Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CHERCHEURS INTERROMPUS

LECOCQ ET LE RENARD

Le 21 janvier 1992, la radio annonce qu'un avion d'Air France venant de Lyon vers Strasbourg a buté contre le Mont Sainte-Odile. Les passagers sont dispersés dans la neige. Les secouristes sont mobilisés, mais le temps est exécrable, et la recherche des survivants se fera à l'aveugle.
   À l'aveugle sur le mont Sainte-Odile…Un souvenir de ma petite enfance me remonte à l'esprit. Alice, qui aidait au ménage, était alsacienne. Tout en repassant les chemises de papa, elle me racontait l'histoire de sainte Odile. Celle-ci avait pour père un duc, qui fut très scandalisé de ne pas avoir engendré un garçon. Et d'avantage encore quand on s'aperçut que non content d'être fille, l'enfant était aveugle. Quand Alice déposait le fer pour aller brosser les tapis (il n'y avait pas d'aspirateur à l'époque), je courais jusqu'au bureau de papa. Avocat fraîchement intronisé, il attendait les clients en griffonnant des poèmes sur un carnet, qu'il remettait toujours pudiquement dans sa poche. Haletante, je lui racontais ce drame et clamais avec emphase «horreusement, Odile était aveugle!».
   – Oui, c'est horrible, me répondait papa doucement, mais on dit «malheureusement» 
   – Attends, ce mot-là arrive plus loin dans l'histoire. Quand Alice a eu 12 ans, le névèque l'a baptisée et alors, heurreusement, ses yeux ont commencé à voir! Alice dit que c'est vraiment l'ô- tant- tique miracle.
   Ces souvenirs sont brusquement balayés par la suite des informations. La RTB précise : «Sur la liste des passagers figure le biologiste belge Jean-Pierre Lecocq.»
   Il faudra près de deux jours pour que les secouristes parviennent sur les lieux du drame. Seuls 9 blessés vont survivre. Jean-Pierre est parmi les 87 morts.
   Je savais qu'il avait quitté les laboratoires de l'ULB pour aller travailler à la firme Transgène, à Strasbourg. Je téléphone à ses anciens collègues, qui m'apprennent que Lecoq avait à présent migré vers Lyon, où il travaillait pour la firme Mérieux, importante maison productrice de vaccins. Le jour de la catastrophe, il venait à Strasbourg pour y rechercher sa jeune famille. Les radios françaises annoncent qu'un biologiste «français» bien connu figure parmi les victimes. Fureur des Belges. Car Lecocq était de Nivelles et n'avait jamais renié son appartenance wallonne. Il avait commencé de fructueuses recherches à la faculté des sciences de l'ULB mais une offre plus tentante l'avait amené à Strasbourg. Plutôt que de clamer maintenant que ce chercheur exceptionnel n'est pas français, il eut mieux valu lui offrir ici un environnement adéquat!
   En quoi résidait le caractère exceptionnel de sa recherche? Les biologistes avaient découvert depuis plusieurs années que l'on peut expérimentalement effectuer, comme sur un ordinateur, une sorte de «copier coller» dans les phrases qui composent un génome (la chaîne des gènes située dans nos chromosomes). Couper s'effectue à l'aide de certains ciseaux biochimiques, des enzymes bien précises, qui viennent exciser un gène. Tout comme l'ordinateur recolle un paragraphe en due place dans un autre document, le biologiste va réinsérer le gène excisé dans le chromosome d'une cellule différente. Pour s'assurer que le gène collé va être désormais solidaire de son nouveau génome, on effectue des points de suture à l'aide d'une enzyme judicieusement appelée ligase.
   Grâce à de telles astuces, la médecine espère pouvoir, à long terme, prévenir certaines maladies héréditaires, la mucoviscidose par exemple, en réparant l'anomalie chez un bébé éprouvette, dans les premières cellules du futur embryon. On irait y recoudre un gène normal. L'avenir nous dira si ceci relève de la science-fiction.
   Mais la science procède par étapes. Les chercheurs s'exercent d'abord en affrontant des problèmes moins épineux. Plutôt que se lancer dans la manipulation génétique d'un embryon humain, des laboratoires s'exercèrent  à modifier un virus par l'insertion d'un gène supplémentaire. Les plus futés, comme Lecocq, choisirent comme «cobaye» le gros virus de la vaccine, qui possède un long génome. Ils ne furent pas déçus, car ce virus se montra très accommodant. J'aime souligner au passage le goût que manifestent enfin les sciences pour une terminologie imagée, empruntée au langage courant. En ce cas-ci, parler d'un génome accommodant indique qu'il supporte, sans se trouver à l'étroit, qu'on lui tisse un gène supplémentaire, venu d'ailleurs. Il y a donc là une notion de souplesse et d'hospitalité.
   Or, il se trouve que ce virus de la vaccine se trouvait maintenant en chômage. Il avait perdu son emploi, après avoir accompli un remarquable exploit : aider l'humanité à se débarrasser de la variole. Ce virus très bénin avait, curieusement, une enveloppe semblable à celle du terrible virus de la variole. La virulence du virus est déterminée par des gènes qui sont à l'intérieur de l'enveloppe, mais cette dernière est la partie qui est employée pour la préparation d'un vaccin. En effet, c'est ce manteau du virus que notre corps voit, et contre lequel il fabrique des anticorps. On avait donc constaté le fait curieux que, si on inoculait quelqu'un avec du virus de la vaccine, la personne produisait des anticorps qui reconnaissaient évidemment ce virus, mais neutralisaient aussi celui de la variole. Et c'est ainsi que, en déposant quelques gouttes du virus bénin sur la peau de tous les habitants de la planète, on débarrassa celle-ci d'un fléau qui hantait les esprits depuis des siècles. Il faut souligner que ce succès résultait d'une chance exceptionnelle : la coexistence, dans la nature, d'une contrepartie inoffensive d'un virus extrêmement virulent. Cette chance ne s'est plus répétée jusqu'ici. Lorsqu'il fallut combattre les épidémies de polio, par exemple, les chercheurs ne disposèrent pas de souches naturelles bénignes : il leur fallut manipuler, au laboratoire, le virus récolté chez des malades paralytiques pour le transformer en vaccin. En outre, pour opérer une telle transformation, il n'y a pas de truc universel, puisque le virus du sida, après vingt d'ans de manipulations expérimentales diverses, n'a pas engendré de souches bénignes, utilisables comme vaccin.
   Mais revenons au virus de la vaccine. Après sa victoire contre la variole, il allait donc être mis à la retraite. Toutefois, on avait eu le temps de l'étudier sous toutes ses coutures. Son génome n'avait plus de secret. On confirma son étrange qualité hospitalière, à l'égard d'un gène supplémentaire. Comment utiliser cette propriété, sans trop de risque?
   L'occasion sourit aux esprits préparés. La Wallonie était alors très atteinte par des épidémies de rage, dont le virus passait, par des morsures de renards, à la vache ou au chien, et de là à l'humain. Ce dernier cas était rare mais dramatique. La seule méthode imaginée pour se débarrasser des renards enragés, c'était de se débarrasser des renards… Pour cela on recourait au service de l'armée : les jeunes recrues étaient chargées d'arpenter les forêts pour aller  vaporiser un gaz toxique dans les terriers, à la saison où naissent les renardeaux. Parfois, un retour du vent rabattait le gaz vers les jeunes gens, ce qui les faisait larmoyer. Or on ne peut obliger des mobilisés à courir des risques – en temps de paix s'entend. En outre, au nom des renardeaux cette fois, la méthode répugnait aux vétérinaires, et tout particulièrement peut-être à Pierre-Paul Pastoret, assistant à la faculté de médecine vétérinaire de Cureghem.

LECOCQ, LE RENARD ET LE PETIT PASTEUR

Lecoq alla rencontrer Pastoret. Je m'amuse à imaginer leur conversation. Elle ferait date dans l'histoire de la médecine.
   – Lecocq : Et si, au lieu de tuer les renards, on les protégeait par un vaccin contre la rage?
   – Pastoret : Hum…Tu sembles oublier la complexité du vaccin inventé par Pasteur, celui que l'on administre aux humains mordus par un chien errant. Il comporte une dizaine d'injections, une par jour tout autour du nombril de la personne mordue. Cela provoque des petites taches rouges qui chatouillent très désagréablement. J'imagine mal mes renards se grattant le ventre jusqu'au sang. Le bruit s'en répandrait parmi eux. Ils se méfieraient bien vite.
   – L : Voilà justement une occasion de moderniser ce vaccin de fond en comble. Si on utilisait le virus de la vaccine pour le transformer en vaccin contre la rage? La chose devrait être possible : mon virus de la vaccine devrait s'accommoder des gènes de ton virus rabique.
   – P : Il faudrait d'abord que ton vaccin soit assez puissant pour agir en une seule injection, sans que l'on doive convoquer plusieurs fois chaque animal au cabinet de consultation. Et puis, quel cabinet de consultation? Les forêts. Un renard, cela ne s'attrape pas par la queue. Il faut que quelque chose l'attire. Par son odorat, par exemple. Ah, tiens, la bonne bouffe! Enfouir ton vaccin dans un aliment reconnu par la gastronomie vulpine. Moi, je ne marche dans ta combine que si on peut avaler ton vaccin par la bouche.
   – L. : Si le virus de la vaccine s'était montré efficace par la bouche, pour lutter contre la variole, cela se saurait. Imagine quelle facilité!
   – P. : (qui commence à se laisser tenter) Mmm, ce serait une occasion d'essayer chez l'animal. Au point où on en est…
   – L. : Même si je parvenais à te préparer une potion contenant du vaccin contre la rage, comment la donnerais-tu à boire à chaque renard? Tu enverras une escouade de gardes forestiers armés de biberons antirage? Comment attireraient-ils les renards, si méfiants de nature? Ou bien tu installeras dans les forêts des petits restos?
   – P. : Tu ne crois pas si bien dire. Voilà ce que je te propose. Lorsque je verrai que tes premiers essais expérimentaux sont prometteurs, j'organiserai une première enquête sur les préférences alimentaires des renards. Pour cela, je demanderai à des gardes forestiers de disséminer  des morceaux de saucisses, ou de poulet, ou encore d'autres aliments à étudier. Puis j'observerai ce qui plaît le plus aux renards.
   – L. : Tu observeras?
   – P : Je compterai. Car j'aurais attaché à chaque appât, un tube de plastique vide, de taille telle que le renard le recrache quant il mastique l'aliment. Autant de tubes rejetés, autant d'aliments choisis. On pourrait imaginer que le tube attaché au poulet soit rose et celui avec de la saucisse soit bleu.
   – L. : (enthousiasmé) Et par après on mettrait mon vaccin dans un plastique bleu ou rose, d'après les résultats de l'essai précédent.

1984

En 1984, dans la prestigieuse revue américaine PNAS, l'équipe à laquelle appartient Jean-Pierre Lecocq annonce un premier succès de laboratoire : si l'on inocule des souris et des lapins avec du virus de la vaccine porteur de gènes du virus rabique, ces animaux ne contractent pas la rage, car ils n'ont pas reçu du virus complet, mais il apparaît dans leur sang des anticorps contre le virus rabique. En outre, ils restent bien portants si on leur injecte alors le virus nocif : ils sont donc vaccinés! Et la revue PNAS, d'orientation très technique d'habitude, se plaît à décrire le scénario : mettez de jeunes renardeaux en cage (c'est pour leur bien), inoculez leur le vaccin «vaccine-rage»; attendez quelques semaines pour leur donner le temps de fabriquer des anticorps contre la rage, puis – moment crucial, hasardeux mais nécessaire –, inoculez à ces renardeaux du vrai virus rabique, complet, vivant. Suspense : la période d'incubation de cette maladie est particulièrement longue; il faut attendre des semaines pour voir si les animaux vaccinés vont développer les terribles symptômes.Le temps passe et les renardeaux conservent leur regard malicieux, leurs gestes gracieux; aucune bave à leurs lèvres : ils restent bien portants!
   En 1988, ce sera la réalisation d'une première mondiale : en Wallonie, sur le terrain cette fois, une campagne de vaccination des renards contre la rage. Survolant les forêts wallonnes, des hélicoptères ont lâché des fragments de tête de poulet chargés d'un tube de plastique contenant le nouveau vaccin. À l'institut Pasteur, nous avons pour mission habituelle d'inscrire chaque cas de rage sur une carte géographique : des carrés pour les renards atteints, et des cercles pour les vaches et les chiens. Chaque carte concernant une année est épinglée au mur. D'après la densité des points, on voit d'emblée l'évolution de la rage : par exemple, une raréfaction pendant les années de gazage des terriers, puis la recrudescence après que l'on ait renoncé à cette pratique. En 1989, la carte du sud de la Belgique, l'entre Meuse et Sambre, est constellée de points, avec de rares cas sur l'autre rive. Les renards n'aiment pas se hasarder sur les grands ponts. Après la campagne de vaccination, la carte de 1992 est quasiment blanche! Il ne reste que six points noirs, accolés à la frontière française. Quelques renards infectés ont passé là au nez des douaniers. Nous sommes tellement exaltés par ces paysages wallons brusquement libérés d'un virus, que nous accueillons avec flegme les résultats officiels, qui paraissent dans la revue anglaise Nature. C'est elle qui se laisse aller à l'enthousiasme, soulignant cette triple première : utiliser comme vaccin un virus génétiquement modifié; démontrer que l'on peut être vacciné par la nourriture; se préoccuper de préserver la santé d'un animal sauvage.
   La France va très vite commencer à vacciner aussi, car le brevet a été pris par la firme lyonnaise Mérieux, où travaille maintenant Lecocq. Mais on ne peut pas vacciner toutes les forêts françaises en même temps; et le premier choix se porte sur la Nièvre où se trouve la chasse de Mitterrand. Comme les cas de rage animale persistent dans les forêts du Nord, la Belgique intervient auprès de la Commission européenne pour que la France vaccine à nos frontières. Ce qui fut fait.

À MALIN, MALIN ET DEMI

En fait, Jean-Pierre Lecocq n'a pas attendu les résultats obtenus sur le terrain pour tenter de répéter un exploit semblable chez l'homme. Quel est notre besoin le plus criant? Un vaccin contre le sida, évidemment. Mais cette fois, Lecocq va se casser le nez. Le virus reste le plus rusé des deux. Ces tentatives de Lecocq n'ont pas laissé de trace imprimée, car le Journal des essais infructueux n'existe malheureusement pas. Cela épargnerait pourtant bien des doublons, en matière de faux pas.
   Le jour de l'enterrement des victimes retrouvées sur le Mont Sainte-Odile, mes souvenirs remontent vers une lumineuse journée de 1986. On célébrait je ne sais plus quel anniversaire par une réunion scientifique et fastueuse à l'Institut Pasteur de Paris. La fête est sponsorisée notamment par Mérieux, la firme lyonnaise productrice de vaccins. Je figure sur la liste de ses invités, avec voyage en avion depuis Bruxelles, et en première classe : juste le temps d'avaler une coupe de champagne au petit déjeuner. Cela m'aide sans doute à suivre les élucubrations scientifiques de mon brillant voisin de vol, l'immunologiste Jacques Urbain. Mais son histoire est une autre histoire…
   Le temps passe vite. Attachons nos ceintures. Nous descendons sur Le Bourget.

LE DERNIER COMBAT DE LECOCQ

Une surprise nous y attend : derrière une porte de verre, le visage rond et jovial de Jean- Pierre Lecocq nous sourit. Il est venu en auto de Strasbourg et passe nous prendre pour aller à l'institut Pasteur.
   Me voici embarquée dans une autre conversation passionnante, mais qui commence sur un ton pessimiste. Lecocq détaille ses échecs et ceux des autres concernant le vaccin antisida : si au moins nous pouvions comprendre pourquoi cela ne marche pas! Ce virus, je voudrais lui tordre le cou ; le torturer pour qu'il avoue les trucs qu'il a inventés pour nous faire des pieds de nez. Je souris en reconnaissant l'habitude que nous les chercheurs avons de personnaliser notre objet de recherche. Tant qu'il s'esquive ou qu'il résiste, il nous hante et nous le respectons – à la mesure même de ses dérobades. S'il vient à céder, à se déshabiller pour livrer ses points faibles, on est soudain désenchanté : ce n'était que cela! Mais avec le virus du sida on n'en est pas là!
   Puis, soudain, notre conducteur, arrêté par un feu rouge, proclame «Moi, je saute sur un autre problème!» Une pause. On redémarre. La vie est courte, nous dit-il en riant. Quelle prémonition l'habite, sous les dehors de cette débordante santé? Il n'a plus que six ans à vivre.
   Vers Paris, on piétine dans les embouteillages et cela prolonge le plaisir de la conversation.
   Jean-Pierre a retrouvé son sourire bon enfant. Il flirte à nouveau avec les projets. Il veut maintenant exercer ses dons de manipulateur de gènes pour atténuer les effets de la maladie génétique la plus fréquente chez l'homme : la mucoviscidose, affection dans laquelle du mucus épais et visqueux engorge l'arbre respiratoire. Le but suprême est d'aller insérer dans les poumons d'enfants malades le gène «sain» qui corrigerait la déficience. Pour ce faire, Jean-Pierre choisit d'utiliser comme «porteur» de gène un adénovirus, autre virus au génome hospitalier, qui montre l'avantage, pour cette application-ci, de présenter une affinité pour les cellules respiratoires. Evidemment, comme dans toute démarche aussi ambitieuse, il faut d'abord s'exercer chez un animal. Jean-Pierre nous décrit les processus expérimentaux qu'il médite, et dont peut-être nous avons la primeur. Mais nous arrivons à la rue du Docteur Roux. À l'Institut Pasteur, il y a du monde dans le hall d'entrée. Je vois Jean-Pierre se frotter fraternellement à la foule de confrères et amis. Puis, bizarrement, il semble s'y dissoudre. Je ne le reverrai jamais.
   L'accident mortel de Lecocq eut donc lieu le 20 janvier 1992. Or quelques jours plus tôt paraissait dans la revue Cell un article signé par un groupe international de chercheurs, dont Lecocq. Ils ont réussi l'épreuve de la première étape expérimentale vers le traitement de la mucoviscidose. Partant des expériences de Lecocq, le groupe a choisi un adénovirus comme vecteur putatif du gène correcteur. Il fallait d'abord rendre cet adénovirus inoffensif, pour éviter qu'il ne fasse tousser ces pauvres enfants déjà si mal en point! Le truc, ce fut d'aller placer le gène correcteur de mucoviscidose à la place du gène méchant (on dit pathogène), tout en gardant le gène d'enveloppe qui conduit l'adénovirus vers les cellules respiratoires. Un travail de fin couturier qui semble avoir réussi pleinement… du moins chez le «cotton rat», un animal de laboratoire choisi ici je ne sais pourquoi. Si on oblige ce cotton rat à inhaler l'adénovirus génétiquement modifié, ce virus s'installe bel et bien dans des cellules du poumon ; et le gène correcteur de mucoviscidose va même y fonctionner. Savoir si ce fonctionnement serait suffisant pour remédier à la déficience génétique des malades est l'étape qu'il faudrait aborder. 
   La piste de Lecocq ne sera pas abandonnée. Deux ans plus tard, une équipe dans laquelle figurent d'anciens collaborateurs du chercheur disparu et de nouveaux venus publiera des résultats qui surenchérissent sur l'intérêt de ces expériences. Le nom de Lecocq dans la liste des auteurs me paraît un signal de connivence venant de l'équipe, car seul le fantôme de Lecocq a pu participer à ces expériences.
   On n'aime pas quitter, à mi-chemin, un chercheur que l'on aime bien. Certains soirs mélancoliques, je joue à imaginer quel aurait pu être la suite du chemin. Lecoq n'aurait-il pas buté sur une impasse, s'il s'était entêté à vouloir guérir, par manipulation génétique, des bébés atteints de mucoviscidose? Quinze ans après son décès, en 2007, les aléas de sa méthode ont paru supérieurs aux bénéfices : introduire un virus vivant dans les voies respiratoires d'un enfant pourrait n'être pas dénué de risque –même si ce virus manipulé est «sécurisé». C'est-à-dire si son gène malfaisant pour la cellule a été remplacé, justement, par le gène correcteur de la maladie. En outre, cet adénovirus était sensé se rendre spécifiquement dans les poumons; or, il s'égarait un peu en route, ce qui diminuait son effet. On piétinait dans ce que l'on appelle : une guérison palliative imparfaite.
   La solution radicale saute aux yeux du public : empêcher que «naisse»dans la population la mutation qui cause la mucoviscidose! Mais les mutations surviennent au hasard. Et le hasard n'est-il pas la force la plus puissante, contre laquelle nous ne pouvons rien?
   Il reste à faire le dépistage du gène muté, chez le fœtus, et à discuter avec les parents d'une interruption volontaire de grossesse. Se résigner à un fait accompli eut été une pénible étape, pour le chercheur. Sans doute aurait-il repris son bâton de pèlerin : pour aller vers où?
   J'ai eu la chance de fréquenter, bien trop peu, Pierre-Paul Pastoret et Jean-Pierre Lecocq. Je fus frappée par un détail : ils acceptaient mal les imperfections de la vie. «Vous avez vu les fumées polluantes que crache cette usine?» s'indignait Pierre-Paul, du haut d'une colline liégeoise. Il ne supporta pas non plus que l'on gaze ses renardeaux.
   Par ailleurs, ni l'un ni l'autre n'était accablé de cette modestie extrême qui, dit Proust, conduit à l'effacement de soi. Si le moi du chercheur s'effaçait, qui ferait le boulot? Il n'empêche que le génie n'est pas une entité en soi, indépendante du contexte. Un jour Lecocq dit : «Si Pasteur, était ici, il modifierait son vaccin contre la rage. Lui, si conscient de son génie, s'offusquerait quand même de ce vaccin qu'il a bricolé à l'époque. Un vaccin composé d'une bouillie de mœlle épinière de lapin, épicée de virus rabique atténué, et que l'on inocule telle quelle sous la peau du ventre des enfants mordus!»
   Mais alors, pourquoi faire bénéficier d'abord un animal du vaccin antirabique «supermodernisé»? Lorsque Pasteur, justement, fut glorifié parce qu'il avait protégé les moutons contre la maladie du charbon, c'est parce que, par ce biais, il avait protégé les fermières et fermiers. Vacciner tous les enfants du monde contre la rage, n'éliminera jamais le virus de la planète. C'est sa circulation dans le milieu naturel des forêts que le vaccin a réussi, presque mondialement, à entraver. On protège l'homme en agissant par la bande.
   Par ailleurs, j'étais séduite par le goût, presque méridional, de Pierre-Paul et de Jean-Pierre pour la conversation. Le plus brillant des chercheurs finit par s'ennuyer, seul avec lui-même. «Chacun de nous n'est vraiment pas mal…Mais à nous deux, nous sommes merveilleux», écrivit Stanley Cohen à Rita Levi-Mancini, avant que leur découverte les conduise ensemble au prix Nobel. Sans les dialogues entre Pierre-Paul et Jean-Pierre, entre Rita et Stanley, la science aurait beaucoup perdu.
   Quel projet occupait Lecocq, ce jour où il volait vers Strasbourg? Comment aménager le nouveau logement de sa famille, à Lyon? Ou bien comment profiter du changement de décor, pour réviser sa copie, dans ses essais d'un traitement de la mucoviscidose par inoculation d'un gène correcteur ? Buter contre une montagne cassa tout, à l'âge où l'on ne songe pas encore à coucher ses projets sur un testament. Pas besoin de léguer aux autres ce que l'on va soi-même accomplir demain.

ISAACS ET SON SUCCÉDANÉ

Ce ne fut pas un accident mais une maladie mortelle qui interrompit prématurément l'histoire d'Alick Isaacs, virologue au National Institute for Medical Research de Londres. Depuis 1952, à 31 ans, il se passionne pour la grippe, comme tant d'autres laboratoires de virologie — qui n'ont pas beaucoup d'autres virus à se mettre sous la dent. L'animal de choix pour ces études est, curieusement, l'embryon de poulet. Oui, il est étrange que ce «projet d'animal» puisse contracter notre grippe, alors que nous ne la communiquons pas à notre chien ou à notre chat. Mais à l'époque on ne s'attarde pas à cette bizarrerie. Qui pense déjà à la grippe aviaire? L'important, c'est que l'on possède là, dans sa coquille, une petit être bon marché et propret. Si je perce un trou dans la coquille puis inocule du virus de l'influenza, les poumons de l'embryon vont multiplier abondamment le virus. Isaacs patauge pour essayer de comprendre un phénomène apparemment peu excitant – du moins aux yeux de ceux qui sont aveugles aux détails intrigants et préfèrent passer outre.
   Voici donc ce qui l'intrigue : si avant d'injecter vers l'embryon du virus de l'influenza, j'ai inoculé auparavant le même virus, inactivé par un chauffage modéré à 56°, les poumons sont désormais comme blindés contre l'infection par le virus vivant. Au premier abord, cela pourrait suggérer que l'embryon a été vacciné par le virus inactivé – mais son système immunitaire n'est pas encore mûr pour fabriquer des anticorps. Au deuxième abord, on peut supposer que les particules de virus mortes sont venues se coller sur la membrane des cellules du poumon et faire ainsi écran aux particules vivantes. Mais on constate que, pour arriver à l'état de protection, il faut que des heures s'écoulent. Détail trivial? Ce pourrait être simplement parce que le virus chauffé met du temps pour parcourir les bronches du poulet en herbe?
   Ici, Isaacs fait son premier pas vers une approche plus précise. Il veut en finir avec ce petit animal déjà complexe, dont on devrait mesurer le temps qu'il met pour déglutir le virus et l'envoyer vers les poumons! Mais il garde l'idée que les cellules de poulet, bien stériles et disponibles sous la coquille d'œuf, sont des outils de laboratoire très pratiques. Il va travailler maintenant avec des petits fragments découpés dans la membrane qui entoure l'embryon (la membrane chorioallantoïde ). Il fait flotter ces fragments dans un liquide nutritif, et répète l'expérience en deux temps : virus influenza chauffé puis virus vivant. Eh bien oui : le virus chauffé, même en contact direct avec les cellules, met effectivement quelques heures à établir l'état d'interférence envers le virus vivant. Comme si la cellule offusquée par la pénétration de cet intrus travaillait à fabriquer sa défense. à produire une substance? Oui, découvre Isaacs. Et cette substance sort même de la cellule; le liquide ambiant contient désormais une molécule qu'Isaacs va dénommer interféron. Cet interféron, injecté à un embryon de poulet, va le protéger contre la grippe.
   On est alors en 1957; Isaacs a encore dix ans de vie devant lui; il va mourir à 46 ans. Un sursis qui lui laisse le temps de constater que l'interféron produit après inoculation de virus grippal chauffé à des cellules de poulet va interférer avec toute une gamme d'autres virus – pourvu que ces virus soient testés aussi sur des cellules de poulet. L'interféron n'est pas une substance anti-influenza, mais bien une molécule de poulet antivirale. Cela fait prédire que si l'on veut interférer avec des maladies humaines, on pourra à la rigueur tenter le traitement si le virus responsable n'est pas bien précisé, mais il faudra que l'interféron ait été fabriqué, au laboratoire, sur des cellules humaines. Toutefois, Isaacs rencontrera des déceptions : l'interféron ne sauvera pas des malades atteints d'une grippe fulgurante. En outre, chez les sujets sains, l'interféron provoquera des effets secondaires désagréables. Par exemple des courbatures …bien semblables à celles provoquées par la grippe elle-même! Ce symptôme serait donc le reflet du combat que notre corps mène contre l'infection. Isaacs nous aura quitté depuis longtemps lorsque l'on aura pu raffiner le traitement de certaines hépatites au point de le rendre efficace et supportable.
   Mais c'est surtout sur le plan de la biochimie que l'interféron ouvrit des voies insoupçonnées et passionnantes. Isaacs se fait biochimiste. Il devine — et commence à démontrer — que la production d'interféron par la cellule est une réaction très complexe, déclenchée par l'intrusion d'acides nucléiques étrangers. Les virus ont des éléments génétiques qui leur donnent leurs caractères héréditaires comme à nous. Mais ces gènes sont souvent portés par une chaîne d'acide nucléique différente de notre classique ADN. Et c'est cela qui choque la cellule, et qui met en branle la production d'interféron.
   Un autre aspect curieux de l'action de l'interféron, c'est son caractère social en quelque sorte : une cellule infectée par un virus, ne réussit pas à se défendre contre lui; elle réagit en envoyant aux alentours de quoi protéger les cellules voisines. Et c'est cette caractéristique qui confère à l'interféron un effet thérapeutique : sinon, il arriverait toujours trop tard. Toutes ces implications figurèrent dans les premiers articles d'Isaacs. Comme si, pressentant son avenir, il voulait nous léguer le maximum de pistes.
   Car bientôt il sera atteint d'un cancer au niveau des méninges, qui le privera progressivement de ses facultés. Un jour qu'il se trouvait en partielle rémission, je me trouvai assise à côté de lui, lors d'une réunion scientifique à Londres. Au moment où le président de séance fit appel à des questions ou à des commentaires, Isaacs me murmura, en anglais, «Je voudrais bien faire une suggestion pour le travail à venir, mais je n'ai plus assez d'équilibre pour me lever. Voudriez-vous le faire à ma place?» Pendant qu'un autre virologue prenait la parole, mon voisin me murmura la perspective qu'il entrevoyait, et comment la tester. Puis, comme j'allais me lever, il me retint un moment par la jupe «Mais attention! Vous prenez des risques : ma proposition pourrait être foolish, loufoque! Je ne suis plus sûr de la façon dont mes méninges fonctionnent.» Je me levai cependant et parlai, en succédané. Dans la salle, j'étais un petit peu connue, et mon accent français plus mes jupettes attiraient une certaine sympathie. Mais de là à venir jouer les conseillères… «Well done!» me dit pourtant Isaacs. À la sortie, sa femme l'attendait et je les vis partir bras dessus bras dessous. Bientôt, il allait mourir.
   En quittant la salle de conférence, un souvenir d'avant sa maladie vint me revisiter. J'avais été invitée dans leur maison, après un séminaire que je donnais au National Institute for Medical Research. La femme d'Alick était médecin, psychiatre si je me souviens bien. Alick était plus introverti – ou bien perdu dans ses projets d'expérience, allez savoir! Elle réussissait à faire éclater des pépites de chaleur humaine, dans cet appartement glacial bien british, où l'on ouvrait grandes les fenêtres en disant «We need some fresh air!» We? Eux, pas moi. Le soir j'allai me coucher entrelardée de bouillottes, et fus réveillée à 6 heures par Mrs Isaacs qui déposa sur le lit le «morning tea» brûlant. Bientôt le fumet de bacon grillé me fit sauter du lit. Il faut se lever tôt, à Londres, pour trouver le temps d'ingurgiter les œufs brouillés cuits en flocons, avant d'entreprendre le long trajet vers le lieu de travail.
   Mais pourquoi donc ai-je intercalé ici ce banal souvenir? Ce que la postérité attend de moi, c'est la fameuse suggestion, dernier legs d'Isaacs par ma personne interposée. Eh bien! Je ne m'en suis pas souvenue! Le lendemain même du jour où j'avais pressenti que je disais adieu à Isaacs, j'essayai évidemment de noter sa suggestion dans un cahier, mais la page resta blanche. Pas moyen de repêcher ce souvenir. La veille, dans mon cerveau, ma mémoire à court terme semblait avoir refusé d'imprimer cette suggestion. Parce que j'étais émue? Ou bien parce que la suggestion ne m'appartenait pas? Parce que je l'avais empruntée?
   Néanmoins, les prémonitions explicitées dans les articles princeps d'Isaacs jouèrent le rôle d'efficaces bandes de lancement pour la recherche sur l'interféron, qui n'a jamais quitté la scène jusqu'à ce jour.

Ces chercheurs interrompus, Lecocq et Isaacs, ne représentent-ils pas deux cas extrêmes de situations banales? Chaque jour surviennent des morts intellectuelles programmées : les retraites. Sont-elles bien ajustées sur le moment réel où chaque chercheur a fait tout ce qu'il avait à faire?

 

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