Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
JORIS

Joris s'était intéressé à elle pour la chiper au grand patron. C'était un titre de gloire, une victoire, une joie maligne. Son adorable grand patron était une légende : mauvais, tyrannique, intraitable. Quand on parlait de lui, tout le monde faisait semblant de le connaître. Elle ignorait dans quels conseils Lius avait été une autorité, mais Joris la présenta à ses amis en disant : «…elle est rédacteur au boulevard Jacqmain, oui, oui, chez Lius V.M.» On l'examinait alors avec considération — du moins, c'est ce que Joris escomptait. Car il la chipait au patron à sa grande joie personnelle, mais aussi pour que cela se sache. C'était une revanche pour quelque chose qui datait d'avant son arrivée à la rédaction, lorsque pendant des années il avait sollicité une place qu'il n'avait pas obtenue. Comme tant d'autres, il voyait en elle la maîtresse du patron.
   Le patron méprisait Joris et détestait sa famille.
   Elle parla de Joris à Lius parce que Joris l'avait accostée et lui avait présenté ses services. De huit à dix ans son aîné, assez élégant, connu de tous dans le monde des arts bruxellois, il s'entourait de femmes qu'il appelait par le prénom et qu'il embrassait en guise de salut. Il adoptait les manières des coqueluches du moment, incarnait le type jovial plaisant à tous, rayonnait rien que de récolter des bonjours et n'échangeait jamais deux phrases avec un interlocuteur sans interrompre son bavardage par des coups d'oeils aux nouveaux-venus. Il était à tel point différent d'elle, qu'avant même d'avoir été approchée par lui, ses premières impressions l'avaient renseignée sur le personnage. Son intérêt était faible.
   Joris l'aborda après un déjeuner de presse où elle avait été fort bien assise. Il dut être jaloux — et ne fut pas le seul — de voir combien était privilégiée la nouvelle venue que personne ne connaissait. Il commença par lui faire savoir qu'il n'ignorait pas qui elle était et qu'il connaissait mieux qu'elle la grande ruche qu'elle représentait. Il lui nomma le plus de gens possible parmi tous les services, lui demandant chaque fois si elle voyait qui il désignait. Il attendait sans doute qu'elle fasse des commentaires. Comme elle n'aimait pas les cancans, elle fut assez décevante. Les préliminaires vite terminés, surgit alors la raison de l'abordage. Joris se présenta comme le font les journalistes qui n'ont ni renommée ni emploi fixe : il allait au théâtre flamand pour la presse francophone, faisait la chronique des arts chez leur concurrent et dans les meilleures revues, donnait cours au collège européen d'interprètes et lisait tout ce qui paraissait en anglais. Comme il savait qu'elle était responsable de la critique littéraire, il lui fit savoir que le bonhomme qui présentait dans leur journal la littérature anglaise et américaine était en dessous de tout, un idiot comme pas deux, paresseux de surcroît. Son papier paraissait avec un retard de parfois trois mois. C'était ridicule.
   Elle le défendit, mollement et pour la forme. Elle sentait venir le vent.
   L'ambitieux offrit ses services. L'offre ne lui déplut pas. Elle en parlerait au rédacteur en chef.
   Joris sembla fort satisfait. Il viendrait la chercher pour les vernissages et les réceptions. Il connaissait son agenda puisqu'il faisait la chronique des arts chez leur concurrent.
   Elle avait tout à y gagner. Plus de taxi à prendre et quelqu'un qui la pousserait à ne pas s'enfuir immédiatement après les choses sérieuses. Partout, elle filait à l'anglaise.
   Elle ignorait à quoi elle s'était engagée.
   Le candidat collaborateur venait la prendre au bureau, à l'arrière, laissant sa décapotable bleu pâle en deuxième file et la clé chez le portier. Il arborait des allures de star, portait le blazer de cuir clair à la mode à l'époque et des lunettes solaires à bords épais. Quand elle arrivait, il faisait du bras de larges saluts, qui ne passaient pas inaperçus à l'heure où les services se vidaient pour la pause de midi. Son allure à l'arrière du bâtiment était tout à fait déplacée, l'étroite ruelle étant toujours encombrée de camions et de taxis, de transporteurs, d'ouvriers, et à midi, du personnel des bureaux qui n'avait pas le droit d'emprunter la sortie principale du boulevard.
   – Dans sa famille ce sont tous des arrivistes, avait décrété Lius.
   Elle était descendue au bureau du chef dans l'intention de lui présenter Joris comme remplaçant de leur collaborateur de littérature anglaise.
   – Qu'est ce qui te dérange à notre vieil Untel?
   – Qu'il est vieux. Il date d'une autre époque.
   – Et alors?
   – Trop long, poursuivit elle, ses papiers sont trop longs. Il s'écoute. Il fait de belles phrases, il aime ses propres pensées, il s'aime tout entier, décrit ses goûts et ses états d'âme. Le lecteur n'en a rien à foutre de ses états-d'âme, il veut savoir ce qu'il y a dans le livre et s'il doit l'acheter. Je voudrais essayer un nouveau son de cloche, plus jeune que votre vieil Untel.
   Son directeur n'avait pas grand-chose à redire à cette attaque, elle lui servait ses propres arguments. Il réfléchissait, visiblement mécontent. Le concierge avait dû lui dire que Joris était venu la prendre. Sa décapotable bleu-ciel et ses allures à la Delon ne passaient pas inaperçues.
   – Toute cette famille me fait horreur. Ce sont des ambitieux, des profiteurs, répéta-t-il.
   – Vous appréciez l'ambition, qu'est-ce qui vous dérange?
   (Elle avait repris sa façon de parler).
   – Je n'aime pas son frère.
   – Si ce n'est toi c'est donc ton frère, cita-t-elle. Pas concluant.
   Elle eut carte blanche.
   Lius dit encore :
   – Méfie-toi.
   Joris envoya ses textes. Elle prévint le vieil Untel. Il lui en voulut à mort et engueula Lius au téléphone.
   – Tu te laisses aveugler par la gamine, serais-tu devenu gaga?
   Lius lui répéta la phrase. L'insulte le fit beaucoup rire.

Partout, Joris se sentait apprécié, aimé, ami de tous. Bel homme. Le vrai copain. L'ancien amant? Possible. Il se plaisait à le suggérer. En entrant dans un couloir ou dans une salle du palais des Beaux-Arts, à l'hôtel de Ville, dans une galerie du centre, à l'étage supérieur des hauts gratte-ciels des banques et du Loto, il interpellait toutes les filles sur son passage, avec force exclamations de retrouvailles, les bras ouverts et l'effusion ponctuée de tapotes bruyantes! S'il y avait un témoin dans les parages, il traitait de même les femmes plus âgées, les tutoyant pour qu'elles en fussent flattées.
   Bien vite, elle s'aperçut que Joris organisait lui-même des expositions et qu'il était bien vu des marchands. Il était à tu et à toi avec eux. Sa spécialité était «le Blue» — prononcé à l'anglaise. Elle était à tel point candide que lorsque elle entendit le terme pour la première fois, elle crut qu'il s'agissait d'un parti politique. Avec des airs de mystère, elle fut invitée à une exposition qui ne figurait pas à son agenda. Des dessins. Elle reconnut le style de plusieurs de leurs artistes en vue, mais rien ne parvint à lui plaire, elle était confrontée au plus effroyable kitch jamais exposé. Sexes féminins monstrueusement agrandis, fantaisies d'accouplement parmi les fleurs ou la faune sous-marine, alliage planétaire et cosmique entre clitoris et pénis d'un côté et visions astrales de l'autre. Lorsque dans la voiture, elle confia ses doutes à Joris, elle apprit qu'il était l'impresario de l'expo, et que ses amis les artistes raffolaient de l'occasion. Il était «le» spécialiste de l'art érotique, qui se vendait fort cher d'ailleurs. À l'expo, poursuivit-il, elle devait en convenir, il y avait certaines très belles choses, de X, Y et Z, qu'il lui nomma avec délice, comme si les artistes étaient des intimes de sa maison. Selon lui, elle n'avait pas bien regardé les dessins. Il les lui montrerait plus tard, ou d'autres qui lui passeraient entre les mains.

Parfois, s'ils n'avaient pas d'excuse pour se rencontrer, Joris l'appelait sous prétexte de lui annoncer une nouvelle parution qu'il jugeait digne de leur page littéraire. Ou pour l'inviter à l'accompagner à Amsterdam, un aller-retour d'un jour dans sa voiture.
   Elle fit d'abord avec lui quelques navettes vers Veere, Rotterdam et La Haye où l'appelaient — disait-il — des occupations professionnelles qui pouvaient également intéresser ses lecteurs. Pour elle, c'était l'occasion de s'évader. Il préférait la voiture au train. «Pour traverser la campagne sans le bruit des gares et des gens» expliqua-t-il. Les lunettes solaires, l'allure star et la décapotable étaient destinés à Bruxelles. Pour la navette Bruxelles-Amsterdam, elle prit place dans une voiture fermée, à côté d'un Joris qui n'avait pas fait d'accueil tapageur. Ils partaient tôt, il n'y avait personne en ville. Ce serait un long trajet dans un paysage balayé par le vent, annonça-t-il comme s'il lui décrivait un tableau, «…sous nos larges ciels gris d'une luminosité aveuglante. Si tout va bien, le soleil percera pour fêter notre promenade». Ce n'était pas un mauvais début.
   La route était longue. Elle ne se rappelait plus leur conversation. Seuls le calme et la durée étaient restés nets dans sa mémoire. La situation lui permettait de ne pas réfléchir et de ne rien faire, l'immobilité fut une jouissance extrême, presque un état second. L'horizon partout pareil, à gauche, à droite, devant eux et dans les rétroviseurs, les encerclait largement, à la dimension planétaire de la courbe terrestre. Joris paraissait lui aussi sensible au climat d'émotion qui se déposait sur eux comme une pellicule. Si elle le regardait, les yeux au loin et les mains au repos sur le volant, c'était pour lui sourire, et son sourire de réponse ressemblait au sien. Comme il parlait et qu'elle écoutait, le voyage créait l'illusion d'une entente entre eux. En réalité, il n'y avait pour sympathiser que l'accord physique dû au hasard de la distance à parcourir à travers une terre toujours plate. La perspective des heures qu'ils passeraient ensemble créait une curieuse stabilité et rendait toute précipitation superflue. Elle était sa seule auditrice. S'il lui racontait des histoires, c'est qu'il en avait envie. Il avait obtenu la chronique des lettres anglo-saxonnes, elle ne voyait pas ce qu'il pouvait encore désirer recevoir d'elle. C'était plutôt le contraire, elle avait un chauffeur et un ami tenace.
   Dans la voiture, Joris s'exprimait avec nuance, cherchant exactement la tournure qui correspondait à ses impressions, ses envies, ses plaisirs. Aux vernissages d'expositions, elle était allergique à son langage de critique d'art, truffé d'analyses savantes et de lyrisme d'esthète. Ici, il ne faisait aucun effet de voix, elle aimait son timbre, son vocabulaire, sa perception.
   Malgré ce bien-être, la conscience du provisoire ne la quittait pas. Elle ne s'engageait pas en acceptant une place dans sa voiture, il avait insisté, il voulait bavarder. Elle avait pour l'activité de Joris un manque d'intérêt flagrant, et nulle envie de la partager. Elle ne fit à aucun moment l'effort de parler de ses occupations. Elle se savait lue, cela suffisait. Quant au reste, l'essentiel pour Joris consistait à paraître ensemble aux vernissages ou à se jeter devant tout le monde dans les bras l'un de l'autre. Si Joris l'attendait partout en voiture, c'était l'occasion de mettre son engin en valeur — ainsi que lui-même, galant homme, debout entre le volant et son siège —, et de montrer qu'il l'attendait. Elle en devenait moins mystérieuse, et par ricochet plus sympathique, plus banale. Joris avait un nouvel habit: elle. Ceci dit, en sa compagnie les choses courantes se paraient de très jolies couleurs. Le plaisir qu'il prenait à vivre devenait contagieux.
   À Amsterdam, il y eut des joies toutes simples. Joris s'arrêtait à toutes les devantures. Ils flânaient. Il mettait son bras sur ses épaules, pour former bloc sur les trottoirs encombrés. Elle sentait où il voulait se diriger et ils s'arrêtaient ensemble. Ce bras sur son épaule lui procurait l'agréable sensation de ne plus être seule, elle aurait déambulé ainsi rien que pour se glisser dans le rôle du couple, elle découvrait une facilité de vivre qui lui était inconnue, elle ne devait plus penser, les pensées venaient à elle. Son bras gauche serré entre leurs deux corps lui paraissant encombrant, elle l'attacha à la ceinture de son pantalon, glissant le pouce dans une lichette. Elle put encore mieux s'abandonner à ses initiatives. Dans les glaces des vitrines, elle voyait qu'il regardait avec attention le duo qu'ils reflétaient.
   Au retour dans l'auto, sa main se fit vagabonde. L'autoroute était toujours rectiligne et sans encombres, ils étaient deux dans une plaine sans histoire étalée en tous sens à perte de vue. Son audace prudente ne faisait que confirmer l'essence de tendresse qui les avait enrobés. En quelques kilomètres Joris franchit, sans résistance de sa part, la barrière entre leurs deux intimités.
   Elle aurait réagi s'il ne l'avait pas gagnée par un langage préalable de frôlement et de caresses. Il était passé si doucement de la camaraderie au plaidoyer, lui proposant d'abord un contact amical pour terminer par le rire, le plus évident signe de libération. Il commença par déposer plusieurs fois sa main sur la sienne. La troisième fois, son toucher était devenu électrique, il la fit sursauter. Joris en rit et lui prit le poignet. Un bracelet nommé Joris. Comme il ne l'ôta pas immédiatement, elle sourit aussi, le regardant. Une première connivence. Une affection naissante éveille la conscience : elle garantit beaucoup d'espace à l'ironie, à l'humour, aux inspirations jouettes, à l'érotisme…, et comme ils étaient deux, l'un instigateur l'autre complice, même complètement passive elle consentait à recevoir ce qui lui était donné. Ils avaient près de deux cents kilomètres à eux, elle pendait à ses doigts. Et de temps en temps, à son regard.
   Le flirt n'eut pas de lendemain immédiat.
   Elle retint de la journée qu'elle ne refuserait pas la suivante.

Malgré ses lunettes de soleil et son cabriolet, les finances de Joris n'étaient pas celles de Lius. S'il n'y avait ni réception ni déjeuner après leurs conférences de presse, Joris n'allait pas au restaurant.
   Il l'invita chez lui. C'est aux déjeuners chez lui qu'elle apprit à le connaître.
   À la cuisine, il découpait une volaille, grillait du pain qu'il couchait dans un panier douillet recouvert de tissus rembourré, sortait du réfrigérateur feuilles vertes et crudités lavées, mettait sur un plateau beurre, sel et poivre, cannettes d'huile et de vinaigre…, c'était sans fin, le plateau une oeuvre de beauté digne d'être portée dans la pièce voisine, comme en cortège.
   Il la faisait asseoir pour la servir. Le vin. L'eau. Puis il s'asseyait.
   C'était l'heure de la conversation.
   Elle débuta par ses fantasmes d'enfant.
   – Vingt ans, annonça-t-il après s'être installé devant les couverts et les plats qu'il avait préparé lui-même, il m'a fallu vingt ans pour passer du désir à l'action. Entre le rêve et le début d'un geste. Devant les statues du grand couloir et dans la bibliothèque de mon père, jamais je n'étais seul. Les femmes nues se dressaient sur leur socle, me dépassant des pieds à la tête, bien droites, tenant négligemment l'un ou l'autre objet, qui couvrait une hanche et cachait un sein. D'autres, tout aussi nues, étaient mollement couchées sur le côté, se mirant dans une glace, agenouillées même, ou accroupies, dans une pose qui imitait le travail ou la toilette féminine, juste de quoi m'imaginer, dans d'autres pièces de la maison, la domestique sous ses vêtements, ou les amies de ma mère, les plus souples et les plus jeunes. Même quand il n'y avait personne dans le couloir, pendant que j'examinais les statues je croyais entendre ou sentir une présence qui m'observait. Je faisais le tour des marbres, lentement, avec de longs arrêts entre mes stations. C'était une occupation heureuse, d'une richesse inépuisable. Mais je tremblais d'être découvert dans ma contemplation. J'étais fasciné par le bas du dos, l'arrête dorsale ondulant dans sa courbe toujours parfaite. Elle se perdait dans le plis des fesses, arrondies et merveilleusement lisses. J'aimais aussi les cuisses vues de dos, là où le pli entre la fesse et la cuisse — double et mystérieux en lui-même — disparaissait en son centre dans le secret le plus profond de l'intérieur du marbre. Le bronze accusait encore mieux le creux où s'enfouissait la chair. J'avais beau étudier la femme de face, le pudique pubis ne m'apprenait rien. Je sentais qu'il y avait là, pour moi en particulier, la clé d'une vérité clandestine qui m'attirait avec une force inépuisable. Et rien ne pouvait me détourner de l'énigme, rien, même pas la honte.
   – Tu avais honte? N'était-ce pas plutôt un sentiment de culpabilité?
   – Là aussi se passait quelque chose d'insolite : alors qu'en réalité je rougissais à la moindre allusion vulgaire et m'éloignais volontiers de tout ce qui éveillait chez d'autres une curiosité ricaneuse et gourmande, je ne ressentais, malgré la peur, aucune honte. Je comprenais que si quelqu'un m'apercevait posté derrière la femme nue, la perspective deviendrait honteuse à ses yeux. Pour moi, elle ne l'était pas, bien au contraire. Et l'idée qu'on puisse me prêter des sentiments ou des intentions que je n'avais pas, me glaçait d'horreur.
   Ils savouraient ses salades et buvaient à petites gorgées un vin qui s'alliait à merveille au pain et aux sauces.
   – La femme couchée, poursuivait-il, est d'une beauté extraordinaire, toi aussi quand tu es nue. Comme gosse, j'ai rêvé d'innombrables fois d'ouvrir les cuisses allongées l'une sur l'autre. Dans mon rêve je parvenais sans peine et sans force à glisser la main entre la chair de marbre ou de bronze.
   Tout à coup, en plein fantasme d'enfant, elle devait le suivre jusqu'au canapé et s'étendre. Il la déshabillait partiellement, soulevait sa jupe, la débarrassait de son slip, libérait son sexe, et déjà il s'avançait:
   «Ça va? Je peux? Es-tu prête? Tu m'accueilles? Tu préfères que je te prépare un peu?»
   Elle ne préférait pas.

Peut-être aurait-elle dû.
   Car selon Joris, rien n'était plus troublant que le souvenir de désirs irréalisables.
   – Il faut venir à la femme comme on avance vers une statue qui s'anime, après une longue attente, et peut-être du désespoir. Le bronze et le marbre jamais ne s'assouplissent, ils enferment la femme, ils n'offrent que des regrets ou une vénération de plus en plus exacerbée.

Après une escapade sauvage comme celle qu'elle venait d'évoquer, Joris disait :
   – Attends! Ce n'est qu'un petit bonheur. Prépare-toi au ravissement, je n'ai pas terminé mon histoire.

Petits bonheurs?

Joris venait de terminer l'accrochage de l'exposition «Bleu in painting» à l'hôtel de Ville. Le vernissage aurait lieu le lendemain. Il avait subitement eu marre, disait-il, du tapage et des feux de la rampe et avait prétexté un rendez-vous pour s'enfuir. Il vint la prendre au bureau. Elle n'avait pas terminé. Il l'attendit dans l'auto.
   Le tableau vivant commençait chez lui.
   Elle était couchée sur le canapé blanc, toute habillée, la tête soutenue par le bras, couverte d'un plaid. Joris n'était pas rentré à midi, il n'avait pas réglé le thermostat, il ne comptait pas l'amener ici. On devait être en avril, il faisait très froid, mais clair. Le canapé faisait face aux fenêtres du salon. Joris ne dit mot, elle l'entendait circuler dans l'appartement et se laissa imbiber par le ciel, rien que du ciel. Il plongeait dans la pièce par le vaste hémi-cercle de vitres. Ses yeux, fixés sur la clarté, se transfiguraient. Ils ne voyaient plus rien, ils servaient à saisir la lumière.
  La lumière la dématérialisait.
   Était-ce une disposition particulière que de pouvoir quitter ainsi le réel pour se laisser emporter par l'attrait du ciel? L'inertie, le silence et l'éclat du vide suffisaient à la transporter.
   Joris s'assit dans son dos. Il se reposait.
   Comme elle le connaissait, il ne désirait pas qu'elle se retourne. Il la regardait, non pas pour l'observer elle, mais pour évaluer les formes qu'elle dessinait dans l'espace. Il devait être fasciné par l'étoffe qui la recouvrait, inondée de rayonnement. Elle était là pour se taire et rester impassible. Pendant qu'elle se perdait dans la fascination de la contemplation, lui reprenait des forces en esthète.
   Sa voix la rappela :
   – Dis-moi si je te gêne en m'approchant de toi.
   Elle esquissa un regard vers lui, sans rencontrer le sien. Elle se tut puisqu'il ne l'importunait pas. Elle se sentait à peine concernée.
   Vaguement, elle l'entendait dire:
   – J'ai un irrésistible intérêt pour ton intimité.

Était-ce un autre passage? Configuration presque identique : elle était couchée sous le plaid anglais et Joris assis dans le creux de ses jambes repliées. S'il la voyait de face, il aurait su qu'elle souriait. Il posa une main sur ses jambes, tout près du pli que dessinait le plaid à la hauteur du genou.
   – …T'identifier de dos doit te sembler profondément contraire à ton identité. Tu veux être vue de face, pour ton visage avant tout autre chose. Tu dois avoir un sérieux besoin de plaire! remarque-t-il.
   – Plaire? demanda-t-elle.
   Bien sûr qu'elle voulait plaire!
   Il fallait d'abord être regardée.
   Or, à l'époque, elle préférait être connue que regardée. N'importe qui vous regardait, les hommes regardaient toujours les filles. Tandis qu'être écoutée, lue… étaient-ce des satisfactions d'orgueil? Elle avait besoin d'estime comme de pain. Sans attention, elle s'étiolait. Sans joie, elle devenait de pierre, désertique et vide. Qu'avait deviné Joris? Voulait-il qu'elle parle? Sans attention, il lui restait tout au plus quelques petites satisfactions pour un semblant de joie qu'elle procurait à d'autres, aux vieux de sa famille. Il n'y avait pas de quoi en vivre.

Joris psalmodiait sur le thème qui lui était cher : l'homo sapiens pense à rebours. Depuis qu'il s'est redressé, disait-il, l'homme se voit de la tête aux pieds. En réalité, il devrait se voir des pieds à la tête, l'arbre aussi pousse de bas en haut.
   De bas en haut. Sa main indiquait la direction. Il ne fallait pas répondre.
   – Et maintenant, ferme les yeux. Tu t'es suffisamment aveuglée. Laisse-moi te découvrir. Ne me regarde pas. Oui, c'est bien toi. Contente? Je dis que c'est bien toi, toi, toi, ici, ici, ici, et là…
   Elle devenait de chair sous son tracé, un plan d'ouvrage.
   L'état second était loin, et elle s'étonnait de l'harmonie qui régnait entre les extrêmes. Elle se rappelait l'autoroute, et ses extases de vanité quand le succès la grisait. Les euphories se ressemblent, songea-t-elle, je n'ai pas besoin de sexe pour vibrer.
   –Tu rêves? demanda Joris.
   – J'ai d'étourdissants souvenirs.
   Espérons que sa curiosité n'aille pas plus loin, pensa-t-elle encore, je ne veux rien expliquer, tout ce qu'on explique est faussé par la question. S'il se tait, il le sait.
   Il se tut.
   De Bruxelles à Amsterdam la voiture roulait sans bruit, dans une soumission totale au paysage. Ils étaient tout petits et la voiture aussi, mais grands et tout puissants par la conscience d'être la substance pensante de l'univers offert à notre interprétation. Elle avait vécu avec Joris, à l'aller, un de ces moments de faveur, d'excellence, de prédilection pendant lequel il vous était donné de voir le souffle de l'immuable. La terre et le ciel n'accusaient en rien une magnificence différente de l'ordinaire. C'était justement l'ordinaire, l'habituel, le banal qui se transcendait. Le mystère de cette sorte de révélation dépassait l'entendement. Il restait modeste, à la portée de tous. Les plus célèbres visions des contemplatifs et des chercheurs de Dieu n'étaient autres ni d'essence ni d'intensité. Au retour d'Amsterdam, ils avaient vécu le mouvement et le bruit d'une ville un jour de semaine, Joris l'avait guidée, elle était pleine d'émotion et de sensibilité, et la ferveur du sentiment créait un grand bonheur d'exception lui aussi, le bonheur d'exister, et de sentir combien il était bon de vivre.

Côté canapé, quelques semaines plus tard.
   La voix de Joris :
   – Écoute mon message au lieu de te laisser distraire. Ce sont mes mains que tu sens. Tu peux — sans te révolter — prendre conscience de la beauté que tu m'offres.
   Par petites pressions, Joris était occupé à mes contours, comme pour corriger une pâte encore friable. Il voyageait. Elle était son terrain vague. Elle oublia de penser lorsque se manifestèrent les premiers appels lancinants dans son ventre. La voix de l'homme poursuivait son incantation, qu'elle ne comprenait plus. Elle l'entendait. Une modulation, un timbre, une vibration qui s'adressait à une autre qu'elle. L'étrangère qui logeait dans son cerveau ne faisait pas l'amour. Elle n'entendait plus que les mains sur son corps. Sa conscience, par moments, se réveillait. Elle planait au-dessus du canapé, pour ainsi dire au plafond de la pièce.
   Que voyait-on de là-haut?
   Joris et sa statue brûlante.
   – Ah! tu es bonne, soupirait l'artiste sans outil, à moitié redressé dans les coussins, courbé sur sa sculpture, et j'aime le privilège que tu m'octroies.

Se laisser faire, passer par tous les stades d'une progression constante, le corps enflammé d'attente et l'esprit en éveil. Elle attendait sans savoir ce qu'elle attendait, comme attendrait un disciple confronté à l'étonnant savoir d'un maître. Tout ici sortait des chemins tracés.

– Tu pourrais rester jusqu'à lundi, apporte tes dossiers, suggéra Joris.
   Quelle raison urgente avait-elle de se retirer? La vie ne recommençait que le lundi.
   – Tu pourrais t'installer ici, pour voir si nous nous supportons.
   – Tu n'as pas besoin de moi, répondit-elle.
   – Je sais, mais ta présence est apaisante.
   Apaisante? Dans le courant d'air de ses occupations?
   Cela n'avait aucun sens, mais elle resta. Ils vivaient dans un univers magique. Sans doute était-ce le seul vrai.

Joris gravait dans sa chair l'image de l'idéal, et elle, au lieu d'être avec lui, ou d'être sa chose, elle l'observait. Il l'attendrissait - adulte et gosse tout à la fois, absolument seul devant la statue qu'elle était. À la longue, la statue s'animait suffisamment pour suspendre ses cogitations.
   La répétition vous liait plus sérieusement qu'on ne le prévoyait, quasiment sans votre consentement. Joris venait la chercher au bureau et la reconduisait.
   Dès qu'ils étaient ensemble, ils abandonnaient ce qui les séparait, cela n'avait aucun sens d'en parler. Pourquoi auraient-ils désiré s'assortir en tout? Elle se taisait et le laissait dire. Pendant un certain temps, son atout principal était d'avoir été enlevée à son chef. Mais le ravisseur se désintéressa de sa victoire lorsque l'habitude les avait fait partenaires d'un meilleur choix: attentifs confidents et joueurs à l'inspiration instantanée.
   Ils s'étaient engagés à la légère, par plaisir, pour le plaisir, comme s'ils avaient trouvé une distraction de plus entre leurs mondanités et leurs loisirs professionnels. Le contact n'irait pas plus loin. Il subsistait quelque chose d'occasionnel et de transitoire à leurs entrevues. Ils menaient deux vies, chacun la sienne. Pour se retrouver, ils accordaient leurs horaires et leur temps libre, agréablement associés pour des distractions faciles à prendre : la fièvre du corps, le raffinement à table, la conversation, la route.
   En toute chose, même pour la fièvre du corps, Joris se comportait en esthète. L'érotisme se créait par petites touches, verbales et tactiles, il coulait avec lenteur dans de larges méandres prêts à déborder, retenus subitement par le vent frais d'une nouvelle inspiration. Si elle était couverte d'un sous-vêtement ou d'une robe d'été au tissus léger, Joris disait :
   – Je te l'ai déjà avoué, j'ai rêvé d'innombrables fois de soulever les voiles drapés sur certaines hanches.
   Il ajoutait le geste à la parole :
   – …et d'ouvrir ces cuisses couchées l'une sur l'autre. Tourne-toi. Jadis aussi, je m'aventurais…
   L'usage de l'imparfait contredisait curieusement ce qu'il était en train de faire, mais elle était prévenue, ils séjournaient en pleine fiction. Seule différence: elle n'était pas de marbre. Ses mots avaient la force d'une formule magique. Cuisses couchées l'une sur l'autre? Elles ne l'étaient plus, car le texte continuait:
   – … j'approfondissais, je creusais. Mais je n'ai jamais rien rencontré. Le rêve s'arrêtait. J'avais à peine engagé les doigts. Ici, on ne rêve plus, n'est-ce pas?
   Elle cachait le mieux qu'elle pouvait qu'intérieurement la vie exigeait ses droits. Le résultat devait être imparfait, Joris la sentait tressaillir. Alors, d'un mouvement précis, pour la déplacer, il la soulevait et la prenait — sauvagement croyait-il. Il n'était pas brutal, c'était bon à pleurer, absolument simple, très fort et sans paroles.
   Il ne recommençait pas tout de suite à parler, il fallait faire durer la chaleur de l'éclatement. Un jour, il conclut son histoire :
   – Je perdis mon obsession. Sans doute au moment où je découvris ce que cachait le mystère. Tu m'as rappelé l'attrait de ma hantise.

Il se grisait de mots. Il ne parlait pas vraiment d'elle. Elle remplissait le vide que laissait sa vision : – La beauté me fascine, la hanche, le creux de la taille, la partie molle de la fesse. La perfection de la surface lisse.
   Ce n'étaient que des mots, mais il les disait pour accompagner les câlineries de ses mains baladeuses. L'effet des caresses vibrait de leurs échos. Elle ne levait pas la tête, pour ne pas gâcher son inspiration. Elle parvenait à maîtriser son trouble pour qu'il puisse demeurer, ne jamais s'épuiser. Cette excitation persistante, était-ce l'orgasme? Le sien ne criait pas. Il durait. Il pouvait s'amplifier encore, mais ne pouvait aboutir. C'était infiniment meilleur que tout au monde. Joris ne savait pas ce que signifiait son état. Il fallait être femme pour y accéder. Il cherchait encore, pendant qu'elle vivait cette chose unique.

Un autre moment :
   – Le marbre, sa perfection de surface, parfaitement surnaturelle. Une aberration. Ah! Une seule fois te voir ainsi, totalement glabre. Et te toucher sans cette chaleur affolante de ta fourrure… Non non, ne prends pas peur. Je ne te demande pas l'impossible.
   Personne ne savait ce que murmuraient les amants lorsque la mode était pudique et que l'opprobre de la morale formait le goût de l'opinion. Le climat de liberté que propageait Joris avait ceci de bon qu'il procurait à la parole la satisfaction de modeler la conscience. Par la parole et l'usage qu'il en faisait il peaufinait ses sensations, les identifiait, les retirait de la coulée de l'oubli.
   – Je sais que la nature reprend ses droits et je te sentirai toute chaude et animale, avec cette ardeur qui n'est pas évidente chez toi mais que tu n'arrives pas à dompter.

   Le canapé resta un endroit privilégié.
   Au mois d'août les températures de 35 degrés n'étaient pas exceptionnelles, ils étaient couchés en plein soleil.
   Elle, sur le dos, complètement nue, comme une gisante. Elle ne savait que faire de ses bras et les croisait sous la poitrine, s'accrochant les mains l'une à l'autre. Joris avait les mains libres. L'apercevant statufiée malgré elle, il s'assit sur la moquette aux pieds du canapé, en tailleur, comme si elle était un ouvrage à coudre déposé sur une table ou un clavier à tapoter. Elle entendait sa voix mais écoutait avant tout le bout de ses doigts, comme on écoute le vent ou le frémissement d'un feuillage.
   – Ne bouge pas, ne bouge surtout pas! l'adjura-t-il dans un souffle, c'est le mystère de la cachette inaccessible.
   Il l'effleurait, et atteignait une impasse qui le bloquait.
   – Vingt ans. Il m'a fallu vingt ans pour passer du désir à l'action, répétait-il.
   Et le doigt traçait deux lignes sur les lèvres pubiennes.
   Cachées, disait-il, cachées au regard, mais pas à l'imagination, pas à la curiosité. On n'a jamais suggéré qu'elles pourraient rire ou pleurer. Et sont-elles vraiment muettes? Reste fermée! Ne bouge pas! C'est moi qui dirige les opérations!
   Elle se sentait envahie par un inavouable sentiment d'assujettissement. Un délice à l'ancienne. Le maître des opérations pressait le fermoir de sa vision. Elle était la fermeture soigneusement pincée d'une bourse démodée. Joris artisan. Joris orfèvre.
   Malgré l'effet que pourraient susciter ses ordres, Joris n'était en rien autoritaire. Il réalisait sa volonté en metteur en scène, jouant lui-même le rôle de l'acteur qui essaye une dramaturgie pour voir ce qu'elle vaut. Sa volonté de puissance ne dépassait pas l'hypothèse du jeu: ils jouaient qu'ils étaient Antoine et Cléopâtre, ils jouaient qu'ils s'aimaient. Ou plutôt, lui jouait qu'il l'aimait. Ses huit ans et ses fantasmes ne servaient qu'à créer une situation de départ. Il était bon interprète, ils aimaient leur théâtre. Lorsque subitement Joris redevenait lui-même à ne plus pouvoir le tenir, un puissant appel la clouait à l'horizontale et la livrait tout entière, sans recours, à ce qui viendrait l'assaillir. Le jeu, le rêve et leurs décors avaient disparu. Ils se trouvaient dans un no man's land, rivés l'un à l'autre, elle enfouie sous lui, perdue et oubliée.
   Joris passait du feu à la cendrée, revenait à lui, la retrouvait, la prenait en charge, récupérée et reconnue. Sa tendresse devait corriger son oubli d'elle, compenser sa force et sa puissance, et peut-être sa solitude d'homme seul-à-seul avec lui-même. Il la remerciait d'être là, elle était sa compagne, elle devait comprendre sa barbarie, il semblait oublier qu'elle était consentante. Ils étaient deux, lui disait-elle, elle aussi avec des cajoleries. Il n'était pas seul, elle n'était pas une poupée.
   Ils n'allaient pas plus loin dans l'aveu. D'une façon ou d'une autre Joris devait sentir que la femme dont il s'occupait et qui se laissait maîtriser par lui n'était qu'une moitié d'elle-même.
   – Bonjour, disait-il parfois, je t'ai enlevée bien malgré toi.
   – Pas vrai! rétorquait-elle, je le voulais.
   Quand le passé disparaissait et qu'avec des paroles d'adulte il essayait de la taquiner, l'érotisme qui aurait dû n'exalter que son corps, ouvrait d'immenses résonnances dans sa tête, à travers le temps et la civilisation :
   – Ma grande païenne, disait-il. Étendue, au repos, depuis toujours, prête pour l'éternité.
   Ce n'était pas triste, c'était un hymne de reconnaissance. Quant à lui, pour lui dire certaines choses, il n'avait pas besoin de visions. Après l'amour, ses phrases devenaient analytiques, ses constatations ne manquaient pas d'intérêt:
   – Les primitifs qui exigent la virginité de la femme savent ce qu'ils font. Une partie de la joie de l'homme pendant cette prise de pouvoir qu'on appelle faire l'amour est due à l'extraordinaire sensation de transpercer l'inquiétant secret de la femme qui accepte de s'abandonner.
   La conscience éveillée, la fantaisie imaginative, Joris lui prouvait qu'on ne perdait jamais de temps. Perdre du temps était une notion vide de sens. Rien n'était perdu, tout était gagné pour qui savait prendre ses joies. Dans l'intimité, entre partenaires du même niveau et des mêmes goûts, le divertissement rechargeait leurs accus. Les impératifs avaient été choisis par lui. Tout devenait permis. Tout était concevable. Sans lui, elle ne se serait jamais débarrassée de certains préjugés inculqués par le milieu. Depuis l'enfance elle avait entendu parler de paresse, de faute, de jouissance honteuse. Avec Joris, rien de tout ça. Il ennoblissait, il sacralisait caresses, attention, fantaisie, regard, gestes et audaces.
   Ses élucubrations renversaient l'ordre établi. L'enfance n'était sans doute que la projection de ses multiples nostalgies, mises-en-scène autour d'un petit garçon qui portait ainsi la sensibilité et l'imagination inavouables de l'adulte. Joris n'était pas médiocre, jamais elle ne l'avait entendu répéter ce que d'autres venaient de lui apprendre sans que la chose n'eût d'abord été filtrée par sa pensée. Jamais il n'émettait d'opinions définitives si ce n'était pour les tirer en bourrique. Par contre, il était extrêmement sûr de lui en tant que critique d'art et de théâtre.
   Sa recherche de beauté n'avait rien de verbal. La réalité quotidienne était joie en miniature, petit effort, petit hasard, petite réussite. Elle avait pris le sentiment de bien-être qui la gagnait en sa compagnie pour un «léger abandon», un entracte entre ses activités plus sérieuses, sans envisager qu'en vérité il n'y avait rien de mieux ni de plus sérieux que la qualité qu'il protégeait.
   Elle avait été ingrate.

Après leurs ébats, elle arrivait à temps au bureau. Joris l'y conduisait. Ils allaient tous les deux sans dégoût au travail, la profession leur procurait un vigoureux pardon pour les débordements qu'ils se réservaient. Le réconfort qu'apportait la soumission aux obligations sociales était d'ordre moral, puissamment éloquent. Il garantissait leur équilibre. Les courts trajets qui les reliaient au monde des autres, aux habitudes professionnelles et de contact, faisaient le joint entre l'intimité de leur île et la société qui les happait. Se quitter signifiait se retrouver ensuite, on verrait bien quand et comment. L'absence de conflits provenait autant de l'art d'en éviter que de son manque de participation, de sa passivité.
   Il y eut de très bons moments même sans sexe. Tout au début, Joris l'avait voulue et prise parce qu'elle était une femme, l'avait réinvitée parce qu'elle ne le dérangeait pas, ensuite parce qu'ils s'amusaient ensemble, qu'elle l'appréciait, et qu'il la sentait admirative.
   À table, il lisait sur son visage. Elle le laissait faire. Elle ne devait pas dire grand-chose, il connaissait toute ses sortes de rires et de sourires. Il savait aussi quand elle était très heureuse. Elle s'extasiait alors sur la lumière, le paysage, l'architecture, le rythme d'une journée pleine à craquer et le repas qui y mettait un point d'orgue. Elle dessinait des fleurs sur la nappe et lui prenait la main, qui reposait devant elle sur cette nappe, et leurs doigts se glissaient l'un dans l'autre.
   Il fit d'elle une gourmande, amoureuse du confort casanier, sensible avant tout à être servie, pour pouvoir s'enfuir et aller travailler, comme un homme, sans faire le ménage. Elle était d'accord pour aider, mais elle n'avait aucun souvenir de son éventuelle efficacité. Elle se bornait à le regarder. Il l'étonnait. Son adresse la séduisait, et la lenteur attentive avec laquelle il opérait. De ces moments lui était resté le goût du raffinement et l'envie de gâter à son tour quelqu'un qu'elle voudrait servir. Ce n'était pas Joris.
   Joris était son partenaire pour le plaisir. Érotisme, volupté sexuelle, repas et navettes mettaient à l'ombre tout ce qui existait au-delà de leurs découvertes. Pourtant, elle ne s'était pas libérée du sentiment du provisoire, incapable de se satisfaire de ce dont elle bénéficiait. Sa pensée n'avait pas arrêté de s'orienter vers l'avenir.
   – Je ne suis pas libre, répétait-elle de plus en plus souvent. Elle n'acceptait plus qu'une invitation sur deux, et puis de moins en moins.
   – J'ignore ce qui m'arrive, disait-elle à Joris.

Il n'insista pas. Lui aussi devait avoir compris que leurs entrevues n'étaient plus vraiment nécessaires. Dans le monde, de loin, ils continuèrent à se sourire. Quand le hasard les menait tout près l'un de l'autre, ils s'embrassaient avec chaleur. Leurs corps se reconnaissaient. L'émotion était bonne. Mais ils n'avaient plus rien à se dire. Le souvenir était meilleur que ce qu'ils étaient devenus.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.