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LIBERTINS, LIBERTINAGE

Ce qu'il est convenu d'appeler le libertinage connut au XVIIIe siècle un surprenant succès. Ce genre littéraire, dont le premier chef-d'oeuvre, avec Les Égarements du coeur et de l'esprit de Crébillon fils, paraît en 1736 et le dernier en 1782 avec Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, a séduit nombre d'auteurs, célèbres ou non : Duclos, Godard d'Aucour, La Morlière, Voisenon, Boyer d'Argens, Fougeret de Monbron, Chevrier, Dorat, Andréa de Nerciat, Vivant Denon et quelques autres. Peut-être convient-il de s'interroger sur le phénomène de la société et du roman libertins, qui fut en effet caractéristique d'un siècle et d'essayer d'en dégager les lignes de force, les dominantes et les constantes — bref, de tracer quelques grandes avenues dans l'ensemble de la thématique pour en faire apparaître les aspects principaux et montrer comment et pourquoi elle fut l'une des plus importantes dans l'univers intellectuel, social et sentimental qui précède la Révolution française.


Un peu d'histoire

Emprunté au latin libertinus, l'affranchi, que le droit romain opposait à l'homme libre, le terme apparaît pour la première fois en français sous la plume de Calvin et désigne alors des dissidents issus des sectes protestantes du nord de la France. Il leur reproche de tenir les religions révélées pour des impostures humaines, de soutenir qu'il n'est de morale que celle de la nature, et d'interpréter à leur gré la parole sacrée. Non contents de blasphémer de la sorte, ils pratiquent encore une scandaleuse liberté de moeurs reposant sur la négation du péché et complètent cet anarchisme moral par l'appel à la communauté des biens. Ces libertins le sont donc à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan des moeurs. Le déviationnisme religieux se voit ainsi très tôt associé à la dépravation des comportements et à la promiscuité, voire même à des tendances anarchistes redoutables à l'ordre social.
   Le sens s'élargissant rapidement, libertin et athée ne tardent pas à devenir synonymes. Athées et matérialistes sont confondus : le libertin n'est plus seulement le membre d'une secte, mais tout esprit irréligieux.
   Cette signification péjorative s'accentue au cours du XVIIe siècle, où se développe, dans la spéculation philosophique, le mouvement dit "libertin", regroupant autour du poète Théophile de Viau ou de Cyrano de Bergerac, des athées, des déistes et des libres penseurs. Ce sont eux que dénonce Bossuet par exemple ou, ironiquement, Molière dans Tartuffe. C'est aussi le portrait de Don Juan, émancipé de l'Église et bafouant toute morale. Parce que l'impiété est source d'immoralité, le libertin d'esprit est donc en même temps un libertin de moeurs, un débauché et un dépravé, puisque l'incroyant ne saurait avoir de morale.
   Cependant le protestant Pierre Bayle, en 1683, dans les Pensées diverses sur la comète, vient rompre cette antique alliance entre religion et morale en soutenant que les athées eux-mêmes peuvent être vertueux. Bayle séparait ainsi religion et éthique, libertinage d'esprit et libertinage de moeurs. Après lui, le libertin, l'esprit fort, le libre penseur deviendront ceux qu'on appellera les "philosophes", et le libertinage désignera, à travers des acceptions de plus en plus indécises, toute frivolité ou dérèglement du comportement, évoquera dévergondage et dissipation. Au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, les libertins de la Régence illustreront la propension à la débauche plutôt qu'une attitude philosophique de contestation.


Vous avez dit libertin?

L'histoire du terme le montre assez : dès le XVIe siècle ont été associés les concepts d'impiété et d'immoralité, soit de dévergondage intellectuel et de dévergondage des moeurs.
   À laquelle de ces tendances rattacher, au XVIIIe siècle, le roman dit libertin? Si l'on réduit le libertinage au courant de pensée impie défini au siècle précédent, on retrouve la conception originaire d'un lointain XVIe siècle, la revendication de la liberté de pensée. Mais cette définition présente un inconvénient sérieux.
   En effet, ramener le libertinage dans la ligne d'un rationalisme militant revient à faire disparaître comme secondaire tout élément érotique et à assimiler la plupart des grands auteurs du XVIIIe siècle, Montesquieu, Diderot, Voltaire et bien entendu Sade. Le libertinage littéraire se réduirait ainsi à une fiction prétexte à dévoiler un au-delà idéologique. Ce n'est pas le roman qui est libertin, mais la philosophie libertine qui emprunte les apparences du roman.
   Toutefois, surtout à la fin du XVIIe siècle, le mot, on l'a vu, s'est allégé de sa portée religieuse et contestataire pour connoter surtout une dépravation morale, la recherche du plaisir.
   Si le libertinage renvoie à la dépravation des moeurs, à l'exaltation de la chair, le rattachera-t-on alors à la longue tradition des conteurs grivois, quitte à remonter jusqu'aux grossiers fabliaux du Moyen Âge? C'est alors négliger le problème de l'expression, car le roman galant, chez Crébillon ou Voisenon par exemple, ne renonce jamais à la décence verbale : littérature de la litote et de la périphrase, allusive et suggestive. Il existe, de Crébillon à Laclos, un "libertinage de bonne compagnie" qui opère le passage de la littérature licencieuse à la littérature de séduction.
   On s'accorde donc souvent à admettre que "le roman libertin à la française" est en effet un roman d'une élite sociale produit d'une conception aristocratique de l'existence. Loin de verser dans le licencieux, cette littérature, développe d'abord un "art de haute stratégie", roman de séduction et de tactique, qui n'a rien de commun avec les romans et les poèmes gaillards, licencieux ou érotiques. Reparaît ainsi l'importance du ton, du style, du niveau de langue. Un roman libertin veille à l'élégance de l'expression, à l'honnêteté des termes, alors que le roman licencieux ou pornographique s'abandonne à la crudité et à la vulgarité.
   Quoi qu'il en soit, sous quelque forme qu'il se présente, le libertinage, conserve quelque chose de transgressif, le libertin ne s'accomplissant qu'en infraction avec les principes censés garantir le bon fonctionnement de la société. Même réduit à l'émancipation sexuelle, au dévergondage des mœurs, il demeure une entreprise d'affranchissement, ne serait-ce que par la réhabilitation du plaisir contre les interdits sociaux et religieux: libertins et libertaires se rejoignent.
   On peut aller ainsi d'un matérialisme primaire brutalement exprimé à des conceptions plus élaborées, où la littérature du libertinage mondain s'est imposée comme la catégorie la plus prestigieuse, artistiquement la plus élaborée, psychologiquement la plus subtile, et dont Crébillon, Duclos, Denon ou Laclos offrent certes les plus belles réussites.
   Enfin, si le roman a parfois prétendu, au XVIIIe siècle, brosser le tableau de la vie humaine, reste que ce tableau se ramène souvent à la miniature représentant une aristocratie dédaigneuse et désoeuvrée dont l'évocation ne relève guère de la surenchère réaliste. Dans son Essai sur les romans, Marmontel le constate et s'en étonne : "Il est étrange que, parmi tant d'écrivains qui, dans leurs romans, ont voulu nous peindre leur siècle, il y en ait si peu qui soient sortis du cercle des moeurs libertines." C'est bien pourquoi le roman libertin se situe le plus souvent dans la mouvance du libertinage mondain, où il acquiert son statut et ses lettres de noblesse.


Le petit monde du libertin

Ce principe de la mondanité demeure ainsi celui d'une société close, régentée par des règles impératives. Le libertin lui-même n'a d'être que social, il n'existe que dans et par le groupe et n'a de psychologie que du comportement social. La mondanité est donc à la fois une réalité sociale et une projection de l'imaginaire, un mythe et un sujet littéraire.
   Les romanciers en effet trouvent matière dans la mise en scène d'une société de la fête galante dont la permissivité et l'immoralité élective les fascinent. Le milieu évoqué se donne pour homogène, celui d'une haute aristocratie attentive à se démarquer de la bourgeoisie enrichie, d'une élite qui se réclame de ses origines et de ses liens avec la Cour, elle-même perçue comme entité mythique, lointaine et prestigieuse, chargée de donner un sens à l'existence de ceux qui la composent. Les héros, désoeuvrés, sont étrangers aux problèmes matériels ou aux préoccupations économiques.
   Ils sont donc avant tout disponibles. "J'entrai dans le monde à dix-sept ans, explique Meilcour, le protagoniste des Égarements, et avec tous les avantages qui peuvent y faire remarquer. Mon père m'avait laissé un grand nom, dont il avait lui-même augmenté l'éclat, et j'attendais de ma mère des biens considérables." De même, chez Duclos, le comte de*** était "destiné par [sa] naissance à vivre à la Cour". Il n'est pas surprenant que le bourgeois soit absent de ce monde, dont l'écartent d'ailleurs son système de valeurs et sa conception du sentiment qui le rendent réfractaire au libertinage. L'aristocrate sourit dédaigneusement du bourgeois et de son respect de la vertu, le bourgeois répugne aux jeux licencieux, même en art. Un Diderot condamne chez Fragonard le badinage polisson ou l'académisme du libertinage de Boucher. Quant au peuple, s'il apparaît dans cette littérature, c'est uniquement sous ses formes domestiques – cocher, laquais, messager ou chambrière.
   Si ce monde est socialement clos, clos est aussi l'espace dans lequel il se déploie. La nature est absente. Les parties se jouent dans la ville, univers minéral, ou sous les lambris dorés des salons. Chacun y connaît tout le monde, chacun y est sous le regard des autres: on ne se demande pas si telle action est louable ou non, mais ce qu'en pensera le "public" omniprésent. L'homme du monde est sous son oeil comme jadis le dévot sous celui de Dieu. Les mêmes désoeuvrés se rencontrent bien aussi à la Comédie, à l'Opéra ou à la promenade des Tuileries, voire dans une partie de campagne, mais ces lieux n'ont pas de réalité topographique ni même décorative, ils sont de simples extensions du salon originel. À la manière des anthropologues, les romanciers cernent une société et le jeu des interrelations qui la constituent. Singulière société cependant, au biotope artificiel, dépourvue d'activité économique, prolongée par l'endogamie et qui épuise ses forces inutiles dans la futilité
   Aussi se soucie-t-on peu de pittoresque, ni de description de personnages ou de lieux. Les objets eux-mêmes, plutôt que familiers, sont fonctionnels ou symboliques : la duchesse convie à la galanterie, le sopha ou l'ottomane à la volupté, dans le boudoir les coussins remplacent les fauteuils dans un dessein non équivoque. Le seul lieu jugé digne d'une description attentive, c'est le lieu érotique, et l'on verra jusqu'à quel degré de raffinement il peut atteindre dans Point de lendemain de Vivant Denon. La Morlière s'y attarde avec complaisance. Le boudoir de Zobéide ou de Lumineuse est un piège pour les sens : lourdes tentures, cabinets de Chine, éclairage tamisé, parois revêtues de glaces et panneaux décorés d'aventures galantes, frivolités dans le goût de Boucher ou de Fragonard. Soutenu par l'image, le libertinage prend les allures d'une dévotion épicurienne, d'un culte au bonheur sensible. Les petits appartements de Lumineuse sont ordonnés comme un temple où le catéchumène admis à la contemplation de la divinité s'avance pas à pas, du péristyle au saint des saints – la chambre d'amour.
   Parcourant des cercles concentriques, de la périphérie lointaine d'une loge à l'Opéra ou de la promenade des Tuileries, l'aventure aboutit là. Peinture d'un petit monde circonscrit, d'une société élitiste. Le romancier évoque une entité nommée "le monde" ou "l'extrêmement bonne compagnie" pour en étudier le fonctionnement, le système de relations et les valeurs. Il s'occupe moins de décrire une société que de transmettre l'image que cette société prétend présenter d'elle-même.
   On parvient ainsi, non à la fresque, mais à la peinture de genre, qui prétend moins sonder la nature humaine que décrire les conduites sociales dans un cercle restreint. Dans la préface des Égarements, Crébillon prétend bien "peindre les hommes tels qu'ils sont", mais seulement tels qu'ils sont dans une certaine société abusivement offerte comme "le tableau de la vie humaine", mais qui fascine le public comme un véritable mythe.


Les personnages

Comme l'espace dans lequel ils évoluent, le nombre des acteurs du libertinage mondain est limité, à la rigueur réduit même à deux interlocuteurs comme, chez Crébillon, dans La Nuit et le moment ou Le Hasard au coin du feu. Le personnel romanesque se compose donc de types aisément identifiables plutôt que de personnages vigoureusement individualisés.
   La femme, chasseur ou gibier, est omniprésente. Quelques-unes ont passé l'âge du libertinage et, devenues sages par nécessité, se chargent d'incarner la vertu ou de représenter une autre époque tristement révolue, gardiennes de valeurs oubliées, comme Mme de Rosemonde chez Laclos.
   Simples objets du désir, les figures féminines sont le plus souvent interchangeables : le séducteur de Duclos les inventorie par classes sociales ou par caractères, comme les moralistes. En face de l'homme qui raisonne et calcule, on leur confie volontiers l'apanage de la sensibilité et par conséquent l'aptitude à la souffrance. Quitte à faire parfois peser sur elles la responsabilité de la décadence des moeurs. C'est le point de vue du comte chez Duclos : "Que les femmes ne se plaignent point des hommes, ils ne sont que ce qu'elles les ont faits."
   Si elle est vertueuse et décidée à demeurer fidèle à ses devoirs, la femme est fréquemment victime d'un jeu savamment mené dans lequel elle a cru, à tort, être capable de s'arrêter à temps. Lorsque, sous le fallacieux couvert de l'amitié et de la confiance, elles engagent une correspondance habilement sollicitée par le libertin, l'héroïne de Crébillon, dans les Lettres de la marquise de M***, la sage Mme de Syrcé chez Dorat ou la dévote Mme de Tourvel chez Laclos sont loin d'imaginer dans quels abîmes les précipitera leur imprudence. Dans de tels cas, plus elle est vertueuse, plus elle est prédisposée à son rôle de victime dans une lutte inégale. Rares sont celles qui, comme Mme de Merteuil ou la Juliette de Sade, font du libertinage une action réfléchie et une entreprise de domination.
   La femme, certes, n'est pas toujours innocente et vertueuse et, plutôt que victime des manoeuvres masculines, elle peut s'en rendre complice, mais avec un lourd handicap. Elle demeure en effet prisonnière des règles et des bienséances, tenue à la prudence : ce qui assure la gloire du séducteur fait sa déchéance. Dans Point de lendemain, Mme de T*** mène le jeune Damon où elle le souhaite sans renoncer aux apparences de la décence et, chez La Morlière, Zobéide est bien piquée que le candide Angola n'ait pas profité de la feinte classique de l'évanouissement.
   Dans l'affrontement entre les sexes, l'homme, face à l'opinion, s'avance à visage découvert, affiche ses victoires, quand la femme ne peut jouer que masquée. Elles ont donc recours, renchérit Fougeret de Monbron, à la feinte et à la ruse :

Telle est donc notre condition que, ne pouvant point obéir à nos tyrans, nous sommes contraintes d'avoir recours à la fourbe et au déguisement. […] Ils nous veulent modestes, chastes, discrètes, pieuses : nous prenons le masque de tout cela. En caressant nos maîtres, nous les étranglons.

Entre l'homme et la femme comme entre les classes sociales, l'inégalité devant l'amour et le plaisir doit engendrer un rapport de maître à esclave où la femme ne peut se défendre que par la dissimulation et l'artifice. Cette nécessité de la dissimulation, l'auteur des Liaisons dangereuses l'a subtilement analysée:

Toute convention faite entre deux sujets inégaux en force ne produit, ne peut produire qu'un tyran et un esclave; il suit […] de là que, dans l'union sociale des deux sexes, les femmes généralement plus faibles ont dû être généralement opprimées. […] Parcourez l'univers connu, vous trouverez l'homme fort et tyran, la femme faible et esclave. […] Elles sentirent enfin que, puisqu'elles étaient plus faibles, leur unique ressource était de séduire. Elles pratiquèrent l'art pénible de refuser, lors même qu'elles désiraient de consentir.

Dans la société, l'un et l'autre peuvent sembler jouer le même rôle, mais la symétrie n'est qu'apparente. Là où l'homme claironnera sa victoire, la femme doit la savourer dans le mensonge et le secret. Si l'homme aspire à la réputation d'invaincu, le femme ne peut ambitionner que celle d'invincible. "Pour y parvenir, confesse Mme de Merteuil, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l'amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixé sur l'amant malheureux." Mais si la marquise est un être rare, elle partage, une fois découverte, le sort commun : Valmont tombe au moins l'épée à la main, tandis qu'elle est huée dans les salons par celles mêmes qui peut-être jouent le même jeu : l'équivalent, pour une femme du monde, à la mort sociale la plus ignominieuse.
   Découvrir chez les héroïnes de romans libertins des précurseurs du féminisme triomphant, vivant en égales de l'homme et animées de la même volonté de puissance, semble donc malaisé. Sans doute certaines femmes révoltées contre leur asservissement peuvent-elles se montrer impitoyables dans la riposte, comme Mme d'Ercy dans Les Sacrifices de l'amour de Dorat et, chez Diderot, Mme de La Pommeraye ou Mme de La Carlière, mais l'univers libertin demeure androcentrique. Jeune et novice, la femme y est proie; plus âgée et expérimentée, on attend d'elle l'initiation du jeune homme. Parce que la mode est aux mains des femmes, il convient d'être lancé par celles qui, paradoxe, s'ingénieront à former de leur mieux ceux qui deviendront les ennemis de leur sexe.
   Le groupe masculin se compose également d'un certain nombre de types convenus. Le premier, classique, est celui du jeune homme qui fait ses débuts dans le monde et sera, s'il en est jugé digne, l'objet d'une initiation théorique et pratique. Dans les salons évolue aussi – surtout caricaturé par La Morlière – le petit-maître, que l'Encyclopédie appelle "un insecte léger qui brille dans sa parure éphémère et secoue ses ailes poudrées. Marionnette asservie au conformisme mondain, il subit la loi d'un monde tourné tout entier vers l'extérieur. il a des bonnes fortunes, comme le Thémidore de Godard d'Aucou, mais il est trop superficiel pour songer à humilier ses conquêtes et trop inconsistant pour prétendre les dominer.
   Il en va tout autrement de ce personnage infiniment plus subtil et plus inquiétant qu'est le roué, tacticien de la séduction, Machiavel des alcôves. Versac, dans Les Égarements, en est le prototype.
   Ce type d'homme règne sur le monde avec une apparence nonchalance de désoeuvré. Adroit, réfléchi, intelligent, connaissant à fond la société, il ne s'en éloigne jamais pour courir les filles, à la manière du héros de Gosard d'Aucour ou des personnages de Nerciat, pas plus qu'un fauve ne s'écarte de son terrain de chasse. Les femmes, il ne s'en approche ni pour leur plaire ni pour les aimer, mais pour s'en rendre maître à la faveur d'une comédie habilement menée : "Ce n'est qu'en paraissant soumis à tout ce qu'elles veulent, dit Versac, qu'on parvient à les dominer." Pour conserver sa réputation, il est essentiel qu'il n'échoue jamais dans ses entreprises. Vaincu, il se venge cruellement, comme le duc de Dorat. Mais l'art veut aussi que le libertin passé maître prouve sa virtuosité en n'assaillant que des citadelles âprement défendues, et il se cherche une victime digne de lui comme le matador fait choix d'un taureau dangereux dans une ganaderia. C'est bien ce que veut Valmont chez Laclos :

Ah! qu'elle se rende, mais qu'elle combatte; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister; qu'elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l'affût le cerf qu'il a surpris; le vrai chasseur doit le forcer

Ce qui distingue ce type du petit-maître, ce n'est pas seulement son savoir et son expérience. Alors que le petit-maître est inconsistant, le libertin confirmé se caractérise, sous ses dehors négligents, par sa méthode, sa volonté et son énergie. "Jamais, depuis sa plus grande jeunesse, dira de Valmont Mme de Volanges, il n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet." Aux hasards de la rencontre, il substitue une réflexion élaborée, un plan de bataille, un planning de la séduction. Le duc des Malheurs de l'inconstance, chez Dorat, mène cinq ou six affaires de front et se dit surmené d'intrigues : "Je ne puis suffire à la foule de mes occupations, écrit-il à un ami, j'ai besoin d'un second un peu délié." Comme Versac, il a appris à se maîtriser, à dissimuler sentiments et émotions, à se tenir en perpétuelle représentation. Curieusement, l'existence de ces désoeuvrés finit par exiger une véritable ascèse. Avec eux, le passe-temps mondain du libertinage devient un absorbant labeur. Il jette ses filets, prévoit ses ruptures, médite ses coups comme un joueur d'échecs, se délecte du plaisir de nuire et de détruire.
   Ce libertin, à la différence des débauchés plus grossiers de Margot chez Fougeret ou de Félicia chez Nerciat, ne fait pas vraiment cas de la possession physique, et rien n'indique qu'il soit doué d'un tempérament particulièrement exigeant. Il n'est pas Casanova, ni même un sensuel, mais un cérébral et un guerrier. Dans le monde où il s'impose, la femme est son ennemi naturel, c'est elle qu'il faut humilier et soumettre, replacer sous le joug masculin. Pour cela, l'étudier patiemment, l'analyser à fond : comme dit Dorat dans Les Malheurs, "il n'est pas question de les aimer, mais de les connaître".
   En effet, le libertinage n'est pas une fin en soi, mais un moyen d'action sur le monde et une manière d'accroître démesurément sa conscience d'être. "Conquérir est notre destin", dit Valmont. La gloire lui importe autant qu'au héros cornélien, sa jouissance est d'être vu et reconnu pour maître, il veut, comme Versac, "rendre [son] nom célèbre". Son action est un érotisme mis au service d'une volonté nietzschéenne de puissance alliée à un "sadisme" tout cérébral qui trouve un plaisir cruel dans l'observation des réactions de ses victimes.


Les lieux

Dans ce monde clos, où rien ne pénètre des réalités et contraintes du monde extérieur, la grande, l'unique affaire est l'amour, la forme la plus intense de la relation mondaine, parce qu'elle réunit admiration et désir, complaisance et séduction, volonté de domination et goût de l'infraction.
   Cependant, contre l'idéal précieux du siècle précédent, le libertin conçoit l'amour comme un "commerce" qui ne saurait durer sans lasser, explique le comte de Duclos : "Les amants se prennent parce qu'ils se plaisent et se conviennent, et ils se quittent parce qu'ils cessent de se plaire, et qu'il faut que tout finisse." Sécheresse de coeur, impuissance d'aimer qui trahissent peut-être un malaise plus secret devant la désagrégation des anciennes valeurs spirituelles.
   Car il ne s'agit pas de la satisfaction brutale des appétits. L'amour est un jeu à jouer selon des règles. Faire durer le jeu, c'est accroître le plaisir. Aussi est-ce l'avant qui est bon, non l'après. Dans l'univers libertin, seuls comptent les obstacles et la victoire, parce que les esprits blasés ne peuvent trouver le plaisir que dans l'inédit et la difficulté vaincue.
   Toujours en scène, le libertin tient un rôle et s'applaudît comme un acteur maîtrisant un texte difficile. Rien de soi ne se livre. L'essentiel est bien plutôt de ne pas se laisser connaître, donc posséder et affaiblir. L'art suprême est de feindre ce qu'on n'éprouve pas : "Être passionné sans sentiment, pleurer sans être attendri, tourmenter sans être jaloux : voilà tous les rôles que vous devez jouer", dit Versac chez Crébillon. Il convient pourtant de protester qu'on aime à la passion, à la fureur, puisque le mot masque décemment le désir que l'amour excuse la chute. Sous peine de passer pour un homme sans manières, le libertin respecte donc les conventions, progresse par gradations insensibles, proposant l'amitié, la confiance à celles qui n'y croient pas plus que lui. Au terme du voyage, les femmes accordent sans rechigner ce que la nature, peut-être, ne les incline pas à donner. Chez Duclos, Mme de Persigny a un amant pour suivre la mode, mais sans éprouver le moindre désir : "Sans les faveurs [l'amant] se retire, il faut bien consentir à lui en accorder."
   Distinguons d'ailleurs amour et goût. Le premier, donnant les amants tout entiers l'un à l'autre, est exclusif, permanent, donc égoïste et antisocial. Le second au contraire est de bon ton, il participe de la légitimité des échanges sociaux, il est ce qu'on doit à une jolie femme pour ne pas verser dans l'impolitesse. Confondre amour et goût est une erreur de débutant. Crébillon l'a parfaitement exprimé dans un passage célèbre, au début de La Nuit et le moment :

On se plaît, on se prend. S'ennuie-t-on l'un avec l'autre? on se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l'on s'est pris. Revient-on à se plaire? on se reprend avec autant de vivacité que si c'était la première fois qu'on s'engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que l'amour n'est entré pour rien dans tout cela; mais l'amour, qu'était-il, qu'un désir que l'on se plaisait à s'exagérer, un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu? On sait aujourd'hui que le goût seul existe; et si l'on se dit encore qu'on s'aime, c'est bien moins parce qu'on le croit, que parce que c'est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu'on a besoin.

Trente-cinq ans plus tard, Vivant Denon ne dira pas autre chose à la première page de Point de lendemain. Heureux système, qui n'exige pas une absurde fidélité et autorise au contraire le caprice.
   À l'opposé du sentimentalisme, l'art de vivre libertin donne l'épicurisme pour une morale et une règle de conduite, fait de la sécheresse du coeur un moyen d'autodéfense, prêche l'économie dans la passion et la prodigalité dans le plaisir.
   Au siècle précédent, le libertin prétendait s'émanciper de la tutelle divine; le libertin moderne entend demeurer libre devant l'amour et exorciser la passion. Pour demeurer libre, l'amour doit demeurer bagatelle.
   À la gloire de la liste s'ajoute l'aptitude à tromper, à mener de front plusieurs liaisons. C'est ce qu'explique Thémidore dans l'Histoire de la félicité chez Voisenon ou Versac dans Les Égarements. Apothéose de la virtuosité, du tour de force, puisqu'il s'agit de faire savoir au public ce que chaque conquête doit ignorer. Virtuosité encore dans l'art de rompre. Dans les romans, le libertin prévoit la rupture au moment même où il noue la liaison, et donne à l'une et à l'autre le maximum d'éclat.
   Dans une société fondée sur l'apparence et le mensonge, le sentiment sincère et profond est exclu ou ruine celui qui a le malheur de l'éprouver. C'est que le libertin confirmé ne prétend connaître que pour se rendre maître, et il trouve son plaisir, non dans la possession physique, mais dans le jeu de l'intelligence et de la domination. Impitoyable, le scélérat méthodique veut humilier la femme. Le fait est qu'il la sacrifie sans remords à sa gloire, seule la rupture publiée consacrant sans équivoque le déshonneur de sa victime. "Le succès n'est rien, lit-on chez Dorat, c'est la publicité que je veux."


La difficulté d'être

Perverti par un ordre social corrompu, dira Rousseau dans le Discours sur l'inégalité, l'homme n'a plus rien de commun avec son état primitif. De même, la société où se déploie le libertinage mondain se révèle pur artifice, construction postiche où rien ne subsiste de la nature humaine originelle.
   Cette société mondaine est encore une société de la parole, du discours ininterrompu, mais d'une parole elle aussi dénaturée. En effet, si le langage est ici souverain, loin d'instaurer une communication ou une compréhension, il est à la fois l'image sonore d'un vide et un instrument d'oppression et d'aliénation.
   Aux attitudes convenues, aux comportements obligés s'allie en effet l'usage d'un jargon intelligible aux seuls initiés qui véhicule les pseudo-valeurs de ce monde. Dans un salon, à la promenade, à l'Opéra, il convient d'abord de ne jamais paraître penser. L'homme du monde sera attentif à ne rien approfondir, à ne parler que de choses sans conséquence, à ne s'appesantir sur aucun sujet, à papillonner toujours d'une idée à l'autre. Le langage devient ainsi une fin en soi, se vide de tout message.
   Caquetage et vacuité de la pensée ne sont pas que l'affectation d'une coterie inquiète de singularité. Ils traduisent aussi l'essoufflement d'une classe oisive, démobilisée, improductive et consciente de tourner à vide, produit de l'histoire et d'une politique absolutiste de l'asservissement de l'aristocratie. À réunir des scènes éparses dans divers romans, on composerait sans peine la journée de la femme de bon ton. Rentrée à l'aube d'un bal et d'un souper, elle n'ouvre les yeux que vers midi, s'inquiète du temps qu'il fait, goûte sans appétit à une tasse de chocolat. Puis ses femmes s'affairent autour d'elle, préparant pâtes et mouches, blanc et rouge, proposent des parures, et Madame se fait lacer derrière un paravent tandis qu'un élégant lui conte les nouvelles du jour. Enfin prête, elle reçoit fournisseurs et colporteurs qui l'approvisionnent en pamphlets et anecdotes scandaleuses. Viendront la promenade, les visites faites ou reçues, le spectacle, et le souper et l'aube…
   Ce monde si bien évoqué par La Morlière vit dans la terreur de l'ennui, de la prise de conscience qui lui ferait ouvrir les yeux sur son néant. Un carrousel d'oisifs tourne sans répit et l'on prend grand soin de paraître s'amuser sans cesse : "Ils projetaient tout haut mille soupers, lit-on dans Angola, mille parties de plaisir qui ne devaient jamais avoir d'effet, restaient à la promenade jusqu'à neuf heures du soir avec un air de mystère, et sortaient encore plus mystérieusement pour aller passer la soirée à s'ennuyer dans leur chambre." Lugubre comédie, qui est l'envers de la fête galante. Un personnage de Voisenon l'avoue, "on veille dans la crainte de s'éveiller de trop bonne heure le lendemain". L'ennui rôde, et lui échapper est la seule occupation de cette "troupe absurde et frivole".
   La quête du plaisir est avant tout quête du changement, du renouvellement, dans l'ordre du sentiment comme dans celui des occupations susceptibles de remplir la journée. De là l'importance dans le libertinage mondain du thème capital de l'inconstance. La conscience de la mobilité du désir engage à la conquête de nouveaux partenaires, et se projette elle-même sur le mouvement général de l'univers, fluctuant et changeant. Expression de l'animalité fondamentale de l'homme, la philosophie de l'inconstance, chez les libertins, ne tarde pas à rompre avec des convenances sociales comme le mariage et la famille qui imposent des limites au désir.
   Il n'est jamais question de Dieu dans l'univers du libertinage mondain. Certes, ces personnages ignorent la spéculation philosophique. Leur attitude reflète seulement un scepticisme implicite qui fait l'économie de l'hypothèse divine et de l'inquiétude métaphysique. Laclos se borne à observer, en note : "Le lecteur a dû deviner depuis longtemps par les moeurs de madame de Merteuil, combien peu elle respectait la religion." Le libertin confirmé ne croit à rien, sinon à lui-même, et restreint le problème de l'existence à celui de l'existence sociale. À la différence du libertin du siècle précédent, il ne juge plus nécessaire de provoquer un Dieu dont il ne se soucie pas.
   Ici encore, quelque chose a changé, cette fois dans la perception du temps et de la durée, donc de l'être. Le chrétien du Moyen Âge ne distinguait pas existence et durée. Il avait le sentiment de sa propre permanence, tendue vers Dieu, son origine et sa fin. Avec la Renaissance s'éveille la perception d'une activité autonome, engendrant sa propre durée par la diversité de ses mouvements. Dès le XVIIe siècle, la conscience se conçoit réduite à une existence où la durée n'est plus qu'un "chapelet d'instants", où chaque moment doit être comblé. Inlassablement le présent se dérobe, relançant l'esprit dans une course où seul le renouvellement des désirs donne le sentiment d'exister. L'individu doit désormais se sauver du non-être, non par le recours à la transcendance, mais par l'intensité des sentiments et des sensations, dont la multiplicité à son tour fonde la durée. Être, c'est sentir, donc être cause de soi-même. Pour accéder à la plénitude, multiplier et diversifier les sensations, se relancer de désir en désir, et donc renouveler sans cesse les objets du désir. Avant d'être le fait d'une société "permissive", mobilité et inconstance sont bien en effet besoin psychologique et manifestation d'une inquiétude ontologique, fuite devant le néant qui menace.
   L'instabilité, l'impossibilité de la permanence dans le désir et le sentiment font donc partie de la condition humaine. Comment en serait-il autrement dans un univers dont le principe est le changement? Conscient du caractère illusoire de la durée, le libertin érige l'instant intense comme norme du rapport amoureux, théorisant ainsi l'inconstance. "La constance n'est qu'une chimère, dit un personnage de Crébillon, elle n'est pas dans la nature, et c'est le fruit le plus sot de nos réflexions." Dans les Mémoires sur les moeurs, Mme de Retel le dit encore : "L'objet s'use, l'amour s'éteint." Les libertins le disent, mais les philosophes le pensent aussi. Absurdité que le mariage et les engagements définitifs, soutient Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville. L'être est fuyant, comme le monde dans lequel il s'insère.
   Je jouis, donc je suis : le plaisir fait la preuve de l'existence. Mais il ne saurait être, dans le libertinage mondain, simple satisfaction des appétits animaux. La mondanité a précisément pour fonction de déguiser l'épicurisme instinctif sous le masque de la bienséance et de l'honnêteté; l'hypocrisie sociale exige un code des relations amoureuses, la galanterie traduit l'amour sensuel en formes prescrites.
   Le langage y aidera. Déjà il trahissait la vacuité de la pensée, la futilité de l'existence. Il servira aussi au mensonge poli. Si "je vous aime" signifie en réalité "je vous désire", les convenances veulent que les formules soient respectées. Ces mots, personne ne s'y trompe, mais on y recourt parce que déguisements et faux obstacles tiennent en haleine le caprice. Le langage, avec ses détours, ne sert pas à rendre les choses moins claires, mais seulement à les draper de décence, à offrir à la morale le compromis du code amoureux. D'autant plus que l'interdiction de dire le corps dans sa totalité – sauf dans l'érotique et le pornographique – oblige à la litote, à la périphrase, au non-dit, au point de séparer le signifiant du signifié. Ainsi préparés, les libertins du monde élégant font ce qu'ils peuvent pour détourner l'ennui, échapper au néant. D'abord ils parlent. Comme dans le théâtre de Samuel Beckett, silence et repos sont synonymes de mort : on parle pour subjuguer l'autre, mais aussi pour se sentir exister, et l'on cherche l'incessant dialogue parce que la pratique solitaire de la parole ne suffit pas à garantir l'existence. Ensuite il faut bouger, s'agiter, peser sur les autres. C'est pourquoi le lieu par excellence du divertissement, même au sens pascalien, semble être la fête, triomphe de l'instant, avec ses artifices et ses masques, son éclat et la réunion des plaisirs, tentative dérisoire d'éterniser l'instant, de fixer le fugace, de pousser la note la plus aiguë du cri de l'existence. En vain : les lustres éteints, l'ennui et le vide n'ont pas disparu. La Morlière peindra cruellement la fin de cette excitation factice: "La foule était dissipée, tout le monde était démasqué, le blanc et le rouge coulaient à grands flots sur les visages récrépits et laissaient voir des peaux livides, flasques et couperosées, qui offraient aux yeux le spectacle dégoûtant d'une coquetterie délabrée." Décidément, rien ne sauve, ne transcende, ne justifie le monde usé de la fête libertine. Il ne continue rien et ne fonde rien. Les pères sont absents et, symboliquement, ces innombrables liaisons, fondées sur le seul plaisir, demeurent stériles : chez Dorat, Mme de Syrcé meurt et l'enfant ne voit pas le jour, chez Laclos Cécile fait une fausse couche. Sans passé, parce que coupé des valeurs d'autrefois, le libertin est aussi sans avenir, parce qu'incapable d'en créer. Il ne lui reste donc plus qu'à se démener toujours, à conquérir et à subjuguer pour prêter un semblant de sens à une existence qui en est démunie sur le plan spirituel et sur le plan historique : le bruit et la fureur pour se prémunir contre l'absurde.


Les cheminements du roman libertin

S'il tend à la peinture des moeurs, le roman libertin se donne aussi pour un roman de formation où le libertinage, intégré au système social, constitue une phase inéluctable de l'éducation. Le propos, identique chez Duclos, Crébillon ou Voisenon dans l'Histoire de la Félicité, chez Dorat ou Nerciat, souligne la portée pédagogique du récit. La formule classique "J'entrai dans le monde…" correspond, pour la naissance sociale, au non moins classique "Je suis né…" des mémoires traditionnels.
   À l'intention pédagogique du narrateur qui prétend, par son exemple, se rendre utile aux générations montantes, répond, à l'intérieur du récit, l'apprentissage du héros. Il pénètre en ignorant dans un cercle dont les lois et les règles non écrites lui préexistent et qu'il lui faut assimiler. Pris en main par des instituteurs détenteurs des clés du code social, il est avant tout passif. Au début du moins, ce n'est pas lui qui pourchasse les femmes, mais celles-ci qui le recherchent. L'enseignement théorique ne suffisant pas, le débutant est mené à l'expérience par une femme plus âgée. "Vous avez besoin d'une femme qui vous mette dans le monde", explique Versac à Meilcour.
   Dès lors, on suivra moins l'histoire d'une destinée individuelle, particularisée, qu'une sorte de schéma organisateur et un rituel. Le héros est "un homme de condition" et "un homme tel qu'ils sont presque tous dans une extrême jeunesse". Cette seconde naissance prend la valeur symbolique d'une nouvelle Genèse. Sorti de l'Éden de l'innocence enfantine, placé devant l'arbre de la Connaissance, le protagoniste est exposé à la tentation et vit l'agrégation au "monde" comme une chute. Rien de surprenant donc si les situations ne se renouvellent guère : il s'agit moins ici d'inventer que de pratiquer, comme en musique, l'art de la variation sur un thème donné, d'utiliser les techniques de dévoilement et de retardement.
   Si le novice subit l'initiation, un maître la dispense : le jeune homme passe sous la tutelle d'un praticien confirmé, qui le fait bénéficier de son savoir. Une éthique à l'envers, celle du roué, remplace la morale conventionnelle selon laquelle il a vécu jusque-là : au lieu de la sincérité, de la spontanéité, de la modestie, poncifs de l'éducation classique, l'hypocrisie et le rôle, le cynisme et la pratique du ridicule étudié, la domination et la fatuité. À cet égard, le célèbre discours de Versac est le vrai manifeste du libertinage mondain.
   Car le roué a aussi la vocation pédagogique et prétend faire école, former des disciples, transmettre son savoir, faire atteindre à l'élève un absolu du libertinage. Tous ses émules n'accéderont pas à sa maîtrise, soit incapacité et faute de dons, soit parce certains, chez Duclos, Voisenon ou Dorat, sauront se déprendre du libertinage et retrouver le chemin des valeurs authentiques.
   En effet, la chute n'est pas irrémédiable et l'initié ne devient pas forcément la réplique de son mauvais génie. Les grands réprouvés – Versac, le duc chez Dorat ou Almaïr chez La Morlière – ne se corrigent pas, mais l'histoire du débutant peut être celle de ses errements et de ses faux pas de jeunesse. Comme la courtisane, le libertin peut se racheter, lorsque, après une série d'erreurs instructives et d'aventures dégradantes, le héros accède à la rédemption par un retour sur lui-même.
   Après tant de rencontres trompeuses et d'entreprises où il n'a engagé que sa vanité, il arrive que le libertin éprouve un sentiment d'amertume et de déception. Un je ne sais quoi lui manque, qui lui fait mesurer l'inanité de son existence. C'est ce que ressentent en effet les acteurs de la comédie frivole. "Je sentis du vide dans mon âme", dit Meilcour. Quand Angola s'arrache un instant à l'agitation fébrile de la cour, il découvre "dans lui-même un vide étonnant". Après avoir agi pour une fois avec désintéressement, le comte de Duclos murmure : "Je trouvai un vide dans mon âme que tous mes faux plaisirs ne pouvaient remplir." Et le Thémidore de Voisenon : "Ce bonheur prétendu que j'envisageais, s'évanouissait toutes les fois que je croyais le posséder." C'est surtout le pressentiment d'un échec, l'aspiration confuse à autre chose, la nostalgie d'un inconnu. Par ce biais, une métaphysique du sentiment se réintroduit dans l'univers cérébral du libertinage.
   Le goût n'est pas l'amour, le héros finit par le comprendre au terme d'une expérience décevante. La quête se déroule selon un scénario immuable. Le débutant idéalise d'abord la femme, lointaine et intouchable. Lorsque la vérité lui est révélée sur elle, l'idéalité se mue en dégradation : au savoir acquis correspond la mutilation de l'imaginaire, à la maîtrise sociale un amoindrissement individuel. Ainsi déçu, pressé par un désir toujours inassouvi puisque les mêmes expériences se répètent indéfiniment, le héros subit le manque dans l'attente de l'objet, peut-être inexistant, qui le comblerait.
   Or l'amour véritable, dont il s'est éloigné par vanité ou appétit sensuel, n'est pas absent du roman libertin. Souvent l'objet idéal est là depuis le début, mais au seuil du labyrinthe social, égaré par les instituteurs immoraux, le héros n'a pas su s'aviser de sa valeur ou se consacrer à sa poursuite. Il a été détourné de la vraie quête, lancé sur les fausses pistes de la mondanité. Angola est sauvé sitôt qu'il prend conscience de ses sentiments pour Zobéïde et d'autres font la même expérience. Hortense de Théville est présente dès les premières étapes des Égarements, le héros des Mémoires sur les moeurs rencontre d'abord Mme de Canaples, celui des Malheurs de l'inconstance ignore le bonheur de posséder Lady Sidley, chez Voisenon Thémidore a même épousé celle dont il est incapable d'estimer le prix. À tous, il a fallu d'abord vivre une série d'épreuves qui pouvaient les mener à leur perte définitive, l'image du bon génie s'estompant à mesure qu'ils s'engageaient dans la conquête et la frivolité.
   Cet amour n'est plus celui de la mondanité, donc du faux-semblant et de la sécheresse de coeur, mais au contraire celui qui requiert pureté, sincérité, délicatesse, noblesse d'âme. Valmont lui-même subira la séduction de l'amour vrai, tout comme le duc de Dorat, qui confesse avoir échappé "à peine au ridicule d'une passion sérieuse". Endurci, le roué n'éprouve qu'une tentation fugitive, vite maîtrisée, mais le héros reconnaît enfin l'appel du sentiment authentique.
   Ce nouvel amour, qui s'oppose à la vaine rhétorique mondaine, est seul susceptible de ramener à l'authenticité et à l'ordre naturel, de satisfaire l'aspiration au je ne sais quoi et de combler le vide. La vérité était ailleurs : le jeu mondain avait moins pour but de faire accéder le héros à la maîtrise du libertinage, que d'accumuler les obstacles à son véritable accomplissement. Cet amour vrai est proposé comme le rare vestige d'une époque révolue. Duclos écrit dans les Mémoires sur les moeurs : "L'amour a toujours été très rare, du moins celui qui mérite le nom de sentiment; cependant je suis persuadé qu'il l'était moins autrefois qu'aujourd'hui." Une nostalgie de cet autrefois plane sur le libertinage.
   Ce schéma sentimental constitue aussi une modélisation de l'Histoire, la dégradation du sentiment authentique exprimant, au plan individuel, celle de toute une société déchue, appauvrie de ses valeurs de jadis.
   C'est bien pourquoi la tentation existe de situer le libertinage mondain dans une perspective sociologique. Confiné dans les sphères de l'aristocratie, il traduirait l'épuisement de la mentalité et de l'existence féodales dans la peinture d'une classe qui cherche à compenser son dépérissement, à lutter, fût-ce par un mirage, contre la déchéance qui la menace. Compensatoire et leurre, l'univers du libertinage serait le produit de l'idéologie nobiliaire menacée de ruine. Le roué, dans son appétit de domination, se donne comme une illusion d'autorité en singeant dérisoirement dans les alcôves sa puissance politique et sociale disparue. La vocation conquérante est le résidu et la perversion de l'idéal nobiliaire et chevaleresque réfugié dans la guerre amoureuse, le pouvoir disparu n'existe plus que comme simulacre mondain.
   Réduite à l'activité mondaine à laquelle l'a condamnée l'absolutisme, la noblesse se verrait ainsi contrainte, en observant strictement le rituel qui lui est réservé, de parodier ses propres valeurs d'autrefois. Le jeu lui permettrait de revendiquer son identité et sa singularité, de s'offrir une sorte de revanche, à la fois antibourgeoise et anti-absolutiste, la rigoureuse clôture du monde libertin signifiant une idéologie de la pureté. On verrait du même coup pourquoi la société où se déploie le libertinage est le contraire dune société permissive. Le libertinage n'a de sens que dans un monde où persistent les interdits et les tabous, qu'il se flatte d'enfreindre. Singulier code cependant, dont Versac dénonce l'absurdité en même temps qu'il l'énonce et qui échoue à se faire passer pour une éthique. La "science du monde", vaine en elle-même, ne s'acquiert que par le déguisement de soi- même, la pratique savante de ridicules qui constituent la "singularité" au prix du perpétuel "tourment" que s'impose le libertin pour déformer sa nature propre, Versac a beau vanter ses mérites, il porte sur eux un regard lucide; au moment même où il expose les raisons de sa supériorité, il avoue qu'elle s'exerce dans la futilité. Ainsi considéré, le libertinage mondain serait bien l'apanage de l'absolutisme décadent. Ancrée dans l'Ancien régime dont elle exprime les idéaux et les valeurs, cette littérature serait subversive dans la mesure où elle dénonce la vacuité et la facticité auxquelles ces idéaux et valeurs ont été réduits. Traduisant un sentiment d'échec et de démission historique, le libertinage mondain participerait d'une littérature crépusculaire.
   La nostalgie de l'amour vrai, symbolique, pourrait dès lors traduire les regrets d'une classe dépossédée, non du prestige mais du pouvoir, et cherchant à renouer avec les valeurs d'autrefois. Comme la réaction féodale tentait de réaffirmer ses droits en regardant vers le passé, ce même passé lui fournissait des archétypes de la conscience nobiliaire, dont le mythe chevaleresque, situé dans un Moyen Âge de légende, ou la peinture d'un amour idéalisé, plus proche, valorisé au temps de la préciosité et de la Fronde. Fonctionnant sur un double registre, le roman du libertinage mondain contiendrait à la fois la peinture de la dégradation des valeurs aristocratiques et la suggestion que ce déclin n'est pas inéluctable si l'on sait revenir aux valeurs de jadis.
   Mais on y trouve aussi – serait-ce au contraire l'indice d'une démission plus accentuée? – l'aspiration finale au retrait du monde, manière peut-être d'échapper à la soumission par le désengagement. Loin du tourbillon mondain, on remédie à la division de l'être et du paraître : "Le dégoût, dit le comte chez Duclos, me détacha du monde que la dissipation m'avait fait rechercher", et les personnages de Voisenon pensent de même. Se retirer dans ses terres avec une femme à qui vous unît un sentiment durable, plus tendre que passionné, non loin d'amis choisis, veiller sur l'éducation de ses enfants, faire un peu de bien autour de soi, comme chez Dorat doter une honnête fille – retrouver quelque chose de patriarcal. Sagesse bourgeoise ou vocation d'une aristocratie résignée? Le besoin d'un art de vivre, juste milieu entre une sociabilité asservissante et une solitude inhumaine, conduit à une "sagesse des châteaux" qui consiste à se rapprocher de soi, à rassembler l'être émietté, version laïcisée, modérément épicurienne, de l'ancien renoncement chrétien au monde et à ses pompes.


QUELQUES LECTURES

   Romans libertins du XVIIIe siècle, textes établis, présentés et annotés par R. Trousson, Paris, Laffont, 1993.
   Romanciers libertins du XVIIIe siècle, établie sous la direction de P. Wald Lasowski, Paris, Gallimard, 2000, t. I (Bibliothèque de la Pléiade)
   M. Delon, Le savoir-faire libertin, Paris, Hachette, 2000.
   J.-M. Goulemot, Ces livres qu'on ne lit que d'une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Orivence, Alinéa, 1991.
   P. Hoffmann, La Femme dans la pensée des Lumières, Paris, Ophrys, 1977.
   Ph. Laroch, Petits-maîtres et roués. Évolution de la notion de libertinage dans le roman français du XVIIIe siècle, Québec, Presses de l'Université Laval, 1979.
   P. Nagy, Libertinage et Révolution, Paris, Gallimard, 1975.
   Cl. Reichler, L'Âge libertin, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
   V. Van Crugten-André, Le Roman du libertinage 1782-1815, Paris, Champion, 1997.

 

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