Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CHARLES D'YDEWALLE : GEÔLES ET BAGNES DE FRANCO (1946)(1)

Journaliste catholique politiquement marqué à droite, Charles d'Ydewalle avait publié en 1932 aux Éditions Rex, quand la maison de la rue Vital-Decoster se voulait surtout tribune d'un mouvement de jeunesse, un petit livre intitulé le Midi rouge. En 1941, il fut chargé de gagner Londres pour rendre compte de l'état de la société belge aux «huiles» ayant quitté le pays — une mission qui était aussi de nature à le servir dans sa collaboration de journaliste avec la Nation belge. Arrêté sans passeport par la police espagnole en novembre, alors qu'il se dirigeait vers Lisbonne, il fut enfermé comme suspect à la Carcel Modelo de Barcelone. De là, il fut transféré au camp de Miranda, sur l'Ebre. Ce qu'il appela son «intermède» espagnol durera huit mois pendant lesquels il eut l'occasion de fréquenter les hôtes des prisons franquistes. Il racontera son expérience en 1946 dans Geôles et bagnes de Franco.
   Ceux-ci, faut-il y insister, comptaient un nombre réduit de catholiques intimement attachés à la religion et la pratiquant formellement. Charles d'Ydewalle estime celui-ci à une soixantaine, sur les huit mille prisonniers de la Carcel Modelo. À Madrid, l'établissement pénitentiaire nommé Santa Engracia renfermait quatre personnes faisant leurs Pâques, sur mille neuf-cents(2). Contraint d'assister à la messe, «le restant, à l'élévation, blasphémait sourdement». Pour un catholique de droite chez qui l'appartenance confessionnelle se colorait de sentiment aristocratique, la foi ne constituait pas seulement un critère essentiel de personnalité, d'identité, mais le fondement d'une ligne de partage moral que l'expérience du milieu carcéral va régulièrement ébranler, mais qui se trouve non moins spontanément réaffirmée. Disons tout de suite que Charles d'Ydewalle, dans son livre, demeura fidèle à ses idéaux nationalistes et chrétiens avec une sincérité, une loyauté qui refusaient le maquillage littéraire ou idéologique. Il n'était pas facile, pour un tempérament comme le sien, de se masquer les excès et contradictions d'une guerre où son camp pratiquait avec la plus grande rigueur la devise «Por Dios, la Patria y el Rey». Il n'était pas davantage aisé, à Modelo, de maintenir incroyance et marxisme dans la diabolique catégorie de l'«intrinsèquement pervers».
   D'Ydewalle y fut logé à la cinquième galerie, dans la rangée des étrangers. Le gardien chargé de l'appel, raconte-t-il,

Passait devant les numéros 542, 543, 545, arrivait au bout de la galerie, et faisait demi-tour. Là commençait la rangée de nos vis-à-vis, les condamnés à mort. D'abord la cellule des futurs étranglés ou criminels de droit commun, assassins du temps de paix, assez rares d'ailleurs et soumis à une spéciale surveillance. Alors seulement, les condamnés à mort pour délits politiques. Pour eux, l'appel était un peu plus méticuleux car, quelquefois, leur nombre avait changé le matin tôt, entre trois heures et trois heures et demie. Mais ceci est une autre histoire. Pour l'officier de service, il n'y avait pas de quoi se tromper beaucoup. À la porte de la cellule, une paillasse gisait avec du linge et quelques provisions. C'était tout ce qui restait du prisonnier de la dernière nuit, un peu de paille et de loques(3).

On voit comment la manière de narrer, c'est-à-dire aussi de juger, est illustrée dans ce passage. Le trait est sec, la syntaxe peu démonstrative; l'émotion, comme la critique, s'exprime surtout dans la juxtaposition des faits. Pareille neutralité stendhalienne, qu'on ressent comme de la pudeur, ne manque pas d'efficacité. On admettra qu'elle en aurait davantage si le vocabulaire du sentiment et du jugement ne manifestait pas si souvent quand il est question des milieux de droite. «Le meilleur homme que j'aie connu dans la prison», écrit d'Ydewalle, fut un officier monarchiste, «exalté et humanitaire», «tout bon et compatissant» :

c'était un secrétaire de mairie, ''Andalousie, un honnête fonctionnaire catholique et carliste, dont les rouges avaient stupidement brûlé la maison. Pour le dédommager, on lui avait trouvé un petit poste tranquille. Que faire d'un chômeur en Espagne en ce temps-là sinon le nommer gardien de prison? Ce petit Andalou bienveillant et consciencieux, qui n'avait jamais tué, fut préposé à la cinquième galerie, celle des étrangers et des mourants(4).

La question du lexique, chez d'Ydewalle, prend un caractère à la fois banal et délicat. La langue est celle d'un aristocrate qui use d'un vocabulaire de caste avec tant de naturel et si peu de scrupules qu'on est tenté d'écarter à la longue comme folklorique une terminologie de Camelot du Roi. Quand joue à ce point le réflexe machinal, les mots ne comportent-ils pas plus ' 'arbitraire neutralisant l'idée que de connotations caractérisant l'intimité d'une conscience? C'est qu'à Modelo se distinguent, dans le même champ politique, deux types d'hommes : le «plébéien» et l'autre. Dans ce camp des «hommes du monde» figure en bonne place l'avocat Luner, «intellectuel en diable, riche, éloquent et ancien commissaire de brigade(5)». L'importance accordée ici à la «distinction», voire au «chic», pourrait dans les meilleurs de cas être interprétée comme une manifestation assez naturelle d'attachement à la dignité physique, reflet du moral. Le regard serait plus acceptable, ou disons moins suspect, s'il n'était plombé d'une lourde imagerie du «plébéien», renvoyant non moins fortement à une discrimination morale. Du côté des «gueux» enfermés à Modelo, dans le «coin populacier», règne le»goût canaille des jeux de main(6)». On y rêve moins de démocratie et même de pouvoir populaire, apparemment, que de boucherie sanglante.
   À côté de Luner, une autre figure de type révolutionnaire se détache, qui joint à la nature populaire celle de «l'espèce». Le Français Luxembourg, condamné à douze ans de prison, cumule le défaut d'être juif.

Luxembourg était un parisien moyen, de l'espèce retentissante et vulgaire, fils d'un boucher de la Villette et d'une bouchère… (7)

Ce «boute-en-train du milieu étranger» savait retracer l'itinéraire funambulesque l'ayant conduit de la nausée devant les vices de l'Occident à une Révolution qui l'avait trompé après avoir abusé l'Européen moyen. Un engagement quelque peu hasardeux se réduisait chez lui à «une bordée formidable de jurons et d'épithètes obscènes à Franco, aux puissances financières et aux curés».
   Au-delà du clivage des natures et des mœurs, le témoin doit bien s'élever, ne serait-ce qu'un moment et par principe, à une considération plus générale des acteurs du drame. Plusieurs des compagnons de Charles d'Ydewalle étaient «des terroristes qui, vaincus, subissaient une autre terreur, plus organisée, plus allemande en somme, en attendant une nouvelle revanche(8)». Égal recommencement de la barbarie — quand Dieu, faut-il croire, abandonne l'homme à lui-même.

«Justice de Franco» répétaient les prisonniers. Mon Dieu, Franco, et ceci n'est pas une excuse, ne faisait que les imiter. Sa justice se confondait avec la vengeance, moyen affreux, remède horrible, cause de maux plus grands encore. Depuis 1936, la loi du Talion régnait en Espagne.

Ces terroristes connaissaient trop bien la chambre des tortures de la Prison Modèle «pour y avoir été tour à tour bourreaux et suppliciés»; ils «ne rougissaient ni de leur ancien métier, ni du nouveau», après avoir joué «à qui aurait détroussé des cadavres de curés et incendié des églises». En somme, «à la Tchéka de Negrin avait simplement succédé la Tchéka de Serrano Suñer».
   Il nous faut maintenant voir comment cette mise en parallèle fut déséquilibrée tantôt par l'appartenance catholique, tantôt et en sens inverse par le sentiment chrétien. Les conversations des prisonniers sur la signification historique de la guerre ne manquent pas de traduire dans les termes habituels l'opposition des deux partis.

Que de fois, aux beaux jours de la liberté, le partisan de Franco m'avait répété : «C'est chez nous que la Croisade a commencé contre le Bolchevisme. Si vous n'y prenez garde, vous aurez le Frente Popular chez vous. Nous avons fait la Reconquista, et Lépante, et nous avons découvert l'Amérique. Nous reprenons la grande tradition. Nous libérerons l'Europe…» Et le rouge en soupirant, me répondait dans le grand triangle du patio : «Vous l'avez voulu, vous Anglo-Français qui avez organisé la non-intervention. Blum et Chamberlain n'ont pas voulu écraser le fascisme tout de suite… En 1939, ils l'ont eu chez eux(9)

On devine que Charles d'Ydewalle, entre les deux versions, se trouve quelque peu prisonnier de ses convictions. Après avoir distingué entre un phalangisme opportuniste — qu'il qualifie de «matérialiste»… — et la vraie défense de la foi, il résume ainsi le conflit :

Tout le problème de la dictature espagnole est là. Un soldat catholique, homme loyal et droit, Espagnol fervent, rêve en 1936 de sauver son pays de l'effroyable anarchie du Front populaire. Sur le sanglant désordre de cette époque, mes camarades ne tarissaient pas de détails enthousiastes. On fusillait dans la rue, pour le plaisir, tous ceux qui s'opposaient à la révolution en marche. Franco, soldat catholique, accourt des Canaries […]. Peu de sang. Quelques fusillades sommaires sous le ciel fuligineux et plombé d'Andalousie suffisent à ramener l'ordre dans ces villes où, hier encore, le «Frenté Popular» s'en donnait à cœur joie. Mais le coup échoue […]. Au lieu d'un Pronunciamento, c'est une longue guerre civile où, de part et 'autre, rouges et blancs font appel à des étrangers, plus ou moins mercenaires…

Il ne m'appartient pas de commenter l'historicité de ce type de texte. Par contre, des prolongements allant dans des directions opposées attirent l'attention de l'analyste textuel, dans la mesure où se donne à lire la succession même des phrases, dans un discours que son caractère elliptique rend parfois assez ambigu. En voici un exemple. Un colonel nommé Bottai, qui s'était rallié aux républicains, présente la caractéristique d'être un des seuls insurgés dont d'Ydewalle dit comprendre les motivations. «Peu d'Espagnols me parurent plus sérieux, plus dépourvus d'affectation, plus sincères aussi. Sa thèse était que Franco, en 1936, avait forfait à l'honneur et au serment militaire.» Le manquement à l'honneur : voilà un grief «sérieux». Réfugié à Marseille, Bottai alla voir le consul d'Espagne «pour lui demander où était le devoir d'un véritable officier». Le consul répond : «Cette préoccupation vous honore. Vous étiez capitaine dans l'armée régulière avant la révolution. Vous voici lieutenant colonel dans l'armée insurgée. Le Caudillo, grand et magnanime, vous rendra votre ancien grade.» «Le colonel Bottai, noblement, rentra à Barcelone et y redevint capitaine d'artillerie. Franco avait tenu parole. Seulement, Serrano Suñer s'occupant toujours de l'aspect politique, condamna le capitaine à trente ans de prison…» D'où sa présence à Modelo(10).
   Ce ne sera pas la seule fois, dans le récit de Charles d'Ydewalle, où le comportement personnel, conforme à «l'honneur», du général sera porté à son compte tandis que les excès seront imputés à l'entourage, et on peut soupçonner que la possibilité d'un Caudillo glissant «vers une demi-démocratie», «sage et raisonnable» relève des espérance de l'auteur(11).
   Nombreux sont pourtant, par ailleurs, les passages où est évoquée «l'infamie du régime(12)». On en évoque les «horreurs», sa «façon officielle d'assassiner(13)».

Ces condamnés qui chantaient, à la fin d'une messe qu'il blasphémaient, les louages de «Dios, la Patria y el Rey», en attendant au nom des mêmes principes sacrosaints, de rouler sous le feu d'un peloton d'exécution, c'était sans doute la plus admirable farce de l'histoire contemporaine(14).

L'humour, l'ironie deviennent alors le refuge amer où la conscience ressent plus durement encore l'absurdité de l'alliance entre fascisme et christianisme. Une seule fois, les prisonniers que côtoient d'Ydewalle eurent l'occasion de voir leur famille autrement qu'au parloir. Il raconte :

Cinq cents personnes dans une immense galerie, comme celle des singes du Zoo, parlaient à voix très forte aux hommes en cage et comme leurs voix se couvraient mutuellement, très vite ils haussaient le ton. Ils criaient enfin à tue-tête. […] C'était bien là qu'on reconnaissait que la prison n'est pas faite pour une moitié du pays(15).

L'ironie devient violence quand la conscience catholique se heurte à une aventure comme celle que connaît le Père van Haken. La crise, alors, doit s'exprimer. Religieux barnabite de l'avenue Brugmann, celui-ci avait eu des démêlés avec les rexistes et la police allemande pour s'être «livré en Belgique à tous les jeux dangereux(16)». En fuite, il fut arrêté à Barcelone et finalement incarcéré à Madrid, à la prison de Torrijos. «Un couvent naturellement», précise d'Ydewalle, «avec une jolie chapelle». Celui-ci abritait aussi des novices et leurs élèves, «ces novices qui attendaient, sans s'en douter, que le peloton d'exécution, au-delà des vitraux blindés, fournît quelques nouvelles orphelines à leurs soins maternels». Le régime des prisonniers y était plus rigoureux encore qu'à Modelo, où «la bastonnade sévissait», «avec quelques raffinements chinois dont les organes sexuels étaient les premières victimes et dont certains Serbes s'étaient, devant moi, vantés d'avoir fait usage aux dépens des Oustachis». Torrijos y avait au besoin ajouté l'épreuve de la chaise électrique.

Que tout le sang généreux versé par tant d'intrépides catholiques d'Espagne, de 1936 à 1939, ait abouti à pareille obédience à la Gestapo, n'est-ce pas une des humiliations les plus dures qu'un soldat chrétien puisse concevoir? J'avoue que, lorsque le Père van Haken me raconta son histoire à Miranda, où je partageais sa baraque, je sentis, pour la première fois depuis longtemps, une grande tristesse m'envahir et quelque chose comme du découragement.
[…]
Écho des bastonnades et cris des agonisants. Hommes titubants aux yeux révulsés sortant de la chambre des tortures. Est-ce que tout cela, comme notre propre emprisonnement de Barcelone, n'avait pas l'air d'une incroyable méprise…?

La contradiction qu'offre un christianisme dévoyé peut cependant se neutraliser dans le rapport qu'entretiennent la Vérité générale et ses exceptions, quand il est admis que celle-ci n'a pas à tenir toute la comptabilité des erreurs et de ce qui les dépasse. «Le Père van Haken, à tous ceux qui tenaient l'Église romaine pour responsable de ces turpitudes affolées, opposait un vivant démenti». Chez les «mangeurs de curé», «pour la première fois, il apparut que l'Église n'avait point partie liée avec les fascistes». «Van Haken disait joyeusement : "Vous voyez bien que ce n'est pas vrai. Puisque je suis ici".»
   Il n'est pas facile, après avoir évoqué ces moments de crise de conscience, de revenir au fond idéologique sur lequel ils se détachent. Celui-ci est sans surprise. Les rouges, qu'ils appartiennent à la catégorie des dirigeants historiques, des combattants par idéalisme ou des militants anonymes, n'y sont guère flattés. On voudrait que seul l'esprit du pittoresque anime le tableau consacré à ces derniers, enfermés au camp de Miranda, où d'Ydewalle resta cinq mois.

Je ne sais pourquoi, parmi cette tour de Babel de Miranda, l'État espagnol avait mêlé cinq cents malheureux petits êtres rachitiques, gamins de trottoirs et rigoles, ramassés dans les poubelles, trop jeunes pour avoir participé à la guerre de 1936-1939 et cependant classés Rojos. Beaucoup à vingt ans, en1942, avaient vécu six années de bataillons disciplinaires. Sous-alimentés, jaunis, gringalets mal venus, raclure sociale beaucoup plus misérable que les militants de Carcel Modelo, ils accomplissaient quelques travaux lourds et, pour le surplus, ils mendiaient.

Sautons ici quelques lignes racontant comment ils essayaient de remédier à une terrible sous-alimentation.

Nous les traitions comme des boys, on les payait comme des boys, et ils recevaient des aumônes ou des coups de pied. Ils revenaient toujours plus insistants avec des appels plaintifs : Sobra Sopa (restant de soupe)(17).

Le sentiment de pitié tenace conservé par d'Ydewalle peut s' étendre aux véritables militants antifascistes, non moins gratifiés de l'un ou l'autre trait politiquement acéré, voire insidieux. Prenons le groupe des Italiens. S'y distingue «un petit monsieur modeste et souffreteux» qui «passait pour avoir été ministre des Affaires étrangères». Ce «petit homme honnête»était travaillé du «goût démoniaque de la politique». «Brouillé avec le fascisme, il avait gardé la rage d'avoir raison»; «L'Espagne lui retira son permis de séjour. Où aller? Ni l'Italie ni la France ne consentaient à lui ouvrir leurs portes. Ces professionnels de ' 'antifascisme portent avec eux, pour la vie, la vie indélébile de leur métier(18)».
   Le groupe des Français offre plus d'occasions de livrer un sentiment de classe, voire de race. Robert et Renaud sont deux Français qui, pris sans papiers, se sont déclarés Alsaciens, c'est-à-dire demi-Allemands(19). Le premier donne l'image d'un garçon «révolté, farci d'idées communistes», mais «droit et bon» : aussi se sauve-t-il par son «sens de l'honneur et du drapeau». Son compagnon se définit comme un «professionnel de la crapule», moins outillé cependant que le Juif Luxembourg, déjà présenté. Travaillant aux États-Unis pour la Fox-Moviétone, ce fils de la Villette «était venu à Barcelone pour filmer des actualités»», en 1936.

Il avait tourné des embarquements de viande et de fruits en avion, tous débarqués sur place aussitôt après l'opération, ceci pour montrer aux foules anglo-saxonnes que l'Espagne expédiait ses dernières caisses de vivres à ses intrépides combattants. […] Nul ne connaissait, comme lui, les faux combats, fabriqués par les grandes entreprises cinématographiques, les champs de mines qui sautaient pour la Fox-Moviétone dans la banlieue de Barcelone, à trois cents kilomètres du front(20)

Obscur artisan de la «supercherie» républicaine, il sera à son tour victime de celle-ci. D'Ydewallle insiste sur la désillusion bien compréhensible de «l' expert en mensonge», «puisque Negrin et sa bande avaient trahi, achetés par des banquiers fascistes». Cette nature «retentissante et vulgaire» partage au moins ceci avec l'avocat Luner, rebelle aristocrate qui ne ménage pas non plus la Gauche socialiste.

Jamais les dirigeants du Frente popular, asservis aux puissances de l'argent, n'ont osé faire leur devoir, et appliquer les lois qu'ils promettaient. Qu'ont-ils fait en matière agraire, par exemple? Rien du tout. Pris dans leur propre désordre, ils nous ont joué une comédie. J'étais d' abord socialiste. Quand j'ai connu cette supercherie, j'ai passé au communisme. J'en étais là quand la brigade dont je m'occupais, trahie, a été encerclée sans défense(21).

Il serait difficile et injuste de refuser aux témoignages rapportés par d'Ydewalle tout fondement historique. Les conversations dont il fait état donnent comme exemple d'abandon par les socialistes l'épisode de la chute de Madrid. Elles mettent volontiers celle-ci au compte de Julian Besteiro, l'ancien président du parti. Les dirigeants communistes n'étaient du reste pas à l'abri du même reproche, selon un historien généralement considéré comme objectif(22). Alors que «le gouvernement et les chefs communistes avaient pris la fuite», les divisions aux ordres des militants, autour de Madrid, «étaient elles décidées à se battre». Ceux-ci, «abandonnées par leurs leaders», ne savaient plus «quelle ligne de conduite adopter».
   L'attitude de ces derniers est bien sûr évoquée en termes plus rudes dans les conversations rapportées par d' Ydewalle. C'est de trahison qu' il est ici question.

La preuve était faite, paraît-il, par la chute de Madrid où Besteiro et le général Miaja avaient capitulé sans conditions, après de louches pourparlers, comme Bazaine dans Metz. Madrid ' 'était pas condamnée. Elle pouvait se défendre encore. La preuve en était que Besteiro, le docteur du socialisme espagnol, le Vandervelde ibérique, l'homme sage, n'avait été condamné qu'à trente ans de prison. Pourquoi trente ans? Par quelle lubie singulière ce maître en révolutions n'avait-il pas été condamné à mort? Les condamnés de Carcel Modelo n'hésitaient pas. Besteiro avait trahi. Il était mort en prison sans doute, mais de vieillesse et de maladie, à l'infirmerie et dans un lit. Cela suffisant.

On dira aujourd'hui, plus sereinement, que la «compromission» de Besteiro n'alla pas au-delà du compromis casadiste et que, tuberculeux et fatigué, résigné, il attendit à Madrid l'arrivée d'un Franco sur la pitié duquel il comptait. À défaut d'une intervention directe du caudillo, le ciel se chargea lui-même du sort du «Vandervelde ibérique» puisque celui-ci mourut en prison «à la suite de mauvais traitements».
   L'antienne de la trahison ne manque pas de rythmer, en discours direct cette fois, le passage en revue de la galerie des personnalités républicaines, en particulier quand elles appartiennent au monde intellectuel (à quel point la haine du savoir peut contaminer les âmes les plus sincèrement éprises d'idéal!). Marañon et Perez de Ayala prennent ici place aux côtés des frileux boutiquiers du socialisme.

Tous étaient en lieu sûr. Azaña, le Président de la République, était mort en exil, mais dans un bon lit(23). Negrin était à Londres, Araquistain et Alvarez del Vayo, Albornoz et Largo Caballero, tous ces grands hommes, avaient évité soigneusement la prison. Parti le grand docteur Marañon…, père de la République. Enfuis tous ces hauts intellectuels, gloire de ce régime des Lumières, […] que la République avait joyeusement nommés ambassadeurs, et qui n'avaient profité de leurs ambassades que pour rester au large plus aisément au jour de la débâcle…

Le spécialiste de l'analyse littéraire (dont je ne revendique pas le titre) doit se borner à enregistrer un dernier fait d'occurrence lexicale, faute de conclure par un jugement d'ordre personnel sur le livre de Charles d'Ydewalle. Qu'elles sont donc monotones, les qualifications du caractère juif : «arrogance», «platitude», «insolence», «impudeur», «vulgarité(24)». On préférera croire que le journaliste retranscrit ici l'écho d'une époque déjà révolue où, à Liège, certains priaient la Vierge du Pilier pour qu'elle délivre l'Espagne «souillée par le bolchevisme criminel, dépouillée par le marxisme juif et méprisée par la communisme barbare». Mieux vaut retenir de ces mémoires les passages où l'écrivain semble regarder en direction du Bernanos des Grands cimetières sous la lune, sans avoir eu la chance de connaître comme lui son chemin de Damas.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.