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POSITION DU SUJET ET POLITIQUE DU CORPS DANS LES CHANTS DE MALDOROR

« Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même » [I, 9][1]. Parmi les propriétés que Lautréamont/Ducasse attribue au « vieil océan », l’égalité et l’identité à soi constituent probablement les plus saisissantes au regard fort contradictoire de la machinerie énonciative des Chants et des métamorphoses à répétition dont le narrateur et ses avatars fictionnels font l’objet. Mon intention n’est pas de dresser à mon tour le tableau de ces métamorphoses ni d’établir une fois de plus que celles-ci constituent, selon une logique évidemment réversible, l’expression thématique des distorsions de toute sorte qui affectent le sujet de l’énonciation dans l’œuvre signée ou non Isidore Ducasse. D’autres l’ont fait excellemment, et il n’y a plus sans doute à y revenir. Mon intention est ailleurs : elle est, pour commencer, d’interroger à nouveaux frais la signification et la portée de cette diffraction du sujet telle qu’elle s’inscrit dans l’histoire du discours lyrique au dix-neuvième siècle. Convenons d’appeler « sujet » non pas le « moi » personnel de l’écrivain, mais l’instance subjective plus ou moins fictive qui parle dans l’œuvre et s’y trouve éventuellement représentée, en regard d’une autre instance subjective, interlocutrice ou muette, inscription formelle celle-ci, au sein du système expressif de l’œuvre, d’un lecteur idéal[2].

Le Je et son autre

La convention est installée de longue date qui nous fonde à penser la nouveauté du texte ducassien en termes de décomposition infligée au sujet de l’énonciation : au sujet personnel et singulier dont le discours lyrique est supposé avoir installé durablement la superstition, Ducasse aurait solitairement opposé, vers la fin du Second Empire, un sujet pluriel et dépersonnalisé ; au sujet identique à soi, un sujet divisé, altéré, habité par un autre et, plus encore, par de l’autre. Dans cette optique, il est tout aussi convenu de le rapprocher d’un Rimbaud professant, à peu près à la même époque, que « Je est un autre ». Rapprochement aux effets curieux si l’on veut bien y songer, puisqu’il pourrait, aussi bien, porter à relativiser l’énergie de rupture propre au sujet et au projet ducassiens. À moins de donner dans une mythologie du génie, de la rupture spontanée et de l’originalité — que leur travail de poètes semble avoir eu pour enjeu partiel de congédier —, on peut aussi bien considérer qu’en faisant sécession l’un et l’autre, à peu près au même moment, avec la superstition d’un sujet plein et transparent à soi, Ducasse et Rimbaud prolongent la tradition romantique plus qu’ils ne rompent avec elle, s’inscrivent en quelque sorte dans la tradition de rupture avec laquelle le lyrisme des poètes post-classiques s’est largement confondu. L’altération du sujet, sa division, sa pluralisation, la présence en lui d’un autre qui le hante et qu’il peut extérioriser pour l’interroger à distance constituent en effet l’un des plus puissants moteurs du discours lyrique au dix-neuvième siècle, de Hugo à Mallarmé, en passant par Nerval, Baudelaire et Rimbaud. Et de Hugo à Mallarmé, avec des radicalités et des degrés divers de conscience, c’est une même rupture qui est en jeu dans une poétique du sujet confondue avec une politique du poème : rupture avec la fiction socialement construite et imposée de l’individu comme sujet indivisible, comme ego œconomicus identifié à ses intérêts bien compris, comme rationalité transparente à soi et comme adéquation à sa propre contemporanéité. À cette fiction largement relayée jusqu’à nous par l’idéologie dominante, produit social de deux siècles de bourgeoisie en ascension autant que production philosophique des Lumières, les poètes que l’on peut rassembler à l’enseigne de la modernité[3] n’ont pas cessé, à partir du romantisme réactionnel de la Restauration, d’opposer l’expérience, douloureuse ou euphorique, mélancolique et offensive à la fois, d’un sujet divisé, tiraillé, contradictoire, désorbité autant que désynchronisé, aussi désajusté dans l’espace que dans le temps social. Ce n’est pas seulement que le poète s’éprouve comme une « âme aux mille voix[4] », dans laquelle il se pluralise autant qu’il s’anonymise, c’est aussi qu’il est moderne — c’est-à-dire réfractaire aux idéologèmes de la contemporanéité et de la subjectivité bourgeoise — à proportion de sa radicalité à poser au fondement du lyrisme la question de l’identité du sujet (et, en son prolongement réversible, celle du destinataire de l’énonciation). Pour le dire autrement encore, « Qui suis-je ? » et « Qui donc es-tu ? » sont, de Lamartine à Apollinaire comme de Vigny à Mallarmé, deux variantes d’une même question qui, en interrogeant le sujet de l’énonciation, fonde l’identité du discours en tant qu’il est proprement lyrique.
   Sous un tel rapport, les métamorphoses orchestrées par Les Chants de Maldoror, la déconstruction des dispositifs d’énonciation poétique à laquelle Lautréamont y procède systématiquement pourraient être mises au compte d’une intention parodique, qui reviendrait, non pas à retourner en son contraire la fiction d’un sujet plein et stable, mais au contraire la contre-fiction que lui ont opposée les poètes personnels au prix de ces « contorsions contingentes » que les Poésies appelleront explicitement à révoquer comme formes périmées de l’expérience poétique : « La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l’avortement du grand Voltaire[5] ». Nul besoin d’ailleurs d’aller aux deux fascicules des Poésies pour être témoin de ce retournement de retournement, de cette contestation radicale de la contre-fiction que les poètes modernes ont opposée au sujet plein et pleinement présent à soi avec lequel s’identifient la conscience autant que la bonne conscience bourgeoises. Au cinquième chant, on lit ceci qui constitue l’exact inverse, le négatif au sens photographique de la formule de Rimbaud : « Si j’existe, je ne suis pas un autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie… ou bien qu’on me change en hippopotame » [V, 3].
   Revendication d’une autonomie radicale, d’une plénitude à soi, expulsion de toute altérité, y compris de cet Autre intrusif que représente le « Grand Objet Extérieur » lorsqu’il fouille de son scalpel curieux les tréfonds de la conscience : tel serait donc le désir le plus intime du héros lautréamontien — et, qui sait ? de Ducasse. Si je ne suis pas entièrement moi, de part en part, en possession d’une pensée intime, ingouvernée ; si la loi à laquelle je me range n’est pas la seule loi de ma raison ; si de l’autre pense en moi, si un autre pense pour moi et se pense à travers moi, autant donc être un hippopotame, un requin, une pierre, un arbre : il n’y pas de raison que la logique de l’altérité n’engendre pas une série infinie d’altérations arbitraires. Les métamorphoses de Maldoror apparaîtraient sous ce rapport comme autant de stations successives d’un cheminement du sujet vers cette libre pensée que les Poésies assimileront par métaphore au « canard du doute, aux lèvres de vermouth[6] ». Si le sujet n’est pas, s’il n’est pas identique à soi, il n’est plus rien qu’un devenir autre dans lequel s’abolissent les distinctions de genres, d’espèces, de règnes ; si je ne suis pas moi, je ne suis pas, je n’est pas : telle serait la démonstration par le contraire qu’administreraient, dans les Chants, la chaîne sans fin des métamorphoses — et, qui sait ? le dernier mot de Ducasse.
   Au conditionnel employé, au « qui sait ? » deux fois formulé, on aura compris que rien ne me convainc que le retournement parodique du retournement poétique moderne auquel il procède conduise Ducasse à endosser la conception bourgeoise du sujet et à embrasser l’idéologie dominante dans laquelle celle-ci est inscrite. Car sa radicalité parodique n’est pas moindre — ici, au chant V comme dans les deux fascicules des Poésies — lorsqu’elle s’applique à réaffirmer les idéologèmes constitutifs de la pensée dominante : prescription de la rationalité scientifique, de l’autonomie absolue du sujet, de l’utilitarisme, du progrès, de la vérité pratique, « des lois qui font vivre la politique théorique et la paix universelle[7] », d’une saine instruction morale. Et il faut bien dire que l’image d’un Ducasse en monsieur Homais, si elle a pu tenter des lectures assez pédestres, est moins crédible encore que celle d’un Ducasse révolutionnaire. La position du sujet Ducasse n’est pas déductible de sa position à l’égard du sujet poétique — et nous devons nous résoudre à rester dans l’indécision et l’indécidabilité calculée qu’il a installées non seulement dans les deux parties respectives de son œuvre, d’ailleurs laissée en suspens, mais aussi dans la symétrie contradictoire qu’elles entretiennent (symétrie d’autant plus déroutante qu’elle ne répond pas à un principe de système : il se trouve, dans les Poésies, des énoncés qui prolongent les Chants sans les renverser ; et, dans les Chants, des formules qui annoncent les Poésies).

Le corps réfractaire

Il convient donc, en  un second temps, de déplacer la question du sujet, qui ne résout rien quant au message des Chants, vers la question du corps qui éclaire peut-être moins confusément la position idéologique de Ducasse. Si la politique du sujet qu’il faisait sienne reste largement obscure, il y aurait en revanche, chez lui, une politique du corps plus cohérente et intelligible, dans le rapport qu’elle établit entre les deux strates principales dont se compose le texte des Chants.
   Quelles sont ces strates ? La plus visible, la plus insistante et la plus impressionnante consiste en une présence obsédante en effet du corps et des pulsions sexuelles. Exception faite de Baudelaire – et exclusion faite des publications satyriques et autres albums zutiques, lieux d’un retour parodique du refoulé –, la poésie française du dix-neuvième siècle, de Lamartine à Leconte de Lisle en passant par le second Vigny[8], a largement éradiqué le corporel et le sexuel, les a du moins éclipsés derrière un nuage d’allusions ou de dénégations spiritualistes, en attendant leur mise à distance fétichiste chez Mallarmé ou Laforgue. Le texte de Lautréamont est ici encore le négatif de cette négation ou de cette dénégation du corps, et l’on voit peu d’exemples équivalents, dans notre littérature, d’un texte donnant au somatique, au physiologique, nommés sans détours, une telle saillance. Corps de personnages représentés et corps du narrateur qui les représente. Mais corps aussi du lecteur, dont les Chants tracent un portrait physiologique sans précédent, avec faciès, mufle, narines, lobes cérébraux[9].
   La seconde strate des Chants, sous-jacente, est celle du discours de l’ordre moral, manifesté çà et là par le recyclage, le plus souvent intempestif, de maximes, de proverbes, dictons, idées reçues ou phrases toutes faites, relevant non pas seulement d’un déjà dit, mais d’un dire circulaire et permanent qui n’est rien d’autre que ce qu’il est convenu d’appeler l’idéologie : non pas un ensemble de mystifications ou d’injonctions locales, mais une fausse conscience enveloppante adoptant, dans les Chants, l’aspect d’un sous-texte qui affleure fréquemment à la surface sous la forme d’énoncés doxiques. « Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu’elle soit prête demain matin », dit un fossoyeur avant d’ajouter aussitôt : « Pour faire un travail sérieux, il ne faut pas faire deux choses à la fois » [I, 12]. Et deux pages plus loin, Maldoror l’apostrophe en ces termes : « Qui es-tu donc, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien ? » [I, 12]. Au chant quatrième, dans la fameuse strophe des deux piliers, méditation sur les pouvoirs de la métaphore, tombe cette grave formule : « tous les goûts sont dans la nature », suivie plus loin de cette autre : « Apprenez-leur à lire, ils se révoltent » [IV, 2], qui relaie l’un des énoncés communs du discours bourgeois sur l’apprentissage de la lecture par les dangereuses classes laborieuses.
   Comment ces deux strates, strates du corporel et strate de l’idéologie, entrent-elles en connexion ? D’un côté, les idéologèmes, stéréotypes, clichés, lieux communs désignent dans les Chants l’horizon d’un collectif vague et indifférencié, assimilé par hyperbole aussi bien à l’humanité tout entière qu’à l’être-humain de l’homme, un homme et une humanité dont Maldoror se donne pour l’autre absolu. Par opposition et dans cette logique d’altérité radicale, la strate du corporel renvoie en règle générale le corps représenté, en ses transformations abjectes et monstrueuses, du côté d’une para ou d’une infra-humanité, qui peut en certains cas se situer en deçà du genre humain, voire du règne animal :

Je rêvais que j’étais entré dans le corps d’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes vœux, je n’appartenais plus à l’humanité ! Pour moi, j’entendis l’interprétation ainsi, et j’en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu j’avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur. […] La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. Il était enfin venu le jour où je fus un pourceau ! J’essayai mes dents sur l’écorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité : je sus élever mon âme jusqu’à l’excessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricature du beau qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme, souverainement méprisable ; et qui ne comprenez pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne dépassé pas les grandes lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des êtres singuliers et microscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matière ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n’invoque pas votre intelligence ; vous la feriez rejeter du sang par l’horreur qu’elle vous témoigne : oubliez-là, et soyez conséquents avec vous-mêmes… Là, plus de contraintes. Quand je voulais tuer, je tuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avais abandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche » [IV, 6].

C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant » [IV, 1].

Corps social et corps charnel, idéologèmes et pornographèmes sont donc posés en opposition irréductible. Le corps s’exclut du social et peut-être même est-il négation du social, tout se passant sous pareil angle comme si la représentation du corps, mutilé ou muté, valait comme révocation d’une idéologie sous-jacente, dont les contenus n’ont pas besoin encore d’être spécifiés : il suffit que les idéologèmes soient l’emblème, dans le texte, du discours commun et de la trop humaine appartenance à une communauté cimentée par un mélange d’idées reçues, de phrases banales, de tirades utilitaires.
   Au delà de ce rapport de réciproque révocation (car si le corps révoque le social, le social révoque aussi bien le corps), y a-t-il latitude pour une lecture de l’écriture du corps à laquelle se livrent les Chants susceptible d’en faire ressortir une dimension politique ? Je ferai trois observations générales à cet égard.
   La première, assez banale, consiste à faire valoir que Les Chants de Maldoror établissent une espèce de catalogue de toutes les perversions possibles, qui situe l’œuvre à mi-chemin des Cent-vingt journées de Sodome et de la Psychopathia Sexualis que le bon docteur Richard von Krafft-Ebing fera paraître en 1886 — sadomasochisme, fétichisme, pédérastie, nécrophilie, pédophilie et, en couronnement de l’ensemble, inceste et cannibalisme, les deux interdits majeurs de toute société. La saturation est telle qu’importe assez peu la singularité de chacune de ces perversions mises en scène, mais plutôt — c’est là chose encore banale — le principe de perversion généralisée dont les Chants se veulent porteurs :

Oh ! si au lieu d’être un enfer, l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre : oui, j’aurais enfoncé ma verge, à travers son sphincter sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois de son bassin ! Le malheur n’aurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable mouvant ; j’aurais découvert l’endroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter ! [V, 5]

Deuxième observation : ces perversions qui se relaient avec une insistance réjouissante ont ceci de particulier qu’elles visent toutes à ébranler, non pas tant l’ordre sexuel et l’ordre moral, que l’ordre social qui les sous-tend, en mettant en jeu une subversion sans reste des institutions, des appareils idéologiques autant que des appareils répressifs d’État, pour parler une langue un peu oubliée. La famille d’abord, cellule, dans les Chants, de toutes les tortures. Ainsi de l’homme pendu à un gibet, au quatrième chant, que son épouse et sa mère viennent couvrir de goudron avant de le flageller [IV, 3], ou de ce fils, dans le même chant, enfermé « pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de l’eau fangeuse pour toute nourriture » : « Je ne te raconterai pas en détail, dit-il à Maldoror, les tourments inouïs que j’ai éprouvés, dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle [son père, sa mère ou son frère jumeau], entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailles et de divers instruments de supplice. Les cris que m’arrachaient les tortures les laissaient inébranlables ; la perte abondante de mon sang les faisait sourire » [IV, 7]. Famille qui, en cela cellule sociale de base, est le lieu, aussi bien, de l’habituation aux rapports de force (le père paternaliste, la mère servilement maternelle, le fils et la fille sournoisement filiaux). « J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles » [I, 7], écrit Lautréamont au premier chant, livrant ainsi l’une des clés probables de toute son entreprise. Autre institution ébranlée : la religion. Inutile de dévider la longue litanie des imprécations adressées au « Céleste Bandit », au « Grand Objet Extérieur » [V, 3], au « Tout-Puissant » surpris au lupanar [III, 5], comme à autant de figures suprêmes de la Loi, dont Maldoror aspire à éradiquer en lui toute trace au fil de transformations qui peuvent passer, on l’a vu, comme les essais successifs d’un corps cherchant à se délester du poids intérieur de l’âme afin d’atteindre à une complète « autonomie ». Dieu du nomothéisme bien plus encore que du monothéisme, le Dieu sans nom de Ducasse n’a pas d’autre fonction que de représenter cette Loi, qui ailleurs peut prendre la figure du pater familias, sinon celle de l’auteur aux commandes du texte ; car, derrière le Créateur de toutes choses, qu’il doit bien postuler et maintenir pour pouvoir le défier et le tenir en échec, c’est encore l’effigie du créateur littéraire, cette créature de la littérature, que Lautréamont met en cause, et vice versa[10]. Inutile aussi de rappeler les invectives accablant le « prêtre des religions » [V, 6], appellation englobante, extensive, mettant dans le même sac les crédulités de toute obédience et les échafaudages symboliques dont l’homme, cet infirme, se dote comme d’autant de béquilles[11]. Dans ce jeu de massacre, la police, donnée pour le « bouclier de la civilisation[12] » [VI, 2], n’est pas en reste, non plus que l’école, instance de toutes les inculcations et de tous les abrutissements (les Poésies le rediront avec la plus grande force). L’institution littéraire n’en sort pas non plus indemne, dont les genres, les codes rhétoriques et les contrats de lecture se trouvent à tout moment bafoués et traînés dans le ridicule – c’est-à-dire montrés dans l’arbitraire ordinairement masqué sur lequel se fonde leur pouvoir de séduction et de vraisemblance. L’hypertrophie, la surexposition des perversions sexuelles vaudrait ainsi, dans les Chants, en tant que symbole turgescent d’une révolte dressée contre toutes les forces de répression qui, quel que soit le registre dans lequel cette répression agit, s’exercent comme répression du désir, assujettissement du possible et du désirable à un petit nombre de possibilités reçues, acceptées, conformes. « Législateurs d’institutions stupides, inventeurs d’une morale étroite, s’écrie encore Maldoror, éloignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale » [V, 5].
   Troisième observation, moins banale sans doute que les deux précédentes : parmi les savoirs encyclopédiques recyclés par les Chants, au nombre desquels la zoologie figure en bonne place, le discours de la médecine et de la physiologie est sans doute le plus prégnant. La chose n’étonne pas dans un texte surgi pour une part de « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » [VI, 3] et où le corps occupe la place que l’on sait. Cette rhétorique médicale vaut pour les personnages, tels ceux, rendus au sens du concret, qu’annonce la strophe préface du sixième chant :

La vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où d’abord vous n’aviez cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure, d’une part, l’organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l’autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions physiologiques de la chair[VI, 1].

Ces figures médicales affectent également, parmi d’autres zones rhétogènes du texte Maldoror, deux des chaînes comparatives de ce sixième chant :

[Mervyn] est beau […] comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure [VI, 3].

[Je me trouve beau] comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l’homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l’urètre et la division ou l’absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s’ouvre à une distance variable du gland et au-dessus du pénis [VI, 6].

Ces mêmes figures touchent enfin au rapport de médecin à patient que le texte établit entre son scripteur et son lecteur, au sujet duquel le premier formule un diagnostic avant de lui ordonner un régime adéquat et de lui prescrire des « potions » mélangeant rationalité médicale moderne et formules de rebouteux :

Sois persuadé que l’habitude est nécessaire en tout ; et, puisque la répulsion instinctive, qui s’était déclarée dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de l’application à la lecture, comme un furoncle qu’on incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence ; cependant, ta figure est restée bien maigre, hélas ! Mais… courage ! il y a en toi un esprit peu commun, je t’aime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes quelques substances médicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu’aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d’appui pour faire la bascule : ta sœur, par exemple. […] La potion la plus lénitive que je te conseille, est un bassin, plein d’un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par un paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand un pou résèque, avec ses baisers, la racine d’un cheveu [V, 1].

À quelle fonction, autre que parodique ou décorative, répondent cette physiologie délirante et cette pharmacopée rhétorique ? À inscrire dans le texte, me semble-t-il, un sas entre les deux strates de représentation que j’ai évoquées, par où passe également, dans l’hypothèse que je fais mienne, l’une des composantes politiques des Chants de Maldoror. Ce lieu de passage est ménagé, au sein du savoir médical recyclé, par une référence récurrente, directe ou indirectement parodique, aux prescriptions du discours hygiéniste, qui sous le Second Empire, en un siècle de « propreté conquérante[13] », a opéré sa montée en force, à travers toute une propagande assurée par la médecine de proximité et nombre de publications spécifiques, Le Médecin de la famille ou encore les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, vecteurs d’une propagande orientée vers le quadrillage d’un corps à protéger des contaminations qu’il peut subir comme des épidémies dont il peut être la source, au nom d’une morale sociale avançant masquée et visant, en particulier dans les classes laborieuses où régneraient « saleté et infection », à « faire intérioriser des normes qui […] soumettront [ces classes] aux représentations et aux comportements dominants (hygiène, sobriété, sédentarité, ordre, familialisme, épargne, etc.)[14] ».
   Le corps comme objet de répugnance, comme organisme suspect, à surveiller, à encadrer. C’est bien dans ce sens que semble aller Lautréamont au début du quatrième chant :

Quand le pied glisse sur une grenouille, l’on sent une sensation de dégoût ; mais, quand on effleure, à peine, le corps humain, avec la main, la peau se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise à coup de marteau [IV, 1].

Et mieux encore, ironie comprise, dans cette interpellation du chant premier, articulant prescription hygiénique et recommandation entre criminels :

Que tu sois un criminel, qui n’a pas eu la précaution de laver sa main droite, après du savon, après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître par l’inspection de cette main » [I, 12].

Mais, sous un autre aspect, il convient de lire les Chants comme célébration du corps réagissant à l’hygiénisme ambiant et aux prescriptions sociales que celui-ci enveloppe. D’où une revendication provocante de la crasse :

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un deux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau [IV, 5].

De là, aussi bien, « l’acarus sarcopte qui produit la gale » compté, avec le « vampire », au nombre des « deux amis » du lecteur [I, 14], ainsi que tel salut adressé au pou et à la saleté qui contribue à sa reproduction :

Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, l’ennemi invisible de l’homme. Continue de dire à la saleté de s’unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’à l’éternité. Baise de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des services importants qu’elle ne manque pas de te rendre. Si elle ne séduisait pas l’homme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet accouplement raisonnable et conséquent [II, 9].

De là encore, en apogée de cette « glorification » de « l’invisible ennemi de l’homme », objet de toutes les obsessions hygiénistes du siècle, cette « mine de poux » dans lequel Maldoror, sorte de précurseur du bio-terrorisme, puise à grandes pelletées pour en infester les cités humaines :

Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelques mots à cet hymne de glorification, je dirai que j’ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et d’une profondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde, une mine vivante de poux. […] Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j’extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache et je les transporte, pendant la nuit profonde, dans les artères des cités. Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles [II, 9].

De là, enfin, dans l’hymne aux « pédérastes incompréhensibles », cet ironique attelage entre une prescription hygiéniste (dans sa banalité comme avec sa rhétorique moralisatrice) et une célébration de la fellation homosexuelle :

Il a fallu que j’entrouvrisse vos jambes pour vous connaître et que ma bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais (chose importante à représenter) n’oubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l’eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies [V, 5].

Le retournement parodique délivre ici le même message qu’ailleurs l’hyperbole apparemment conséquente avec l’idéologie sanitaire[15] : entre ordre social et ordre sexuel, le discours médical pour les familles a été le grand passeur de frontières. Par lui, la morale dominante s’est emparée du corps sous couvert de salubrité publique pour le surveiller, et à travers lui en effet les pratiques sexuelles mais aussi les comportements sociaux, de la famille à l’usine et de l’usine à ce qu’on appelait déjà « la rue ». Les classes laborieuses sont dangereuses parce qu’elles entretiennent, dans le fantasme bourgeois, un rapport d’immédiateté animale avec le corps, de même que les concentrations ouvrières dans les grandes villes, où la proximité des corps excite les passions de toute sorte, sont apparues comme des centres d’infection à la fois physiologique et politique. Rappelons-nous, dans le même ordre d’idées, les métaphores hygiénistes dont s’est soutenue l’hausmannisation de Paris : abattre les logements insalubres, éradiquer les quartiers populaires, c’était, au prétexte d’urbanisme et d’hygiène publique, réduire autant des zones de contamination ou de misère sociale que des foyers d’émeute, et tenter de renvoyer au passé le rouge péril des barricades et des révolutions.
   Il serait de la dernière imprudence de situer Lautréamont et plus encore Ducasse sur l’échiquier politique. Toute affiliation idéologique du prête-nom et de son auteur ne peut être que caduque, la mécanique des Chants, compliquée par celle des Poésies, étant là pour décourager l’identification d’un message unitaire, d’un manifeste quelconque, d’une position définie, au-delà d’un nihilisme diffus ou d’un anarchisme oscillant entre droite et gauche.
   Il y a bien, certes, dans les Chants, quelques figures révolutionnaires, comme celle de ce « chat » aussitôt massacré : « Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d’une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères […], il s’avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite. […] Demain, quelque chiffonnier achètera une peau électrisable » [VI, 3]. Scène de sens indéchiffrable, dont le rôdeur en blouse ne sort pas grandi, à l’aune de la conscience révolutionnaire. Il y a bien aussi, d’autre part, telle allusion aux « enfants étiolés des manufactures » [V, 5] avec lesquels contrastent, au chant suivant, les « richesses » étalées aux « magasins de la rue Vivienne » tandis que « huit heures [sonnent] à l’horloge de la Bourse » [VI, 3]. Et il y a bien, encore, telle déclaration, selon laquelle « La justice qu’apporte les lois ne vaut rien ; c’est la jurisprudence de l’offensé qui compte […]. Voilà […] sur quelles bases est fondée la société actuelle » [II, 6].
   Sur le modèle de Melmoth l’errant, Lautréamont, d’autre part, représente Maldoror, au sixième chant, « magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux » et les « ame[nant] dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait » [VI, 2]. C’est là, peut-être bien, que se profilent en définitive le signe idéologique des Chants et le principe de leur puissant magnétisme : dans un monde sous surveillance, que le pouvoir voudrait fait de corps aseptisés et de consciences auto-disciplinées, dans une littérature sous glaciation parnassienne, voici qu’un héros, voici qu’un texte viennent jeter les germes d’une léthargie paradoxale, d’une fascination libératoire.        


NOTES

   [1] Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres textes, éd. Steinmetz, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de poche », 2001, p. 99. Pour les références aux Chants de Maldoror, on donnera entre crochets, dans la suite, le chant en chiffres romains et la strophe en chiffres arabes.
   [2] La fameuse formule de Flaubert, « Madame Bovary, c’est moi », ne contrevient pas à cette définition.  Elle prend, compte tenu de la doctrine d’impassibilité à laquelle se range esthétiquement Flaubert, une dimension évidemment ironique (et peut-être citationnelle : « L’État, c’est moi », déclarait Louis XIV). Celle-ci, certes, n’exclut pas que, de la personne de Flaubert au personnage d’Emma Bovary, s’opèrent des rapports de translation, de transposition, etc., mais ces rapports s’établissent indirectement, à travers la médiation d’une effigie toute symbolique, qui est celle de l’Auteur. Entre l’homme qui écrit et l’auteur de l’œuvre, c’est-à-dire entre la personne individuelle et l’instance symbolique productrice de l’œuvre, l’écart ne va pas cesser de s’élargir au dix-neuvième siècle, de Lamartine à Mallarmé, en passant par Nerval, Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud. Cet écart est d’ailleurs au principe de l’efficacité croissante du discours lyrique en poésie : le « je » de Hugo ou de Nerval, le « je » plus encore de Mallarmé ou d’Apollinaire sont toujours en quelque façon endossables par le lecteur, doivent même être fictivement endossés pour que l’émotion passe et agisse. Si les tourments du « Desdichado » ne sont que ceux de Gérard Labrunie, alias Gérard de Nerval, en quoi, au fond, m’importeraient-ils ? Ces tourments sont aussi les miens dans l’instant où je lis le sonnet en question, où se trouvent précisément figuré la dislocation du « sujet » lyrique.
   [3] Voir, sur ce point, Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval (Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006) et Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (Paris, Seuil, coll. « Points Lettres », 2006).
   [4] Victor Hugo, « Ce siècle avait deux ans… », v. 66, Les Feuilles d’automne, éd. Laurent, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de poche », 200, p. 255.
   [5] Poésies I, dans Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres textes, éd. citée, p. 368-369.
   [6] Poésies I, éd. citée, p. 365.
   [7] Poésies II, dans Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres textes, éd. citée, p. 379.
   [8] Il est frappant en effet de constater que l’auteur des Destinées a fortement réprimé la sensualité, l’érotisme qui imprégnaient ses premiers Poèmes. Expression d’une dualité personnelle, dont une part ferait peser sur l’autre les forces d’un interdit inconscient, dicté sans doute par la figure tyrannique de la mère ; mais aussi moulage d’une trajectoire esthétique sur une évolution plus générale de la représentation poétique et de ses refoulements historiques (qui touchent autant au sexuel qu’au politique).
   [9] Voir, sur ce point, Pascal Durand, « Le corps du lecteur », dans La Licorne, dossier « Lautréamont. Retour au texte » (H. Scepi et J.-L. Steinmetz dir.), juillet 2001, p. 221-234.
   [10] Léon Bloy a fait la remarque, dans « Le cabanon de Prométhée », que jamais les imprécations de Lautréamont ne s’en prennent aux symboles de la foi : « Après tout, cette haine enragée du Créateur, de l’Éternel, du Tout-Puissant, ainsi qu’il s’exprime, est assez vague dans son objet, puisqu’il ne touche jamais aux Symboles. Cela même est passablement étrange. Il ne saurait y avoir de blasphème aussi longtemps qu’on ne s’attaque pas à la Croix. Le théologien le plus bête pourrait en donner la raison plausible. On ne peut faire souffrir l’Impassible qu’en dressant la Croix et on ne peut le déshonorer qu’en avilissant ce Signe essentiel de l’exaltation de son Verbe » (Belluaires et porchers, dans Histoires désobligeantes, éd. Juin, Paris, U.G.E., 10/18, série « fins de siècles »,1983, p. 227-228). Ce que Bloy semble n’avoir pas vu c’est que le Dieu de Lautréamont (sinon, compte tenu des Poésies, celui de Ducasse) est le Dieu du judaïsme et de l’Ancien Testament. Aucune figure christique dans les Chants, sauf à l’entrevoir par hyperbole, déplacement et renversement dans celle du pendu goudronné et flagellé par sa mère, ou par métonymie dans la métamorphose de Maldoror en pourceau (qui fait écho, peut-on penser, à la scène d’exorcisme de l’Évangile, Marc V, 11-13). Le Christ figurera toutefois incidemment dans l’une des litanies des Poésies II : « Revenons à Confucius, au Boudha, à Socrate, à Jésus-Christ, moralistes qui couraient les villages en souffrant de faim ! » (éd. citée, p. 380).
   [11] « On ne me verra pas, à mon heure dernière […], entouré de prêtres », écrit encore Lautréamont [I, 10].
   [12] Nouvelle formule doxique sortie tout droit d’un discours ministériel ou d’une chronique judiciaire du Petit Journal. On peut à ce titre la rapprocher de la définition des « Gendarmes » dans le Dictionnaire des idées reçues : « Rempart de la société » (Gustave Flaubert, Œuvres complètes, t. 2, éd. Masson, Paris, Seuil, coll. « L’Intégrale », 1964, p. 309).
   [13] Philippe Perrot, Le Travail des apparences, Paris, Seuil, 1984, p. 107.
   [14] Ibid., p. 110.
   [15] « Je les ai vus [les hommes] prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes » [I, 6].

 

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