schématiques, stéréotypés pour la plupart, ils n'ont guère de valeur en soi. L'historien ne peut donc profiter que des rares exceptions à la règle. [
] dans mille endroits (elle) rencontre sa figure ; Les images de la beauté prolifèrent tout en variant ; par surcroît, il est question d'une représentation théâtrale, suggérée par le reflet du réel dans les glaces, et de poésie, laquelle fait tomber Psyché dans une douce folie «qui lui pervertit tous les sens, et la ravit comme à elle-même[32]». La scène, révélatrice, est aussi prophétique, on le verra. Le personnage de Psyché et le détail de sa toilette, en particulier, inspireront à Boucher nombre de toiles et de cartons de tapisseries : Psyché refusant les honneurs divins, L'apothéose de Psyché, Le mariage de l'Amour et de Psyché
dans un cabinet reculé au fond de l'appartement, plus voluptueusement meublé que tout ce que le prince avait vu jusque-là. Il était revêtu de glaces, et on voyait sur les panneaux des aventures galantes rendues avec une expression parfaite : aucune d'elles ne peignaient les rigueurs, elles étaient bannies, même en peinture, de ce lieu de plaisir ; tout y respirait l'amour content : un lit de repos en niche, de damas couleur de rose et argent, paraissait comme un autel consacré à la volupté, un grand paravent immense l'entourait, le reste de l'ameublement y répondait parfaitement : des consoles et des coins de jaspe, des cabinets de la Chine, chargés de porcelaines les plus rares, la cheminée garnie de magots à gros ventre de la tournure la plus neuve et la plus bouffonne, des écrans en découpures travaillés par les mains de Zobéide et des hommes les plus savants de la cour, et les bougies placées derrière des rideaux de taffetas vert, qui semblaient être faits pour rompre la trop grande clarté, et qui ne laissaient que ce demi-jour qui paraissait avoir été inventé pour éclairer les entreprises de l'amour, ou pour ensevelir la défaite de la vertu[34].
On se dirait presque à Würzburg ou à Fulda. Tout y est, à l'excès même : glaces, peintures, bibelots, plus un érotisme très appuyé, ne fût-ce que dans ce «lit de repos», pièce majeure qui fait défaut dans les palais que l'on visite aujourd'hui et qui le contexte l'annonce mérite si mal son nom. La signification en est soulignée par une foule de mots : «voluptueusement», «galantes», «lieu de plaisir», «l'amour content», «volupté», etc. D'autre part, l'esthétisme et l'érotisme débouchent sur les sphères de la religion, comme le démontre la comparaison du lit et de l'autel, association qui n'a rien d'inattendu. La description promet en effet l'extase ; l'action se solde par un fiasco. Les préludes une fois achevés, Angola croit arriver à ses fins lorsque la dame perd connaissance, conformément à la malédiction dont une fée a frappé le prince à sa naissance et sans que, novice en la matière, il profite de
ce lieu charmant était destiné à ces parties fines et choisies où les souverains aiment à se dépouiller de leur grandeur et se remettent, pour l'intérêt de leurs plaisirs, au niveau de ceux qu'ils y admettent [ ]; tout y respirait la volupté. On voit se succéder ainsi : une salle à manger, une salle de musique, enfin «la dernière [ ] destinée aux plaisirs de l'amour et (qui) pouvait en être regardée comme le sanctuaire». Cette fois, La Morlière se contente de fournir quelques détails qui font écho à ceux qu'il vient de signaler : Tout invitait à l'amour dans ce séjour dangereux. L'ameublement inventé par la mollesse portait un caractère de volupté difficile à rendre : beaucoup de glaces, des peintures tendres et sensuelles, une duchesse, des bergères, des chaises longues, semblaient tacitement désigner l'usage auquel elles étaient destinées. Les tabourets, enfant du respect, étaient bannis de ce lieu charmant, où l'amour égalisait tout[36]. Après quelques pages et autant de bévues, le petit Angola, aidé d'un vade-mecum que la bonne fée lui fourre entre les mains, peut enfin célébrer la fin de son «noviciat». cabinet environné de glaces de toutes parts, disposées de manière que toutes faisaient face à un lit de repos de velours cramoisi, qui était placé dans le milieu[37]. Le plaisir du maître augmente selon la diversification des images réfléchies. La position des miroirs fait que celles-ci montrent les mêmes personnes sous des angles différents, un peu comme ces tableaux cubistes où les visages sont vus simultanément de face, de profil et de dos. Non seulement la scène se multiplie, bien que chaque fois autrement ; mais la fantasmagorie culmine du moins peut-on le supposer du fait que les images, juxtaposées ou contiguës d'un côté de la pièce, se reproduisent sans fin lorsque les glaces suspendues à deux murs opposés se font vis-à-vis. On perd le nord, et il n'est pas surprenant que cet instant coïncide, pour le voyeur, avec celui de la jouissance. Tout cela avait l'air d'une initiation. On me fit traverser un petit corridor obscur, en me conduisant par
La grotte est qualifiée de «nouveau sanctuaire» et l'amant y est couronné en récompense de ses services. À la lecture de cette longue description, on ne peut s'empêcher de penser à Watteau, notamment à ses arabesques, lorsque, pénétrant dans le cabinet, le narrateur-héros dit «ne voir qu'un bosquet aérien qui, sans issue, semblait ne tenir et ne porter sur rien». On ne saurait mieux dire pour rendre l'impression que font les fragiles échafaudages de peintures ou d'estampes comme Le Faune, par exemple, où, en dépit de la pesanteur, un socle supportant, en plus d'une chèvre, la statue du dieu, repose sur des branchettes d'une incroyable minceur. Autre chose encore : quand la «reine de ce lieu» invite le jeune homme à s'étendre auprès d'elle, l'image du couple, reproduite par les glaces, évoque une «île toute peuplée d'amants heureux» : ainsi des tête-à-tête qui se suivent à la queue leu leu dans L'Embarquement pour Cythère. Dernier point : le côté «irréel», «fantasmatique», de la scène, qu'on n'a pas manqué non plus de mentionner à propos du grand tableau de Charlottenburg[39]. Après avoir erré «dans un dédale» sans lumière, les amants parviennent dans un appartement d'où une confidente disparaît «par une porte secrète» ; enfin, ils gagnent le saint des saints, non sans avoir encore traversé «un petit corridor obscur». Une fois sur place, le narrateur s'avoue «ravi» d'admiration, prêt «à croire à l'enchantement». Les objets figurés sur les glaces, «répétés, [
] produisaient l'illusion de tout ce qu'ils représentaient». Les lampes éclairent «d'une manière magique» ; le parquet est une imitation de gazon. Triomphe de l'artifice, du mirage, du «merveilleux», d'une «nature enchantée» ; du reste, le héros de l'histoire ne fait que jouer un «rôle» dans une comédie[40]. Au siècle suivant, Eichendorff dira avec raison que le rococo a violenté la vie, qu'il l'a ligotée dans les rets de l'art. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'illusion, qu'elle concerne la chair ou les objets, a pour mission de corriger la réalité, de l'embellir ; elle est tout entière au service du plaisir : «les désirs se reproduisent par leurs images». Mais tout a une fin : ces étreintes passionnées sont brutalement interrompues et le sortilège s'évanouit comme un «songe».
Ein Labyrinth von Sälen, Kabinetten ou, bien plus tard, Byron dans Don Juan (III, lxviii-lxix) : Crystal and marble, plate and porcelain, Quant à la fusion de l'érotisme et du sacré, outre que la ritualisation de l'amour profane est un lieu commun, elle est suggérée par Pope déjà, on s'en souvient. Le thème revient après sous la plume de romanciers français, entre autres dans Les Malheurs de l'inconstance (1772) de Dorat. Ici, Madame de Syrcé, au nom si évocateur, se promène dans un «labyrinthe», «voluptueux dédale», «sanctuaire» dont elle est la «déesse» ; et le comte, à sa vue, tombe en «extase[43]». Un tableau plus audacieux est brossé par Godard d'Aucour : la Rozette de Thémidore (1745), après s'être retirée dans son cabinet de toilette ce qui suppose la présence de miroirs se purifie «dans une onde parfumée». Soin louable, mais fugace, car, «victime de l'amour», elle va aussitôt s'étendre sur un «autel», lisez : une couche couverte de coussins et d'un voile de lin. Et la «cérémonie» débute quand le narrateur, «une bougie à la main», s'approche de ce «lieu respectable» Rozette dormait en disposition de se réveiller aisément et en position qui n'attendait que le plaisir. Je m'avançai avec une tendresse respectueuse, je posai mon offrande sur l'autel. Dieux! que la victime donnait du courage au sacrificateur[44]. C'est se moquer du respect : comme les odalisques de Boucher, Rozette n'invite qu'à la volupté, laquelle se renforce d'un sacrilège. Comment ne pas penser à une messe noire? Quand il n'y aurait que cette bougie, si peu innocente
Tous ces cabinets ne seraient-ils, en définitive, que des temples de l'amour? Pourtant, ils ornent les appartements de dignitaires éminemment vénérables, princes-évêques ou margraves ce qui n'empêche rien évidemment. S'ils n'étaient que le théâtre d'ébats plus ou moins furtifs, ainsi qu'il ressort de ces fictions littéraires, quel plaisir goûterait-on à se voir faire l'amour dans les Spiegelscherbenkabinette de Bayreuth? Et comment expliquer la publicité qui en entoura la construction, par exemple la longue correspondance qu'entretint à ce sujet l'évêque de Würzburg avec son architecte Balthasar Neumann? Pour Friedrich Cari von Schônborn, l'essentiel, selon toute apparence, était de faire du neuf, d'étonner : «damit nicht vorige Dinge repetiert, sondent was neues inventiert und gemacht werde[45].» A constant vapour o'er the palace files ; Artificielle par définition, la grotte consiste en un assemblage de pierres brutes généralement incrustées de coquillages et de verroteries, et contenant à l'occasion des statues de dieux, de nymphes, voire de singes. D'ordinaire située dans un parc comme à Veitshöchheim (fig. 5), elle peut l'être aussi à l'intérieur du château. À Bruchsal, où c'est le cas, le simulacre est forcément beaucoup moins réaliste, étant donné l'obligation de respecter l'architecture de la salle ; aussi l'illusion d'un paysage chaotique est-elle produite ici par des fresques. On est en quelque sorte confronté à une mystification au carré, les peintures imitant un site qui, en d'autres circonstances, est construit de toutes pièces d'après nature. À l'Eremitage (Altes Schloss), à proximité de Bayreuth, la grotte, sise quasiment à l'intérieur, contient des jeux d'eau : trois cercles concentriques de deux cents jets que l'on faisait fonctionner pour surprendre les visiteurs, à la grande joie de la Cour qui les observait d'en haut. La margrave en parle dans ses Mémoires :
[ ] on trouve une petite porte par laquelle on entre dans une espèce de souterrain qui mène dans une grotte. Cette grotte est ornée de coquillages très-beaux et très-rares, et elle reçoit le jour par un dôme qui est au-dessus ; il y a un grand jet d'eau au milieu de la grotte et six cascades tout à l'entour ; tout le plancher, qui est de marbre, jette aussi de l'eau, de façon qu'il est très-aisé d'attraper les gens et de les inonder lorsqu'ils y sont. Il y a deux rampes de chaque côté de la grotte qui mènent à deux appartemens, composés chacun de trois petites chambres en miniature. Au sortir de la grotte on entre dans une petite cour toute environnée de ces rochers artificiels, entremêlés d'arbres et de haies ; un grand jet d'eau, placé au milieu, y donne une continuelle fraîcheur[47].
Et de préciser qu'une «voûte est si artistement construite, qu'on la prendroit pour un véritable rocher». Non loin du «Neues Schloss», toujours à l'Eremitage, se trouve une «untere Grotte», en plein air cette fois, avec des jets d'eau également et un bassin : une sorte de nymphée entouré d'arcades en ruine. Grâce à l'eau, on demeure dans le domaine des miroirs[48] et de l'émerveillement, qui nous saisit encore lorsqu'elle jaillit du sol. [ ] j'ai [ ] un goût décidé pour les labyrinthes. Qu'est-ce en effet qu'un jardin où l'on ne peut s'égarer? Je suis bien éloignée d'accepter ces grands espaces que vous me proposez pour mes bosquets. Je les veux extrêmement petits & multipliés, pour ainsi dire, à l'infini[51].
Quitter le droit chemin : on découvre ainsi l'irrationnel caché sous les systèmes des Philosophes, sous la sapience des Lumières. Dans Félicia ou mes fredaines (1775), récit qui appartient par maints côtés à notre courant, Andréa de Nerciat décrit un «réduit enchanté» en des termes similaires : J'allai m'égarer avec Sydney dans un labyrinthe touffu, au centre duquel était une fontaine rustiquement décorée et près de laquelle un lit de gazon offrait un théâtre commode aux ébats des amants. [ ] Tous les sens à la fois y étaient flattés. Un filet de fil d'archal extrêmement délié renfermant un espace fort étendu tenait prisonniers une multitude d'oiseaux de toute espèce qui donnaient l'exemple et l'envie de faire l'amour. La fleur d'orange, le jasmin, le chèvrefeuille, prodigués avec l'apparence du désordre, répandaient leurs parfums. Une eau limpide tombait à petit bruit dans un bassin qui servait d'abreuvoir aux musiciens emplumés. On marchait sur la fraise [ ]. J'étais émerveillée[52]. On le serait à moins. Parallèlement, néanmoins, on relèvera des lieux du même genre, quoique bien moins séduisants, chez Sade, dans Justine[53] et La Marquise de Gange[54], et dans The Monk, le roman gothique de Lewis[55]. Ce siècle aime juxtaposer les contraires, et la spéculation la plus méthodique y alterne avec le dérèglement des sens. Il n'est donc pas surprenant que le «voluptueux dédale» dont parle Dorat n'intervienne pas uniquement dans la littérature rococo.
À ce dépaysement féerique l'exotisme des chinoiseries contribue dans une large mesure. La Morlière ne manque pas d'en parler. À noter qu'à côté d'objets authentiques, on a recours à des copies fabriquées en Europe. C'est tout un monde de pacotille, un véritable décor d'opéra, avec fontaines, arabesques, rocailles et incrustations brillantes, qui se forme sous nos yeux. Rien n'est plus mensonger que cette fiction d'ermitage ; rien n'est plus charmant non plus. On ne sait si l'on est dans un jardin, une palmeraie, une caverne, ou dans un palais ; la confusion est totale entre le dedans et le dehors[57], comme dans telle toile de Lajoue, comme aussi dans les cabinets de verdure et les «folies» des parcs, ouvertes à tous les vents, mais offrant en même temps un havre de repos. On court, hélas! après la vérité ;
Erreur, imagination, fantaisie : dernière planche de salut dans le tourbillon des idées, des intérêts, des passions, en ce passage de la calme majesté de Versailles à
La composition & l'élégance des ornements n'ont jamais rien offert de plus satisfaisant ; idées riantes que la magie des glaces répete encore, & semble multiplier à l'infini. Je pourrois dire, avec vérité, que je ne connois rien de si propre à faire tourner la tête[65]. À la mesure du grand goût succède la quête du bizarre, une déraison ludique ou, carrément, l'aberration, comme dans les impossibles architectures peintes par Lajoue. Et c'est en Allemagne justement que cette tendance atteint son apogée, c'est-à-dire là même où ont subsisté tant de cabinets de glaces.
[1] Julien Eymard, Le thème du miroir dans la poésie française (1540-1515), Université de Lille III, Service de reproduction des thèses, 1975 (Thèse Univ. Toulouse-Le Mirail), p. 131.
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