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PETITE SUITE AU 11 SEPTEMBRE 2001
Argument. Le poème évoque la catastrophe du 11 septembre 2001 à travers l'allusion à trois romans, Le cantique des plaines, Instruments des ténèbres, Dolce agonia, et à un poème prophétique de l'écrivain nord-américaine Nancy Huston.
Pour Nancy Huston
Je regarde le don
le don de l'existence
les roses qui déclinent
sans voix, sans peur et sans chagrin
l'exultation de leur instant.
Les gloires qui précèdent
la grâce d'être dispersées.
Je regarde le don
le don de la Terre du Nord
le Cantique des plaines
l'hiver large, le blanc
presque bleu, presque ciel.
Les sources, les courants
rapides sous la glace.
Nancy. Ses yeux étonnés d'être,
admirablement pâles.
Dans ses forêts d'immensité
les neiges la musique.
Instrument des ténèbres
l'Histoire
de chacune et chacun
se vit dans les cités
géantes
étendues sur le corps muselé de la Terre
pour l'usinage du désir
le vendre
l'engloutir
et produire sur nos écrans l'Imitation du Grand Modèle.
"Frères Humains qui après nous vivez."
L'Histoire légendaire,
pieds nus
dans les sabots
de pauvreté.
L'Histoire des remparts
des ponts-levis
et des palais de spoliation.
L'Histoire
(si tu l'écoutes
de tout son poids
pesant sur le grand nombre)
tu entendras
homme de guerre
femme vivante
s'élever le très long
gémissement séculaire
qui ébranle, qui fait vaciller
tours et cités des sciences,
cathédrales mathématiques
la Dame à la licorne
la pie sur le gibet
et les paysans disparus
qui dansaient autour d'elle.
Qu'espérons-nous
lorsque nous espérons encore?
Qu'espérer du pays qui fut
l'espoir
de l'Europe des pauvres. Première liberté blanche
esclavage noir
patrie où l'on a dit:
"Le bon Indien,
c'est l'Indien mort."
Dolce Agonia
Surgissante, surpuissante Amérique
avant le 11 septembre, déjà
nous avions vécu ta nuit longue
avec l'alcool des mots
et tes Californies d'images
Dieu en coulisse était présent Ton Dieu vivant, d'une existence
mal assurée comme la nôtre
mais qui savait la fin
des mangeurs, des vendeurs
et de Chloé
Victime
incomparable
De pétrole et d'argent
je regarde les tours
le don sauvage
du malheur.
Les évidentes, les performantes les innocentes tours châtrées
blasphémées
de l'orgueil aboli.
Ceux qui se croient
nos ennemis
et qui partagent
notre
folie d'images
notre peur de vivre. Ceux qui veulent
comme nous, dominer
et vivre en violence
ont élevé sur le désastre
la haute
plus haute
tour d'images
et avec elle ont abattu
le grand refuge
notre sanctuaire Amérique.
Aucune grande voix
de lumière et par don
ne s'est élevée des décombres.
Une femme, Nancy
Nancy Huston, avant le crime
avait prophétisé dans un poème:
"Que feront-ils sans nos prières?
Qui priera pour nos assassins?
Quand ils nous auront tués."
Écho à la voix qui dit: Pardonne
ils ne savent pas ce qu'ils font.
Parole qui n'est point usée
par "l'universel reportage" qui veut effacer l'Écriture.
Dolce Agonia
Qu'est-ce qu'une agonie douce?
Est-ce l'éveil?
Le chêne intérieur émondé
du pouvoir, du vouloir
d'avoir ou d'être?
À l'aube, à l'hôpital,
après le long travail de vivre
après la nuit sans lutte
j'ai vu passer sur l'autre rive
la femme aux yeux ouverts
sur sa fin souriante.
Alors survient la grande
infirmière de jour,
Madame Jupiter
l'Antillaise
qui l'a soignée deux ans.
Le corps est encore chaud
pieusement
elle embrasse son front
elle ferme ses yeux.
L'or bleu
s'éteint
La mort
pénètre dans la chambre.
Après le temps qui convient
le temps juste
Madame Jupiter dit:
Allez maintenant.
Laissez-nous travailler.
Laissez-nous travailler
Instruments des Ténèbres
Assez.
Assez d'images de la guerre
Assez d'églises de la peur
Intrépides
dans le champ du malheur
les grands apprentissages
l'écriture Antigone
plantent toujours
leur objection.
Copyright © Henry Bauchau, 2003
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