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MAURICE BÉJART : LADIEU À BRUXELLES
Cétait le mardi 30 juin 1987, durant laprès-midi de la dernière journée bruxelloise de Maurice Béjart. Un orage venait de sabattre sur la ville. À Mudra, tout semblait tranquille. Pas de répétitions en cours, pas de piano qui accompagnait les mouvements des danseurs. À la cafétéria, dans les petits bureaux de lécole de danse, une atmosphère de veillée dâmes. Le maître était encore là pour quelques heures. Dans la petite pièce austère que lon atteint au sommet dun escalier en colimaçon, entre ses quatre murs blancs où lon chercherait en vain une affiche, une photo, il a pris le temps de nous faire quelques confidences. Au cours de ce qui fut, peut-être, la dernière interview bruxelloise de Maurice Béjart, il nous parla dabord de cette ville, Bruxelles, qui abrita, durant vingt-sept ans, son activité créatrice. «Ces années représentent à peu de choses près la moitié de ma vie, et presque toute la part productive de cette vie, dit-il. Si je mourais demain, ce serait la part essentielle de mon existence.»
On peut deviner ce qui vous a attiré à Bruxelles, les encouragements de Maurice Huisman, le blanc-seing quil vous a laissé à la Monnaie. Mais cela ne suffit pas à expliquer que vous y soyez resté si longtemps. Maintenant que vous venez dopter pour Lausanne, on se dit que vous avez une prédilection pour les villes satellites en quelque sorte.
Cest vrai. Les capitales le mot, déjà, me fait peur me fascinent pour y passer quelques jours météoriques. Jadore New York, Londres, Paris, Tokyo. Y séjourner quelques semaines, cest très excitant, cest fantastique. Mais jai toujours dit que je ne voulais pas vivre à Paris, comme je ne voulais pas vivre à Tokyo dailleurs, quoi quon me lait demandé dans le temps. Non, jaime les villes et elles sont rares qui sont suffisamment petites pour quon ait cette impression familiale, de véritables contacts humains, et qui sont assez grandes pour permettre des liaisons internationales faciles (de Bruxelles, on est très vite partout ailleurs en Europe, de Lausanne aussi), ce sont de ces villes qui sont à la fois grandes et petites si vous voulez. Et qui ont conservé quelque chose de provincial, qui me séduit beaucoup. Je suis né en province, la province a continué à compter beaucoup pour moi. Ces villes-là me touchent parce que jy sens des vibrations qui mincitent au travail. Les autres métropoles agissent sur moi plutôt comme lalcool ou la drogue chez dautres, bien que je ne partage pas ces besoins.
Né à Marseille, vous êtes un Méridional. Comment se fait-il que vous ayez été à ce point attiré par le Nord, et puis maintenant par la proximité de la montagne, comme si vous vouliez rejoindre un espace qui faisait partie de votre imaginaire?
Marseille est une ville que j'ai recréée, un peu comme Proust a recréé le temps perdu. Jai détesté Marseille dans mon enfance, je ne pensais quà une chose, cétait à fiche le camp. Jétais un adolescent qui vivait avec la littérature allemande. Mon univers littéraire, cétaient les romantiques allemands, Novalis, Jean-Paul, Tieck, Goethe. Bien que très méridional, jai une espèce de nostalgie dun univers quon retrouve à Bruxelles avec Ensor ou Delvaux, et que jaime aussi en Suisse, au bord de ce lac où Wagner a écrit ses plus belles uvres, où Nietzsche a fait toute sa carrière, où lon butte sur le souvenir des révolutionnaires russes aussi bien que de Strawinsky. Ce quil y a détonnant à Lausanne, cest quon y ressent à la fois ce grand héritage culturel, et quen même temps la ville a conservé une sorte de virginité. Cétait cela qui mavait séduit à Bruxelles.
Vous voulez dire que Bruxelles nest plus comme cela maintenant?
Bruxelles a beaucoup changé. Je ne voudrais pas passer pour le passéiste que je ne suis pas, mais le Bruxelles que jai connu il y a vingt-sept ans, on le cherche aujourdhui. Cest pour cela que je me suis réfugié dans lÎlot sacré, qui a échappé à beaucoup de ces bouleversements. Je me souviens de cette vie quil y avait dans les cafés autour de la Monnaie, et que lon trouve encore à la Mort subite, une brasserie que jadore et où jallais souvent. Jai beaucoup aimé le quartier de la Bourse aussi, où jai habité dans le temps. Ce sont de ces lieux où lon peut saisir les racines dune ville, les souterrains qui permettent daccéder au château qui est au-dessus.
Est-ce que la langue, aussi, vous séduisait à Bruxelles?
Vous savez, je parle six langues, et jaime beaucoup les littératures dautres pays, et en même temps jai un côté très francophone. Ce nest pas par hasard que je me retrouve à Bruxelles, qui est francophone, ou à Lausanne, qui est francophone aussi. Mais en francophonie, ce qui est important, ce sont les différences. Laccent de Marseille, de Bruxelles, de Bretagne, du Québec, ce sont des choses qui viennent en plus de la pensée française, qui lui apportent une originalité et une saveur, cest comme dans les vins.
On a prétendu que ce départ était une forme de retraite. Ce que vous démentez lorsque vous dites que vous avez lintention, à Lausanne, de passer à la vitesse supérieure.
Il est évident quun tel changement contient avant tout lobligation de se remettre profondément en question, de faire le point. Je suis obligé de décider dun répertoire, en fonction des décors et des costumes qui vont maccompagner là-bas, des danseurs surtout. Cest comme lorsquon déménage ce que je suis aussi en train de faire actuellement. On se dit : Tiens, cette chaise, je nai pas cessé de lavoir sous les yeux, mais ce nest pas peine de lemporter, autant la donner à la concierge. Et on se trouve forcé de déterminer ce quest lessentiel. Cest cela qui permet daller plus loin.
En partant, vous laissez des gens à Bruxelles, qui vous étaient très attachés, mais qui ne peuvent pas partir avec vous. Est-ce que ces gens-là ne sont pas vos véritables orphelins?
Peut-être, mais le monde actuel est un tel monde de voyages! Les gens partent en Club à Tunisie pour rien, passent leurs vacances à Ceylan
Si laccord pour que je revienne ici chaque année aboutit, le public belge ne sera pas frustré du tout
Il ne sagit pas seulement du public, mais de tous ces compagnons qui ont fait partie du Ballet, de génération en génération, et qui vont se sentir malheureux que Béjart ne vive plus dans la même ville queux.
Je pense à Tania Bari, que jadore, et qui a été ma première danseuse étoile. Eh bien, il arrivait parfois quil se passe un an sans que je la voie! Et linverse est aussi vrai : ce nest pas parce quon change de lieu quon ne se retrouve pas mieux. Cest comme les gens qui se précipitent dans les musées dès quils arrivent dans une ville étrangère, et qui ne connaissent pas ceux quil y a dans leur propre ville
Ce ne sont pas de vrais adieux que vous faites à Bruxelles, alors?
Si, il y a une personne que je voudrais saluer. Je lui écrirai sûrement, quand tous ces événements seront passés, mais il peut lapprendre par la presse, même si ce nest pas très correct. Cest quelquun pour qui jai une reconnaissance profonde. Quelquun qui, en Belgique, cest curieux à dire, ma guidé, qui a été pour moi un phare. Cette personne, cest le roi Baudouin. Cest quelquun qui est la Belgique, même plus que la Belgique pour moi. Un être dune intégrité, dune pureté, dune profondeur, dune vérité humaine exceptionnelles. Si je devais énumérer les quelques êtres humains rares que jai rencontrés dans ma vie, et jen ai rencontré fort peu, il figurerait sûrement. Il a fréquemment, sans le savoir sans doute, joué un rôle à des tournants de ma carrière. Et particulier à un moment où Malraux me proposait un très haut poste à Paris. Jai hésité, mais il se faisait que javais déjeuné la veille à Laeken avec le roi Baudouin. Et si je ne suis pas parti à ce moment-là, cest à cause de lui. Je tenais à ce quil le sache.
De temps en temps, quelquun frappe à la porte du bureau de Maurice Béjart. «Revenez dans dix minutes», dit-il chaque fois aux visiteurs. Et ainsi se poursuivent ces confidences de la dernière heure. De temps en temps, lémotion affleure sous les propos. On sent chez Béjart la volonté de prendre des distances à légard des événements quil vient de vivre, et en même temps limpossibilité dinstaller cette distance. «Je suis fatigué, dit-il, eu sinclinant en arrière sur sa chaise. Quelle tension cela a été, durant toutes ces journées
»
Il faut dire quil en est passé des choses, pendant votre séjour à Leningrad! Vous y prépariez vos spectacles, et cette émission que Mourousi a diffusée sur TFI, et pendant ce temps-là, votre sort se tramait entre la Belgique, la France, la Suisse... Vous avez dû vivre intensément ces journées!
Dabord, il y a eu la Russie. Ce qui sest passé à Leningrad a été extraordinaire. Un délégué de lagence Tass ma dit : «Cest la deuxième révolution.» Mon premier passage à Moscou avait déjà eu beaucoup dimpact il y a dix ans, mais moins que cette fois-ci. Ils étaient sidérés, ça a été le délire. Des Russes mont dit : «Jamais aucune troupe étrangère na eu un succès pareil depuis vingt-cinq ans.» Le travail avec le Kirov a été une émotion de tous les instants. Je réglais un pas de deux avec deux danseurs, et puis on menvoyait des remplaçants, dautres venaient se glisser dans le studio pour venir voir, et finalement ils étaient quarante à apprendre le pas de deux. Ils ont une telle soif de nouveauté là-bas! Bien sûr, on la toujours senti chez les Soviétiques, mais le petit mouvement donné par Gorbatchev a fait quils ont moins peur de la manifester quavant, cette soif. On sent un raz de marée de volonté de connaître.
Vous avez dû vous poser des tas de questions, durant cette période, lorsque vous vous trouviez seul avec vous-même...
Des questions, je men suis posé des tas, tout le temps, mais la solitude, je ne lai jamais vraiment connue. Dune part, je travaillais dix-huit heures par jour, et comme le téléphone fonctionnait surtout la nuit, on mappelait à deux, trois, quatre heures du matin, ce qui ma valu de passer des nuits blanches au vrai sens du terme!
Il y avait longtemps que se préparait ce projet de Leningrad? Est-ce quYves Mourousi était à la base de lentreprise?
En fait, il sagissait dun projet double. Il y a dix ans, à Moscou, il y avait déjà eu un premier projet de tournée, qui avançait parfois, qui reculait ensuite, bref qui traînait pas mal. Et puis, jai rencontré Vinogradov, du Kirov, à Paris lannée dernière, et les choses se sont davantage concrétisées. Mourousi, qui était de cette rencontre, sest alors souvenu de la fête que nous avions organisée à Venise, il y a quelques années, et dont François Reichenbach avait tiré un très beau film. Mourousi sest exclamé : «Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose à Leningrad, puisquon lappelle la Venise du Nord?»
Est-ce que la comparaison tient, à votre avis?
Fin juin dernier, je suis allé à Leningrad, cétait après les représentations du Martyre de saint Sébastien à la Scala, et on sest aperçu que Leningrad nétait pas exactement Venise, que leau y est effectivement omniprésente, mais quelle nest pas praticable, quelle noffre pas de prise humaine, si vous voulez. On a constaté que lon devait construire les scènes devant des palais, dans des jardins, et que leau serait plus dans le décor, comme à la pointe de lÎle Vassilievski. Mais la ville ma énormément séduit.
Doù lidée de vous en inspirer pour concevoir un ballet.
Oui, «Souvenirs de Leningrad», ce sera un ballet comme jai depuis toujours rêvé den faire un. Un ballet sans anecdote, qui ressemblerait à ces carnets de notes décrivain, comme quand Stendhal voyageait en Italie, ou à nos cahiers de croquis de peintres. Ce sera une succession de petites esquisses drôles, tristes, historiques, romantiques, littéraires, inspirées de cette ville où tant de choses se sont passées dans lhistoire, et où tant de choses se sont décidées dans ma vie.
Parlons-en, de ces décisions. Vous avez dit que lamitié avait joué un rôle primordial dans votre choix de vous installer à Lausanne. Cest à Philippe Braunschweig que vous pensiez?
Il sest démené comme un diable pour maider à résoudre tous ces problèmes en un temps record. Je le connais depuis très longtemps : jai connu sa femme, qui dansait à Marseille quand jy vivais encore, cest vous dire. Et nous avons créé ensemble ce prix de la danse de Lausanne qui a été remis à New York lan passé et qui le sera à Tokyo lannée prochaine. Je retrouve chez lui cette passion de la danse, un peu ce qui animait Maurice Huisman. On ne change pas de pays pour des raisons dargent, ce ne sont pas elles qui sont essentielles, on change parce quon a trouvé des gens qui se passionnent vraiment pour votre travail, et pas des gens pour lesquels tout ça, finalement
Vous ne voulez pas préciser votre pensée?
Non, je ne veux pas polémiquer. Tout ce que je veux dire, cest que le passé est le passé, même si je regrette ce qui sest produit, que je trouve ça regrettable. Mais je suis un homme de lavenir, pas du passé. Nous avons commencé de rédiger avec la Monnaie un protocole dassociation et de séparation. On sest vu amicalement et M. Leysen est un homme qui a ma confiance et qui est quelquun de bien à la tête du conseil dadministration de la Monnaie, où il fera un très bon travail. Si ce projet suit son cours, le ballet aura donc une présence annuelle à Bruxelles, ce qui serait très privilégié, parce que dans les autres villes du monde, on y allait un an sur trois, quatre ou cinq. À lexception de Paris, où on allait tous les ans, pas parce que je suis Français, mais parce que Paris est une ville qui rapporte de largent : on en revenait chaque année avec une trentaine de millions de francs belges, ce qui nétait pas négligeable. Les liens que nous avons avec Bruxelles sont des liens que lon ne peut pas nier, ils se sont tissés tout au long de vingt-sept années. Les Belges aiment leur compagnie de ballet, et nous serons toujours très heureux de danser pour eux, à loccasion de ces rendez-vous annuels.
À Bruxelles, Béjart avait deux points dattache. Son appartement de la rue de la Fourche, quil appelait sa «tanière», et puis, dans cet ancien entrepôt de la rue Bara, Mudra, lécole dont la réputation est universelle, et à laquelle il a donné, dans le droit fil de sa pensée syncrétique, un nom hindou (Mudra signifie geste). Que va devenir ce centre de recherche, de formation et de perfectionnement, maintenant que son fondateur sest exilé? Cest à ce problème qua été consacré la fin de lentretien que Maurice Béjart nous a accordé.
Et cet endroit où nous nous trouvons, Mudra, lécole à laquelle vous vous êtes tant consacré depuis près de vingt ans, quel va en être le sort?
La Monnaie a accepté que Mudra continue dans les conditions actuelles pendant un an. Cétait indispensable, parce quil faut que les élèves qui ont entamé leur cycle de formation puissent le terminer. Quant à la suite
Moi, je trouve que ce ne serait pas si mal que ma présence se prolonge ici en Belgique par une école. Mais le problème, cest que Mudra est une école qui a commencé par partir en flèche et réaliser des choses extraordinaires, et puis sest trouvée obligée de réduire son activité. Par la suite de restrictions budgétaires propres à la Belgique, que je ne discute pas, lécole a dû ramener sa durée de scolarité, qui était prévue pour trois ans, à deux ans. Le cycle est devenu insuffisant, et donne fatalement de moins bons résultats artistiques. Il faut un temps donné pour cuire un uf. Il en va de même de la formation du danseur, si je puis me permettre la comparaison : on narrive pas à grand-chose en deux ans, lorsque trois années sont nécessaires.
Vous considérez donc que la prolongation de la scolarité est la condition indispensable à la survie de lécole?
Je pense quil ny a pas de raison de laisser stagner lécole au stade où elle est maintenant. Il faut restaurer Mudra dans son état initial, sinon elle perd sa vocation. Je ne comprends pas que lon ne tienne pas davantage à une école belge, bruxelloise, qui a un tel renom dans le monde, et dont on peut dire sans exagérer quelle est enviée un peu partout. Il y a eu un Mudra à Dakar, qui a duré dix ans. On ma souvent demandé den créer un à Paris, propositions auxquelles je nai pas donné de suite. À Tokyo, on a insisté davantage encore, mais je ne voulais pas me disperser. Cela dit, je me dis aujourdhui quau Japon jaurais eu les moyens nécessaires, et que lécole aurait duré!
Selon vous, la balle est dans le camp de la Belgique. Mais elle nest pas seule à intervenir dans le financement de Mudra. La communauté européenne aussi apporte sa contribution. Elle pourrait peut-être laugmenter.
L'Europe cofinance, oui, de même que les Affaires étrangères. Il faudrait demander à la Communauté européenne si la survie de Mudra à Bruxelles lintéresse. Je suis prêt à en discuter. Personnellement, je serais très heureux de garder un lien permanent avec la Belgique par ce biais-là. Mais tout cela, bien sûr, à condition que Mudra puisse reprendre le statut quelle avait avant.
Cette école a été la pépinière de tout ce qui sest fait de neuf dans la danse en Europe.
Pas seulement en Europe. Maggy Marin, la chorégraphe la plus célèbre en France actuellement, a été entièrement formée à Mudra. Mais la réputation de Mudra dépasse lEurope. La chorégraphe qui marche le mieux pour le moment au Brésil a fait ses études ici, lanimatrice du ballet canadien le plus en pointe au Canada également. Je remarque que ce sont de plus en plus les filles qui se lancent dans le métier! Mudra a des enfants partout dans le monde!
On sent, dans ce que vous dites, quau moins implicitement vous portez un jugement sur la manière dont, dans ce pays, on traite la question culturelle.
Je ne peux pas ne pas le porter. Et en même temps, cest difficile, parce que je comprends quun pays ait des problèmes budgétaires et quon soit malvenu de demander de largent pour de la danse, qui ne sert à rien, alors quil faut soutenir les aciéries, que lon ferme des hauts fourneaux et quil y a un tel taux de chômage
Mais en même temps, je crois que lart, cest ce qui fait la vitalité profonde dun pays. Je crois que cest grâce à lart quun pays manifeste son existence ou sa non-existence. Il faut donc quil choisisse entre lexistence et la non-existence!
Copyright © Jacques De Decker et journal "Le Soir", 2007
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