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JUSQU'AU FOND DE L'AVENIR
PAR STÉPHANE LAMBERT
La première des peintures allait jusqu'au fond de l'avenir.
Maurice Merleau-Ponty
PROLOGUE
Le voyage n'est jamais terminé, la mort est le recommencement du mystère (notre perpétuité). Remise des compteurs à zéro. À zéro, vraiment? La chaîne montagneuse est cachée sous la brume matinale. Bien que présente, on ne la discerne pas. Mon esprit la devine. Force l'opacité du paysage. J'arrive de Zurich. La Suisse habite mon inconscient depuis mon premier souvenir. Un déjeuner sur l'herbe en famille au bord de la route. Je n'avais pas deux ans. L'image est tenace. Y domine le vert. La végétation, les haricots du déjeuner. Des boîtes en plastique de couleurs conservant l'alimentation ponctuent l'écran de verdure. La présence de mes parents sur l'image provient d'une reconstitution que je me suis faite plus tard dans la tête, après visionnage de photos dans de vieux albums de vacances. L'image originelle est impure, s'est chargée, au fil de la gravitation de mon corps dans l'espace, de multiples débris que le temps a charrié avec lui comme une eau sale. Le souvenir est une concentration de souvenirs. Rigole où se mêlent la pluie et l'urine. Ce que je date d'un instant précis de ma deuxième année est un matériau composite sans âge, fils emmêlés à d'autres fils, formant une pelote indénouable. Ces montagnes que je ne vois pas, je sais leur présence. Ce que l'on nomme «vue» est une vision dessinée par l'imaginaire et la pensée, reconstitution infidèle de la réalité. Reflet déformé. L'image de mon premier souvenir ne me quitte pas car celui que je suis refuse de s'en défaire et l'active (l'action de voir est aussi émettrice que réceptrice). Qui sait si ce déjeuner dans la nature n'est pas une parfaite invention de ma mémoire et qu'aucun atlas ne mentionne ces montagnes que mon esprit s'efforce de deviner derrière le paysage nuageux?
Ce qui fait que ce que nous voyons n'est pas complète hallucination, c'est que nous pouvons nous entendre sur la présence d'un objet dans le champ visuel partagé. La précision des contours, des détails, sera tributaire de l'acuité oculaire de chacun. Quant aux couleurs, rien n'est moins sûr que nous puissions nous accorder à leur propos. L'objet une fois effacé, il faut réinventer sa place. Poursuivre son empreinte. Que voyons-nous encore? Dans un souvenir ou sous la brume matinale, que pouvons-nous distinguer communément au-delà du visible sinon la recomposition d'anciens référents? Les appareils photographiques mentent comme des arracheurs de dents. L'air est une intense condensation de particules. Les fantômes, ceux du passé et à venir, habitent la transparence. Libre à nous de regarder au travers sans les apercevoir. Pour le peintre, il en va tout autrement. Son seul impératif est de débusquer la présence là où elle se dissimule. Son regard est par essence une plongée sous-marine. Investigation nébuleuse. On en est absolument réduit à vivre dans les nuages. À heurter des icebergs invisibles. L'espace qui s'ouvre devant celui qui peint coïncide à un prolongement de son espace intérieur, reporté dans le vide. Le cosmos remplit la pièce tel un «fond immémorial» où le début et la fin siègent côte à côte. Nul doute que cette dimension fût ce qui me happa instantanément dans l'uvre de Klee : l'écriture des fondements. Fossile ou talisman? L'origine reste énigmatique. La destination, voilée. L'inversion systémique des repères dans le langage pictural agite le sommeil. Aucune certitude ne conforte le dénuement dans l'improbable. Là-bas on parle à l'univers. On revient aux symboles, vocabulaire initial. À la racine, l'écriture et l'image ne font qu'un. L'art doit son culte à la combinaison de sa matérialité et de sa valeur métaphysique (l'endroit où notre cerveau et l'univers se rejoignent). Ciel étoilé et ironique toisant l'ignorance du profane. Allons bon, on ne peint pas pour les vivants, on peint pour ceux qui sont morts ou pas encore nés, on peint pour l'au-delà de la peinture, « une urgence qui passe toute autre urgence ». Ici-bas le peintre est insaisissable. Mots en suspens.
À moins que ce décor ne soit déjà familier
Il y a toujours quelque chose de soi qui dépasse. Les retours en Suisse à n'importe quel moment de l'année ont pour moi des allures de printemps. Des sensations d'origines diverses se superposent aux éléments extérieurs. Construisent un pays. Je me promène avec des réminiscences plein les yeux, gâteaux anciens que mes mains continuent d'émietter sur mon chemin. Parcourant dans le train une brochure promotionnelle, j'apprends que, pour des raisons de conservation (fragilité des couleurs et du papier), les uvres de la collection permanente du Zentrum Paul Klee sont soumises à une rotation régulière. Légère déception. J'avais instinctivement imaginé un lieu totalement dédié à l'accrochage des tableaux et des dessins. Espace plein et clos, aux multiples recoins, partout envahi par l'univers de Klee. Fausse idée. En réalité, des expositions thématiques jalonnent l'année, offrant aux visiteurs un aperçu représentatif de l'évolution du peintre. C'est le thème de la montagne qui est décliné à l'heure où je me rends à Berne. Ad Parnassum est la figure centrale de cette rétrospective. L'ambivalence converge dans la préposition latine : ad porte en son sein le double sens d'à et vers. La montagne en tant que paysage originel et quotidien, source d'inspiration, se cristallise dans la construction de formes en lieu sacré, résidence d'Apollon et des Muses. Aspiration, vision terminale, élévation, le motif triangulaire évoque l'art funéraire des pyramides. Ainsi dans l'abstraction s'élèvent les sommets que le brouillard a effacés. On ne crée pas de nulle part, même dans l'infini. Connaître le mystère implique de l'avoir déjà connu. La branche rejoint la racine. Cela tient la route.
J'aime penser que l'art est une matière première contenue dans le réel. Le mythe à portée de la main. De même, la pensée est une efflorescence du regard. La technique du grattage, cher à Paul Klee, travaillait en ce sens : exhumer le dessin gisant sous le matériau. Révéler. Rendre visible la teneur ancestrale du monde. Remonter le fil de la lumière jusqu'aux couleurs essentielles. L'infinitif est le temps absolu. Celui où baigne l'uvre de Klee. Le pouvoir magique d'un philtre consiste, non pas à infuser une vertu extérieure, mais à activer ce qui était encore inopérant. Le mystère, c'est oublier ce qu'on sait. Passer le relais à un autre poids que celui de la main. Laisser la raison s'aventurer dans le trouble. Bégayer. Détail à rappeler : Klee écrivait de la main droite et peignait de la main gauche. Porte entrouverte : laisser entrer la galaxie. Respirer. Il y a une légère brise qui fait trembler la ligne sur laquelle nous marchons et qui sert d'horizon. Le dessin témoigne et devine. Puis se transforme en couleurs. Traduction.
PREMIER JOUR
La Chine est une destination suffisamment lointaine depuis Berne pour symboliser une direction plus qu'un but de voyage. On accède au sommet de la Station aérienne (Luft-Sation) par un chemin en spirale qui semble nous conduire au cur du monde. Or, plus on avance vers l'il du cyclone, plus on se rapproche du firmament. La vue qui s'ouvre alors à 360° devrait nous permettre de contempler les montagnes si d'infatigables nuages ne s'obstinaient pas à les recouvrir. Les conditions atmosphériques font de la vue un départ pour l'imaginaire. Le grand cimetière de Berne (Schosshalden-Friedhof) s'étend vers le nord. À mes pieds, quelques roses des vents multicolores délimitent le parterre réservé aux enfants. C'est aussi dans ce périmètre, aux confins du cimetière, dernier retranchement du royaume des morts, en bordure de l'animation terrestre, que les cendres de Paul Klee et de son épouse, Lily Klee-Stumpf, ont été inhumées sous une modeste stèle j'aime dans les cimetières germaniques la simplicité des pierres, humilité des corps rendus à la terre. L'épitaphe célèbre mérite d'être répétée : Ici-bas nul ne peut me saisir car je réside aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas encore nés. Un peu plus proche de la création qu'il n'est d'usage, et pourtant encore bien trop éloigné. Dans l'uvre (Der Weg von Unklaich nach China) dont s'inspire la Station aérienne où, un matin glacial d'hiver, je me tiens seul face à l'horizon, Klee décrit avec force détails la machinerie complexe de la centrale souterraine menant vers l'au-delà. Le plan d'évasion est une formule savante qui permet de s'extraire des entrailles de la terre, fuir l'appétit des monstres, pour rejoindre le sommet de la butte, le lieu d'envol où un aigle majestueux va venir me ravir. Là-haut, je pense à toutes sortes de monticules funéraires (tumuli préhistoriques, souvenir des chullpas au site inca de Sillustani, pyramides évidemment) comme si la mort était un germe en perpétuelle croissance vers le ciel. Chaque vie nouvelle ajoute une pierre au cairn ancien célébrant le premier défunt. Ainsi se construisent les tombeaux. Pas à pas. En lente procession de vivants entrant, chacun à son tour, dans l'empire céleste des effacés. Le haut édifice de Babel est un lieu de ralliement invisible. L'art est un amoncellement de terre. Les yeux fermés s'ouvrent vers un ailleurs. Dans la fabrique secrète, règne un silence impénétrable. À une cinquantaine de mètres de là, bourdonne une autoroute. À la précipitation de la vie moderne, je préfère la pose figée de la désolation, jeune femme éprouvée, drapée d'une cape, agenouillée sur l'herbe, la tête baissée, tournée vers l'extérieur du cimetière, en direction du Zentrum Paul Klee.
Je commence ma visite par la tombe. N'est-ce pas dans la conscience, ou l'anticipation, de cet ultime séjour que l'uvre s'est faite? La chute est le mouvement initial. Pour un occidental, la Chine est une idée de bout de chevalet. Pays hors-cadre, perdu au fond de l'horizon. Il reste la possibilité d'un rêve. Dans cette perspective vide (champ de colza jouxtant le bitume routier sur fond de montagnes embrumé), offrant une surface d'expansion au cimetière, sont sorties quasi naturellement de la terre les ondulations de l'architecture de Renzo Piano comme des vagues perpétrées par la rencontre de l'art et du paysage et figées dans l'acier. Vu de dos, le bâtiment ne se dégage pas du décor. Composition harmonieuse : le mouvement des courbes métalliques prolonge l'élan du sol. Le toit voûté se lie au champ aussi spontanément que la main passe le relais au bras. À l'intersection des collines, l'enlacement intime du bâtiment à la terre donne le sentiment d'un véritable enracinement. Rien d'innocent à ce que le culte de l'art se perpétue à côté de celui des morts. Nul ne sait à qui profite le crime si ce n'est que les cadavres sont de formidables engrais. Ce n'est pas tant la proximité des restes de Klee dans le voisinage direct du musée qui abrite son uvre que celle des milliers de morts anonymes partageant le même sort, qui donnent à la situation de ce lieu d'exposition une dimension surnaturelle, comme si l'on pénétrait là déjà dans la dépendance d'un autre monde, réinscription de l'art dans les profondeurs dont il tire ses origines, retour à la valeur sacrée de la vie que l'artiste avait célébrée de son vivant en engageant une communication automatique avec les morts, ces chers disparus que les esprits frileux veulent tenir à distance et qui peuplent les musées autant que les cimetières.
Le hasard est-il l'élève de Dieu ou son professeur? L'affirmation à peine prononcée, la question surgit et se répète à l'infini. Elle laisse place à un grand vide. Le long parcours terrestre mène jusqu'au bord des falaises. Le rez-de-chaussée du Zentrum Paul Klee présentait, lui, une exposition sur le thème « Genèse L'art de créer ». L'occasion de souligner les analogies entre la science et les arts plastiques, la quête commune de nouvelles voies pour approcher l'essence de la matière et de l'être, le recours à la méthodologie et aux avancées scientifiques par les avant-gardes du vingtième siècle. L'ensemble s'articulait autour des bouleversements provoqués par la recherche et les découvertes dans le domaine génétique. Les enthousiasmes et les impasses du décryptage du vivant redonnèrent toute sa puissance à l'énigme. Plus les connaissances s'aiguisent, plus les certitudes se relâchent. Le gène est héritage de géniteur inconnu. Comment appréhender cette uvre, c'est ce que je me demandais en titubant à travers les différentes sections de l'exposition. Je n'en étais qu'au balbutiement, j'avais eu tant de fois l'impression, par le passé, d'avoir franchi une limite. J'étais sans repère à présent. Où atterrir? Et pourquoi atterrir? Rien que de l'indéfini, du vague. Pas d'ici ni de là. Rien qu'un partout. Aucune aire de repos. Voltige. Le sol est une illusion de l'attraction terrestre. L'art fonctionne sans trucage. Comment tiennent les planètes? Et si on coupait les fils de leur rotation, où tomberaient-elles? Le vertige est une sensation humaine que la connaissance mathématique de l'univers devrait gommer. Il y a derrière tout cela que mon langage ne sait nommer d'un seul mot un code unique. Une clé ouvrant toutes les portes. Vers où?
Klee, c'était d'abord pour moi un retour au chaos. Les couleurs passées de certains tableaux dont Michaux disait qu'elles semblaient nées lentement sur la toile, comme émanées d'un fond primordial, ressemblaient à une patine moisie. Elles m'entraînaient avec elles dans cet avant nébuleux de la création. Des symboles, figures étranges, écritures illisibles, transperçaient ces nuées. Ce premier attrait était pure affaire d'envoûtement. La teneur impalpable de ses uvres dialoguait sourdement avec mon esprit confus. Tout s'organise en deçà de la conscience qui estampille. En ces troubles émanations je décelais un message ancien que l'artiste avait capté comme une parabole. D'instinct je reconnaissais la saisissante vérité. Les fossiles sont les empreintes de ce qui va advenir. Aucun appareillage critique ne saurait réduire la portée de la musique. De sa base théorique elle s'infiltre dans les moindres recoins de l'âme avec la même sauvagerie que la fumée. Il faut se laisser conduire par les traces. C'est le signe d'une présence. L'homme est un ange inachevé qui a besoin de l'art pour tenir en équilibre. Ah ! je voudrais dire précisément comment cela me happe, couche primaire que mon origine lointaine reconnaît instantanément. L'il a le flair d'un rapace. La mémoire d'un pachyderme. La peau rongée du peintre par la sclérodermie durcit, mais sous la croûte terrestre la tectonique des plaques poursuit son travail incessant. La création est connectée à un mouvement qui la dépasse. Les formes se déforment malgré l'habilité des mains. L'espace du tableau a ses lois propres. Comment, me demandais-je, comment ce monde gigantesque du dehors arrive-t-il à entrer à l'intérieur de nos têtes, recomposé à l'identique, sans être broyé par les canaux de transmission. Enfant, je regardais étourdi les maquettes de bateaux dressées dans des bouteilles de verre. Derrière toute reconstitution, il y a une simple codification des données qui permet de replacer chaque élément dans son ordre initial. À cela, il fallait ajouter l'intervention de la magie dans les pouvoirs du peintre. Varier les assemblages, c'est exprimer la polymorphie de la pulsion de vie. Trouver sous la combinaison des apparences l'homogénéité primaire. Dans l'autre il y a le même. L'artiste incarne la figure singulière du semblable. L'éternel se cache dans la mutation.
Puis cela m'échappe. Les pensées de Pascal sont fragmentaires car nul homme ne peut saisir la vérité d'un seul bloc. Point de longs énoncés. Attendre patiemment la fulgurance. Quiconque prétend connaître la mythologie par cur est un menteur. L'anatomie a ses zones d'ombre. Ma foi reste indétermination. On ne peut pas suivre les recettes à la lettre. Au chiffre, peut-être. Il y a un grain dans la partition. Passer Mondrian à la moulinette du rêve. Un peu de fantaisie dans la raideur géométrique. Je n'ai plus peur de l'art moderne. L'imprévu gouverne. Moins de rigidité. Pas de dogme. Car la route de la soie est incertaine.
Copyright © Stéphane Lambert, 2008
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