Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
STENDHAL MON AMI

Si l’amitié, en matière littéraire, c’est-à-dire dans la relation avec un texte et l’être que l’on devine dessous, peut se concevoir — au sens où d’ailleurs Maurice Blanchot l’entendait —, Stendhal m’en semble le plus rayonnant exemple. D’autant que Stendhal, au demeurant, n’existe pas. Il n’est que la silhouette qu’Henri Beyle a promenée devant lui le long du chemin de sa vie, pour se dissimuler aux fins de mieux se confier aux inconnus auxquels il s’adressait. Ces «happy few», magnifique signe de reconnaissance, à savoir de gratitude à ceux qui consentiraient à lui prêter l’oreille dans un avenir dont il savait qu’il ne serait pas le contemporain. Voyons aussi dans l’expression un signe de ralliement : l’auteur a eu l’élégance de doter ses hypothétiques lecteurs futurs à la fois d’une aptitude au bonheur, et de la garantie de ne pas faire nombre, mais de constituer une aristocratie de l’esprit, la seule qui s’acquière sans passe-droit.

Paradoxe d’un écrivain qui a lancé le concept d’égotisme et qui ne veut absolument pas apparaître au fronton de ses livres, ne se comporte d’ailleurs pas en homme de lettres, a toujours des fonctions de couverture ou de camouflage, métiers étranges, souvent flous, qui font de lui une sorte d’agent de liaison avant la lettre, un témoin peu encombrant, dans les orbites des grands de ce monde, mais ne cherchant jamais à se substituer à eux. Afin d’avoir droit à cet anonymat relatif que confère la notoriété auprès des initiés seulement. L’important, c’est de garder sa liberté d’action, de mouvement, d’observation et d’opinion. Beyle est un homme éminemment mobile, qui ne s’arrête que là où le charme (une femme, un opéra, un paysage surtout) le fige. Il est toujours en voyage, en transit, ou alors, lorsque le ravissement d’un site l’impose, en promenade. Car il ne préfigure pas, quoi que l’on pense, l’homme pressé de Morand, qui a cependant beaucoup de points communs avec lui. Il est trop promeneur pour cela. N’aurait-il cependant pas accéléré l’allure s’il avait disposé d’un petit bolide du genre de ceux qu’aimait conduire Françoise Sagan, qui avait tant d’affection pour lui? La question peut se poser, sauf qu’un Beyle automobiliste, rêveur comme il l’était, nous aurait sans doute quittés plus tôt que ne l’a fait Nimier. De combien de pages magnifiques une embardée funeste due à la distraction de ce maître de la digression nous aurait-elle, dans ce cas, frustrés?

Fascination qu’exerce une œuvre dominée par deux chefs-d’œuvre écrits à la hâte : on le sait à propos de la Chartreuse dictée en cinquante-deux jours, mais on sent que le Rouge n’a pas été moins vivement conçu et réalisé. Même ces jalons qui surplombent l’œuvre n’ont pas eu droit à un traitement de faveur, si l’on conçoit ainsi le polissage que Flaubert leur aurait fait subir, ils lui ont pour une grande part «échappé». Stendhal comme émetteur d’ondes plutôt que comme graveur. Sa plume (qui le plus souvent n’existe pas non plus, ses paroles volent, d’autres les couchent sur le papier) est légère, si légère, jamais ne se pose ni surtout ne gratte. Et cependant, ses phrases impriment la mémoire, comme des mélodies qui hantent durablement. Il n’a pas cherché patiemment, péniblement, la formule exacte. Il est tellement à l’écoute de sa voix intérieure qu’il «trouve» comme par enchantement. Car il est un enchanté qui forcément enchante.

Il aurait tant aimé être auteur de théâtre, et il n’y est pas parvenu. Mais il y a un dramaturge englouti en lui. Je l’ai rencontré, il y a trente-cinq ans de cela, lorsque j’ai transformé le Rouge pour qu’il puisse devenir spectacle après que le noir se soit fait dans la salle, et avant que le rideau rouge se lève. Fourrageant dans le roman, j’y trouvais des morceaux qui étaient destinés à la scène. À condition que Stendhal, son premier personnage, soit de la partie, comme Valéry m’y avait rendu attentif. Il apparaissait alors que ce double virevoltant était un truchement dramatique, un narrateur-acteur, monsieur Loyal du grand cirque des amours et des intrigues qu’il avait enfoui dans son roman. Et je découvrais ainsi qu’avec Diderot, Stendhal est le plus surprenant des théâtreux malgré eux des lettres françaises.

 

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