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PRINCIPESSA, CHAPITRE 2
Sur la Piazza Vecchia, cur de l'ancienne Bergame, il flâne. Il est le vrai touriste-nez-en-l'air en cette saison pas encore vraiment touristique. Il sort de la place, monte et descend des rues et ruelles commerçantes, d'autres plus calmes et même vides. Il regarde les vieilles pierres, hume les odeurs de cuisine qui commencent à planer en cette fin de matinée, pense à la salade qu'il va arroser d'huile d'olive, au repas du soir qu'il ne prendra plus à l'hôtel, c'était trop banal. Il faudrait repérer un petit restaurant sympa. Quand on dîne seul, au moins que l'ambiance soit sympathique. Déjà qu'il faut affronter les serveurs dont les regards disent si ostensiblement : Qu'est-ce qu'il vient faire là, non accompagné? Et l'espèce de pitié condescendante : «Une table pour deux? Vous attendez quelqu'un?» Ou pire : «Monsieur dînera seul?» Avant de vous mener à une toute petite table, près de l'entrée des cuisines.
Il passe au Marché au Foin, se fait accoster par un homme qui demande son chemin! Je n'ai pas l'air assez touriste, peut-être?
C'est la paix de l'âme, cette balade. Au bout d'une heure, il revient sur la Place Vieille. Il regarde attentivement tous les bâtiments, comme s'il n'avait rien d'autre à faire, rien à chercher. Il y a la Biblioteca Civica, palais majestueux avec une inscription de 1697. Irait-il voir là s'il n'y rien à trouver? Non, la flemme, je ne vais passer toute une journée là-dedans. Sur un côté de la place, une autre grande construction, de facture plus modeste, porte une plaque qui raconte son histoire. Il lit le texte, du début à la fin, en visiteur intéressé. «Palais du 14e devenu le siège du podestat vénitien en 1428, lorsque les Bergamasques ont été assujettis à Venise.» Oui, mais à présent c'est le siège de deux restaurants et un café. Un grand portique s'ouvre au milieu de la longue façade entre la Taverna dei Colleoni et le Ristorante San Michele. Assez surpris d'y voir inscrit Université de Bergame, le touriste consciencieux pénètre sous le porche. Il se retrouve dans une cour sombre, ni très grande ni très belle, au fond de laquelle se lit au-dessus d'une petite porte Facoltà di Lingue e Letterature Straniere. Ils cachent bien leur amour des lettres étrangères, à Bergame.
Au bout de la Piazza Vecchia, une grande loggia gothique (ou alors c'est une imitation, il n'a jamais été très ferré en architecture) et derrière, sur une place trop petite, deux énormes églises quasi accolées, le Dôme et la cathédrale, plus un grand baptistère hexagonal. Où qu'on se tourne, on est entouré de religioseries. Toujours aussi minutieux, il va lire à l'entrée du Dôme toutes les étapes de l'histoire de l'église, depuis la construction d'une Chapelle de la Cité au douzième siècle.
Il n'a pas de guide, pas de plan à la main. Il a négligé de s'en procurer. Il n'est pas là pour ça. Pourtant il entre dans le Dôme. Jouer les touristes appliqués. Assez fascinant, les siècles ont laissé des traces imposantes dans la basilique. Des fresques du quatorzième, tout autour du chur une collection de tapisseries géantes du seizième et partout une débauche baroque (baroque, ça il le sait) d'ors, de marbres et de tableaux qui ne laissent pas un centimètre de libre sur parois, colonnes et plafonds. Noyé dans toutes les fresques, peintures, tapisseries, sculptures, dorures, on ne sait où donner de l'il, c'est gênant.
Il va voir le tombeau de Donizetti, escale obligée. Mais il s'en fiche un peu, de Donizetti. Il se fiche un peu de toute cette Bergame. Comme il se ficherait d'une autre ville. Il est satisfait d'être en Italie, c'est tout.
Il jouit de l'instant, s'amuse d'être là. Ne se demande même plus pourquoi.
Vers la sortie, il s'arrête devant une chapelle. Son il est attiré par un grand tableau qui domine l'autel. Un saint Sébastien, homo comme d'habitude. Et comme d'hab', ça fait oublier qu'il souffre le martyre. Un visage de Vierge à l'Enfant sur un torse de rugbyman, il figurerait avantageusement dans Têtu ou dans Le Gai Pied. Ce matin, au petit déjeuner, il y avait dans le journal un long article sur les déclarations homophobes d'un cardinal italien. Mais un autre, également, à propos d'un prêtre de 80 ans qui a eu des relations intimes avec de jeunes garçons de 1970 à 1997. Pourquoi il s'est arrêté à 70 ans? Voilà la question que les journalistes ne posent pas. N'empêche, l'Église, ses pompes et ses uvres fournissent pas mal de copie au gazetier italien. Quand il y a un creux dans l'actualité, on trouve toujours une petite nouvelle ecclésiastique pour remplir les colonnes. Le prêtre gay est lâché par son évêque, qui l'a ignoré jusque là. Avant ça, pas au courant, pas vu pas pris. Mais maintenant que quotidiens et hebdos s'en mêlent
Évidemment, c'est fâcheux, ces éternelles histoires de jouvenceaux initiés aux subtilités de l'existence par des curés bien intentionnés. On se demande pourquoi le Vatican n'a pas pensé à sortir du problème en nommant Sébastien officiellement Gay Saint Patron. Ça arrangerait tout le monde et les homos reviendraient à la messe.
Il regagne la grande place en faisant un détour par un petit escalier qui longe la cathédrale. Sur un mur latéral, une plaque de marbre posée il y cinquante ans. Il devient le spécialiste des plaques de marbre, le badaud lecteur. C'est un sonnet du Tasse dédié à Bergame.
Terra che il Serio bagna e 'l Brembo inonda
Che monte e valli mostra a l'una mano
Ed a l'altra il tuo verde e largo piano
Or ampia ed or sublime ed or profonda
Riveder non potrei parte piu cara
Terre que le Serio baigne et le Brembo inonde/ Qui offres d'une part tes vallées et tes monts / Et de l'autre côté ta vaste plaine verte / Tantôt ample, tantôt sublime, tantôt profonde
/ Je ne pourrais revoir endroit plus cher
Ah, il aimait Bergame, Torquato Tasso! Il était d'ici? Je ne savais pas. J'ai vu sur la Piazza Vecchia un grand établissement nommé Café del Tasso. Ce doit être un enfant du pays. Je ne pourrais revoir endroit plus cher. Ça fait penser aux poèmes appris en classe, il y a si longtemps. Plus mon petit Liré que le Mont Palatin. Bizarre qu'on se souvienne si bien de ces choses de l'adolescence. Et si mal de certaines autres, plus tardives. Et plus que l'air marin la douceur angevine. Et me voilà heureux comme Ulysse, je fais un beau voyage. Lui, il cherchait sa Pénélope. Que Brassens faisait rimer avec «pensées interlopes».
Il passe le reste de la journée et une partie du lendemain à rêvasser aux terrasses des bistrots, profitant d'un soleil précoce. Il savoure divers apéritifs italiens dont il avait oublié le goût et parfois le nom. Il achète des journaux qu'il lit à moitié et qu'il abandonne ensuite sur une table ou un banc. Que le consommateur suivant profite de sa Gazetta dello Sport. Il entre dans des bars pour boire un petit café serré au comptoir. Ce café-là est un peu trop fort pour lui, mais il a voulu faire comme les Italiens. Alors, comme sa tante de Milan, il demande une petite goutte de lait. «Vous auriez dû me dire tout de suite que vous vouliez un macchiato», dit un barman, exceptionnellement peu avenant.
Au restaurant, hier soir, il a parlé avec un couple d'Allemands qui avaient besoin d'aide pour déchiffrer la carte. Ils venaient de Munich, ils avaient un air bien nourri de commerçants prospères et parlaient de l'Italie avec des étoiles dans les yeux. «Nous allons visiter tout le Nord, du Lac de Côme à Venise. Et cet été, nous ferons la Toscane. Et vous, vous êtes en vacances à Bergame? Vous travaillez ici, peut-être?» Ils n'ont jamais entendu la réponse, on leur apportait leur plat de papardelle ai funghi porcini, ils se sont jetés sur les pâtes avec un enthousiasme qui leur a fait oublier le reste du monde. Y compris leur voisin de table. Mais lui, qu'est-ce que ça peut lui faire, ce que lui demandent ces amateurs de pasta, ce qu'ils pensent de lui?
Il jouit sans réserve de sa baguenaude bergamasque. Il se promène comme s'il n'avait pas de but. Est-ce qu'il ne retarde pas plutôt le moment de faire quelque chose? De passer à l'action?
Pourtant, aux rares moments où il y pense, il est sûr que ce séjour va être fructueux. Pourquoi? Il ne peut le dire, mais il en est sûr.
Est-on le lendemain de son arrivée? Ou le surlendemain? Dans une des rues commerçantes de Bergame, il repère un de ces endroits où l'on peut louer un ordinateur à l'heure. Il entre, c'était prévu, c'est par là qu'il allait commencer. Cela s'appelle Last Planet Café.
Il s'assied devant sa machine, sa bécane, et le voilà parti, lancé dans une errance dans le labyrinthe d'Internet. Une randonnée qui peut être d'autant plus décevante et trompeuse que l'internaute est inexpérimenté. Surtout quand il ne sait pas très clairement lui-même ce qu'il cherche, ou plutôt ce qu'il espère trouver. Lui, il est du genre surfeur débutant tardif, et paresseux de surcroît. Il s'égare, se laisse aller à lire tout ce qui lui tombe sous les yeux, ce que les écrans successifs lui proposent d'une manière qui lui semble arbitraire, tant, devant toute cette informatique, il a l'impression de ne pas diriger les événements. Ses doigts sur le clavier et la souris obéissent à des ordres qu'il ne cherche pas à comprendre. Sa navigation flemmarde sur le Réseau devrait être un Jeu de l'Oie. D'une case on est renvoyé à une autre pour atteindre enfin un but. Sa manière à lui tient plutôt du puzzle ou, plus simplement, de la loterie. Il tire des numéros l'un après l'autre et ne gagne jamais. Pourtant il ne s'impatiente ni ne s'énerve. On dirait que rien ne presse, il va finir par trouver quelque chose. Au moteur de recherche il a demandé <Principessa Monica>. Il a cliqué sur la première ligne qui lui était offerte et à présent il saute nonchalamment d'écran en écran, éliminant au fur et à mesure, avec difficulté, des publicités inopportunes qui surgissent par surprise, lancées sans qu'on sache pourquoi par un lointain Manipulateur. Les informations et images sans intérêt défilent et le temps ne compte pas. L'inattendu est la règle, c'est ainsi qu'après une chaîne de clics, il finit par tomber sur la description de ce film de vampires : «La comtesse noire, l'un des films les plus connus du metteur en scène espagnol Jesùs Franco.» Tiens, ce n'est pas une princesse mais une comtesse, on descend dans l'échelle nobiliaire. Ah non, voilà la princesse, elle est dans la distribution : Monica Swinn : principessa di Rochefort. Les deux mots-clés réunis, Monica et principessa. Un rôle de princesse tenu par une Monica.
Au fond, qui sait? Elle a peut-être fait une petite carrière au cinéma, ça arrive souvent qu'on passe de la mode au ciné. Elle aurait pris un pseudo, Swinn. Du côté de chez Swinn? Curieux, il lit toute la page web. «Un film qui se situe sur la ligne de démarcation entre l'érotique et le hard.» On n'est plus dans les vampires, là! Si, tout de même : la protagoniste occit ses amants sans leur sucer le sang, mais en pratiquant sur eux le sexe oral. On voit là, écrit le commentateur, toute l'originalité surréaliste du film.
Il clique sur la petite croix au coin de l'écran, il quitte le Web. Non, sa Monica ne s'est sûrement jamais fourvoyée dans le surréalisme porno.
Il est secoué d'un rire silencieux, il rit tout seul dans son coin mal éclairé, personne ne le remarque dans le Last Planet Café.
Cela a peut-être été un café, ce ne l'est plus, c'est un antre de toxicos. Les drogués de la communication informatique qui sont là n'ont certainement pas le temps ni l'envie d'arrêter leur pianotage et leurs glissements de souris pour boire un café ou une bière. Pourquoi Last Planet? Ou aurait-ce dû être Lost Planet? Peut-être la planète Internet est-elle la dernière où respireront encore des hommes, avec une économie de gestes qui fera d'eux des êtres dont seuls survivent quelques organes ― les doigts, les yeux ― et qui, sans enthousiasme («le souffle divin qui vous transporte»), évoluent dans un univers virtuel. Last Planet est peuplée d'androïdes qui ont éliminé la plupart des fonctions organiques et qui s'affairent sans se mouvoir et sans s'émouvoir en attendant l'extinction de l'espèce. En attendant une improbable renaissance? Ailleurs? Last men on the last planet. «Last and First Men», William Olaf Stapledon.
Il ne sait pas combien de temps il a passé là, à vagabonder sur l'écran et dans sa tête. Il ne l'apprend qu'en sortant, quand le préposé à la caisse lui fait payer ses heures de voyage virtuel. Il sort son portefeuille, qui lui échappe des mains et atterrit sous la table. Il se baisse, le ramasse et le laisse tomber de nouveau lorsqu'il en tire un billet. Cette fois il prononce un juron russe. Pourquoi russe? Ses origines qui remontent à la surface? Un juron qui invoque le diable : «Tchort'!» Il aime bien cette façon de jurer qui évoque non pas sa propre maladresse, mais l'intervention d'une malveillance diabolique.
«Tchort' vazmi!» «K tchortu!» Il affectionne le diable, spécialement dans la version russe, un diable qui n'est pas tellement effrayant, certainement pas autant que les satans et lucifers du catéchisme de chez nous. Une force occulte, facétieuse et méchante à la fois, qui est omniprésente dans la tradition populaire et dans la langue de tous les jours. Un diablotin farceur qui s'obstine à faire tomber son portefeuille pour le ridiculiser devant un petit crétin d'employé de cybercafé à la casquette américaine retournée sur le crâne.
Stapledon. Un génie du roman d'anticipation, ce genre qui a pourtant donné tant de navets. William Olaf Stapledon. Il y a trois quarts de siècle déjà, il prévoyait l'avènement des Grands Cerveaux immobiles, fruits de l'énième mutation de l'espèce humaine. D'énormes demi-sphères vivantes figées sur place, ayant pour seule activité la communication entre elles par un réseau télépathique. Un Internet biologique.
En attendant, moi, je ne suis pas encore un organe immobile. Je marche d'un bon pas dans la vieille Bergame, dans le vent tiède de cette fin d'après-midi. Une douche à l'hôtel et on repart pour le Santangelo, l'excellente petite trattoria. Je me réjouis déjà, je vais essayer d'autres choses savoureuses sur leur carte. Non, je ne suis pas encore un organe immobile, k tchortu! J'ai des jambes qui fonctionnent bien et un appétit de loup, Monica!
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