Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
EN IRAK

Je corrige les notes prises pendant ma participation à une mission médicale en Irak. C'était l'année 2002, un an avant l'invasion. Je les ai extirpées de mon tiroir suite à une conversation chez mon dentiste et ami, Michel P. Entre l'anesthésie et les coups de vrille dans la mâchoire, je l'avais écouté soliloquer : «Connais-tu le philosophe Alain Badiou? Non? Tu devrais lire son dernier bouquin!» Sous la menace de la fraiseuse, je promis. Quelques jours plus tard au centre ville j'achète Circonstances 2. Le livre s'ouvre tout seul au chapitre «Fragments d'un journal public sur la guerre américaine contre l'Irak». Je résume ici quelques points de vue de Badiou qui m'ont exaltée.

- «Un présent fait défaut», disait Mallarmé. Les guerres d'aujourd'hui, telle celle de l'Irak, n'existent pas car on ne déclare plus la guerre. Il n'y aura donc pas d'après-guerre non plus.

- Les guerres symétriques se jouaient entre puissances impériales comparables. Elles sont remplacées par des guerres dissymétriques présentées par exemple comme des guerres de libération — en dépit du fait patent que les populations locales ne voient pas les choses ainsi.

- Pour les Américains, le monde n'a pas d'existence objective. Il est la scène de la défense de leur confort. Leurs interventions ne sont plus de type colonialiste : ce sont des razzia qui visent au «vite fait, bien fait», puis retour at home avec un butin. Pour les Américains, il n'y a ni pays ni État ni peuple. Il y a des zones où se trouvent en cause le confort américain.

- Parfois, les Américains «se prennent les pieds» dans l'image qu'ils veulent donner de leur guerre. Ainsi cette image du drapeau américain planté après plusieurs jours de combat sur un petit port irakien : c'est une bavure journalistique car elle implique que l'on soit dans une guerre de conquête, d'occupation, et non dans la guerre libératrice qu'on a prétendu engager.

- On nous protège contre les vraies images de la guerre. Nous n'avons vu que les colonnes de débris jaillis de l'anéantissement de Hiroshima. Ils formaient cache sur les ensevelis, dont les visages innocents ne nous seront jamais connus.

- C'est certainement aux USA que l'ONU devrait envoyer des inspecteurs. Non seulement on y dispose de quantités prodigieuses d'armes de destruction massive, mais, à ce jour, ce sont eux seuls qui ont osé s'en servir à grande échelle, et qui menacent périodiquement de récidiver.

- Aujourd'hui, le devoir des Irakiens, selon l'envahisseur, est d'assumer leur non être militaire et politique. On voit mal comment cela se concilie avec la notion de libération.

- Dans l'Orestie d'Eschyle, la loi (la justice, le procès argumenté et public) se substitue à la vengeance, afin que l'ordre soit celui de la paix civile, et non celui de la guerre. La conception américaine de la loi est celle de la Bible protestante, non filtrée par la philosophie grecque. La vendetta planétaire paraît jugée compatible avec cette Bible. Mais non certes avec Saint Paul, qui disait : certes, la loi sans la détermination subjective n'est rien. Mais la vengeance dépourvue de pensée est moins encore.

- Destruction de l'Irak – comme État, comme pays, comme peuple – au nom de quoi? Au nom de l'axiome : mieux vaut une anarchie sanglante et coûteuse qu'un État qui, situé dans une zone stratégique, ne serait pas, ou ne serait plus, vassalisé.

Il est tard dans cette belle nuit d'août 2007 lorsque je finis ma lecture et éteins la lumière. La tête de la dame au voile de tulle noir vient rouler le long de mon lit. Qu'avait-elle fait, ce médecin et haut fonctionnaire du régime irakien, pour mériter la pendaison? Lorsqu'elle quitta notre hôtel, où elle avait prononcé sa conférence, partait-elle en campagne pour massacrer des Kurdes? Assassiner des Chiites? Ou bien fut-elle coupable par abstention, parce qu'elle avait eu peur des risques que comportait l'opposition à Saddam Hussein? Ou bien naïve au point de ne pas déceler le mal? Le monde pourra-t-il connaître un jour le contenu de son procès?
   Il est temps que je relise mes carnets rédigés en Irak…

*

Début 2002. J'attends le train sur un quai de la gare du Midi à Bruxelles; une voix familière, aiguë et fragile comme le son d'une clarinette, m'interpelle. C'est celle de la pédiatre Colette M. Elle m'avait entraînée, en 1989, dans un rude voyage parmi les blessés palestiniens, au moment épique de la première Intifada. Aujourd'hui, elle revient d'Irak et se sent frustrée; il lui semble qu'elle n'a pas réussi à lier assez de contacts avec le milieu médical. Elle me propose de joindre avec elle un groupe qui part sous l'égide de SOS enfants. L'embargo imposé par les États-Unis à l'Irak a des retombées néfastes sur la santé des enfants, notamment par les restrictions à l'importation de vaccins, d'antibiotiques, de vitamines. Je laisse passer un train, le temps de dire oui.

*

Nous partons en avril, soit un an avant le déclenchement de la nouvelle guerre. Notre groupe international est restreint mais hétéroclite. Il comprend notamment des Hollandais, des Français, des Espagnols, des Algériens. Ces derniers seront particulièrement utiles, puisqu'ils parlent arabe. Arrivés par avion à Damas, nous nous heurtons aux embûches administratives : langueur orientale, consignes du régime politique, auxquelles s'ajoute la variété de nos passeports, portant des cachets d'entrées et sorties en des pays «peu orthodoxes». Apparemment, chacun de nous pose un problème. Certains vont-ils rester sur le pavé? On vient nous distribuer des verres de thé. Des bus doivent être à la sortie pour nous emmener, mais de quelle patience sont-ils doués? Dans l'aéroport, des costumes bigarrés évoluent nonchalamment; nous sommes les seuls à nous énerver. Enfin nous voici dehors, au complet, et nous grimpons dans les trois bus qui vont être nos maisons roulantes pendant les 24 h que va durer le voyage jusqu'à Bagdad, pour parcourir 160 Km. Dans mon bus, la tactique des passagers pour dormir est variée. Un long garçon a hissé ses jambes sur le dossier devant lui. Elles vont encadrer la tête d'une jeune fille, qui, en somnolant, bourre les deux chaussures baskets comme des oreillers. Je me demande si ce garçon plié en épingle à cheveux pourra jamais se redresser, à l'arrivée à Bagdad. Moi, j'opte pour la tactique de rester éveillée, incitée à cela par l'intéressant gazouillis de ma voisine Eva. C'est une Espagnole très connue dans son pays : elle fut emprisonnée pendant trois ans sous Franco, sans être jamais jugée. Seule la mort du Caudillo la libéra. Nos bus vont s'insérer dans la file d'immenses camions bâchés qui avancent synchroniquement comme sur un tapis roulant. Ils ne portent aucune inscription. Aucun indice sur leur contenu ni leur origine. Marché noir à partir de la Syrie? Mais que pourraient alors contenir les camions que nous croisons en sens inverse? Quelle cave d'Ali Baba sous ces toiles anonymes? Ou bien le vide? Peut-être les camionneurs jouent-ils au transporteur, comme des enfants qui vivent dans l'hypothèse : «On disait qu'il existe encore des vivres et des médicaments à distribuer, dans le pays.» Le paysage, en tout cas, paraît vide : désert sans bosse, d'où se lève pourtant soudain une tempête de sable légère et dansante.
   «Ah, je suis contente de voir du brouillard, dit ma voisine espagnole. Chez nous, il n'y en a jamais.
   – Non, ce n'est pas de l'eau; regardez ces grains de sable qui voltigent.»
   Bientôt Eva s'agite et regrette que son equipaje (valise) soit enfoui sous les colis, et me demande si je n'ai pas une lanterne (lampe de poche) pour repérer sur la carte où nous sommes. La frontière irakienne recule avec tant d'opiniâtreté, que ma voisine s'interroge :
   «L'Irak existe-t-il? Chut! S'il est un mythe, il ne faut pas l'ébruiter, sinon les États-Unis diront qu'ils ne peuvent être accusés de mettre sous embargo un pays qui n'existe pas. Allons-nous, perdus ici, devoir imaginer Bagdad?». Il me semble qu'Eva a lu Borges.

*

Et voici qu'enfin l'Irak consent à exister. Sa frontière est matérialisée par un monceau de paperasses qui viennent apparemment d'être jetées sur le bord de route. Le garçon en forme d'épingle à cheveux fait de la gymnastique pour se déplier. En tant qu'humanitaires, nous sommes reçus dans un salon doré, un peu prison. Mais cette geôle a quelque chose d'oriental, avec des tapis et des coussins par terre, où la troupe s'alite, avide d'horizontalité. Si bien que les fastidieuses formalités nous paraissent trop brèves. Trop tôt, les douaniers viennent nous faire comprendre que nos caméras et autres impedimenta ont réussi leur examen de passage. Beaucoup d'entre nous font la sourde oreille, refusant de rentrer dans les cages à poules. Je sors parmi les premiers et m'arrête devant des parterres de tulipes rouges plantées dans l'aridité. La couleur existe. Je l'avais oublié. Finalement, dans le salon, la volaille humaine se hisse sur ses pattes, s'ébroue et va réintégrer les véhicules. On roule. Il fait chaud. Une houle de fronts luisants de sueur ondule au rythme des cahots. Dans un resto pour routiers, on mange avec les doigts, assis par terre. Aux «toilettes», de beaux robinets en cuivre semblent des vestiges de temps luxueux. L'Irak a un passé, c'est clair, mais l'époque où l'eau coulait des robinets semble révolue. Mes doigts resteront colorés de la sauce aux piments rouges, jusqu'à ce que je les suce un à un, pour passer le temps, dans le bus. Lorsque l'aube se lève, je distingue deux chacals qui traversent la route. Je les reconnais à leur dos oblique. Non, ce n'est pas un chirurgien du désert qui leur a amputé deux pattes.
   «Serait-ce un couple? demande Eva.
   – Ou bien deux femelles qui vont ensemble par peur des mauvaises rencontres?
   – Ou bien deux garçons qui viennent de faire connaissance au bistrot du coin?»
   Dans le désert, tout est prétexte à conversation. Et l'on roule encore. Pas de chameau. Rien, d'ailleurs. Enfin, voici un rideau de palmiers qui bordent de l'eau : l'Euphrate!
   «Si cela ne nous plaît pas, on peut toujours faire demi-tour, raille Eva.»
   C'est bien Bagdad, non pas rutilante comme dans les contes, mais reconstruite en béton beige comme le sol, après la guerre de 1991. Les mosquées patinées par le temps ou par les retombées de la guerre sont émouvantes — et fantomatiques —, au travers des aérosols de poussière de sable. Une vaste mosquée en construction pointe son armature squelettique vers le ciel. Pour l'implorer d'épargner à la ville une nouvelle guerre, ou pour menacer les ennemis de l'Islam? Au centre de la ville, une longue fresque est dessinée en noir sur beige, sorte de Guernica irakienne. Nous arrivons à l'Hôtel Palestine. Je loge au 16e étage. Vue sur le Tibre qui serpente, cet unique joyau scintillant que la poussière sablonneuse ne réussit pas à ternir. J'apprends que le Tibre se trouve aussi dans la bouteille d'eau de la salle de bain – sous forme de «Tibre amélioré». Il y aura de la turista.

*

Je raconterai très mal Bagdad. L'accueil que nous recevons est interprété par certains d'entre nous comme un signe d'indifférence à l'égard de notre mission, voire d'hostilité. Moi, je le ressens comme du découragement, du scepticisme sur la possibilité d'une aide venant d'où que ce soit. Colette aborde la situation avec l'optimisme de fer qui la caractérise. Elle nous réunit dans le hall de l'hôtel, elle énumère les contacts que nous allons avoir sur chacun des thèmes «Santé, éducation, statut des femmes, vie des quartiers». On lève le doigt pour choisir son thème. Pas question de papillonner, il faut nous renseigner en profondeur. Après on fera une synthèse «du tout». Les Irakiens sont-ils ouverts à de telles discussions? Colette possède-t-elle au moins des indices de leur implication? Les journées vont malheureusement s'effilocher, car sur le terrain aucune réunion avec des Irakiens ne se concrétise. (Lors de mes trois voyages en Chine, à l'invitation de la Fédération des Femmes chinoises, je ne leur avais certes pas arraché des secrets d'État. Mais, en bons joueurs de ping-pong, nos hôtes répondaient du tac au tac à nos desiderata.) Ici, on nous piège avec des visites touristiques et, le soir, dans la salle des fêtes du bel Hôtel Palestine, les haut placés du régime viennent discourir, «avec discussions venant de la salle». Mais comme partout, le conférencier dépasse son temps de parole et, au fur et à mesure que coule le temps, notre espace de questions se réduit à une peau de chagrin. Pour le décorum, on a prévu une panoplie d'interprètes. Un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, ancien ambassadeur à Paris, s'exprime :
   «Les États-Unis n'ont cure de vos protestations humanitaires contre eux. Quand ils se jugeront prêts à la guerre, ils se découvriront un prétexte. Les inspecteurs américains ont visité ici 500 installations — en détails, puisque cela a pris 8 ans. Leurs conclusions s'expriment au conditionnel : l'Irak pourrait avoir des armes de destruction massive, ou sinon pourrait en acquérir. Il pourrait les donner à des terroristes. En l'absence de faits, on peut imputer de telles hypothèses à bien des pays. Tony Blair dit que, lui, a des informations sûres. J'invite des inspecteurs britanniques à venir constater ce que nous avons. En fait, on fait traîner les choses afin de pouvoir prolonger les sanctions. En 1998, Kofi Annan a fait inspecter le Palais présidentiel. Il n'a rien trouvé… et ne l'a pas proclamé. Est-on tenu de parler de rien? Avant l'embargo, la classe la plus favorisée, c'étaient les enseignants, les professions libérales. Maintenant, il y a des très riches qui ont un compte en banque à l'étranger; les autres cumulent jusqu'à trois jobs pour boucler le budget de la famille.» Quelques autres orateurs défilent. Nous nous attendons à ce qu'ils se réfèrent souvent à Saddam Hussein, comme au petit père Staline en URSS, mais son nom ne fut pas prononcé. Certains indices nous laissent penser que nous avons affaire à des modérés qui essayaient de se distancer du régime.
   Dans la salle, j'ai pour voisins un Irakien et son épouse, une gynécologue kurde. On peut converser un peu car chacun, à cette réunion, parle plus ou moins anglais. À la sortie, la gynécologue s'insurge contre la notion de «sanctions collectives» invoquée par les Américains, mais qui n'existe pas en droit.

*

Par petits groupes de deux ou trois personnes nous partons visiter des hôpitaux avec, si possible, un de nos confrères algériens comme interprète. Nous voici à l'hôpital Saddam. Dans un pays qui clame que l'embargo porte atteinte à la santé, on s'attend à circuler parmi un corps médical surchargé. Mais les salles sont presque vides, et les médecins peu enclins au dialogue. Certains nous parlent par bribes, à la porte de leur bureau. Si les malades ne viennent pas, disent-ils, ce n'est pas faute de maladies, mais les gens ont perdu confiance : pourquoi aller s'enfermer là où les médicaments et les outils manquent? Il est vrai que l'hôpital ne peut prévoir ce dont il disposera : ce qui est autorisé arrive au compte goutte. Un médecin me dit que ce désordre est organisé par les États-Unis pour humilier, pour obliger à réitérer les demandes d'aide. Je ne comprends pas pourquoi cela se chuchote dans une atmosphère de conspiration car les faits décrits semblent bien en accord avec les récriminations officielles. En fait, on le verra plus tard, ces médecins mènent une autre vie, le soir. Au coin d'une salle vide, un enfant de deux ans est coiffé d'un masque à oxygène pour adulte qui lui emboîte mal la tête et laisse ainsi fuir le gaz. Son petit ventre halète, affolé. Il souffre d'asthme, pathologie fréquente à Bagdad, polluée par la fumée brune que crachent les moteurs des vieilles autos. Chaque enfant semble disposer d'une salle pour lui tout seul : voici un nourrisson né avec de l'hydrocéphalie, une atroce malformation. La maman n'ose plus regarder son bébé quand elle le lave. Lorsqu'une femme enceinte manque d'une vitamine, l'acide folique, le développement du fœtus se déroule mal : le canal rachidien, qui doit entourer la moelle épinière, se ferme mal. Le bébé naît avec la moelle épinière à nu, qui fait hernie dans le dos. J'avais vu de tels cas à Liège, à l'hôpital de Bavière, pendant la malnutrition de la guerre de 1940. Ici, la vulnérabilité du système nerveux exposé à découvert est tellement évidente que la famille entame déjà des prières funèbres. Nous fuyons. Nous voici dans une salle plus peuplée, où logent des enfants diabétiques. Leur glycémie est mal équilibrée car l'insuline arrive de façon capricieuse. Faut-il faire des réserves pour soigner de façon continue quelques enfants, ou bien agir au cas par cas en urgence, avec l'espoir que l'embargo se relâchera? Dans un coin, un enfant émacié n'a que la peau sur les os. Il est atteint de kwashiorkor, maladie que j'ai vue au Sénégal, et qui résulte d'un manque de protéines. Ici, le médecin sourit. «Cet enfant est arrivé à un bon moment car ce mois-ci nous avons de quoi le nourrir de viande et de poisson.» Des cris stridents parviennent d'une salle voisine. Gisant par terre à côté de son lit, une jeune femme hurle de douleur et se tord les bras. Nous apercevons un bébé qu'elle semble avoir rejeté loin d'elle. C'est le cadavre d'un enfant dont la peau est toute plissée. Il doit être mort de déshydratation. Nous nous écartons et j'ose parler au médecin. Lui ne dresse pas les bras en signe de révolte. Il les laisse tomber, soumis. Et même cynique. «Eh bien quoi? Il est mort de malnutrition, comme tous ses frères et sœurs. Et les parents continuent à mettre des enfants au monde. Espéraient-ils que celui-ci ferait son apparition dans un monde sans embargo? Quand il nous est arrivé, il laissait fuir par l'intestin tout aliment absorbé par la bouche. Des infusions continues par la veine l'auraient sauvé. C'est ce que je faisais avant 1991, du temps où le riche Irak pouvait importer le nécessaire. En fait, ce qui nous manque aujourd'hui pourrait paraître un détail : c'est le solvant nécessaire pour que l'injection par voie veineuse soit tolérée.» Maintenant, la grand-mère s'agenouille auprès du bébé bleu et l'entoure d'un tissu de velours bigarré. Elle va le déposer entre les voiles de la maman, dont les convulsions rejettent le petit paquet. Le médecin ne manifeste rien à l'égard de la famille. Il semble enfermé dans sa frustration. Puis la grand-mère sort vers le palier pour y hurler son indignation. Attirés par les cris, nos compagnons arrivent d'autres étages. Nous formons un public. La digne dame dans ses longs voiles noirs nous prend à témoin. Nous voudrions comprendre ce qu'elle dit, mais recourir à un interprète serait mal accueilli. Au cours de cette performance tragique évoquant Eschyle, nous percevons au passage les noms de George Bush et de Tony Blair. Il faut s'y arracher. Nous arrivons au secteur des isolements, où se trouve un enfant atteint de méningite.
   «Due à un méningocoque?
   – Non, nous vaccinons contre ce microbe-là. Il s'agit d'un vaccin récent, moderne, que nous préparons nous-mêmes. Ce sont les vaccins traditionnels que nous n'arrivons pas à fabriquer. Cela paraît bizarre mais c'est comme cela. Comme s'il nous manquait des recettes traditionnelles.»
   À la sortie de l'hôpital, nous retrouvons, assis sur le vaste escalier en pierre, le trio des deux dames en noir et du petit colis coloré. Des convulsions agitent toujours la maman. Au cours de cette espèce d'hystérie, elle laisse glisser le voile et sa somptueuse chevelure déferle sur les épaules. Prompte comme du vif argent, la grand-mère vient entortiller la belle tête dans un foulard solidement noué. Décidément, je veux essayer d'en savoir plus. Je rebrousse chemin et grimpe seule vers un autre étage de l'hôpital. En errant, je rencontre un médecin qui accepte de converser. Mais cela se passera debout, dans un couloir. Il parle anglais assez aisément mais n'a pas envie d'en dire beaucoup. Par peur d'être mal vu par une hiérarchie hospitalière? Qui erre où? Ou bien par simple découragement? Humiliation, c'est le terme que nous entendrons le plus souvent. Il répète combien il est humiliant de devoir dépendre de ceux qui régissent capricieusement, le troc de médicaments contre le pétrole. «C'est comme s'ils jouaient notre sort aux cartes… Mais nous en sortirons sans avoir besoin de votre pitié. Nous nous en tirons déjà mieux. La formation de nos jeunes médecins reste excellente mais ils en ressentent davantage la frustration de devoir interrompre un traitement commencé». «Pas besoin de votre pitié»… peut-être est-ce la clef de la manière dont nous sommes reçus. (Lors de mes visites en Palestine, on voulait au contraire expliciter les malheurs et on nous demandait d'aller crier notre indignation chez nous.) Nos incursions dans d'autres hôpitaux rapporteront peu d'éléments différents. Bien maigre récolte pour une enquête demandée par SOS enfants.

*

Le soir à l'hôtel, une autre face des choses apparaît. L'un ou l'autre médecin sont venus bavarder discrètement avec nous.
   «Nos heures de travail à l'hôpital, disent-ils, c'est devenu de la façade. Le soir, à notre cabinet privé, il y a du monde. Nous prescrivons des antibiotiques et autres médicaments nécessaires, passés par l'une de nos frontières.
   – Mais c'est cher?
   – Très cher, répondent-ils de façon à la fois amère et agressive. On réintroduit ainsi l'inégalité sociale… Ne vaut-il pas mieux sauver des enfants de familles aisées que pas d'enfants du tout?»
   Un autre insiste :
   «Il n'y a pas si longtemps, j'étais encore enthousiaste pour les activités d'éducation sanitaire, que l'on nous avait enseignées en faculté. Mais cela n'a plus d'emprise sur les gens. Ils ont la tête ailleurs. Comment songer à se laver les dents, quand on cherche à trouver de quoi manger? Comment ne pas hausser les épaules quand on préconise des programmes de vaccination alors que les vaccins ne seront disponibles que de façon erratique? Et quand une maman donne naissance à un bébé qui présente une cataracte due à la rubéole, cela lui fait une belle jambe si je lui dis : c'est la faute à l'embargo. Nous avons manqué de vaccin contre la rubéole. Et vous, ajoute-t-il en se tournant vers moi, vous n'avez pas à nous apprendre comment on conduit une campagne de vaccination…Pouvez-vous nous démontrer comment vacciner avec de l'air?»
   Le dernier soir, j'oserai demander à l'un de ces médecins comment la «médecine du soir» est vue par les autorités. Mal. Ici non plus le nom de Saddam Hussein n'est pas prononcé. Ce régime, s'il tombe d'une façon ou d'une autre, ne va-t-il pas basculer vers la dictature de l'argent? Pourquoi le pendule de la politique ne pourrait-il s'arrêter entre deux extrêmes?

*

Un soir, nous assistons, subjugués, au discours du docteur H., qui occupe un poste élevé au parti Baas. Cette très belle femme, auréolée d'un léger voile noir transparent, vague allusion à la tradition, nous parle de façon un peu décousue, sans obéir au discours dont on nous donne copie.
   Sans préambule, elle choisit de donner d'abord un cours sur l'uranium appauvri. Cela sent la propagande antiaméricaine mais a le mérite d'éviter les préambules filandreux.
   «Le déchet de la production d'uranium, sous la forme d'oxyde, se présente comme une poudre de céramique insoluble dont les particules, après inhalation, passent dans le sang et se déposent dans les reins. Il se produit une irradiation de l'intérieur, éternelle pour l'individu, puisque la demi-vie de ce produit radioactif atteint un million d'années! Le Koweit ne reçut pas de bombes nanties de ce produit. Si l'on a voulu l'épargner, c'est parce que la dangerosité était connue. (Chez nous, c'est en 1993, deux ans après la guerre, qu'un Irakien avait sonné l'alerte. On lui avait répliqué que le niveau de radioactivité était très bas et ne pouvait être invoqué contre les États-Unis. Puis en 1997, on décela le sel d'uranium dans le sol, les plantes et la chaîne alimentaire. Il fut alors rétorqué qu'il n'y avait pas de preuve que des particules d'uranium se retrouvaient dans le corps humain. Pourtant, en 1998, le Canadien Sherman décela ces particules, à raison de deux microgrammes par millilitre, dans les urines de 30 vétérans, américains et irakiens – or on est déjà sept ans après la fin de la guerre.) En théorie, cette irradiation interne peut diminuer les défenses immunitaires, causer des cancers et des anomalies génétiques. Ceci semble le cas pour le sud du pays, où eurent lieu les bombardements. Médicalement, on peut diminuer ces risques en absorbant des antioxydants, des vitamines A, C et E, mais l'embargo prive le pays de ces produits. En effet, contre des livraisons de pétrole, l'Irak ne peut recevoir que des contingents de riz, sucre, thé, farine, huile. Si l'on consulte les lois internationales, on n'y trouve pas mention de l'uranium appauvri. On n'imaginait pas que ce déchet radioactif pouvait être récupéré pour utilisation. Mais ces lois interdisent bien les procédés de guerre qui ne font pas la discrimination entre les civils et les soldats, de même qu'elles interdisent les armes capables d'effets s'amplifiant avec le temps.»
   La conférencière s'arrête, nous regarde un moment, puis continue. «Les résolutions de l'ONU, en 1991, ont été acceptées par l'Irak et appliquées. Alors, pourquoi maintenir les sanctions? On invoque des prétextes : que nous soutenons le terrorisme, nous fabriquons des armes, nous mettons des bâtons dans les roues des inspecteurs. Or, quand l'Irak vend du pétrole, l'argent va à une banque française. Nous ne sommes pas maîtres de cet argent et ne pouvons donc l'utiliser pour financer du terrorisme ni pour faire les armes sophistiquées des guerres modernes. Nous sommes tellement soupçonnés que l'on nous a refusé les petits appareils qui servent à examiner les tympans des enfants!»
   Elle poursuit : «Je travaillais dans un laboratoire universitaire de biologie au moment où les inspecteurs ont fouillé tous les laboratoires du pays. A leur passage, nous eûmes à remplir, pour chaque appareil, un questionnaire en 13 points : date de l'importation? Fournisseur? Port d'entrée?... Or, par horreur du gaspillage, nous utilisions encore d'anciens microscopes et frigidaires pour lesquels ces renseignements avaient disparu. Nous avons donc dû laisser en blanc certaines de ces questions; et l'on nous a accusés de faire obstacle à l'inspection. Ceci a prolongé les sanctions de six mois.»
   La conférencière ne suit pas un ordre bien établi. Elle revient aux dommages corporels causés par l'uranium appauvri. «Des experts affirment que les particules ne peuvent parvenir jusqu'à la moelle et ne peuvent donc causer des leucémies. Dans le sud du pays, nous avons enregistré six fois plus de cancers depuis 1991. Il y eut 15 cas dans une même famille. Mais pourquoi donc, direz vous, l'OMS ne vient-elle pas enquêter elle-même? Parce qu'il lui manque l'autorisation de l'Agence de l'énergie atomique de Vienne. Alors, cher public qui êtes venu ici comme témoin, allez donc dans le sud et voyez par vous-même.»
   Après cette harangue simpliste, il faut le dire, nous marquons une pause. Je parle avec une généticienne française, venue ici avec un autre groupe. Elle me dit que les pathologies sont tellement noyées dans les effets de la malnutrition, des maladies infectieuses, de la pollution citadine, qu'il est difficile de dégager, dans ce bruit de fond, des méfaits spécifiques de l'uranium.
   Un débat avec la salle s'amorce. Un auditeur rappelle que Cornell, à l'ONU, a fait sensation en brandissant une fiole venue d'Irak, et qui contenait des bacilles du charbon.
   «Madame, vous avez vu cette fiole à la télévision, était-ce bien ce méchant bacille du charbon?»
   Madame H. sourit :
   «Il est vrai que l'image de ce bacille est très caractéristique… mais vue au microscope, évidemment – et non depuis un banc à l'ONU. Personne ne pouvait l'identifier de là. Il fallait faire confiance à Cornell. Par contre, les inspecteurs américains venus dans nos laboratoires disposaient de microscopes permettant de reconnaître ces bacilles du charbon : de longs bâtonnets rectangulaires au sein desquels apparaît une sorte de sphère translucide, qui est la spore en formation. Ils n'en ont pas trouvé. Qu'aurions-nous pu en faire, d'ailleurs? Des spores de charbon, c'est «bon» pour aller en semer loin de chez soi, chez l'ennemi que l'on va attaquer. Mais parcourir son propre territoire en semant des spores comme le petit Poucet, ce serait une bavure.»
   Et la conférencière marque un temps d'arrêt.
   «En fait, dit-elle d'un air candide, cette bavure survint aux États-Unis. Et elle rappelle les spores de bacilles d'anthrax qui furent envoyées sous enveloppe à des membres du gouvernement américain, au risque de contaminer aussi des postiers. Avec pour résultat 22 personnes atteintes, dont 5 sont mortes. On récolta plusieurs souches et on les identifia comme semblables à celles cultivées au laboratoire militaire de Fort Detrick. Je n'insinue pas, dit madame H. que l'halluciné qui a volé des fioles ait été un honorable citoyen américain. Quel que soit le suppôt d'El-Qaida responsable du larcin, la morale à tirer de cette histoire, c'est qu'il est inepte de tenter le diable en cultivant des microbes aussi dangereux : ils risquent de retomber sur le nez de vos concitoyens.»
   On annonce qu'il n' y a plus de temps pour poser d'autres questions. La belle dame aux yeux doux quitte l'estrade sans finale grandiloquente. Elle se dirige vers la porte… et vers la pendaison — exécution qu'elle subira quelques années plus tard, après la chute du régime de Saddam Hussein.

*

L'avant-dernier jour, nous sommes abordés par des Irakiens qui voudraient nous parler librement, pas dans cet hôtel, et en groupe restreint. Avec eux, nous errons dans Bagdad et élisons un café particulièrement bruyant : c'est plus sûr, disent ces jeunes confrères scientifiques. Hum! C'est tellement «discret» que le boucan empêche toute communication. La soirée s'avance, et les citoyens d'ici vont apparemment se coucher assez tôt. Froussarde, je demande s'il y a un couvre-feu. Pas encore, ricane l'un de nos interlocuteurs. Comme s'il entrevoyait le pire? Notre petit groupe d'environ une douzaine reste confronté aux chants venant de la télévision. Le cafetier, coopérant, et même intéressé par notre débat, coupe le son et éteint aussi le climatiseur qui soufflait, exténué. Autour de la table, c'est une jeune Irakienne, les cheveux noirs à l'air libre, qui commence à parler. Ses propos ne seront pas très différents de ceux du dirigeant officiel de l'autre soir.
   «Quand l'Irak veut importer quelque chose, il doit demander l'autorisation au comité de sanction. Lequel est pratiquement le double du Conseil de Sécurité, selon elle. Quand il y a blocage d'une demande, il vient des États-Unis dans 90% des cas, et du Royaume Uni pour le restant.»
   Un autre prend la parole :
   «Le blocus de la nourriture est devenu presque nul. On chuchote que c'est, en partie, sous la pression de la firme N., qui cherche à placer ses produits de nutrition – alors que nos médecins organisent des campagnes de promotion de l'alimentation maternelle.»
   Maintenant les interventions fusent.
   «Nous recevons même des aliments frais!
   – Mais on ne les achète pas parce qu'ils sont trop chers. Ces magasins manquent de clients suffisamment fortunés! On nous fait acheter à l'étranger des choses qui viennent pourrir ici. Gaspillage!
   – Dans d'autres secteurs cela va mieux. Si l'on nous refuse l'importation d'une machine agricole, les Nations Unies peuvent faire objection; et elles interviennent effectivement. Par contre, une ambulance nous a été refusée récemment, parce que cet "outil" ne figurait pas sur la liste verte.
   – On vient d'évoluer vers des «sanctions intelligentes». Depuis 1999, la logique a été renversée : tout est acceptable sauf ce qui figure sur une "liste des inacceptables".
   – Mais on fait traîner les choses : ainsi, on nous a refusé des pots de peinture pour protéger les docks des ports et les bateaux.»
   L'un de nos interlocuteurs s'agite, mal à l'aise :
   «Nous sommes là, à nous exposer, presque à une vitrine, et éclairée! Tout cela pour informer une si petite poignée d'étrangers… qui ne pourront rien influencer!»
   Un autre rétorque :
   «Si nous étions dans le noir, nous serions encore plus suspects!»
   Chacun se serre la main, sous les lampes, et nous les étrangers, bras dessus bras dessous, regagnons notre hôtel, tandis que nos interlocuteurs se fondent dans la nuit. L'un d'entre eux prend la même direction que nous. Un peu solennel, prémonitoire, il soupire :
   «To liberate Irak from whom? What other kind of terrorism is waiting for our children?»
   Libérer l'Irak, mais de qui? Quelle autre sorte de terrorisme attend nos enfants?

 

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