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QUE DIT LE ROMAN SANS LE DIRE? AUTOUR DEMMA BOVARY, DALBERTINE ET DE CLÉLIA CONTI
Au cours de son histoire, la sociologie générale sest toujours intéressée aux uvres littéraires et même, plus précisément, a toujours aimé sy référer, puisant volontiers des éléments illustratifs dans les uvres les plus connues, les plus emblématiques. Pour ne prendre que cet exemple, Max Weber cite dans LÉthique protestante et lEsprit du capitalisme(1) de grands textes comme La Divine Comédie de Dante, Le Paradis perdu de Milton et Robinson Crusoé de Defoe. Ces emprunts conviennent particulièrement bien à la méthode idéal-typique de Weber, au sein de laquelle ils acquièrent une portée heuristique. En chaque cas, en effet, il sagit de rapporter une configuration socio-historique singulière à la modélisation utopique que fournit la littérature aux fins de mesurer lécart existant entre fiction et réalité, une réalité que lon semploie à systématiser de la sorte.
En fait, Weber mais aussi Durkheim, Tarde ou dautres procédaient ainsi en un temps où, comme la démontré Wolf Lepenies dans Les Trois Cultures. Entre science et littérature lavènement de la sociologie(2), les sciences sociales, qui navaient pas encore acquis plein droit de cité à luniversité, étaient tiraillées entre limitation du modèle scientifique et limitation du modèle littéraire, se prévalaient tantôt de lun et tantôt de lautre, dans un esprit soit de collaboration soit de concurrence. Sagissant du modèle littéraire, ce ne sont pas seulement les grands auteurs du passé qui étaient sollicités mais aussi ces romanciers à peine antérieurs dans le temps aux Weber et aux Durkheim et qui rivalisaient avec la sociologie naissante rien quà se vouloir, selon le credo réaliste, des observateurs critiques de la réalité. «Lorsque Flaubert, écrit Lepenies, qui se vante de son isolement social, [
] écrit en 1871 à George Sand que la France se réveillera si elle renonce à linspiration, si elle abandonne toute métaphysique et se met à la critique, cest-à-dire à examiner les choses elles-mêmes, il formule un programme qui aurait pu, jusque dans le choix des termes, enthousiasmer Durkheim(3).» Lepenies se montre néanmoins sceptique quant aux services que le même Flaubert eût pu rendre aux sciences sociales, en raison de sa position décriture. Rappelons-lui cependant quà faire sur le mode le plus concret lanalyse du «bovarysme», lermite de Croisset cernait de façon géniale un mécanisme de reproduction sociale?
Toujours est-il que la sociologie a continué sans beaucoup de méthode à se pourvoir en citations et exemples trouvés dans le grand corpus littéraire. Mais aujourdhui les choses ont évolué et la discipline ou tout au moins certains de ses représentants sinterrogent de façon plus systématique sur les rapports de collaboration que peuvent nouer sociologie et littérature. On ne sétonnera pas de voir plus particulièrement la sociologie de la littérature, elle qui a toujours eu du mal à définir ses objectifs et ses méthodes, se poser en médiatrice de la rationalisation des échanges et transactions entre les deux domaines. Avec cette conséquence quelque peu inattendue que, là où cette sociologie entendait précédemment expliquer les faits littéraires par des arguments empruntés à la réalité sociale, lune de ses tendances est désormais de demander aux écrivains de laider à comprendre cette même réalité. Inversion des rapports et des rôles pleine de sens : en loccurrence, il sagit de rabattre la littérature sur la socialité et non plus le contraire, comme prévu initialement. Et cest comme si la sociologie de la littérature, qui réussit assez bien à expliquer le système des lettres (linstitution, le champ), mais qui échoue assez largement à rendre compte des textes qui en émanent, se résignait à débusquer dans ces mêmes textes une «leçon sociale». Sans doute pense-t-elle trouver là un biais qui lui permettra de faire retour ensuite à la production sociale des écrits littéraires.
Mais revenons-en à la sociologie générale et à ce quelle commence à nous dire de ses attentes à lendroit du littéraire. On sen référera en premier lieu à Bernard Lahire qui sest interrogé de façon très méthodique sur ce que les uvres de littérature et tout spécialement celles qui mettent en scène le monde social peuvent apporter à sa discipline. Dans LEsprit sociologique(4), il distingue entre deux sortes de profits. Parlant plaisamment de «pillage» des uvres, il estime tout dabord que la lecture de celles-ci peut activer en somme limagination du chercheur, lui procurant de nouveaux thèmes et instruments danalyse. Mais ensuite, évoquant l«effet dentraînement» que peuvent produire les mêmes uvres, il va jusquà penser que, sappuyant sur les situations proposées par des romans, pièces de théâtre ou films, le sociologue peut en outre se livrer à un travail expérimental de caractère analytique. Et dévoquer le chercheur «pris entre le plaisir de tester ses schèmes interprétatifs sur un matériau littéraire disponible et la satisfaction de mettre au jour quelques-uns des schèmes interprétatifs implicites ou explicites qui ont, de toute évidence, contribué à organiser lécriture littéraire des situations en question(5).» Si Bernard Lahire manifeste néanmoins une prudence de bon aloi envers le profit que les sciences sociales peuvent retirer de la fréquentation de la littérature, il nen existe pas moins pour lui une «sociologie littéraire» (dans le sens démanant de la littérature) qui mérite dêtre reconnue comme telle et dont il y a matière à tirer bénéfice.
Tester des schèmes interprétatifs : cest bien ce qua fait Pierre Bourdieu dès 1992 dans lanalyse de LÉducation sentimentale qui ouvre Les Règles de lart(6). Il y met à lépreuve un concept propre à sa doctrine, celui despace des possibles comme «ensemble de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie dun ensemble fini dusages possibles(7)». Et de montrer que, réunis par le roman dans un même scénario, Frédéric Moreau et ses camarades illustrent un beau cas espace des possibles, en faisant le tour des solutions de carrière qui offrent aux jeunes gens de la génération de 1848, Moreau lui-même étant celui qui, ayant à choisir comme les autres, choisit de ne pas le faire. Si lon peut estimer que Pierre Bourdieu vise par sa démonstration à valider un chapitre de sa théorie et ainsi de quelque manière à rallier Flaubert à sa cause, il faut cependant reconnaître que, plus que Bernard Lahire, lauteur des Règles de lart prend en compte luvre littéraire avec un plein souci dentrer dans sa logique créative et de soumettre celle-ci à ce qui dépasse la simple extraction dune signification sociale.
De fait, si lon veut avoir quelque chance de dégager de certaines uvres des schèmes dintelligibilité du social, ceux-ci ne peuvent être reconnus quen liaison étroite avec la poétique de luvre, cest-à-dire avec son principe de production textuelle, impliquant le travail de limaginaire, la construction narrative, lécriture. Or, il y va , de la part du sociologue, dun travail de modélisation de lunivers fictionnel, effort théorique dabstraction écrivain, lui, navait ni raison ni intérêt de se livrer dans la mesure même où sa fiction ne prenait sens quà travers la concrétude dun destin individuel. Dans cette optique, lauteur des Règles de lart prête à la littérature un pouvoir de saisie et de mise au jour des significations sociales profondes qui peut paraître excessif. «Il nest pas, écrit-il au cours de son savant démontage de lÉducation sentimentale, de meilleure attestation de tout ce qui sépare lécriture littéraire de lécriture scientifique que cette capacité, quelle possède en propre, de concentrer et de condenser dans la singularité concrète dune figure sensible et dune aventure individuelle, fonctionnant à la fois comme métaphore et comme métonymie, toute la complexité dune structure et dune histoire que lanalyse scientifique doit déplier et déployer laborieusement(8).» Ainsi les lectures sociologiques auxquelles les fictions peuvent être soumises atteindraient à une vérité du social plus immédiate et plus saillante, étant donné le caractère économique du mode de représentation, que celle que proposent les travaux denquête spécialisés, qui nont en leur faveur que de permettre la validation de leurs résultats. Et cest évidemment conférer un étonnant pouvoir à la fiction littéraire, du moins à certaines de ses occurrences.
Comment rendre compte de ce «mystère» voulant que le simulacre propre à la fiction délivre une vérité plus fulgurante, sinon plus sûre, que celle quoffre toute démarche scientifique de démontage du réel? À cet égard, Pierre Bourdieu, montrant quel profit le sociologue peut retirer du texte littéraire, fait voir que ce dernier est habité et animé par une dialectique toute particulière :
En écho à cette citation, observons que le désenchantement produit par le montage expérimental nest quun désenchantement complémentaire en regard de celui que produit immanquablement le roman réaliste et critique à la façon de Flaubert. Notons également que ces désenchantements cumulés sont source dune jouissance, celle que génère toute mise au jour dune vérité cachée. Et ceci nous ramène à lidée de Pierre Bourdieu selon laquelle le roman ne dévoile quà la condition de dabord voiler, naffirme quà la condition de dénier et transforme tout effet de réel en une manière de comble dans la dissimulation révélatrice. Telle est bien lambiguïté qui travaille des textes contraints de refouler la vérité sociale dont ils sont porteurs. Et ce non seulement parce que cette vérité ne peut accéder à labstraction qui lui donnerait pleinement forme mais encore que, replacée dans son contexte historique, elle nest pas bonne à dire.
Signalons en passant que cette postulation contradictoire de la fiction romanesque fut mise en évidence naguère par de grandes interprétations critiques comme le Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) de René Girard ou le Pour une théorie de la production littéraire (1966) de Pierre Macherey. Dans ces ouvrages déjà, il était question de prendre en compte la vérité dissimulée de certaines uvres, et ce en rupture plus ou moins forte avec leur sens manifeste; il sagissait pourtant moins de déployer quelque puissante procédure herméneutique que de dégager patiemment des configurations de sens restées inaperçues de lectures trop uniment fidèles au droit fil du texte et au protocole dusage que celui-ci impose.
Mais revenons-en à a question de savoir ce que peut la littérature pour les sciences sociales. Elle peut faire plus, croyons-nous, que proposer des exemples illustratifs des théories savantes; elle peut ne pas se contenter de cerner des scénarios fictionnels servant de bancs dépreuve à certaines expérimentations. Pour nous, elle est en mesure de tenir un discours sociologique parallèle à celui des disciplines assignées à cette tâche et sans doute complémentaire à plus dun titre de ce dernier. Et lon se risquera ici à parler de «littérature appliquée (à la sociologie)», en reprenant une formule quutilise Pierre Bayard, à propos de psychanalyse et par laquelle il entend dire quil est une littérature à même de produire un savoir original sur le fonctionnement du psychisme. Je veux ailleurs marrêter un instant aux propositions que formule Bayard en ce elles sont partiellement transposables à ce que jappelle la sociologie romanesque.
Conscient de ce qua de paradoxal la «littérature appliquée» (à la psychanalyse) quil prône, Pierre Bayard défend lidée que, tant que lon rabat les théories et concepts psychanalytiques sur les uvres littéraires, on ne fait guère que demander aux écrivains de valider les thèses freudiennes ou post-freudiennes. Or, la seule manière de prêter une créativité aux écrivains en matière de psychisme est de faire valoir que certains dentre eux ont avancé des points de vue originaux qui ne doivent rien à Freud et à ses émules et parfois même anticipent sur leurs découvertes. Parmi les nombreux exemples avancés par Bayard dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse?(10), on en épinglera deux ici même.
Dans ses romans, Agatha Christie, nous dit Bayard, expérimente sur les mécanismes de lillusion mentale sans référence ni à linconscient freudien ni à la sexualité. Elle fait ainsi apparaître quen certains cas le psychisme refuse de saisir ce qui nest que trop visible en raison dune série de blocages de lesprit, dont certains sont dailleurs de nature collective. Cest en somme ce quEdgar Poe déjà mettait en évidence dans sa «Lettre volée», dont Jacques Lacan fit grand cas
Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, nous ne pouvons concevoir quun narrateur avec lequel nous avons établi un contrat de confiance (et dautant plus fondé que ce narrateur est médecin) puisse nous mentir, ne serait-ce que par omission, et nous cacher la réalité de son crime; les lecteurs que nous sommes succombent ainsi à lillusion du «puisquil le dit, cest vrai» sans voir que celui qui relate les faits denquête est aussi lauteur du crime(11).
Le second exemple est celui des «tropismes» au sens de Nathalie Sarraute, dont Bayard nous montre quils ont pour vertu de faire ressentir, à travers lexpression de petits séismes préconscients, ce qui est pour beaucoup dindividus lhorreur de la relation à lAutre. Et de montrer quen ce cas lécrivain décompose sentiments et sensations en menus frémissements que la psychologie néglige la plupart du temps comme trop ténus pour être pris en compte(12).
On voit en quoi la démarche suivie par Bayard est originale et comment elle pointe dans les textes littéraires des éléments plus ou moins structurés, à la fois utiles à la connaissance et échappant aux théories consacrées. Cependant la méthode appelle des réserves, comme ladmet celui qui la défend. Cest dabord que les trouvailles psychologiques des écrivains ne dépassent guère le stade du fragmentaire, proposant des modèles interprétatifs partiels. Cest ensuite quelles sont malaisées à théoriser en raison même de la nature du texte littéraire À ce propos, Pierre Bayard parle opportunément du difficile «passage dune écriture littérale, indicible autrement, à des concepts dont le coût dutilisation est de déformer lexpérience unique dont ils essaient de rendre compte(13).» Nous avons vu que Pierre Bourdieu faisait une remarque du même ordre lorsquil parlait de désenchantement. Mais ici il est question dune déperdition de sens, à laquelle il est bien difficile de remédier.
Sagit-il de renoncer pour autant? Pour notre usage, la notion de «littérature appliquée» (à la sociologie) et de sociologie romanesque demandent à ne pas être mises en uvre de façon trop unidirectionnelle ou trop systématique. Étant acquis que discours savant et discours littérature sont peu réductibles lun à lautre, mieux vaut ne pas vouloir à tout prix forcer lun à sintégrer ou à se soumettre à lautre mais tenter plutôt détablir entre eux des procédures déchange et de réciprocité. Soit une activation mutuelle faisant que lecture sociologique des textes littéraires et lecture «littérarisée» des problématiques sociales (telle que Bernard Lahire la défend) soient mises en parallèle, confrontées lune à lautre et finalement, dans le meilleur des cas, conjointes dans un même effort interprétatif.
À cet endroit, je voudrais jeter un pont entre mon propos et lethnocritique dont nous débattons ici même aux fins de montrer quune démarche différente de celles qui ont été évoquées jusquici soulève cependant le même genre de questions et de préoccupations.
Dans une contribution intitulée «Le voisinage dEmma», Jean-Marie Privat se livre à une analyse inédite de Madame Bovary en appui sur un détail textuel où Flaubert évoque laccident du père Rouault en ces termes : «Il
était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois chez un voisin(14).» Privat note que, dans les avant-textes du roman, Flaubert avait préféré le terme «ami» au terme «voisin» au sein de la phrase retenue. Et de remarquer que la substitution de mot est particulièrement opportune en ce que, comme le confirme lethnographie, le monde rural privilégie en matière de sociabilité les relations de voisinage, relations qui prescrivent une solidarité communautaire dépourvue daffects, aux dépens des relations damitié. En contexte, le terme «voisin» est dautant plus adéquat quil fait suite à lexpression orale/rurale «faire les Rois» dans une phrase à lindirect libre attribuable à lenfant qui sert de guide à Bovary et lui raconte lévénement.
Partant de quoi, Jean-Marie Privat observe «quil existe une certaine ethno-logique du voisinage dans lensemble du roman(15).» Pour lui, elle se manifeste plus particulièrement sur un mode inversé en ce que Emma, qui ne songe quà rejeter les usages de son milieu, valorise systématiquement les relations damitié aux dépens des relations de voisinage. Certes, elle ne vit les premières que sur un mode factice et dérisoire un Rodolphe na rien damical mais nen fait pas moins de lamitié son idéal ou son utopie. Toujours est-il que lopposition voisinage/amitié va si bien fructifier quelle générera une productivité textuelle et culturelle qui, par ondes successives, sélargira progressivement à tout le roman jusquà gagner lintimité même du personnage central. Ainsi, commente Privat, «la vicinité [
] fonctionne comme lune des matrices de linvention poétique de Flaubert et du rapport ontologique de son héroïne au monde», et si bien quEmma «finit même [
] par séprouver comme étrangère à elle-même et à se détruire quand elle est trop voisine delle-même(16)».
Lidée est donc quune observation ethnographique restreinte, plus visiblement assumée comme telle dans les avant-textes que dans la version finale de Madame Bovary, est à lorigine dune riche production thématique et sémiotique et procure au roman lune de ses structures poétiques de base. On peut évidemment soutenir que la donnée initiale passe inaperçue et que lesprit ethnologique se dissout dans lusage qui en est fait. Mais observons avec Jean-Marie Privat que le thème de la vicinité peut encore participer dune lecture sociale du roman. Madame Bovary est, parmi tant d‘autres choses, le roman de laffrontement entre deux habitus collectifs incompatibles, lun lié à une culture archaïque, lautre à une culture moderniste et aussi aliénants et détestables lun que lautre aux yeux de Flaubert. Dans le même esprit de transposition, ajoutons encore que le thème et sa problématique contribuent également à la connaissance du psychisme : être en accord avec le plus voisin en opposition avec tout ce qui est lointain (Paris, par exemple dans le cas présent) est une disposition mentale propre à certains (voir le passage où Charles est comparé à un âne broutant son pré).
Ainsi, même si le trajet quil emprunte va clairement de lethnologie à la littérature, Jean-Marie Privat me permettra de dire que, selon son analyse, ce qu
une connaissance savante apporte à la littérature, la littérature est à même de le rendre à la science. Ainsi, une fois encore, une réciprocité, au moins implicite, sinstaure entre les deux domaines et telle quune même thématique soit lisible sur plusieurs registres.
Partant des quelques prises de position que lon vient dévoquer et qui se regroupent autour de la problématique littérature et sciences humaines, nous voilà mieux en mesure à présent de dire ce quil est permis dattendre de la «sociologie romanesque». Nous postulons donc que, sil est voie connue allant de la sociologie à la littérature, il est important den ouvrir un autre, allant de la littérature à la sociologie. Pour notre usage, nous en limitons la mise en uvre au roman dobédience réaliste, tout en sachant quil serait opportun de jeter des passerelles en direction dautres genres ou domaines du littéraire. Mais, avant de fixer quelques principes méthodologiques, il nous faut insister sur les difficultés que peut rencontrer lapplication de la littérature à la sociologie et voir de quelle manière on peut les surmonter.
Soit les trois ordres de réflexions qui suivent :
1° On ne peut cerner et analyser la pensée sociale dune uvre de façon purement spontanée et sans préalables. Un bagage minimal de concepts et de modèles explicatifs est requis en vue de son exploration. En conséquence, même si le trajet retenu va de la littérature à la science sociale et entend éclairer celle-ci par celle-là, lenquête socio-littéraire ne sera conduite avec succès que si elle se dote dun horizon de références prêtes à être évoquées. Dès ce moment, il y aura nécessairement échange entre les deux domaines, un échange dautant plus productif quil se gardera de confondre les deux discours qui les portent. Encore une fois, il agit moins de demander au roman de confirmer les connaissances du sociologue que obtenir de ces connaissances quelle stimulent la lecture des textes en vue de mettre au jour des savoirs spécifiques, qui feront retour ensuite vers les sciences sociales. Ainsi comprise, une collaboration fructueuse des sociologues et des critiques uvrant pareillement sur la littérature est largement plausible.
2° Du discours littéraire au discours savant, il nen reste pas moins quil est une manière dincompatibilité et le transfert de lun à lautre ne va pas sans un certain déficit. Bourdieu a parlé de désenchantement, Bayard de perte de sens, Privat a évoqué la dissolution de lethno-logique dans la sémiologie romanesque. Comme on la vu, cela tient à ce que le roman opère sur des situations particulières et sur des destins singuliers. De plus, les connaissances quil met en avant sont facilement hybrides et malaisément rapportables à une discipline précise. On a vu que, dans Madame Bovary, le thème du voisinage était indexable sur plusieurs registres «disciplinaires». Dans lanalyse que nous avons menée sur les romans de Stendhal(17), nous avons eu recours, pour désigner ce qui se dissimule sous la notion dambition, à la notion de «demande de reconnaissance», qui possède un statut en philosophie, en psychologie sociale et en sociologie.
Mais en est-on pour autant réduit à accepter ce déficit et à renoncer à ajuster vraiment un discours de la singularité sur un modèle régi par le collectif? Outre quil arrive aux sciences sociales de faire place au singulier (les récits de vie, par exemple), le roman de son côté nest pas fermé à toute procédure dabstraction et de généralisation. À cet égard, le refoulé du texte, quévoque fugacement Bourdieu, est peut-être le lieu même où se joue le rapport entre singulier et collectif et où se conjoignent ces deux niveaux. Il sera fait état plus loin dune procédure donnant à ce refoulé quelque chance démerger.
3° Enfin, il ne faut attendre de luvre littéraire que des connaissances partielles, dans la mesure où cette uvre ne prétend jamais au systématique ou bien encore que ses systèmes à elle sont dabord dordre esthétique. Encore faut-il entendre sur cette notion de savoir fragmentaire. Après tout, le bovarysme tel que la identifié une lignée critique allant de Jules de Gaultier à René Girard, est bien un mécanisme social de grande ampleur caractérisant le désir dévié dans les sociétés occidentales modernes et vaut comme théorie générale. Par ailleurs, on peut saccommoder de laspect parcellaire des interventions sociales des romanciers dès le moment où lon savise, avec Pierre Bourdieu, quil est la rançon de la saillance propre à léconomie romanesque. Si la condensation métaphorique ou métonymique dont peut se prévaloir limaginaire du roman est rétive au doctrinal comme au systématique, elle possède une efficience qui nest quà elle et avec laquelle lélaboration savante ne peut rivaliser. Certes, les tropismes psycho-sociaux de Sarraute ne découpent quune mince zone dactivité mentale, mais, produits dabord dune écriture, ils découpent un angle de vue inédit. Découverte toute partielle en conséquence mais dont toute forme de littérature appliquée telle que la sociologie romanesque peut se satisfaire parfaitement comme ouvrant des pistes à lanalyse du comportement humain.
Ainsi, à travers aléas et contraintes, une méthode se précise. On en voit les limites. Elle nen est pas moins justifiée par le pouvoir qua la littérature de dévoiler selon le mode dexpression qui est le sien des aspects de la réalité sociale qui resteraient tus autrement. Il est donc permis daller de lavant en définissant des règles danalyse qui, pour être risquées, ne sen imposent pas moins face aux objets dont soccupe le roman. On sen tiendra ici à ces quelques indications méthodologiques :
1° En quête dun possible refoulé textuel, la démarche retenue se tient forcément loin de tout ce qui est réflexivité explicite du texte romanesque, sous forme de commentaires dauteur par exemple. Elle sinscrit donc résolument sur le seul plan de la fiction et demande à celle-ci daller au-delà delle-même. Que dit le roman sans le dire? Que dévoile-t-il tout en le voilant? Sous quelle forme plus ou moins déguisée force-t-il la censure qui rend opaque la vérité du social? Pour le savoir, il importe de prendre distance avec tout ce qui instaure le texte du roman dans son apparence la plus convenue (comme ce qui relève du genre, des techniques, de la position dénonciation, etc.) pour rejoindre librement son imaginaire, si faire se peut. Mettre en question la carapace instituante sera mettre en doute le protocole de lecture qui régit le récit et jusquà ne pas laccepter. Soit, pour prendre un exemple commode, le système des personnages. Dans la plupart des cas, ce système nous impose une figure dominante (Emma Bovary, Julien Sorel) que la lecture adopte comme telle, voulant que la plupart des données du récit passe par le filtre de sa présence et de sa vision. Cela veut dire que des personnages secondaires mais essentiels pour laction ne mènent pas entièrement leur vie propre en texte et, donnés de biais par lécriture, se voient peu interrogés par la lecture. En bien des cas, il est opportun dinterroger ces îlots dopacité narrative et dy voir comme autant de brèches à ouvrir, dans lesquelles lanalyse peut se glisser pour en savoir plus sur lunivers du récit. Là réside typiquement une forme dactivation du texte susceptible de lui faire avouer sinon ses secrets, du moins ce quil ne dit quà demi et qui contient une part de sa vérité intime.
Jai ainsi tenté de montrer que lAlbertine proustienne, personnage latéral et peu estimé de la critique, menait dans la Recherche une vie à elle que critiques et lecteurs avaient largement sous-estimée. Ainsi tout ce que ce personnage représentait (classe moyenne, lesbianisme, culture sportive
) se trouvait renvoyé aux marges du grand roman, voire soumis à une manière de dénégation permanente. Dans la foulée, la lecture manquait les mécanismes de vie collective dont la même Albertine révélait lexistence et qui, par exemple, mettaient à mal la conception héréditaire de la reproduction sociale longuement cultivée par le roman pour lui préférer un principe de transmission non plus biologique. De la sorte, lanalyse se livrait à une double opération activante : elle accroissait la productivité fictionnelle à travers la réévaluation dun personnage et, dans le même mouvement, elle débusquait des significations indexables sur un discours de savoir.
2° Lexpérience montre quil nest pas dactivation du texte et de sa fiction sans appui sur quelques indices à valeur de déclencheurs. Tel détail peu remarqué, tel décalage entre les plans de mise en scène, telle contradiction entre données textuelles peuvent ici faire laffaire. À partir de quoi on tire le fil, faisant que des éléments en série se constituent en configuration de sens originale. Dans La Chartreuse de Parme, la phrase «Clélia était une petite sectaire de libéralisme(18)» a joué pour moi un rôle stimulant. Non contente dattirer lattention sur un personnage éclipsé par la Sanseverina dans le rapport des femmes au héros, elle ma donné conscience de limportance politique de la jeune Conti (Clélia est dans le roman le seul personnage dont le libéralisme soit sincère), nous laissant voir que la passion amoureuse de la jeune femme prenait peu à peu valeur symbolique au plan des luttes pour la domination(19). Partant de quoi, tout le système de représentation du roman a pu être mis en cause et lon a vu la jeune Clélia prendre lascendant sur Fabrice et transcende son sectarisme initial en bien autre chose, qui est coups portés à la tyrannie et affirmation de liberté. À cet égard, la belle invention finale de lamour dans le noir fait de la marquise Crescenzi une pasionaria dun genre singulier.
3° Sans que soit trahie la lettre du texte, lactivation du roman dans son esprit et dans son dispositif de lecture sapparente au travail de la fiction. Lhistoire racontée y devient un peu plus quelle-même par un effet de démultiplication qui fait partie de son potentiel non complètement réalisé. La critique paye de la sorte son tribut à limagination par un dépliement du scénario textuel. Mais elle agit autrement encore en portant, ce faisant, un regard ironique sur ce que le texte semblait avoir fortement établi par ses procédures de désambiguïsation. Ici lambiguïté fait retour sur un mode qui tient de lhumour et qui fait apparaître que Célia Conti est loin dêtre celle que lon croyait. En somme, cest lironie même du texte qui est ainsi révélée à elle-même.
4° La configuration symbolique qui se donne à lire par repérage de divers indices et mise en évidence de formes ambiguës est sans doute faite de pièces et de morceaux mais elle na rien derratique pour autant. Il y a des chances pour quelle se structure même autour de lune ou lautre signification polaire. Dans le cas de La Chartreuse de Parme, elle mérite le nom dutopie du texte, une utopie chargée de valeurs diverses (psychiques, érotiques, sociales, politiques). Mais ici se produit létape décisive de ce que, plus haut, nous appelions échange et réciprocité. Les significations apparues à travers la réévaluation du personnage de Clélia Conti demandaient à être confrontées aux modèles et notions que propose telle ou telle discipline savante si lon veut quelles ne restent pas suspendues en lair. Dans le cas présent, ce sont quelques-uns des grands cadres de la pensée sociologique quil simposait de convoquer dans l
esprit de savoir si l’utopie romanesque mise au jour faisait sens pour cette pensée et dans quelle mesure elle pouvait lenregistrer, la valider. Ce qui revenait à indexer des valeurs proprement littéraires sur des thèmes éprouvés par les sciences sociales pour mieux structurer les premières mais aussi pour en mesurer loriginalité. Pour le dire vite, la prise de pouvoir symbolique à laquelle procédait Clélia Conti nacquérait tout son sens que mise en rapport avec les deux grands modes dexercice dun pouvoir oppressant que sont la domination de classe et la domination masculine. De même et plus finement, elle sinscrivait dans une quête de la reconnaissance entreprise au rebours des mécanismes ordinaires de la recherche didentité(20).
Mais ce ne sont là que quelques indications de méthode. On se doute que celle-ci est vouée à se redéfinir à chaque fois en fonction de son objet. Aucun découragement dans ce constat. Si elle entend susciter de nouvelles analyses, la sociologie romanesque doit se vouloir avant tout un état desprit, une manière à la fois sérieuse et ironique daborder les textes des meilleurs romanciers.
RÉFÉRENCES
1. Max Weber, LÉthique protestante et lEsprit du capitalisme, Paris, Presses Pocket, « Agora », 1990.. [Retour]
2. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature lavènement de la sociologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de lhomme, 1991. [Retour]
3. Ibid., p. 6. [Retour]
4. B. Lahire, LEsprit sociologique, Paris, La Découverte, «Textes à lappui/Laboratoire des sciences sociales», 2005. [Retour]
5. Ibid., p. 177. [Retour]
6. P. Bourdieu, Les Règles de lart. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, «Libre Examen/Politique», 1992. [Retour]
7. Ibid., p. 327. [Retour]
8. Ibid., p. 48. [Retour]
9. Ibid., p. 60. [Retour]
10. P. Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse?, Paris, Minuit, «Paradoxe», 2004. [Retour]
11. Ibid., p. 88-90? [Retour]
12. Ibid., p. 131-135. [Retour]
13. Ibid., p.135. [Retour]
14. Flaubert, Madame Bovary, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 72. [Retour]
15. Jean-Marie Privat, «Le voisinage dEmma », article à paraître, page 3 du tapuscrit. Je remercie lauteur de mavoir autorisé à évoquer et à citer son texte avant publication. [Retour]
16. Ibid., p. 9. [Retour]
17. Jacques Dubois, Stendhal. Une sociologie romanesque, Paris, La Découverte, «Textes à lappui / Laboratoire des sciences sociales», 2007, pp. 53-60 notamment. [Retour]
18. Stendhal, La Chartreuse de Parme, Paris, Gallimard, «Folio classique», 2004, p. 410. [Retour]
19. Voir notre Stendhal. Une sociologie romanesque. [Retour]
20. Idem. [Retour]
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