Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
INVITATION AU TRÉPAS

Mes souvenirs sont rangés dans des enveloppes. N’allez pas croire que je perds la tête. C’est vrai, il m’arrive d’oublier les noms et les anniversaires. Pas vous? Dans chaque enveloppe se trouvent une photographie et une feuille pliée en quatre qui reprend en quelques mots l’historique de la photo. «Prise le 4 janvier 1957, lors d’une excursion familiale dans le pays de Maucansson. Belle ambiance, conversation avec Jeanne, échange de propos un peu vif avec Père. Dégusté des truffes au chocolat noir. Retour au domaine passé vingt-deux heures, fourbues et légèrement nauséeuses.» Françoise est née six mois plus tard. La nausée, en ce qui me concerne, ce n’était pas les truffes. Et j’ai oublié de dire à Jeanne que c’était la pire salope qu’il m’avait été donné de fréquenter et à présent elle est morte et ça me reste sur le cœur. Sur la photo, on me voit avec mon béret noir et mes yeux noirs et mes cheveux noirs, à côté de moi se tient Père et dans le lointain, très loin comme s’il était déjà en partance pour le Canada, on distingue la silhouette de Carluzzi, l’employé italien. Son prénom, c’était Marco et il n’était pas le premier mais sa langue est allée là où personne n’avait jamais été. Mes yeux noirs? Tu rêves, ma fille. On ne voit à peu près rien sur la photo, je ressemble à une figure de cire affublée d’un vieux chapeau, et Père est gros comme une otarie, et tout le monde est mort, comme d’habitude.

Un jour, je les ai comptées, les enveloppes, et je me suis souvenue du nombre un bon bout de temps. Elles sont alignées sur l’étagère du salon, entre deux assiettes d’étain, l’une portant les armoiries de la ville de Maucansson, et l’autre les armoiries de la ville d’Oustin-le-Val. Sur les deux, c’est un drapeau croisé avec un flambeau. Père aimait Maucansson, faut croire, et Carluzzi allait bientôt boucler sa valise. «Prise le 6 mars 1957, lors d’une excursion en compagnie de Jeanne à Oustin-le-Val. Elle me tient la main toute la journée, elle semble très inquiète pour moi. Dégusté une omelette aux champignons. Retour au domaine vers vingt-trois heures. Père endormi dans la cuisine.» Tu parles d’une excursion. Le seul médecin de la région qui acceptait de s’occuper de ce genre de problème. Qui donc avait eu l’idée de faire cette photo, le jour où j’avais décidé d’en finir avec cette histoire? Une vraie partie de plaisir. Déjà trop tard pour le faire passer. Belle expression, faire passer. Faites passer! Mais là, plus possible. En sortant de chez le toubib, désolé, et moi pire encore, j’avais soudain compris ce qu’il me restait à faire. Je me souviens encore des pierres râpeuses du parapet du pont au-dessus de la Mérule. Elle s’appelait pas la Mérule, la rivière, mais elle charriait tellement de saletés que je l’avais nommée ainsi et elle avait bien failli en charrier une de plus. Père ne me parlait plus et Carluzzi ne donnait plus signe de vie. Ha. Haha. Signe de vie! Il avait laissé tout ce qui fallait, dans le genre. Je suis drôle. Je ne devrais pas rire, ça remue des chairs qui préféreraient dormir jusqu’à la fin. Je dois avoir l’air d’une vieille poupée mécanique qu’on vient de remonter et qui tremblote sur son fauteuil. Salope de Jeanne. Son bras autour de ma taille. Mais laisse-moi, laisse-moi donc… L’année 1957 ne comporte pas d’autres enveloppes que ces deux-là, même si au bout du compte elle a été un peu agitée.

Certaines d’entre elles ont été ouvertes si souvent qu’elles menacent de se déchirer et je n’ose même plus les sortir de la pile. Peut-être que Françoise acceptera de revenir pour prendre la dernière photo de la série, celle que je ne verrai jamais. J’ai déjà préparé l’enveloppe et le commentaire. Vous pensez peut-être qu’à dix-neuf ans, on a la tête à s’occuper ’un gosse? J’avais du retard à rattraper. La carte du Canada, je la connaissais par cœur, je peux encore vous la dessiner de mémoire, si vous avez un moment. Carluzzi se trouvait quelque part, il suffisait de chercher. Mais le Canada, c’était plus vaste que Maucansson et Oustin-le-Val réunis. Jeanne était si gentille qu’elle me donnait envie de vomir. «17 juin 1958. Françoise dans son berceau, à l’ombre du grand tilleul, en compagnie de sa tante Jeanne qui lui tricote un gilet. Françoise un peu agitée, dort mal, sans doute sa première dent.» «23 juin 1958. Françoise sur les genoux de son grand-père, à ’’ombre du tilleul. Journée très chaude, Françoise perturbée et un peu nerveuse. On attend l’orage.» C’est ce jour-là que la dent a percé, faut croire, parce que la gamine, elle s’agite tellement qu’elle est floue sur la photo. Je n’étais pas là, j’étais partie. Les trains, c’est pas faits pour les chiens, non? Ah, peut-être que si finalement, puisque j’étais une chienne. C’est ce que Père disait. Quand je suis revenue, Françoise s’est enfuie en pleurs. Elle a toujours beaucoup pleuré. C’est un de ses traits de caractère les plus agréables. Quant à Jeanne, vous savez déjà ce que j’en pense. C’est elle qui a rédigé les notices pour les photos. Vous parlez de vous à la troisième personne, vous? Espèce de salope qui m’a piqué ma seule enfant. Oh, oui. Je vous ai entendus. Vous parlez avec la voix de Père. Il est mort et enterré, je m’étais dit bon débarras, on va enfin avoir la paix dans cette baraque, et puis les autres voix se sont mises à répéter ce qu’il m’avait seriné à longueur de journée. Les fantômes, ce n’est pas de les voir qui fait peur, c’est de les entendre chuchoter dans le silence. «Tu n’as eu que ce que tu mérites, Marthe, un point c’est tout.» Il n’y a pas de photo pour cette notice-là. Juste ces mots qui pénètrent en vous jusqu’à un endroit de votre corps que vous ne connaissiez même pas avant qu’il se mette à brûler. Ce qu’on appelle le cœur, j’imagine, dans les romances.

Je pourrais essayer de dormir un peu, recroquevillée dans mon fauteuil, pour ne plus rien entendre, pour ne plus rien sentir, mais le sommeil m’a abandonné comme tout le reste. Mes forces m’ont abandonnée, mon sourire m’a abandonnée, et sur la photo, je vais ressembler à la morte que je suis déjà. Quand Françoise arrivera, avec son petit visage de fouine et ses petites mains sèches, il n’y aura plus rien de moi à mettre dans la boîte. «14 décembre 1960. Françoise et Marthe en promenade sous la neige. Temps très clair, traces de daims aux abords de l’étang pris par la glace.» Je devais la tenir par la main, en serrant bien fort, pour ne pas qu’elle s’enfuie. Qu’elle aille se réfugier en pleurant sous les jupes de Jeanne. Il n’y avait personne au Canada, et de toute manière, je n’y avais même pas mis les pieds. Le port du Havre puait l’essence et les navires partaient toujours au mauvais moment. Tu ne veux plus de moi, Marco? Allô ? Tu m’entends? Marco? C’est moi, Marthe. T’inquiète, je vais pas revenir te fourguer le colis que tu m’as laissé en partant. Tu n’es peut-être même pas au courant. Ciao Marco Carluzzi. J’ouvrirais bien encore un peu les cuisses pour te laisser entrer, Marco. Il y en a eu d’autres après toi, ben oui, mais aucun n’a plus jamais eu ce goût-là. T’étais spécial, faut croire, pour me faire cet effet. «24 juin 1961. Françoise et sa tante Jeanne à la fête des fleurs de Maucansson. Françoise effrayée par les chevaux du manège. Dégusté une pomme d’amour.» C’est ce jour-là qu’ on a découvert que j’ étais folle.

 

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