Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA BIOGRAPHIE MODIANO
PAR GÉRARD DE CORTANZE

J'ai toujours essayé de sortir de la fiction. Le réel a toujours eu pour moi un pouvoir suggestif. Souvenir d'une longue et terrible conversation avec Emmanuel Carrère, chez lui, et qui me dit, le regard fixe, dans le doute, comme habité, magnifique, alors que nous évoquons ce sentiment étrange, parfois, de sentir qu'il faut absolument écrire tel ou tel livre et que si on ne l'écrit pas, ce livre particulier, on n'écrira plus rien d'autre — passage obligé : «J'éprouve toujours cette impression, que je regrette, de n'avoir jamais le choix. Il existe une chose à écrire, que peut-être je n'écrirai pas, mais que je ne peux abandonner en me disant : écrivons une autre chose, plus éloignée de moi, plus gratuite, plus légère. J'aimerais bien pouvoir faire cela, mais malheureusement je m'en sens incapable. Ou la chose va à son terme, ou on la laisse. Et il m'est souvent arrivé de la laisser. Mais j'ai aussi le sentiment que, d'une façon ou d'une autre, ça revient, ça devient autre chose, ça se réinvestit sous une autre forme.»

«Je ne crois pas que mes romans soient figés dans une époque — les années 60 ou 40. C'est une rêverie tout à fait subjective sur les années 60 ou 40… », dit Modiano. Bien sûr. Et, je pourrais ajouter : la rêverie est intemporelle.

La surréalité apparaît dans la continuité du réalisme, même du naturalisme. C'est cela la dimension poétique du monde : le sentiment que cette qualité sur-réelle des choses, cette sorte de phosphorescence qu'elles dégagent est leur vraie dimension. C'est le cas des objets, c'est aussi le cas de certains immeubles, de certaines rues. Quant aux sentiments, aux sensations, c'est une autre histoire. Il n'est que de se souvenir de l'errance de Mathis, dans les rues de Turin, parti à la recherche de Serena, la petite sœur innocente et «réaliste» du roman de Giovanni Arpino, La suora giovane.

Infinies variations sur un même thème, inlassable quête littéraire tendue vers un seul but : le déchiffrement de sa propre histoire, d'un passé qui persiste à demeurer «un blanc», un bloc d'inconnu et de silence. Une histoire dans l'histoire. Comme quelqu'un qui dirait : je me sens ridicule, sans équilibre, comme si je marchais sur des couches de laine sans fond.

On n'arrête jamais d'écrire pour retrouver la paix de l'âme. Regardez Dashiell Hammett, Salinger, Hemingway, et tant d'autres. Modiano fait partie de cette longue cohorte d'écrivains jamais en paix avec eux-mêmes, toujours insatisfaits. Jamais dans la grimace, jamais dans la caricature. La littérature selon Modiano n'est jamais une illusion : elle est l'algèbre de l'histoire, de notre histoire.

Quelqu'un qui s'attarde si peu sur lui-même ni sur ses opinions propres, ne peut être qu'intéressant. Quand il lui faut évoquer l'un de ses livres, Modiano semble fouiller dans sa mémoire pour retrouver le titre exact. Aux antipodes de tous ces écrivains qui sont dans la maîtrise de leurs «excrétions», qui expliquent tout, qui ont réponse(s) à tout, qui prétendent avoir échafaudé depuis leur plus tendre enfance l'édifice littéraire sur lequel ils trônent en rois fainéants imbus d'eux-mêmes.

La Rotonde, ce café de la porte d'Orléans, au pied des immeubles, en lisière de Paris, était celui où un lundi sur quatre, vers sept heures du matin, Modiano attendait le car qui le ramènerait au pensionnat. Chaque mercredi, j'attends mon fils qui joue au tennis au stade Elisabeth, et peux observer les allées et venues entre les tables de ce même café de la porte d'Orléans. J'imagine Modiano, enfant de l'âge de mon fils, sur le trottoir, faisant les cent pas devant La Rotonde.

Il y a aussi la ligne du métro aérien entre la place Denfert-Rochereau et la place d'Italie, que Modiano avoue ne jamais emprunter sans penser à celles et à ceux qu'il a perdus — laissant s'installer en lui ce que Bachelard appelle «le regret souriant» — et qui est la ligne que j'empruntais avec ma mère pour retrouver mon arrière grand-mère concierge d'un immeuble sis à quelques pas des Catacombes, et dont la loge sentait l'humidité venant des caves et la soupe aux choux.

Et si l'écrivain écrivait pour en finir avec une vie qui n'est pas la sienne, pour dresser une sorte de constat de faits et de gestes, un documentaire sur cette fine pellicule de moments de vie? Comme l'écrivait un jour de lui-même Don DeLillo, Modiano n'a-t-il pas déjà entamé son processus de disparition?

En somme, on raconte sa vie pour se débarrasser de ce qui a été imposé à l'enfant que nous fûmes. Ce désir autobiographique déformant, c'est une manière de donner au lecteur un trousseau de clefs pour lui permettre d'ouvrir les portes de notre imagination — étant entendu que certaines clefs du trousseau ne sont pas les bonnes.

Modiano raconte cette anecdote extraordinaire. Enfant, il reçoit d'un bijoutier de la place de l'Opéra le Prix de la Plume de Diamant : un stylographe à réservoir d'encre. Sa mère à court d'argent veut le déposer au Mont-de-piété qui le refuse : la plume est en pacotille. Quelques jours plus tard des voleurs s'introduisent chez elle et, croyant qu'il a de la valeur, volent le stylographe, mais laissent l'étui! Trente ans après, Modiano rendant visite à sa mère constate que celle qui n'a jamais lu aucun de ses livres, n'a conservé aucun de ses souvenirs, est toujours en possession du vieil étui — coquille vide et dérisoire à l'intérieur de laquelle est encore gravé le nom du bijoutier : Clerc. Modiano subtilise l'objet et l'emporte chez lui où il repose toujours sous une fine pellicule de poussière et de feuilles mortes.

Il n'y a pas de quoi se vanter, remarque Modiano : «Je ne suis rigoureusement capable que d'écrire.» Chateaubriand répondant : «Je sais fort bien que je ne suis qu'une machine à faire des livres.»

«Je me demande à partir de quand un homme commence à survivre?» lançait Modiano en janvier 1996. La question est plus que jamais d'actualité.

«Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir» affirme René Char. Confronter ces mots à toute l'œuvre de Patrick Modiano, la passer au crible de ce tamis. Je me sens plus proche de cette vision de la vie que de celle professée par Simone de Beauvoir affirmant que si l'on vit assez longtemps, on constate inévitablement que toute victoire se change en défaite. Ce qu'il faut c'est vivre entre les vivants, ne rien craindre, ne pas se plaindre, naître lentement, très lentement et admettre de voir tout et le contraire de tout. Achever un souvenir, oui, mais aussi s'achever soi-même, terminer la maquette, retrouver toutes les pièces du puzzle.

Modiano ne communique pas. Il écrit. Il est concentré sur sa parole intérieure. Ce n'est pas la bonne méthode, c'est la seule. Tout écrivain digne de ce nom n'a pas le choix.

«J'ai l'impression depuis plus de trente ans d'écrire le même livre — c'est-à-dire l'impression que les vingt livres publiés ne forment en fait qu'un seul livre.» Bien sûr. Creuser le même sillon, se retourner dans les mêmes draps, sur les mêmes souvenirs, sans jamais vraiment connaître le fin mot de l'histoire. Enfant, l'expression le «fin mot de l'histoire» me troublait affreusement. Je ne comprenais pas ce que la «faim» avait à voir avec les «mots», ce que le «faim mot de l'histoire» pouvait bien vouloir dire. J'imaginais des populations d'enfants qui mouraient de faim, des routes grouillant de déplacés, des exodes, des files indiennes de «crève-la-faim» dont je pouvais d'un jour à l'autre faire partie — et qui ne parlaient pas parce que la misère, l'absence de nourriture, les empêchaient de parler. Le fin mot de l'histoire devenant les mots de la faim.

Et Modiano? Je pense sincèrement qu'il est de ceux dont on peut écrire qu'ils se font des désillusions. Sans amertume. Il sait être lumineux en évoquant l'ombre, dit les choses en les nommant par leur contraire. Il est aux marges de la fiction et de la réalité. Écrivant, il ne révèle qu'une partie des secrets. Laisse des points de suspension, toute la beauté de l'entreprise étant dans ces points de suspension où la vie apparaît : secrète et exhibitionniste. Son «laisser-aller» manifeste toutes les formes de la grâce jusqu'à l'amertume. Je pense à ce que Walter Benjamin écrit de Robert Walser, affirmant que sa maladresse pudique et artistique pour tout ce qui touche à la langue fait partie de l'héritage des fous… Voici le mot de la fin : la littérature de Modiano s'arrête là où commencent les contes.

 

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