Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA GUERRE EST FINIE (INTRODUCTION)
PAR MARC PIRLET

Quand j'étais adolescent, il n'y avait pas d'écrivain capable de m'émouvoir davantage que Paul Léautaud. Il n'est pas le seul, bien sûr, à m'avoir aidé à traverser cette période souvent la plus sombre de l'existence. Il ne fait même pas partie de ceux qui m'exaltaient le plus, ceux à qui je rêvais en m'endormant, et qui me persuadaient que ma vie, à condition qu'elle puisse ressembler à la leur, deviendrait un jour digne d'être vécue. Je pense à Hemingway, par exemple, ou à Rimbaud. Ou à d'autres encore, moins célèbres, comme Nicolas Bouvier ou Richard Brautigan. Eux, je les admirais. Je les regardais avec le même sentiment de vénération que les adolescents d'aujourd'hui éprouvent en regardant les stars du sport ou du cinéma. Le rapport que j'entretenais avec mes écrivains préférés était de nature identique. J'avais besoin d'idoles auxquelles m'identifier mais le hasard avait voulu que j'aille plutôt les chercher dans le monde de la littérature. Sans elles, sans les échappées qu'elles me permettaient dans le domaine du rêve, je n'aurais pas supporté la médiocrité qui m'entourait. Cependant, même à quinze ans, je restais conscient de la distance entre le rêve et la réalité et, malgré l'ardeur et la gravité que j'y mettais, et l'intensité de mon désir, je ne croyais pas vraiment possible pour moi de la combler. Pas plus que les gosses des favelas ne croient vraiment qu'un jour, dans le stade de Maracaña, ils seront eux aussi acclamés par des dizaines de milliers de supporters.
   Je me suis bien des fois demandé d'où pouvait provenir cette défiance envers moi-même. Car, après tout, si mes chances d'acquérir une notoriété comparable à celle de Rimbaud ou d'Hemingway étaient en effet proches de zéro, pourquoi n'aurais-je pu espérer me faire une petite place au soleil des écrivains ? Je ne réclamais pas grand-chose : écrire quelques livres, un seul même m'aurait suffi, et le voir publier par n'importe quelle maison d'édition, même la plus modeste. Mon ambition s'arrêtait là. Et c'était pourtant déjà beaucoup trop.
   Pourquoi?
   Les raisons sont multiples et tiennent sans doute, pour la plupart, à des moments ratés de mon enfance. Je ne m'y attarderai pas. Ce n'est pas pour dire cette vérité-là que j'écris. En tous cas pas pour le moment. Un lecteur attentif pourra peut-être la deviner entre les lignes.
   Mais, parmi toutes ces raisons, il en est une, malgré tout, que je voudrais citer, parce qu'elle est finalement l'une des plus importantes, et la moins personnelle. La voici : les francophones de Belgique sont, je crois, dans une situation unique au monde, car la langue qu'ils écrivent est pour eux, quelle que soit la maîtrise qu'ils en ont, comme une langue d'emprunt. Elle ne leur appartient pas. La frontière qui les sépare de la France passe aussi à l'intérieur d'eux-mêmes et, quand ils la traversent pour écrire, ils se retrouvent dans un pays qui n'est pas le leur et où ils sont, avec la langue, dans un rapport d'infériorité. Écrire, c'est pour eux prendre symboliquement la langue du maître.
   On me rétorquera que, dans une grande partie du monde, nombreux sont les écrivains qui connaissent le même sort. C'est vrai. En Afrique, en Amérique latine, au Brésil, en Inde… Sous certains aspects, c'est même bien pire puisque la langue littéraire y a été imposée par l'usage de la violence et qu'il doit rester un fond d'humiliation chez ceux qui l'écrivent. Néanmoins, ils ont une force que nous n'avons pas et qui fait toute la différence.
   Parmi les centaines, les milliers peut-être, de personnes que j'ai rencontrées au cours de mes voyages, je ne m'en rappelle pas une seule qui n'était fière du pays — ou du peuple — auquel elle appartenait. Right or wrong, my country… Même si beaucoup d'entre elles continuaient à regarder, fascinées, vers l'ancienne puissance colonisatrice, elles n'auraient pour rien au monde renié leurs origines. Loin de cette puissance, une identité nationale avait pu se construire, dont la langue, fût-elle d'emprunt au départ, avait tout naturellement fini par devenir un des éléments constitutifs.
   Rien de tel chez nous. Les francophones de Belgique sont toujours restés un peuple fantôme. Ils n'ont jamais su développer, avec le pays qu'ils habitent, que des liens purement administratifs. Rien de ce qui lui arrive n'est susceptible de les transcender, sinon, par poussées irrationnelles, des évènements sans lendemain, comme des catastrophes sociales ou des exploits sportifs vite oubliés. Depuis quelques décennies, ils assistent à son démantèlement sans manifester d'émotion, sauf peut-être le soulagement – avec une pointe de nostalgie – de voir s'effacer peu à peu une erreur de l'Histoire. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'un jour pas si lointain, abandonnés à eux-mêmes, humiliés, ils ne soient contraints de s'inventer un destin commun.
   Cette solitude qui est au fond de notre âme, aucun écrivain n'a su mieux la décrire que Georges Simenon. Elle transpire de chaque page qu'il a écrite. Elle atteint tous ses personnages, comme une malédiction qui aurait été prononcée au jour de leur naissance. C'est elle qui les détruit et qui les fait agir. C'est parce qu'ils la sentent occupée à les ronger qu'ils trouvent l'énergie de s'arracher à leur vie quotidienne, mais presque toujours en vain. En fin de compte, leur révolte se révèle n'être qu'une manière de précipiter leur chute.
   Je n'irai pas jusqu'à prétendre que toute la détresse de Georges Simenon — et, partant, des héros qu'il a créés — vient du pays où il est né. D'autres drames sont intervenus, plus intimes, relevant exclusivement du domaine privé. Je suis certain, cependant, qu'elle n'aurait pas eu la même intensité, qu'elle n'aurait pas revêtu ce caractère obsessionnel si elle n'avait été également liée à ses racines géographiques.
   Plus symptomatique encore est son attitude devant la littérature (et donc devant la langue). Il l'a abordée par son versant le plus facile, le journalisme d'abord, puis le conte et le roman populaire. Malgré son génie, il ne se croyait pas capable, jeune homme, d'accéder par un coup d'éclat à la gloire littéraire. Il lui fallait avant tout « faire ses classes », selon une expression qu'il se plaisait à employer dans les nombreuses interviews qu'il a données sur ce sujet. Jusqu'à l'âge de trente ans, il s'est astreint à des exercices quotidiens d'apprentissage, avec l'application d'un élève qui doit apprendre une langue étrangère. Car c'est bien de cela qu'il est question. La langue française, quand il s'agit de l'écrire, devient pour nous une langue étrangère…
   Même si rien de ce que je viens d'exprimer ne correspond à la réalité — ou, tout au moins à une expérience communément vécue — il reste que c'est ainsi qu'adolescent, je percevais les choses. On comprendra donc en partie pourquoi, malgré ma passion pour la littérature, l'espoir de devenir, un jour, un écrivain de la taille de ceux que j'admirais ne m'effleurait qu'à de très rares moments d'exaltation, presque aussitôt enfuis.

*

Il n'y avait que dans l'exemple de Paul Léautaud que je trouvais alors une consolation. Je le considérais comme un écrivain à part. Le plus libre de tous. Si peu écrivain, d'ailleurs. Plutôt un homme qui écrit, pour lui-même et pour le plaisir, sans se laisser intimider par le prestige du panthéon littéraire.
   Je l'avais découvert très jeune, en promenant mon regard sur les rayonnages de la bibliothèque des Chiroux, à Liège. Les vingt-quatre tomes de son Journal y étaient alignés, sous une couverture rouge et or. Sans même savoir qui en était l'auteur, j'en avais saisi un au hasard et j'en avais lu une page, puis une autre. Tout de suite la phrase, si leste, si déliée, de Paul Léautaud m'avait envoûté. Après tant d'années, je me souviens encore de l'émotion que j'ai ressentie à ce moment-là. J'étais debout, près de la grande baie vitrée qui donne sur la rue des Croisiers. Il y avait du soleil. Il faisait chaud. C'était pendant les vacances d'été. J'ai commencé à lire et, dès les premiers mots, j'ai entendu que quelqu'un me parlait, d'une voix qui m'était douce et déjà familière. Je l'écoutais me décrire un monde qui n'avait rien à voir avec celui, romantique et exalté, des écrivains que j'aimais. Les gestes les plus banals, les rencontres de passage, les pensées fugitives, tout était rapporté au jour le jour. La vérité nue d'un homme — «littérale et néanmoins immédiatement littéraire» — était offerte sans pudeur. Le ton avait la spontanéité d'une lettre adressée à un ami. Je n'avais jamais rien lu d'aussi émouvant. Ainsi, me suis-je dit, la littérature peut aussi avoir cette voix-là… C'était pour moi une révélation.
   Dans les semaines et les mois qui ont suivi, je peux dire que j'ai vécu avec Paul Léautaud. De cette période lumineuse de ma vie — la première rencontre avec un écrivain nous entraîne parfois dans un état proche de l'état amoureux — j'ai gardé le cahier où j'avais pris l'habitude de recopier, au fil de mes lectures, les phrases qui m'avaient le plus touché.

«La langue française écrite exactement, la simplicité, le naturel dans le style, même au risque de l'absence de tout art, plus je vais plus j'aime cela avec passion.»

«Je suis brillant avec les gens, souvent amusant, spirituel, prompt, vif, plein d'entrain dans mes propos. Quand je me retrouve seul, le vrai remonte, le fond réel de ma nature, le désenchantement, l'indifférence à presque tout, le goût de la solitude et de la rêverie.»

«… ne me plaisant plus, comme au reste je l'ai été pendant toute ma vie, qu'à rester assis dans mon fauteuil, dans une sorte de jouissance de mon désenchantement, quelquefois même jusqu'à en être pas loin des larmes.»

«Et ces soirs d'affaissement, où il suffit de relire quelques pages d'un écrivain aimé pour sentir se ranimer en soi les éléments de l'harmonie et se réveiller l'intelligence.»

Depuis cette découverte, l'évocation de Paul Léautaud a toujours constitué pour moi un refuge, un facteur d'équilibre. Malgré les passions que j'ai éprouvées par la suite pour d'autres écrivains, je lui suis resté fidèle. Aujourd'hui peut-être plus encore qu'hier. Dans la société du spectacle où nous sommes contraints de vivre, sa radicalité ne m'a jamais paru aussi tonifiante qu'à l'heure où j'écris ces lignes.

*

L'image de Paul Léautaud n'a pas cessé de me hanter, toujours la même depuis que j'ai vu, voici près de vingt ans, le portrait qu'avait fait de lui Robert Doisneau. La photo est en noir et blanc, et montre un vieil homme, timide et solitaire, perdu dans le bric-à-brac de sa maison de Fontenay-aux-Roses, dans la banlieue parisienne. Il est assis dans un fauteuil et regarde à travers une fenêtre qui l'éclaire de profil. Il porte de petites lunettes rondes. Il est coiffé d'un bonnet en laine d'où s'échappent ses cheveux blancs.
   Il vivait entouré d'animaux, des chats, des chiens, un perroquet, un singe même, qui, tous, avaient été abandonnés et recevaient de lui l'amour qu'il refusait aux êtres humains. La nuit, quand il ne parvenait pas à dormir, il écrivait, à la lumière d'une bougie, les pages de son Journal. Il n'y avait pas pour lui de moments plus délicats que ceux dédiés aux souvenirs, les plus immédiats, liés aux évènements qu'il venait à peine de vivre, mais aussi les plus lointains, souvenirs d'une mère absente mais tellement aimée.
   Quand je pensais à Paul Léautaud, tout ce qui n'était pas écriture me paraissait dérisoire, plein d'un vacarme sans écho. Il me semblait alors que, loin des tumultes du monde, isolé comme en haut d'un phare, il n'y avait pas de vie qui puisse m'attirer plus que celle se déroulant exclusivement sur le mode narratif. Jusqu'à la fin de mes jours, il me suffirait de survoler les évènements auxquels j'étais mêlé, de les regarder comme à travers une vitre, en n'y attachant pas plus d'importance que s'il s'agissait de la vie d'un autre. Mais, retourné à la solitude, là il n'y a plus rien à craindre de la réalité extérieure, je pourrais ressentir enfin les choses, en les recréant, en les laissant doucement s'épanouir et exhaler tout ce qu'elles portent en elles d'émotions.
   Du jour où j'ai découvert Paul Léautaud, je me suis mis à tenir moi aussi un journal. Pendant plusieurs mois, je l'ai ouvert tous les soirs, avec un sentiment presque religieux. J'avais trouvé ma vocation. L'incroyable, le miraculeux, était en train de se produire : j'écrivais un livre. Je l'écrirais toute ma vie, tome après tome, année après année. Il ne me rendrait pas célèbre, non, on n'acquiert pas la célébrité en écrivant un journal, mais il marquerait quand même l'histoire littéraire de la Belgique et, pourquoi pas ?… de la France. Il serait reconnu comme une œuvre authentique, un témoignage irremplaçable sur son époque. Désormais ma vie avait un sens. Rien de ce qui m'arrivait n'était plus dénué d'intérêt puisque les choses les plus infimes, les plus méprisables, pouvaient être transfigurées par les mots.
   Puis l'illusion s'est peu à peu dissipée. Le monument que j'étais en train d'édifier à la gloire de mon ego me demandait de plus en plus d'effort et me donnait de moins en moins de plaisir. Après quelques semaines, j'ai commencé à le délaisser, à le considérer comme une corvée. De plus en plus souvent, les jours passaient sans que je n'éprouve l'envie d'écrire une ligne et, quand j'y notais encore quelque chose, c'était avec le sentiment de poursuivre une entreprise absurde et dérisoire, tôt ou tard vouée à l'échec.
   J'ai fini par prendre la décision de l'abandonner, sans grand regret, mais je ne me doutais pas que la dernière phrase de mon journal («J'entends mon père dans l'escalier, je vais me coucher.») était aussi la dernière que j'écrirais avant très longtemps, je veux dire la dernière qui témoigne d'une volonté d'expression personnelle.
   Je n'allais en effet pas tarder à me dissoudre dans le néant de la vie universitaire d'abord, de la carrière administrative ensuite.

*

Puis j'ai voyagé. Pendant des années, j'ai parcouru le monde et, en vagabondant d'un pays à un autre, j'ai pris conscience que, moi qui me croyais sans attache, libre de tout ce qui peut retenir un homme, j'étais né quelque part, dans une ville où j'avais grandi, où je n'avais pas cessé d'habiter durant vingt-cinq ans, une ville que j'avais cru haïr et que, sans m'en rendre compte, je m'étais pris à aimer.
    Chaque fois que j'y revenais, après des mois passés à des milliers de kilomètres, elle me paraissait plus proche, plus intime. J'étais comme un arbre dont les racines pénètrent toujours plus profondément dans la terre. Cette ville que j'avais voulu fuir, je la sentais qui me protégeait. Je découvrais, de plus en plus nombreux, des liens invisibles qui m'unissaient à elle. Ses habitants n'étaient plus pour moi des étrangers, je ne les considérais plus d'un regard hostile ou méprisant. Au plus profond de nous-mêmes, là où rien de ce que nous avons vécu ne s'efface, nous avions tous quelque chose en commun. Ce que j'aurais autrefois perçu comme une humiliation, et que j'aurais d'ailleurs rejeté de toutes mes forces, je l'accueillais maintenant comme un bienfait.
   Mais ce n'était pas le plus important. Une ville n'est pas un être vivant. À elle seule, elle n'aurait pu suffire à combler le vide qui s'était creusé en moi à des moments indéterminés de ma vie. Non, ce qui comptait plus encore, c'était que, d'une manière tout à fait inattendue, ma vocation était parvenue à se donner un projet. En croyant le trouver au bout du monde, j'avais fini par le découvrir près de chez moi et parmi les miens.
   Quand j'ai quitté Liège et que j'ai pris l'avion pour l'Afrique du Sud, je voulais avant tout fuir ce qui était devenu pour moi insupportable. La motivation apparente de mon départ, j'allais la chercher dans le dégoût de ma vie professionnelle et, plus généralement, dans mon inaptitude à mener une existence normale. Quelque chose n'allait pas. En réalité, quelque chose n'avait jamais été ou, en tout cas, s'était détraqué depuis très longtemps. J'avais toujours été assez habile pour le dissimuler mais, depuis la fin de mes études, j'étais abandonné à moi-même et il n'y avait plus rien qui m'obligeait à faire semblant.
   Je parle de motivation «apparente» parce que les choses, en surface, se présentaient à moi comme je viens de les décrire. Si l'explication n'était pas mensongère, elle laissait cependant dans l'ombre la part la plus secrète de ma personnalité. À l'âge de mon premier grand voyage, je gardais toujours pour la littérature la même passion. Mon désir de devenir écrivain était intact. Même si je n'avais plus rien écrit depuis l'échec de mon journal, je n'avais pas perdu tout espoir. Il ne se passait pas un jour sans que je ne songe à l'œuvre qui m'attendait. D'une certaine façon, elle était déjà écrite mais il me restait à la découvrir.
   Je suis persuadé que tous les écrivains en herbe ressentent la même chose. C'est comme si les livres que nous avons à écrire préexistent. Le plus difficile n'est pas de les écrire mais de parvenir à trouver le chemin qui nous y donnera accès.
   En rompant avec tout ce qui avait été ma vie jusqu'alors, je ne posais pas seulement un acte de révolte ou de désespoir. Malgré mon sentiment d'infériorité, malgré mon impuissance et mon renoncement apparent, je ne souhaitais rien d'autre qu'être un écrivain. Tout le reste, la réussite sociale, le confort, l'amitié, l'amour même, m'était indifférent. Et puisque, dans la ville où j'habitais, et dans la vie qui avait toujours été la mienne, je me sentais condamné à la stérilité, je ne voyais plus qu'une solution : partir.

*

Je me souviens qu'en arrivant à Durban, la première étape de mon premier voyage, j'avais le sentiment de commencer une vie nouvelle, ou plutôt de commencer ma vie, celle qui m'appartenait, que j'avais enfin osé choisir, après vingt-cinq années d'une autre à laquelle je n'avais consenti que par ignorance, par lâcheté ou par manque d'imagination.
   J'étais tellement avide de découvertes que c'est à peine si j'ai dormi pendant la semaine qui a suivi mon arrivée. Je crois qu'il n'y a pas une rue de la ville que je n'aie parcourue au moins une fois. J'étais sans cesse en mouvement, curieux des moindres détails, des faits les plus anodins, dans une empathie avec le monde que je n'avais plus connue depuis l'enfance.
   Durban n'est pourtant pas une ville spectaculaire. Avec son ciel bleu trois cents jours par an, ses squares fleuris et ses grandes artères bordées de demeures coloniales, elle n'a rien d'autre à offrir au voyageur qu'une certaine douceur de vivre. Chez celui qui la visite, elle ne saurait faire naître par elle-même une exaltation semblable à celle qui m'a transportée. Mais, cette exaltation, j'aurais pu l'éprouver à peu près n'importe où. Elle était indépendante du décor où le hasard d'un choix avait voulu qu'elle s'exprime. Si j'avais échoué dans la ville la plus sordide, la plus déprimante du monde, elle se serait manifestée exactement de la même manière. Elle n'était d'ailleurs que la continuation d'un état de fébrilité dans lequel je me trouvais déjà depuis plusieurs semaines.
   Au milieu du mois d'août 1911, Henry de Monfreid embarque à bord de l'Oxus, un paquebot des Messageries maritimes. Il regarde les quais de Marseille qui s'éloignent et il respire à pleins poumons l'air tiède du matin. «En un instant, toutes les médiocres petites contraintes où j'avais depuis quinze ans enfermé mes instincts, tout ce carton, tout ce papier mâché, tous ces faux bois, tout fut consumé… Il ne restait plus rien. Le passé était parti, ce passé nauséabond et, avec une joie féroce, j'en dispersai la cendre à coups de pied.»
   L'instant dont parle Henry de Monfreid, ce moment ambigu où s'entremêlent la joie et la férocité, la naissance et le meurtre, je l'avais vécu quelques semaines plus tôt, quand j'avais franchi, pour la dernière fois, la porte du bureau où je travaillais, et quand, dans la nuit tombante (c'était au mois de novembre, en milieu d'après-midi), j'avais remonté le boulevard de la Sauvenière.
   Rétrospectivement, je me rends compte que j'étais au bord du délire. La décision que j'avais prise et que je venais de mettre en œuvre m'avait donné la toute-puissance. Pour moi hier encore si timoré, il n'y avait plus rien qui me semble hors de portée. Je marchais comme un conquérant. J'avais un sourire entendu sur les lèvres. Je dévisageais les passants en cherchant leur regard et j'y plongeais le mien avec un air de supériorité. À partir de maintenant, me disais-je, je suis différent. Je me suis libéré de tout ce qui leur paraîtra, jusqu'à la fin de leur vie, comme une donnée inéluctable. Si seulement ils savaient…

*

Mais, quand je suis arrivé à Johannesburg, un mois après avoir atterri en Afrique du Sud, l'exaltation des premiers jours avait disparu. Je n'étais déjà plus ce jeune homme nerveux, animé par des sentiments extrêmes. Quatre semaines de voyage avaient suffi pour me donner une nouvelle forme d'équilibre, sans doute bien précaire et superficiel, mais qui, momentanément, me donnait une force, une paix avec moi-même, que je n'avais encore jamais connue. J'étais libre et sans angoisse, disponible pour toutes les aventures.
   Des dizaines de villes que j'ai traversées au cours de mes voyages, je garde pour Johannesburg une tendresse particulière. Ceux qui la connaissent s'en étonneront peut-être. À l'époque où je l'ai découverte, elle n'avait déjà plus cet aspect provincial et rassurant des villes à majorité blanche. Elle était violente, sauvage dans ses contrastes sociaux. L'avenir de l'Afrique du Sud y était inscrit en filigrane. Les murs étaient rongés par une pourriture noirâtre qui n'épargnait même pas les plus somptueux gratte-ciel. Une odeur âcre, mélange d'épices et de gaz d'échappement, flottait dans l'air. Partout les rues étaient envahies de vendeurs ambulants qui, bien après la tombée de la nuit, s'entassaient dans les trains de banlieue, à destination des townships surpeuplés. Ils laissaient derrière eux une ville fantomatique où seuls quelques clochards, blancs pour la plupart — mais à de telles profondeurs de détresse, la couleur de la peau n'a plus d'importance — cherchaient à se nourrir en fouillant poubelles et cageots abandonnés.
   Il n'était pas conseillé de traîner tard dans les rues mais mon plaisir n'était jamais aussi grand que dans ces moments-là. Je n'aimais rien tant que marcher dans le silence des grandes avenues désertes. Ma conscience était alors aiguisée jusqu'au vertige. Je sentais la terre tourner sous mes pieds, je la sentais chaude et ronde comme un ventre, et moi, simple mortel, différent des milliards d'autres qui la peuplaient, différent de l'homme que j'étais hier et de celui que je serais demain, j'étais accroché à elle sans savoir pourquoi.
   Dans la nuit de Joburg, je marchais sans but, je ne parlais à personne, j'étais heureux. Quand je rentrais à l'hôtel, je me déshabillais et j'étais à peine couché sur mon lit que déjà mes yeux se fermaient. Je dormais d'une traite. Aucun bruit n'aurait été capable de m'arracher au sommeil. Quand je m'éveillais, vers midi, j'étais repu. Toutes les fatigues de la journée précédente s'étaient évanouies. Je sautais de mon lit, je prenais une douche rapide et, aussitôt après, je sautais dans la ville comme on monte sur un ring.
   Ma première étape était toujours la même. Il y avait un grand parc, à deux pas de l'hôtel. On n'y était jamais seul. A toute heure du jour, il était comme un village au milieu de la ville, où toutes les couches sociales, toutes les races, tous les âges, venaient se côtoyer. J'avais pris l'habitude de m'installer sur un banc, à proximité de l'endroit où un échiquier géant avait été posé sur le sol. Et, pendant des heures, j'étais capable de regarder les joueurs s'affronter, seuls ou en équipes.
   Ce n'était pas tant le jeu qui m'attirait que les joueurs eux-mêmes. À en juger d'après leur apparence, ils vivaient tous dans la même pauvreté. Qu'ils fussent noirs ou blancs, parfois indiens ou chinois, ils portaient les mêmes stigmates d'une existence âpre et morne. En les regardant, j'essayais d'imaginer leur histoire.
   Celui-ci, qui n'avait plus qu'un œil et dont le crâne chauve était enveloppé d'un foulard rouge, j'imaginais qu'il avait combattu avec les mercenaires d'Angola ou du Mozambique.
   Tel autre, qui avait la peau des avant-bras entièrement tatouée, j'imaginais qu'il avait appartenu au prolétariat de la marine marchande et qu'il avait vu plus de pays que je n'en verrais jamais.
   Je me souviens aussi d'un vieil homme, un métis à la peau très claire. Il était coiffé d'un chapeau de paille et portait toujours un costume beaucoup trop ample pour son corps maigre. Il passait ses journées dans le parc, à dormir allongé sur les pelouses, à lire les journaux qu'il récupérait dans les poubelles ou à jouer aux échecs. De tous les joueurs, il était le meilleur. Il arrivait le plus souvent qu'il joue seul contre une équipe formée de deux ou trois personnes. Je pensais en le regardant au joueur d'échec de Stefan Zweig. Où avait-il acquis une telle maîtrise du jeu? D'où venait-il?…
   D'où venaient-ils tous?…
   Chaque matin, je me réjouissais de les retrouver. Alors que je ne savais même pas comment ils s'appelaient, ils étaient devenus pour moi comme des amis, ou comme les personnages d'un roman que je serais en train d'écrire.
   Et, pour la première fois depuis le début de mon voyage, j'ai ressenti de la nostalgie à l'idée de le poursuivre, de quitter ce lieu pour un autre de hasard, où rien ne me serait familier ni accueillant. Je me prenais à rêver d'un petit appartement dans les faubourgs de la ville. Je chercherais un emploi, n'importe lequel — pour un Blanc qui, comme moi, se débrouillait en anglais et en néerlandais, cela ne poserait guère de problèmes — et, chaque jour, je pourrais venir à la rencontre de mes amis dans le parc. J'apprendrais à les connaître. Je n'aurais plus à fantasmer sur leur passé car je leur demanderais de me le raconter. Je recueillerais leur témoignage, et leur vie, grâce à moi, deviendrait une œuvre littéraire.

*

Je crois pouvoir affirmer que c'est là, dans le parc d'Hillbrow, que j'ai vraiment trouvé ma voie — ma voix et celle des autres. En observant les joueurs qui tournaient autour de l'échiquier géant, j'ai découvert le chemin qui allait me mener à mes premiers livres et, si j'étais resté plus longtemps à Johannesburg, j'y aurais sans doute commencé ce que je n'ai entrepris que bien plus tard.
   Mais je n'étais pas prêt. J'avais encore trop de choses à explorer. Après vingt-cinq années d'une vie sédentaire, j'avais besoin, comme Neal, de bouger pour garder l'équilibre. Au cours de mes voyages, je n'ai pas une seule fois séjourné plus de trois ou quatre semaines dans une même ville. Et, à défaut de pouvoir m'installer dans des habitudes, je n'ai trouvé nulle part la quiétude nécessaire au travail d'écriture.
   J'ai vécu ainsi pendant près de cinq ans. De tous les voyages que j'ai réalisés durant cette période, j'ai conservé des milliers de photos qui sont venues s'ajouter aux milliers d'autres prises par mon père. Des carnets de route aussi, où je notais fidèlement les étapes de mes itinéraires, ainsi que les heures d'arrivée et de départ dans chaque ville où je passais au moins une nuit. Parfois je m'autorisais à mentionner une sensation, une idée, ou de décrire en quel-ques mots un paysage. Rien de plus.
   Mais mon projet mûrissait. Dès que je revenais à Liège, je le sentais, après seulement quelques jours, qui me pressait. Je le remettais pourtant sans cesse à plus tard. Par peur des commencements, sans doute. Mais pas uniquement. Je savais que, quand je déciderais de m'y consacrer, je ne pourrais le faire qu'avec ferveur, et « mourir à tout ce qui fait la vie », alors que le monde était si vaste et qu'il avait encore tant de choses à m'offrir.

*

Enfin il est arrivé que, pour la dernière fois, je range mon sac à dos dans une armoire. À trente ans, j'avais épuisé les attraits d'un genre de vie qui, quelle que soit la sincérité de ceux qui la mènent, laisse presque toujours amers et insatisfaits, et de plus en plus à mesure qu'elle se prolonge. J'étais maintenant bien résolu à rester à Liège et à détourner vers la création littéraire toute l'énergie que j'avais consacrée au voyage. J'avais des milliers d'histoires à raconter. J'étais persuadé qu'il me suffirait d'écrire une première phrase pour que toutes les autres viennent s'agencer autour d'elle comme un puzzle.
   Mais cette première phrase, je ne parvenais pas à l'écrire. J'avais l'impression que les cinq années qui venaient de s'écouler étaient mortes, et qu'elles s'étaient comme détachées de moi. Tout ce que j'avais vécu m'était soudain devenu étranger. La page était tournée — du moins momentanément — sur cette période transitoire de ma vie et il n'y avait pas à y revenir. Parce que j'avais préféré l'abondance à la qualité, j'étais bien forcé d'avouer que ma connaissance des pays que j'avais traversés restait superficielle, sinon factice, et celle des gens que j'avais rencontrés lointaine et, à maints égards, probablement erronée.
   En plus, ce que je voulais par-dessus tout, c'était, je crois, me comprendre moi-même mais — parce que je ne m'accordais pas assez d'importance et «pour mille raisons dont la première est une pudeur qui m'empêche de parler de moi. Tout ce que je dirais serait d'ailleurs faux» (Emmanuel Bove) — sans aborder le sujet directement. Or, comment aurais-je pu mieux y parvenir qu'en parlant de ceux qui m'étaient les plus proches, de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, avaient suivi la même trajectoire que moi et qui me ressemblaient?
   Mais ce n'était pas en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud que nos routes s'étaient croisées. C'était à Liège. Je n'avais finalement tant voyagé que pour les retrouver.

 

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